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Projetés sur des écrans transparents disséminés dans la nef d’une église, des corps nus, vieillissants, disent l’usure, la difficile persistance du désir. Surdimensionnés ou atrophiés, oscillant entre apparition et disparition, ces corps constituent un lieu d’énonciation fluctuant où s’entremêlent l’iconographie du peintre Francis Bacon et les mots abrasifs d’Heiner Müller. Dans Résonances[1], récente création immersive de la metteure en scène québécoise Carole Nadeau, ce corps projeté cohabite avec le corps de chair puisque, dans la pénombre, des acteurs et des spectateurs sillonnent l’espace, tracent le déroulé de la représentation. Une semblable communauté provisoire d’acteurs et de spectateurs mobiles est établie dans Himmelweg (Chemin du ciel)[2], un parcours théâtral élaboré par Geneviève L. Blais. Dans ces deux productions, qui relèvent du théâtre ambulatoire, le spectateur est également le destinataire d’une parole inassignable, à la spatialisation multiple, amalgame changeant et protéiforme de fragments textuels diffusés par des hautparleurs ou de monologues et dialogues énoncés par les acteurs en présence. Noué au bougé de son propre corps et aux mouvances du corps et de la voix de l’Autre dans un espace partagé, le spectateur fait une expérience de la représentation qui est fondée, comme dans tout théâtre immersif, sur une implication sensorielle exacerbée[3]. Or cette implication rencontre quelques limites et n’est pas exempte de paradoxes. À travers des exemples tirés de Résonances et de Himmelweg (Chemin du ciel), et par le biais d’une réflexion portant sur le rapport à l’espace, à l’environnement sonore et aux acteurs (projetés et présents), le présent article s’attachera à questionner la relation ambiguë à la représentation développée par le spectateur plongé dans un dispositif scénique où il perçoit sa propre activité, et où persiste, aiguë, sa conscience de soi. Je m’intéresserai en particulier aux moments « blancs » ou interstitiels qui émaillent son parcours ambulatoire. Des moments de pure présence à soi qui, lorsque par intermittence disparaissent les images ou s’éteignent les voix, abolissent le rapport à l’Autre et viennent suspendre l’attention à la représentation.

À l’image des spectacles abordés ici, cette réflexion se déploie comme une promenade, un parcours souple permettant une saisie, nécessairement partielle, de quelques déterminants de l’expérience spectatorielle dans deux créations particulières. Il ne s’agit donc pas ici de dégager des principes généraux mais bien de relever, dans le discours esthétique de ces oeuvres et dans le type de réception qu’elles engagent, quelques marques et récurrences significatives, susceptibles de trouver ailleurs, dans d’autres formes appartenant à la constellation[4] du théâtre immersif, quelque écho. Ces observations rendent compte d’expériences singulières et sont donc imprégnées de subjectivité. Prenant le contrepied de ce qu’affirme Florence March dans un entretien avec Georges Banu préfaçant son ouvrage Relations théâtrales[5], je fais de cette part accordée à la subjectivité non une entrave à l’élaboration d’un discours analytique mais la prémisse, la condition même de son surgissement. Ce faisant, ma réflexion s’inscrit du côté d’une tendance grandissante en recherche artistique — notamment dans les milieux de la recherche en danse et en arts visuels —, soit celle de la prise en compte des impressions et des réactions corporelles du chercheur comme un type de données ethnographiques. Sa corporéité, ses sensations kinesthésiques et ses émotions se posent comme des sources d’information partielles qui, combinées à d’autres types de données, participent de la construction de sa réflexion[6]. Affranchie de tout postulat objectivant, irriguée par des sources hétérogènes, celle-ci s’écrit par le truchement d’une conscience corporelle réflexive[7] et se donne à lire dans l’entrelacs de l’intellect, du sensoriel et du sensible. Aussi, cette posture de recherche m’a-t-elle semblé des plus appropriées pour aborder certaines expériences inhérentes à l’engagement du spectateur dans une forme de théâtre immersif — le théâtre ambulatoire — qui met de l’avant chacune de ces dimensions[8].

Le théâtre ambulatoire : le spectateur en marche

Depuis quelques années, au Québec comme en Europe, de nombreux artistes s’attachent à mettre en scène des parcours théâtraux où le spectateur se déplace dans l’espace, de façon plus ou moins structurée. Alors que quelques-uns privilégient une certaine restriction de la mobilité physique et proposent une avancée au rythme précis dans un espace strictement quadrillé — un théâtre « en stations » qui rappelle le stationendrama des expressionnistes allemands[9] —, d’autres préfèrent laisser le spectateur déambuler sans contraintes[10] dans un lieu mouvant et atopique, c’est-à-dire caractérisé par une absence de centre et des frontières indéterminées et où « aucune géométrie claire ne définit l’espace des acteurs et des spectateurs[11] ». Dans l’une et l’autre de ces formes ambulatoires, la place accordée au texte est très variable. Alors que certains parcours demeurent fondés sur la tradition dramatique et font du texte le principal moteur de l’action, d’autres rompent avec cette tradition et privilégient une esthétique postdramatique. Ces dernières formes, qui s’érigent au carrefour de disciplines artistiques aux frontières poreuses — théâtre, danse, performance, installation, vidéo — s’entrecroisant et se contaminant pour donner vie à des objets scéniques composites, ne rejettent pas nécessairement le texte mais refusent, désormais, de lui être subordonnées. À l’instar des autres formes qui composent le paysage actuel du théâtre postdramatique, ces parcours ambulatoires privilégient une non-hiérarchisation des composantes de la représentation — texte, jeu, son, image, scénographie[12].

Par ailleurs, bien qu’elles présentent des discours et des esthétiques qui diffèrent grandement, toutes les formes théâtrales ambulatoires partagent une même préoccupation pour le spectateur. Son immersion corporelle est au coeur du dispositif mis en place. Aussi, cet engagement physique du spectateur dans un espace qu’il sillonne de ses pas et partage avec des acteurs (présents ou virtuels), induit-il des modalités particulières de réception. À l’instar de nombre de productions théâtrales actuelles qui mettent de l’avant une « poétique de l’instabilité » et une « dramaturgie du doute[13] », le théâtre ambulatoire se fonde sur des « stratégies d’indirection, d’éclatement et de dissémination[14] » qui, chacune à sa façon, agissent sur la perception et l’expérience sensible de la représentation. De cette expérience, qui fait du spectateur-marcheur un co-constructeur des réseaux de signification animant l’oeuvre scénique, naissent quelques possibles interprétatifs qui, au-delà parfois d’une certaine opacité sémantique, éclairent partiellement (et subjectivement) la représentation. Résonances, tout autant que Himmelweg (Chemin du ciel) invitent à une telle immersion réflexive.

Un espace inassignable

« Où suis-je, en réalité[15] ? » Dans Himmelweg (Chemin du ciel), cette question taraude le délégué de la Croix-Rouge venu observer les conditions de détention des prisonniers juifs du camp de concentration de Theresiendstadt. Dès le monologue inaugural de cette pièce de l’auteur espagnol Juan Mayorga, est soulevée la question de l’espace et de sa réalité. Inspiré d’un fait historique, le texte met au jour une immonde supercherie : le travestissement du camp en petit village sympathique et animé dans le seul but de berner le visiteur afin qu’il signe un rapport favorable et que s’éteignent, ce faisant, les rumeurs d’extermination de masse commençant alors à circuler en Europe. Revenant en mémoire dans ce lieu de mascarade où, plusieurs années auparavant, le commandant du camp l’a invité à « faire une promenade » (HCC, p. 40), le délégué entame un « voyage mental[16] », retournant en pensée sur ses pas, posant ses pieds sur ce « chemin du ciel[17] » que n’avaient pas encore recouvert le bois, les herbes hautes, le silence des trains. « Où suis-je, en réalité ? », c’est aussi la question que peut se poser le spectateur invité à prendre part au parcours théâtral élaboré par Geneviève L. Blais à partir du texte de Mayorga. Peu désireuse de représenter un faux camp de concentration, lui-même métamorphosé en village illusoire, la metteure en scène a plutôt choisi d’investir un lieu entretenant avec la pièce et son espace dramatique un réseau de correspondances à la fois historiques et poétiques. Le procédé d’immersion qu’elle privilégie s’inscrit dans ce que Lehmann, empruntant le terme aux arts plastiques, désigne comme le Site Specific Theatre, une forme où « [l]e théâtre se cherche une architecture ou une localisation […] moins — comme pourrait le laisser supposer le terme “Site Specific” — parce que le site correspondrait particulièrement bien à un texte défini, mais parce que le théâtre est censé lui donner une parole » (TP, p. 246). L’auteur précise que dans ce type de théâtre, « le “site” est lui-même placé sous une lumière nouvelle » (TP, p. 246) : l’espace, non transformé mais rendu visible, se fait partenaire du texte et du jeu, avec lesquels il tisse différents systèmes d’écho et de significations. Il devient également partenaire des spectateurs puisque « [c]e qui est mis en scène dans le Site Specific Theatre, c’est aussi une communauté entre acteurs et spectateurs : les deux groupes sont dans une même situation, comme hôtes du même lieu » (TP, p. 246-47 ; l’auteur souligne). Ils sont « également étrangers » au monde qu’ils sillonnent de leurs pas et investissent de leur présence.

C’est au Ciné-Théâtre Le Château, construit à Montréal peu avant la Seconde Guerre mondiale et jamais rénové depuis — un espace suspendu dans le temps —, que prend place le parcours ambulatoire de Himmelweg (Chemin du ciel). Plusieurs petits groupes de spectateurs, identifiés par des autocollants de couleurs différentes apposés sur leur corps (sinistre évocation de l’étoile jaune signalant l’identité juive), se font, pour un soir, les « hôtes » de ce lieu puissamment évocateur. Du début à la fin de leur trajet, ils suivent un guide qui, de station en station, les entraîne dans les moindres recoins du Ciné-Théâtre où se jouent – et rejouent – les différentes scènes de la pièce. Le parcours s’amorce alors que les spectateurs, après avoir franchi une porte de service et gravi un escalier sombre et vertigineux, prennent place dans les fauteuils de l’immense salle de cinéma. Sous les lumières tamisées, celle-ci se révèle peu à peu : son architecture tarabiscotée, ses dorures écaillées, le papier peint qui, par endroits, se détache en lambeaux, disent le lustre passé de cet endroit figé, désormais livré à l’abandon. Disséminées dans la salle, de grandes affiches de films des années 1930 et 1940 participent de l’évocation d’une époque — celle de la Seconde Guerre mondiale — qui se superpose ou s’amalgame au présent. C’est dans cet espace liminal longtemps inhabité et silencieux (seule une musique militaire lointaine et grésillante se fait entendre), qu’apparaît un premier personnage — le délégué — venu livrer le monologue initial. Puis, de station en station, chaque micro-espace du Ciné-Théâtre se fait l’écrin où se jouent à répétition les scènes de cette lugubre « promenade » : le foyer, où des enfants font semblant de jouer à la toupie ; les couloirs, où de faux amoureux se querellent ; les toilettes, glauques, suffocantes, où une fillette baigne son ourson à la « rivière » ; une salle de réunion, enfin, convertie en loge de théâtre, où soliloque le commandant. Ce lieu confiné, où reposent les accessoires et costumes de la représentation, rappelle l’artificialité de ce qui est montré au visiteur du camp, soulignant sa théâtralité comme celle du parcours ambulatoire auquel nous participons. Dans cet espace incertain, multiple, se déploie aussi un brouillage temporel, alors que le discours du commandant n’a de cesse de changer de destinataire (lui-même, le délégué, les spectateurs) et de faire s’entremêler le passé, le présent et le fantasme cauchemardesque : « Comment avez-vous su quelle route prendre. Vous avez suivi l’ombre de la fumée ? La fumée fait de l’ombre, le saviez-vous ? Tout le monde ne le sait pas. Ou alors, c’est que vous étiez déjà venus ? Voilà pourquoi vous connaissiez le chemin, parce que vous étiez déjà venus. Comment ne vous ai-je pas tout de suite reconnus ? » (HCC, p. 42) Dans cette loge, comme dans tout le Ciné-Théâtre, le lieu est tout à la fois lui-même et autre chose, un composé d’espaces réels et métaphoriques qui, entre les moments interstitiels, transitoires, où nos pas nous entraînent d’une station à une autre, n’ont de cesse de se faire écho.

Un semblable procédé de détournement d’un espace appartenant au réel en espace fictionnel est aussi privilégié par Carole Nadeau dans sa plus récente création, Résonances, qui couple l’univers pictural inquiétant de Francis Bacon aux mots âpres du Quartett de Heiner Müller. La metteure en scène, qui affectionne les dispositifs scéniques plaçant le spectateur au coeur d’une expérience spectatorielle qui affole les sens et brouille les perceptions, a cette fois investi la structure imposante de l’église Sainte-Brigide à Montréal. Vidant l’espace de son mobilier et le parsemant d’écrans translucides où ondoient des corps projetés — à la fois corps-images et énonciateurs incertains d’une parole démultipliée —, et le plongeant dans une quasi-obscurité, elle fait de ce dernier un lieu inassignable et mouvant, que le spectateur peut arpenter librement. Contrairement au parcours structuré dans lequel il s’engage dans Himmelweg (Chemin du ciel), celui-ci peut ici cartographier à sa guise, suivant le bougé de son corps, cet espace qu’il partage avec les personnages projetés et avec les corps en présence. Ce type d’espace, s’il correspond bien au Site Specific Theatre décrit plus haut — des échos sont manifestes entre le lieu réel, l’église, et l’imaginaire qui s’y déploie[18], en particulier avec les évocations des troublantes figures papales de Francis Bacon —, correspond également à ce que Marcel Freydefont désigne comme un espace pénétré. Il s’agit là d’un

espace partagé par les acteurs et les spectateurs, au sein duquel le spectateur est libre de son évolution. Il est composé en fonction de ce partage dont il établit la partition et cherche à en repousser les limites. Il peut être à ciel ouvert ou en espace couvert. Il n’a pas vocation à représenter un autre monde mais à investir un espace-temps destiné à construire un jeu relationnel plus que fictionnel. Si une structure narrative n’est pas absente, c’est la disposition de l’espace qui structure la représentation. Il se traduit par le plateau-terrain qui constitue un champ d’expérience[19].

De fait, l’espace mouvant où se déploie Résonances se pose comme un véritable champ expérientiel où, à travers un parcours erratique marqué d’indirection, le corps du spectateur se trouve peu à peu agi, infiltré de sons, de mots, d’images, de sensations. Perceptions enchevêtrées qui s’additionnent à l’attention aiguë portée à la représentation tout autant qu’à lui-même, au rythme de ses pas, au trajet qu’il compose et recompose en un lieu aux frontières en apparence abolies. Participe également de l’indétermination de l’espace, l’effritement de la lisière invisible séparant habituellement le spectateur des acteurs. Ici, différents degrés de présence actorielle se suivent ou se superposent : personnages projetés, aux corps surdimensionnés ou amenuisés, apparaissant et disparaissant tels des lucioles dans le noir ; acteurs en présence qui engagent avec le spectateur divers niveaux de proximité — regards échangés, frôlements des corps, confinement dans une alcôve où s’échangeront des « confessions ». Lentement, par sédimentation, dirait-on, des couches de signification émergent et se superposent. Devenues chambres d’échos, la nef, le choeur, l’abside et les déambulatoires de l’église se font espaces mouvants où entrent en résonance les mots de Müller, les corps nus et défaits des acteurs, réels et virtuels, et les sensations physiques du spectateur, tout occupé à sa marche ou figé sur place, saisi par l’atmosphère cauchemardesque qui l’enveloppe ou immergé quelque part en lui-même, là où l’attention à la représentation est brièvement suspendue au profit d’une retraite vers un autre espace, intérieur celui-là.

Dans Résonances, à l’image de nombre de formes théâtrales immersives, la scène est partout et nulle part. L’espace est inassignable. Il est dépourvu de centre et ses bordures sont changeantes et indéterminées. Le spectateur qui l’habite provisoirement et s’y déplace y fait donc l’expérience, déroutante, d’une immersion dans un espace atopique. Dans son étude de l’espace immersif de La mastication des morts, oratorio in progress, du Groupe Merci, Elise Van Haesebroeck rappelle que, selon Barthes, l’atopie désigne « la doctrine de l’habitat en dérive », c’est-à-dire « un habitat qui n’est pas assigné à un lieu précis ». Elle spécifie : « À l’inverse de l’utopie qui cherche à fixer un sens, l’atopie est une liberté, un nomadisme, une manière de ne pas fixer une identité ou une signification afin de ne pas les figer[20]. » Assurément, un tel espace, acentré, indéterminable, est mis en place dans Résonances. Celui-ci, d’ailleurs, matérialise la dimension équivoque, antinomique, de l’espace prescrit par Müller dans l’indication scénique liminale de Quartett : « Un salon d’avant la Révolution française. Un bunker d’après la troisième guerre mondiale[21]. » Dans l’espace textuel, un « déjà-là » de l’atopie.

Spatialisation sonore et paroles en éclats

Indissociable de cet espace inassignable, auquel il se fond, un complexe paysage sonore (« soundscape ») participe aussi du dispositif scénique mis en place. Dans Résonances, comme dans nombre de créations postdramatiques, une véritable dramaturgie sonore[22] coexiste avec les autres systèmes de la représentation, entretenant avec ceux-ci un rapport en apparence non hiérarchisé et traversé de réverbérations ou de frictions. Cet environnement sonore enveloppant, aux couches multiples et changeantes, affecte les activités perceptives du spectateur. Nouées à l’expérience sensible, celles-ci sont inséparables du mouvant processus de construction du sens — ou de sens — dans lequel il s’engage. La plongée dans un tel environnement sonore constitue un « motif récurrent » du théâtre immersif et matérialise, au moins en partie, l’une de ses visées : « entraîner le spectateur au coeur de l’action, et lui proposer […] une expérience multisensorielle qui le dépayse, le déboussole, pour l’atteindre au plus profond de lui-même » (CTI).

Dans Résonances, cette dimension pénétrante du paysage sonore est exacerbée. Dès le début de la représentation, alors que s’ouvrent les portes de l’église et que le spectateur entre dans un lieu à l’obscurité opaque, dense, il est enrobé de sonorités diverses qui, bientôt, s’additionnent et s’entremêlent. Traversant son corps, les ondes d’une musique électronique aux basses puissantes, pulsantes, le prennent d’assaut. Sa chair vibre, le rythme de ses pas cherche à s’accorder, volontairement ou non, à la cadence enveloppante, ses battements de coeur se font indiscernables des pulsations graves et entêtantes qui s’échappent des enceintes sonores disséminées ça et là dans l’espace. Rapidement, à cette première couche sonore, se greffe une seconde couche, celle-là tissée de mots. Alors que, sur des écrans transparents disposés dans le narthex et la nef de l’église, apparaissent des corps projetés et démultipliés d’hommes et de femmes aux chairs fragiles, brisées et tremblantes, commencent à se faire entendre les mots de Quartett. Fragmenté, le texte de Müller se donne par bribes, de petits éclats de monologues et de dialogues qui circuleront en boucle jusqu’à la fin de la représentation. Ici, rencontrant l’une des marques du théâtre postdramatique, « [l]e texte est traité comme un matériau scénique non prescriptif. Il perd sa fonction de véhicule du drame pour être exploité dans la “physicalité” de son énonciation[23] ». S’entremêlent alors dans l’espace sonore des répliques-refrains — « Vous n’avez pas oublié comment on s’y prend avec cette machine » ; « Ne retirez pas votre main » ; « Ah l’esclavage des corps. Le tourment de vivre et de ne pas être Dieu » —, ainsi que des cris, soupirs, chuchotements et mots inaudibles car recouverts, provisoirement, par d’autres nappes sonores. Une autre forme de spatialisation du son et de la parole se manifeste ensuite, alors que des acteurs en présence s’ajoutent aux personnages projetés. D’abord silencieux, des hommes et des femmes à demi dévêtus traversent l’église, sillonnent chaque coin de leurs pas furtifs avant de se fondre, momentanément, dans l’une des alcôves. Faisant contraste avec ces présences aux mouvements erratiques, une figure ecclésiastique, semblant tirée tout droit d’un tableau de Francis Bacon[24], trace avec ses pas des diagonales précises dans l’espace, ses pieds martelant le sol avec un son amplifié. Bientôt, tous se mettent à parler. Obéissant à une stratégie de simultanéité énonciative, ils murmurent au micro des confidences monologuées, lesquelles, témoignant de la brisure des corps ou de la persistance du désir malgré la décrépitude de la chair, font écho aux extraits de Quartett. Enfin, une dernière trame s’ajoute à l’environnement sonore alors que, plus avant dans la représentation, des fragments monologués préenregistrés émanent des haut-parleurs. Cette fois encore, la simultanéité est privilégiée et c’est au gré des déplacements du spectateur dans l’espace (mouvements, arrêts plus ou moins prolongés, reprise de la marche) et de ce qu’il capte que se forme, pour chacun, l’environnement sonore, multiple et ondoyant.

Ainsi, à travers cette spatialisation particulière du son, le texte se fond parfois à la musique, il devient texture, et son intelligibilité « s’efface par moments au profit d’une ambiance, privilégiant la couche sonore et sensible sur la signification » (CTI). Or, la signification — ou la possibilité d’accès à l’élaboration de celle-ci — n’est pas absente du spectacle. Comme l’ont démontré plusieurs chercheurs[25], la création du sens spectaculaire est toujours une dynamique et celle-ci dépend de la relation qui s’établit, durant la représentation, entre l’instance scénique et le spectateur. Le sensible ne fait donc pas obstacle à l’intellection mais participe pleinement de la construction des réseaux de signification qu’élabore le spectateur pendant la représentation. Par ailleurs, bien que Résonances soit imprégné par un riche environnement sonore et que son dispositif visuel soit percutant, et bien que le texte échappe parfois à l’intelligibilité, il ne me semble pas tout à fait juste, ici, de réduire celui-ci à un système parmi tous les autres systèmes du spectacle. Dans la représentation, il fait saillie. Émergeant par moments du paysage sonore qui les contiennent, les mots corrosifs de Müller tissent avec les corps — ceux des acteurs, présents et virtuels, mais aussi ceux des spectateurs — de multiples et foisonnants rhizomes de sens. Bien qu’il ne se présente pas comme le véhicule du drame, puisque de « drame » il n’y a ici nulle trace, le texte agit comme un puissant vecteur de signification. Désobéissant au code implicite de la parataxe[26], il se pose comme le fil rouge unissant toutes les composantes du spectacle. Aussi, lorsque parfois il se retire comme une vague, l’espace sonore paraît abruptement mutilé. Un flottement s’installe. Le pas du spectateur est suspendu, son regard se fait erratique. Les moments de silence qui ponctuent la représentation s’inscrivent dès lors comme une béance, une trouée dans le tissu fragile de la signification que chacun, livré à sa propre expérience sensible du spectacle, élabore.

Dans Himmelweg (Chemin du ciel), l’éclatement de la parole est aussi manifeste mais d’une tout autre façon. Les procédés de répétition-variation, déjà inscrits dans le texte de Mayorga, sont amplifiés et décuplés par la mise en scène. Entre deux déplacements, alors qu’il est provisoirement immobile et silencieux, le spectateur qui regarde la scène se jouant sous ses yeux peut difficilement faire abstraction des autres scènes présentées ailleurs dans le Ciné-Château et dont les sons — paroles, chants, martèlement des pas — lui parviennent, plus ou moins clairement. Privilégiant elle aussi un procédé de simultanéité, la metteure en scène Geneviève L. Blais fait coexister dans l’espace différentes nappes sonores qui se contaminent. Au fil du déroulement du spectacle, alors qu’il avance d’un micro-espace à l’autre, le spectateur intercepte aussi, furtivement, des images, des sons, des fragments de dialogue précédemment rencontrés, variations scéniques d’un imaginaire du pire qui, lentement, se met en place. À la manière de strates géologiques qui, se superposant, dessinent peu à peu un paysage, les fragments textuels entendus, réentendus ou captés fugacement — « tu les entends pas, toi ? Les trains ? » (HCC, p. 33), « Qui peut se vanter de dormir par les temps qui courent ? » (HCC, p. 40) —, s’assemblent, se sédimentent temporairement dans le processus d’élaboration du sens entamé par le spectateur. Or, cette fixation est impermanente puisque d’infimes variations marquent, pour peu qu’on y accorde de l’attention, chacune des scènes, ou bribes de scènes, répétées. Cette incision récurrente de la différence au coeur de la répétition du même — un prénom est changé, une réplique est altérée ou supprimée — participe de l’installation d’une sensation de brouillage, de mise en doute de la réalité. Une incertitude qui, en définitive, agit comme le principe organisateur du texte — « où suis-je, en réalité ? », « quelle est ma fonction ? » (HCC, p. 19), « tout me semble étrange » (HCC, p. 18) — et que la mise en scène avive.

L’incertitude touche également le statut du spectateur dans la représentation. Son rôle est ambigu. En effet, sans prendre la forme d’un spectacle participationniste, le parcours ambulatoire de Himmelweg (Chemin du ciel) sollicite divers degrés d’engagement du spectateur dans son déroulement. Déjà, au seuil de la représentation, marqué au corps par un autocollant coloré qui l’assigne à un groupe particulier, il est assimilé, du moins métaphoriquement, aux prisonniers du « camp » dans lequel il s’apprête à pénétrer. Puis, tout au long du parcours théâtral qu’il expérimentera, sa fonction n’aura de cesse de se modifier. Dans la première station du trajet, assis dans un fauteuil de la salle de cinéma, devant l’acteur livrant son monologue inaugural — une configuration qui pourrait laisser croire à une séparation traditionnelle entre la salle et l’aire de jeu —, le spectateur perd rapidement son statut de prisonnier pour se faire le confident du personnage en scène. Le jeu de l’acteur, tout en frontalité, ponctué de regards soutenus adressés aux uns et aux autres, accentue une dimension déjà présente dans le texte, traversé d’adresses directes : « J’ai pris avec moi un petit appareil. Probablement avez-vous vu ces photos » (HCC, p. 15) ; « Ne m’accordez pas plus de pouvoir que je n’en ai. Tout ce que je pouvais faire, c’était rédiger un rapport et le signer de mon nom. Pouvais-je écrire autre chose ? » (HCC, p. 23) Puis, dans les scènes suivantes du parcours, la fonction du spectateur ne cessera de fluctuer : parfois, agglutiné à son groupe, il sera intégré à l’aire de jeu, semblant, dans sa « promenade », endosser provisoirement l’identité du délégué de la Croix-Rouge. Devant lui, les acteurs multiplient les degrés d’interprétation, répétant inlassablement les scènes de la sordide mascarade mise en place dans la fiction, et rompant souvent la frontière invisible séparant les uns et les autres par l’échange de regards ou l’offrande d’objets : un dessin griffonné par un enfant, un ballon rouge. D’autres fois, en particulier lors des échanges dialogiques entre le commandant du camp et le « maire », Gottfried, le spectateur est rejeté symboliquement hors de l’aire de jeu. Même s’ils partagent un même espace, une séparation indiscernable est rétablie entre le spectateur et les acteurs, qui ne tiennent plus compte de ce dernier, ramené à sa fonction d’observateur silencieux. À d’autres moments, son statut devient trouble et il endosse, tout à la fois, dans un amalgame improbable, les identités de prisonnier, de visiteur du camp et de spectateur « réel », en particulier dans les scènes où l’énonciation oscille entre passé, présent et fantasme et où le destinataire de la parole devient incertain ou pluriel. Ces moments déroutants, disruptifs, ponctuent le parcours ambulatoire et contribuent à la mise en place d’un sentiment d’inquiétante étrangeté ou, pour reprendre l’expression de Catherine Bouko, d’« attirante étrangeté[27] », alors que des composantes irrationnelles viennent perturber la représentation du monde donnée et invitent le spectateur à s’abandonner aux flottements du sens.

Ainsi, dans Himmelweg (Chemin du ciel), aussi bien les poétiques d’énonciation que la spatialisation de la parole et du jeu participent d’une expérience immersive changeante, où les frontières — celles séparant les acteurs des spectateurs, celles distinguant les divers degrés de réel et de fiction — apparaissent poreuses et mouvantes.

Une attention clignotante

Le théâtre ambulatoire, comme toute forme artistique immersive, cherche à attiser chez le spectateur les sensations multisensorielles et, ce faisant, à faire de l’expérience de la représentation, celle d’une réalité « augmentée ». Reprenant les mots du scénographe français René Allio, Marcel Freydefont définit ainsi le paradigme du théâtre immersif : « Tout est fait pour que le spectateur partage le monde de la représentation, stéréophonie, projections d’images, translation, ascension […]. Rien ne doit laisser ses sens indifférents, il est plongé dans un sentiment de réalité bouleversant, mieux, il est agi totalement et si ce théâtre a atteint son but, le spectateur doit le quitter en titubant. » (CTI) Or, si la sollicitation sensorielle du spectateur est exacerbée dans le théâtre ambulatoire, et peut l’atteindre profondément, jusqu’à le déboussoler, cette sur-sollicitation avive aussi la présence à soi. Attentif au rythme de ses pas, à ses mouvements, à l’environnement sonore qui l’enveloppe et le traverse, aux images projetées qui, parfois, ondoient sur son corps, le spectateur immergé dans la représentation connaît aussi une autre forme d’immersion, en lui-même cette fois. Paradoxalement, la physicalité de l’expérience l’arrache, par moments, à la représentation, et l’entraîne vers des territoires intérieurs où se trament, en quelque zone à demi insondable, de nouveaux réseaux de signification. Sans doute cette double immersion dans la représentation, qui extirpe le spectateur hors de l’expérience immédiate tout en l’y engloutissant profondément, participe-t-elle du plaisir qu’il peut en retirer. En effet, cette expérience n’est pas sans rappeler celle décrite par Barthes lorsqu’il évoquait — à propos de l’expérience de la lecture et de la double plongée en soi-même et dans un texte — la perte de distance objective et la dissolution de soi dans la pure jouissance de l’oeuvre[28].

Par ailleurs, cette sur-sollicitation coexiste aussi, souvent, avec son contraire. En effet, comme on l’a vu plus haut, le parcours théâtral, de forme souple ou strictement structurée, est ponctué de moments « blancs », des passages à vide où, abruptement, l’environnement sonore, tantôt enveloppant, se retire, et où les acteurs disparaissent. Dans ces moments aussi, l’attention à la représentation se délite, se métamorphose en une autre forme d’attention, à soi et aux autres. Dans Himmelweg (Chemin du ciel), par exemple, ces moments correspondent aux déplacements dans l’espace, alors que les acteurs se sont retirés de l’aire de jeu et que ne parviennent au spectateur que quelques bribes, lointaines, des échanges qui se jouent plus loin dans le Ciné-Château. Ces moments de déplacement se posent comme des espaces interstitiels, de petites incisions dans le déroulement spectaculaire où rien, presque rien, ne se passe. L’attention se replie alors vers soi et vers les mouvements du corps, qui arpente un couloir étroit ou trébuche dans un escalier abrupt. De plus, alors que dans les formes théâtrales traditionnelles, le regard du spectateur, plongé dans le noir, rencontre rarement celui de son voisin, la perception de la présence des autres est ici exacerbée. Des corps se frôlent et des regards, furtifs ou soutenus, sont échangés, créant tout à la fois des moments complices de décrochage et, inversement, d’adhésion partagée à la représentation lorsque celle-ci se remet en marche.

Dans Résonances, les interactions avec les autres spectateurs sont plus rares, en raison de la noirceur opaque qui enveloppe l’espace. Des mouvements sont perçus, fugitivement, mais affectent peu le corps-à-corps du spectateur avec la représentation. L’expérience qu’il fait du spectacle est, de ce fait, plus intime, marquée par cette intermittence, évoquée plus haut, entre les « pleins » du parcours et les passages à vide où tous les systèmes scéniques, à l’exception de l’environnement sonore qui continue faiblement de pulser, tombent en jachère. Ces fluctuations agissent évidemment sur l’attention accordée au spectacle. Ici, comme dans toute forme de théâtre ambulatoire, sa dimension mouvante est amplifiée. La concentration du spectateur oscille entre une attention soutenue et ce que Catherine Bouko, empruntant l’expression à Richard Schechner, nomme « inattention sélective[29] ». Cette forme d’attention, qu’appelle souvent la création postdramatique, est marquée par une concentration plus relâchée du spectateur. Submergé par une surabondance de signes, celui-ci laisserait flotter son attention, se laissant porter par le rythme du spectacle et captant, par une sorte de « balayage inconscient », les éléments de la représentation qu’il réorganisera en réseaux signifiants. Cette inattention sélective est assurément à l’oeuvre dans les moments de grande sollicitation sensorielle du parcours ambulatoire mais elle est sans doute aussi agissante lorsque la « surabondance de signes » le cède à l’amenuisement, au retrait, aux passages à vide qui induisent un repli vers soi.

Ainsi, marquée par l’alternance — entre des moments hautement immersifs et des passages « blancs » ; entre une attention soutenue et une « inattention sélective » —, l’expérience du théâtre ambulatoire est tissée de contradictions. Faisant de l’ambivalence et de la cohabitation des contraires un principe organisateur, le parcours théâtral, qu’il soit libre ou encadré, met en place une poétique de l’instabilité. L’expérience immersive qui en découle, à l’image du nomadisme du spectateur-marcheur, est fluctuante. Elle se déploie dans l’incessant « clignotement d’une présence[30] » — à soi, aux autres, et à la représentation.