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À l’instar d’autres contributions de ce dossier, cet article revient sur des dispositifs théâtraux ou écosomatiques qui appellent les spectateurs à co-sentir : à sentir dans un environnement mais aussi « avec » lui. La mise en lien avec des végétaux fait écho à notre biophilie et est susceptible de créer une affectation réciproque. Si celle-ci est fondamentale pour le dépassement des attitudes physiocidaires, l’établissement d’un tel lien ne saurait néanmoins préjuger d’un engagement plus vaste vis-à-vis de l’urgence bioclimatique. L’agrément induit par de nouvelles perceptions n’amène pas forcément à se poser la question d’une suite à y donner, il pourrait même faire percevoir la nature en premier lieu comme source de bien-être – ce qu’elle est incontestablement, si ce n’est que cela peut encore laisser penser qu’elle est au service de l’humain. Aussi j’aimerais interroger la capacité de certains dispositifs théâtraux à nourrir la conscience que nous « faisons équipe » avec les plantes dans le déploiement ou la sauvegarde de la vie sur Terre. L’expression peut surprendre, tant elle est empruntée au champ du sport et de la performance. Pourquoi ne pas en rester par exemple à l’évocation de « faire-avec » le non-humain[1], ou d’interdépendances viscérales ? D’une part, la conscience d’interdépendances ne va pas forcément de pair avec celle d’actions à mener, ni même avec celle d’une dépendance cruciale des humains vis-à-vis des plantes ; d’autre part, le « faire équipe » traduit une inflexion majeure de la conscience qui n’en reste pas au constat et s’attelle à la tâche. Enfin, tout en dénotant l’action, l’expression reste aussi attachée au registre du jeu. Or, les activités auxquelles les spectateurs sont invités dans le cadre de performances gardent un accent léger, presque ludique. On ne les enjoint pas à « coopérer », « collaborer », comme on le ferait dans le cadre du travail ou d’actions socio-politisées. Ces interrogations sur un potentiel « faire équipe » ne trouveront peut-être pas de réponses assurées. Mais je fais l’hypothèse que certaines théâtralités permettent de développer une aptitude à repérer des alliances avec le vivant – répondant ainsi à un souci essentiel selon Lena Balaud et Antoine Chopot : notre inaptitude à repérer ces alliances[2].

Cette hypothèse est née d’expériences et de réflexions promues par des dispositifs assez divers. Le pays que nous sommes ainsi que L’attraction des arbres convient le public à effectuer des parcours sensibles audioguidés. Les voix appellent les spectateurs aussi bien à agir, à réagir qu’à réfléchir aux relations qui les lient aux végétaux. Plantoon. Une guérilla des plantes thématise directement la possibilité d’alliances humaines – non humaines, sans mettre néanmoins les spectateurs sur la voie de réalisations concrètes. Enfin, Organismsdemocracy combine théâtre et action dans un but ouvertement pragmatique. Il semble que ces diverses formes puissent éveiller le désir d’oeuvrer avec les plantes. Elles peuvent en premier lieu contribuer à un rapport émotionnel et sensible avec le règne végétal. Les vecteurs de proximité diffèrent toutefois d’une forme à l’autre, et ne sauraient, comme le montrent les autres contributions de ce dossier, être réduits à l’appréhension corporelle. Discursives, réflexives, les performances attisent par ailleurs des questionnements approfondis sur la position de chaque spectateur engagé dans la rencontre. Ces questions dépassent le cadre d’une rencontre interindividuelle et s’étendent au contexte, et à des dynamiques civilisationnelles. Il convient d’étudier comment les réflexions ainsi attisées aiguisent la conscience des interdépendances et celle de la responsabilité spectatorielle. Si les spectateurs sont nourris de liens sensibles et d’idées inspirantes, il importe enfin d’analyser dans quelle mesure ils sont invités plus directement à une coopération avec les plantes, par-delà le champ de l’art, ou avec lui.

Du sentiment de proximité

Toutes ces performances emmènent les spectateurs à l’extérieur. La tension entre le registre théâtral de l’expérience et l’immersion dans un cadre extra-artistique aiguise l’attention envers un environnement qui, autrement, n’est pas toujours perçu avec intensité. Mais on ne saurait miser sur la seule force de décadrement de l’in situ pour renouveler l’attention. Chaque forme imagine des mises en relation singulières avec des éléments non moins singuliers, si bien qu’elle scénarise de véritables rencontres entre sujets. Il importe de retracer le cheminement de ces rencontres et d’examiner les conditions des rapprochements entre humains et plantes.

Dans Le pays des tissages (Woven Land[3]), les spectateurs se rendent en un vaste espace arboré, urbain ou non. Après un temps de retour sur eux-mêmes, sur leur situation ou respiration, la voix de Vanessa Grasse les invite à se mouvoir, à sentir le mycélium sous leurs pieds, ou à écouter des considérations sur les arbres du lieu. Chacun part à la recherche d’une branche, s’en saisit, effectue divers mouvements. Au bout d’une demi-heure, à mi-parcours, les participants sont conviés à se rapprocher. Tous et toutes se saluent d’abord de leurs branches, forment ensuite une longue et vacillante ligne, collaborent en petits groupes ou érigent une frêle et grande sculpture collective avec les branches. L’attention des participants est à la fois ouverte et dirigée, la guidance corporelle alterne avec des réflexions pratiques ou poétiques.

Grasse confirme dans un entretien ce que laisse percevoir la vidéo : le soin pris par les participants à se mouvoir, à manipuler les branches, à ne pas se heurter, mais à se toucher, enfin à concevoir une oeuvre collective. Certains sont davantage portés vers l’agir collectif, continuent à parler avec des membres du groupe bien après la fin, d’autres semblent plus introvertis, ou concentrés sur une expérience personnelle. Mais tous tissent des liens avec branches, parc et arbres, ainsi qu’avec les autres, et tous sont amenés à méditer sur ces tissages pluridimensionnels annoncés par le titre. Le rapport à l’environnement s’inscrit dans une écologie relationnelle qui déborde largement le cercle de la « nature » et rejoint les trois écologies guattariennes[4]. La dimension culturelle du rapport, ou non rapport, à la nature devient ainsi consciente. Si le lien avec les plantes relève d’abord du toucher, il relève aussi de « l’être touché » : par elles, par les mots qui les évoquent, par les autres, par l’oeuvre commune enfin. On peut même dire que la performance promeut une communauté du sentir, essentielle selon le philosophe Bernard Stiegler, pour qui elle prélude à une communauté politique[5]. Pareille potentialité est bien dans l’esprit de la performance qui constitue également une communauté du faire, d’autant qu’au-delà de la « sculpture » commune, les gestes et réflexions contribuent à ce que chacun fasse de ce cadre extérieur « son » environnement. Les liens sont également très individuels, puisque le parcours sollicite la mémoire des participants (enfance, autres lieux), leur imagination poétique, leur attention qui se rapproche facilement du soin[6]. Si le choix d’un contexte arboré et de textes poétiques pourrait sembler promouvoir une certaine sanctuarisation ou romantisation du rapport à la nature, les timbres de voix et, surtout, les indications très pragmatiques et relativement nombreuses ne vont pas dans ce sens.

Dans le parcours de Moritz Frischkorn L’attraction des arbres (Die Anziehungskraft der Bäume[7]), les spectateurs choisissent chacun leur point de départ et leur chemin. Loin de préjuger d’une relation particulière avec les arbres, le parcours part plutôt de l’indifférence vis-à-vis de la nature urbaine ordinaire[8]. Cette liberté de mouvement ajoutée à l’inscription quelconque dans la ville va encore davantage à l’encontre de toute romantisation de la nature.

Chacun se met à la recherche d’un arbre, et l’enregistrement laisse le temps à ceux et celles qui ne sauraient où se diriger de trouver des arbres – le temps requis témoigne d’ailleurs que ceux-ci auront peu été pris en compte quand on vaque à ses activités urbaines. Le point de départ est d’une certaine manière celui de l’arbre comme mobilier urbain. Le rapprochement se fait littéralement pas à pas, en passant d’un arbre à l’autre, et en changeant progressivement l’imaginaire rattaché à chacun : chaque arbre est montré comme disposant d’un champ gravitationnel, dans lequel on entre et on sort, semblable à une kinésphère à la puissance trois ou quatre. Des extraits du livre de Poschmann, lus par l’autrice, relient les impressions à notre culture, ou non culture, d’arbres ; aux usages, aux dénominations de rues d’après des espèces arboricoles ; aux nouveaux arbres plus résilients qui sont désormais plantés en ville selon une rationalité emblématique de l’anthropos en quête de maîtrise du réchauffement ; aux poèmes de Rainer Maria Rilke.

On peut décomposer le parcours en étapes, chaque étape comprenant une phase de réflexion pratique puis culturelle. Pendant qu’on écoute des histoires civilisationnelles avec des arbres, on rencontre des individus arborescents, et l’on est invité à faire des exercices : sentir l’écorce et ce qu’en traduisent les fissures ou les épanchements de sève ; contempler les feuilles, les décrire et observer le manque de mots pour le faire. Au bout de quelque temps, le narrateur invite à se demander si on connaît le nom de l’arbre et sinon il invite à en inventer, à inventer un nom différent pour chaque arbre. Plus loin encore, il invite à inspirer la respiration qui se dégage de tel individu ou tel autre, à sentir l’atmosphère qui l’entoure, à passer d’une atmosphère à l’autre – on croit même sentir la respiration par des effets sonores. Le jeu esthétique sur les atmosphères est travaillé, si bien que la relation devient atmosphérique au sens où l’entend Emanuele Coccia, à la fois englobante et englobée[9]. Ces grands habitants de l’environnement se dégagent ici dans l’horizon et la puissance de leur vie propre, alors qu’ils sont souvent écrasés par le poids des matières urbaines, béton, bâtiment, voitures. Ils apparaissent d’autant plus puissants que leur isolement est lié à une autonomie : sont évoquées notamment les vies racinaires emmêlées aux câbles et tuyaux qui traversent les sols. Les spectateurs ne peuvent que deviner ces mouvements, mais leur attention est accrochée au sol, aux feuilles, à tout indice qui vient en écho du récit. Suggestive, atmosphérique ou tactile, la relation plurielle joue dans le sens d’une déhiérarchisation radicale du sujet humain par rapport au sujet arbre. À noter que le parcours rompt avec toute forme d’instrumentalisation (qu’il y a encore chez Grasse) : comme c’est aux spectateurs de choisir avec quels arbres et quels lieux ils se mettent en rapport, comme c’est à eux de tisser des liens entre le vu et l’entendu, les gestes de transmission et de guidage sont beaucoup plus ténus. La déambulation favorise une prise de connaissance plus qu’une prise de conscience, elle est marquée par le respect et la préoccupation pour ces grands êtres.

De plus en plus, chacun se trouve sur un pied d’égalité avec l’arbre, ou celui-ci l’est avec le spectateur. Ce qui fait lien dépasse donc le toucher physique, l’atmosphère partagée et les résonances aux textes et aux cultures. Une place active est faite aux souvenirs d’enfance, aux interprétations propres, au choix du chemin et des rencontres, qui n’en deviennent que plus singulières. Chaque arbre étant appréhendé comme individu, les rencontres sont véritablement intersubjectives. Si communautés il y a, ce sont celles des humains et arbres, dans leur séparation et leur insuffisance radicale – tant celles-ci et celles-là sont disséminées dans la ville, sans agentivité commune. Les rencontres interindividuelles se font à l’arrière-fond d’une absence, d’un manque de relations généralisé.

Mais dans les deux parcours, les rapprochements s’opèrent grâce au dépliement de la subjectivité : à travers de nouveaux imaginaires, de modes de pensée arrimés aux corps naturels, aux gestes et aux nouveaux savoirs incarnés. Qui dit pensée subjective dit par ailleurs réponse. La performativité de la déambulation et des gestes est accompagnée d’une responsivité[10] plurielle, aux valences multiples : réponses par les gestes, par les mots trouvés ou imaginés, les résonances et associations, ancrées dans la mémoire, avec ses tissages cognitifs-émotionnels-corporels, et pourtant vectrices d’une nouveauté profonde, non anticipable. Et comme le dit Bernhard Waldenfels[11], ce qui vient de nous et n’est pas anticipé dans un dialogue reste particulièrement marquant. La rencontre n’advient pas seulement comme « don » esthétique d’un spectacle : chacun va chercher des informations, tandis que l’arbre ou les branches semblent venir à sa rencontre et se présenter. Ce mouvement vers les branches ou arbres inclut une réponse (des autres ou de soi) ; un frayage vers une autre attitude, beaucoup plus proche d’un rapport de sujet à sujet ; il est aussi bien esthétique que pragmatique, philosophique qu’existentiel. Enfin, le fait de partir de l’indifférence ou de l’extériorité des êtres végétaux, en particulier dans L’attraction des arbres, rend le frayage d’autant plus conscient. Dans tous les cas, les lieux, ou non lieux[12], ne sont plus simplement traversés, mais deviennent des espaces chorégraphiques et des espaces de rencontre avec les végétaux.

Du sentiment de familiarité

Tel est également le cas dans les exemples suivants. Une différence de taille est à noter toutefois : la participation est beaucoup plus guidée, voire orchestrée dans Plantoon[13]. Or si l’on suit les études sur l’attention, l’attention dirigée serait moins propice à des impressions profondes ; les expériences spectatorielles seraient a priori plus libres et plus marquantes dans les deux cas précédents[14]. Les mises en relation avec les végétaux passent en outre moins par des vecteurs sensibles. En revanche, ces performances s’appuient davantage sur l’imagination et la réflexion. En effet, c’est par le biais de la fictionnalisation et du jeu théâtral que les plantes sont investies du statut de sujets. C’est pourquoi le sentiment qui peut naître est moins celui d’une proximité sensible, individuelle et poétique, que d’une familiarité avec d’autres êtres vivants appréhendés de manière semblable à des humains. On peut d’autant plus parler d’une familiarité que celle-ci se tisse sous le signe permanent d’une suspension de l’incrédulité et d’un théâtre qui nous est bien familier. Cette suspension va de pair avec la conscience d’une nette distinction des modes d’existence humains et non-humains. Les artistes ne feignent pas, ou n’essaient pas, de faire dépasser une césure ontologique entre spectateurs et plantes.

Dans Plantoon[15], les vingt participants sont chargés de porter chacun dans la main une plante qui sera leur guide. Ils sont reliés à elle grâce à un câble, qui prétend retranscrire les signaux de communication qu’elle émet et littéralement traduire ce qu’elle dit. Cette fiction de sonification élaborée[16] va de pair avec une série d’autres fictionnalisations : la guide est censée former chacun à une guérilla végétale au cours d’entraînements dispensés durant les prochaines stations ; les participants sont supposés suivre une formation volontaire et obéir aux ordres ; l’entraînement commun les rendra aptes à mener un combat pour les plantes et avec elles. La voix de la guide est masculine, martiale et très injonctive. Mais, au cours des différentes stations, les participants font la connaissance d’une série de plantes urbaines, des brins d’herbe aux buissons accrochés aux murailles, qui parlent toutes suivant un principe de choralité vocale, sans aucun accent militaire. Quand les participants traversent la pelouse, ils entendent par exemple une série de brins d’herbe écrasés se plaindre de devoir supporter leur poids. Les buissons sont fiers de témoigner de leurs facultés de résilience, tandis qu’un bosquet de bouleaux aux voix frêles se découvre champion de l’évolution, et propose aux participants de boire du jus de bouleau extrêmement fortifiant.

Si les rencontres, placées sous le signe du jeu théâtral et de l’opposition scène-spectateurs, génèrent moins d’expériences individuelles, le parcours mise néanmoins sur une forme d’empathie, qui se nourrit des émotions évoquées par les végétaux (ou de leur douleur dans le cas des graminées), et qui s’appuie par ailleurs sur des narrations de vie : les buissons relatent leurs stratégies pour survivre sur la muraille, tandis que la guide souligne l’aptitude des bouleaux à se disséminer sur une place bétonnée et polluée. Comme le souligne Fritz Breithaupt, l’empathie se développe essentiellement sur la base d’une culture commune, de récits que les auditeurs peuvent comprendre et rapprocher de leurs expériences : c’est parce qu’on peut se projeter dans une histoire et des situations vécues, dont on retrace les causes, qu’on se projette plus facilement dans les émotions des personnages[17].

C’est pour cette raison que l’expérience est aussi beaucoup plus ambiguë que dans les exemples précédents. Si la ventriloquie représente un procédé théâtral très commun, elle court ici le risque de se décrédibiliser à plusieurs niveaux. Les personnages de plantes contant leurs mésaventures peuvent aisément passer pour enfantins, voire infantiles, et le spectacle pour infantilisant. Son didactisme est ostensible, et rappelle le procédé bien éprouvé qui consiste à adopter le point de vue « d’étrangers » sur la culture dominante, afin de mieux faire apparaître la construction des normes, voire en souligner l’absurdité. Le renversement de perspective est particulièrement visible en regard des humains : ceux-ci sont des « êtres sans racines », ils ne sont pas aptes à communiquer en réseau avec le reste du vivant, ils apparaissent lourds et malhabiles. Plantoon opère ici comme bon nombre d’autres pièces, telle celle de Laetitia Dosch, Quand les arbres vous parlent[18], qui fait dialoguer entre elles les plantes du parc que les spectateurs contemplent par la grande vitre du théâtre de Vidy. À cet égard, la dimension participative – consistant en port de plante, changements de lieux, mouvements de groupes ou goûter de bouleaux – ne change pas grand-chose à ce théâtre des plantes qui parlent ; la perception des entités naturelles que l’on entend et observe comme d’exotiques ou surprenantes créatures reste toujours très clivée et artificielle, si ce n’est que les végétaux exotisent les humains en retour.

La ventriloquie risque de ce fait de donner lieu à un anthropomorphisme ludique, si ce n’est comique, d’autant que le parcours, à l’instar de la pièce de Laetitia Dosch, s’appuie sur moults jeux de mots (« tu me casses les branches », « tu n’es pas ancré », « as-tu une fantaisie florissante ? »). Elle risque plus loin d’abonder dans le sens d’une pensée anthropocénique : les bouleaux ne sont-ils pas présentés comme une unité très performante, ayant réussi à conquérir un territoire imprenable pour toute autre forme de vie ? Les valeurs de conquête et de performance, la force de frappe des arbres, constituent des normes néolibérales éprouvées qui pourraient faire douter du combat civilisationnel mené. Si Brecht misait sur un public détendu pour mener plus facilement une réflexion politique, la familiarité des personnages et la naïveté de ton pourraient ici nuire à l’effet d’étrangéisation et à l’esprit critique : plutôt que de réfléchir à des alternatives urbaines, les spectateurs pourraient être tentés de rire des mésaventures végétales. Par ailleurs, quelles valeurs sont en jeu si celles qui sont soulignées sont les principes dominants ? À la différence de nombreuses fictionnalisations théâtrales du passé, le parcours évite cependant toute mythologisation des plantes, il n’invoque pas de forces surnaturelles ou mystiques, et ne recourt pas non plus aux métaphores. En outre, l’inscription sensible favorise malgré tout un ancrage dans le réel : le parcours est urbain et parfois connu des participants, qui le découvrent sous un jour nouveau. Chacun éprouve par ailleurs la texture des plantes, passe la main sur l’herbe ou le tronc des bouleaux, prend soin de sa plante qu’il ou elle sera invité·e à emporter chez soi. Ce « porter » est tout à fait insolite et investit chacun d’une responsabilité[19].

Le dispositif connaît surtout une inflexion radicale dans la seconde partie. La voix de la guide s’adoucit, et invite les spectateurs du sixième épisode à dépasser par la pensée la vue qu’offre un sombre tunnel bétonné. Une méditation guidée les amène à imaginer que la nature reprendrait ses droits, les plantes envahiraient les lieux, une forêt s’élèverait. L’enforestement imaginaire fait aussi appel au toucher et à l’odorat, jusqu’à ce que les spectateurs s’imaginent étourdis de multiples odeurs fraîches et fleuries. À l’étape suivante, la voix de la guide se récrie contre le dispositif, contre le ton martial qu’il lui fait arborer et contre le narratif affligeant d’une guérilla végétale. La mise en abyme est alors plurielle, dévoilant en même temps l’instrumentalisation des plantes par l’anthropos, grand ordonnateur du théâtre du monde, et celle des spectateurs. La voix de la plante adopte ensuite une contre-position sonore, vocale et discursive, qui bouleverse la subjectivation des plantes. Elle révèle que la fiction de l’individualité était une manoeuvre pour s’assurer une meilleure écoute des humains, ceux-ci ayant moins de mal à s’identifier à une plante-guide isolée. Des polyphonies de voix sont alors l’expression des plantes comme créatures formant un grand commun : ce sont des êtres tellement interreliés qu’ils en deviennent inséparables les uns des autres. Sans cerveau, ils sont aussi sans organisation centrale, ce qui les rendrait beaucoup plus aptes à l’intelligence collective[20]. Chaque plante se déclare sujet collectif, en réseau avec une infinité d’êtres dont on ne saurait l’abstraire. Des phrases éclosent qui reprennent des idées émises au préalable, dans un enchevêtrement propre à traduire la multitude des formes de vie, de symbiose et de créativité. Les temps laissés entre les phrases laissent le loisir aux spectateurs de répondre en pensée, par leurs associations, ce qui leur permet de s’imprégner davantage de ces modèles de vie végétale.

Au cours de la seconde moitié de la déambulation, la stratégie de rapprochement avec les plantes est ainsi dévoilée et renversée dans un même élan. La familiarité est éveillée essentiellement sur fond d’étrangeté heureuse, polyphonique, inaboutie. Le rapprochement s’effectue sous forme d’expérience processuelle avec des variations importantes. Les spectateurs se rendent compte que le vivant ne saurait se résumer à une somme de savoirs bio-écologiques et d’histoires individuelles, mais qu’il constitue un grand commun végétal qu’on ne saurait appréhender complètement.

Telles sont également en grande partie les caractéristiques de la familiarité produite par la démocratie théâtrale Organismsdemocracy : c’est un dispositif processuel, sans aboutissement possible, donnant voix au chapitre à tous les organismes d’une friche. Cette fois cependant, la fictionnalisation dépend des seuls spectateurs et le terrain sur lequel se déroule la démocratie du collectif Club Real[21] constitue, comme les lieux des parcours précédents, un espace in vivo dans et avec lequel interagissent les participants. L’approche y est de ce fait à la fois plus libre et plus créative que dans Plantoon. La référence à des connaissances biologiques promeut aussi une familiarité cognitive, mais la dimension didactique n’élude pas une grande liberté d’appropriation des connaissances, ce qui infléchit les modes de familiarisation avec les plantes.

Le dispositif est libre d’accès : il est ouvert à tous[22]. Chacun peut se rendre à une session parlementaire, dont les dates sont communiquées au moyen d’affiches, de newsletters et de flyers dans des magasins, rues ou théâtres. Lors d’une session, les membres de Club Real présentent la constitution qui régule une petite friche que la municipalité a confiée au collectif.

Le collectif propose de gouverner cette portion de terre au moyen d’une démocratie de tous les organismes qui y vivent, et qui ont été soigneusement inventoriés avec l’aide de biologistes. Parmi les spectateurs, quinze doivent idéalement se porter volontaires, afin de représenter quinze organismes ensuite tirés au sort. Durant une session ou une année, ils représentent un organisme (en l’occurrence une espèce) ainsi que le groupe auquel il appartient : arbres, arbustes, graminées, lichens, ou vertébrés, invertébrés, bactéries. Des fiches informatives sont transmises à chacun, et les « parlementaires » sont invités à se documenter pour représenter au mieux l’espèce. La retranscription des sessions précédentes est accessible par Internet, et on y apprend que tel point d’eau a été aménagé pour les animaux du lieu, telles branches élaguées pour préserver l’ensoleillement des graminées, tel arbre coupé pour laisser davantage de place à l’unique spécimen d’une autre espèce. Les décisions prises au cours des débats sont mises en oeuvre par l’exécutif représenté par Club Real.

Aux savoirs politiques et biologiques promus par l’expérience s’ajoute une dose d’humour : certains parlementaires formulent des hypothèses hasardeuses ou élaborent des scénarios ubuesques. Mais les décisions adoptées ne sont jamais saugrenues, elles reflètent au contraire le souci d’intervenir le moins possible et de favoriser la pluralité des formes de vie. De ce fait, les participants se comportent en citoyens modèles, épris du bien commun et du désir de promouvoir la meilleure vie possible. La familiarité avec les plantes revêt ici une forme plurielle spécifique, tant cognitive que sensible et politique. Le fait que les sessions se tiennent le plus souvent sur la friche permet en effet de maintenir un lien sensible, moins accentué cependant que dans les autres dispositifs du fait de la focale pratique. Les événements donnent souvent lieu à une petite visite préalable, plus éclairante que la carte des organismes distribuée à tous les spectateurs. Notons que le dispositif n’en reste pas moins très théâtral, avec sa double scène matérielle et mentale, comprenant la réflexion sur la représentation politique elle-même. Le fait que les spectateurs soient parlementaires permet néanmoins de ne pas recourir à une fictionnalisation factice : la règle du jeu démocratique promeut plutôt un lien de responsabilité et de soin pour les espèces représentées et l’écosystème dans son ensemble.

Ces dernières réflexions font apparaître une conjonction particulièrement aiguisée entre rapprochements interspécifiques, et liens de responsabilité avec les spectateurs. Il convient désormais d’étudier plus précisément dans quelle mesure les divers dispositifs attisent non seulement des sentiments de proximité, émotionnels et cognitifs, mais amènent aussi à repenser les interdépendances, et la part qu’y prennent les humains pour « faire équipe » avec les plantes.

Penser les interdépendances

Les divers dispositifs partent tous d’une méconnaissance des végétaux. Les participants découvrent leur ignorance en matière de connaissances biologiques, et le peu d’attention qu’ils attachent à certains êtres qui co-habitent avec eux. Dans Woven Land, ils redécouvrent les matières des parcs comme compagnons : de vie, de pensée, de collaborations et de création ou de jeu. Plantoon montre littéralement comment ils foulent les vivants végétaux aux pieds et s’étonnent de les voir se développer sur des substrats très minéraux ; la Démocratie des organismes invite les habitants sur une friche, terrain urbain a priori peu considéré, si ce n’est par les investisseurs. Un renversement s’opère en transformant la friche en attraction et en réservoir de richesses biologiques et politiques. L’attraction des arbres éveille tout particulièrement la conscience de la non prise en compte des arbres dans l’environnement immédiat, de leur présence-absence décorative ou mobilière. Partir à la découverte des arbres dans un espace non délimité, c’est par ailleurs contrevenir à toute sanctuarisation d’espaces, d’espèces et de comportements. C’est dans ces deux derniers dispositifs que les relations existantes avec les végétaux sont le plus remises en question, et que leur dimension culturelle et distanciée est la plus manifeste.

Toutes les propositions reviennent néanmoins sur des éléments d’histoire : Plantoon emmène les spectateurs sur une ancienne « place des jardiniers », dorénavant bétonnée, et évoque plus loin l’exceptionnelle résilience d’un saule pleureur en plein Hiroshima ; L’attraction des arbres revient sur les noms de rue et les associations (autrefois) associées à certaines essences, ou les expériences existentielles de Rilke[23]. La Démocratie revient sur l’histoire de la friche et de l’urbanisme à Berlin. Tous les parcours et protocoles transmettent en outre des connaissances scientifiques peu diffusées, qu’il serait impossible de toutes énumérer ici : les réseaux de champignons et lichens, l’histoire végétale après Hiroshima, diverses plantes pionnières, la démultiplication des formes de vie dans le moindre espace laissé vacant, etc. Maintes connaissances sont le fruit de recherches récentes et en cours, dans le prolongement de la révolution biologique de la fin du xxe siècle[24]. Les manques de transmission scientifique et historique chez le commun des spectateurs se révèlent à cet égard étonnants à une époque pourtant sursaturée d’informations, et témoignent encore d’une culture des plantes très déficitaire.

Si les parcours de découverte des vies végétales paraissent gratifiants (les révélations occasionnant des rencontres plaisantes et faisant état de capacités végétales impressionnantes), révéler la non pensée ou non culture des êtres végétaux génère sans doute des effets paradoxaux chez les spectateurs. Après tout, s’ils se sont déplacés en ces lieux, c’est qu’ils sont conscients de l’importance des plantes ou attirés par elles. S’apercevoir à quel point une telle « conscience » peut aller de pair avec l’inculture peut être à même de les perturber autant que les nouveaux éléments de savoir transmis durant des itinéraires heuristiques. Les deux actions apparaissent en vérité complémentaires. Une histoire des relations nous précède, que l’on connaît en partie : on sait que l’atmosphère, la diffusion de la vie sont redevables de l’action des plantes ; que les humains sont redevables aux végétaux d’habiter la terre ; qu’ils co-habitent. Ces éléments fondamentaux sont au demeurant suggérés et informulés, ils ne sont jamais rappelés dans les parcours : l’atmosphère est uniquement rapportée à l’arbre dans L’attraction des arbres ; la friche est susceptible de rappeler l’existence de sols sans emprise humaine, mais ce rappel ne fait pas partie de l’introduction de Club Real. C’est sur le fond de ces savoirs proprement ignorés sur le plan pragmatique (que ce soit par négligence ou par refoulement) que sont prodigués les « nouveaux savoirs ».

De ce fait, la dimension construite des relations humains-plantes est davantage mise en avant dans ces projets artistiques que des formes d’interdépendances immanentes. Les liens avec les plantes se révèlent le fruit d’une action, ils relèvent donc d’un travail – ou d’une destruction. Parcourir la ville dans L’attraction des arbres ou Plantoon permet de se rendre compte de l’entreprise d’élimination du vivant que représentent de facto les rues, les bâtiments et a fortiori la plus grande surface bétonnée d’Europe (l’Ihme-Zentrum d’Hanovre, parcouru dans Plantoon) – c’est aussi en contrepartie se rendre compte du gigantesque effort de résilience fourni par les arbres enserrés dans leur carré de terre, ou par les buissons embétonnés. La subjectivation des arbres et l’interpellation plus collective des spectateurs par le choeur des plantes appellent incontestablement à une autre coopération avec la nature urbaine. À noter qu’il s’agirait d’une collaboration particulière : au lieu d’y voir le lieu d’un effort de plantation et de contrôle pour transformer un environnement à notre guise, les parcours et la friche font voir que cette nature est le théâtre de forces propres. On s’aperçoit que l’arbre transforme le monde par la seule vertu de son existence et de sa croissance continue. On le découvre d’autant mieux quand on rencontre cet arbre personnellement – ou quand Plantoon emmène les spectateurs dans un coin reculé, où l’on n’aurait jamais soupçonné l’existence de bouleaux. Cette existence transformative des arbres ressort comme une sorte de leçon ontologique, dont l’humain ferait bien de s’inspirer : être-là, cela suffit à transformer le monde[25]. De ces découvertes peut découler la déduction que les habitants des villes feraient mieux de laisser les vivants non-humains se développer plus librement dans les divers environnements. Les parcours appellent en tout cas les participants à conjuguer les existences pour qu’elles s’épanouissent dans la dynamique du vivant qui dépasse toute « contrôlabilité » et qui se déploie suivant une créativité souvent ignorée. Reconnaître la dynamique du vivant soutenue par les végétaux est un point majeur de la reconnaissance des plantes comme co-sujets.

De telles pensées vont directement de pair avec la compréhension du concept du travail : un travail qui serait moins lié à un labeur sans fin pour transformer les environnements ; et qui relèverait davantage d’un laisser épanouir de la vie, et de l’abandon de l’imposition incessante des interventions humaines. Il y a en tous les cas un travail de pensée à l’oeuvre qui va dans le sens d’une oeuvre commune à faire avec les autres humains et les plantes. Celle-ci prend un tour plus ludique dans Le pays des tissages, où la structure tri-dimensionnelle de branches n’est pas présentée comme travail. Mais pour Vanessa Grasse, l’oeuvre a néanmoins une dimension métaphorique sur un plan sociopolitique, en un temps où les occasions de réimaginer le faire commun dans des contextes sociaux sont rares[26].

La Démocratie des organismes va plus loin en faisant de cette oeuvre une tâche politique. Elle soumet même l’idée d’une double action : d’une part, la vision d’un travail parlementaire, qui comprendrait la recherche d’informations théoriques, d’observations in situ, de préparation rhétorique et surtout d’écoute et de dialogue. D’autre part, la démocratie propose de considérer l’écosystème local comme un commun : cela signifie non seulement que tous les végétaux sont symbiotiquement reliés les uns aux autres par les racines, les mycorhizes, les bactéries, les animaux, mais qu’ils participent de manière créative à la constitution de l’écosystème et aux conditions d’habitabilité. Les humains s’insèrent dans ce commun uniquement pour éviter que certaines espèces disparaissent et pour que la vie s’épanouisse le plus possible. Mais ils doivent connaître les dépendances radicales des espèces les unes par rapport aux autres et par rapport aux conditions de luminosité ou d’humidité.

On pourrait rétorquer que les humains sont peut-être moins amenés à réfléchir sur leur propre rôle dans la friche, puisque celle-ci ne représente pas tant un lieu de co-habitation qu’un espace de non habitation humaine. Il s’agit cependant du seul dispositif qui pose directement la question des interdépendances. Les autres ne présentent guère les dépendances humaines vis-à-vis de la biodiversité ou des différentes essences, mais davantage la dépendance des plantes vis-à-vis des actions humaines. Ils n’évoquent pas par exemple la co-respiration à l’aune de la raréfaction de l’air respirable ou du réchauffement planétaire, et se focalisent plutôt sur ce que les humains auraient à gagner d’une meilleure prise en compte des plantes et d’une existence plus riche avec elles à plus d’un titre. De ce fait, ils font éprouver les interdépendances de loin, sous le signe d’expériences avant tout gratifiantes, et ne mettent pas les spectateurs sur la voie d’alliances concrètes, en vue d’un combat commun, nourri de la conscience d’une dépendance humaine de l’état des non humains[27]. Il convient d’analyser par conséquent dans quelle mesure les performances engagent malgré tout dans une forme d’action commune et promeuvent un « faire équipe » au-delà de la co-affectation et de la conscience du travail à mener.

S’engager dans le faire ensemble

Les titres des diverses performances sont assez évocateurs, si bien qu’on se demande si les spectateurs ne sont pas seulement curieux de voir des « objets théâtraux non identifiés ». Ils expriment par leur venue une certaine disponibilité à se rapprocher des végétaux, et font donc d’ores et déjà preuve de préoccupation. Or, un enjeu majeur de la transition ou révolution culturelle réside, selon Balaud et Chopot, dans « la capacité à porter attention à “trouver des autres”[28] ». Pareille capacité témoigne d’un souci envers des autres que l’on ne connaît pas, que l’on sait ne pas connaître, et qui comprend donc un souci de l’altérité et des relations elles-mêmes. Cette capacité ne se résume pas en une disponibilité esthétique ou empathique : c’est une capacité à se laisser transformer, qui a par ailleurs partie liée à l’émotion, au soin, et au désir. En amont des quatre dispositifs se manifeste ou se déploie cette « capacité à porter attention à “trouver des autres” » : celle des artistes qui ont conçu ces théâtralités, celle des chercheurs et des spectateurs.

En partant de l’étrangeté des corps végétaux, les performances font prendre conscience d’un différend au sens lyotardien : « [L]e tort dont souffre[nt] [les plantes] ne se signifie pas dans [leur] idiome ». De ce fait, « le règlement du conflit [avec le vivant] se fait dans notre idiome[29] » mais ne peut véritablement prendre en compte les êtres qui ne parlent pas notre langage (là encore, il s’agit d’une perception culturelle, de nombreuses populations aborigènes et autochtones ne distinguant pas de la même manière les divers régimes de communication). L’oeuvre devient de ce fait un des lieux du nouvel idiome nécessaire. En développant une proximité et des interactions avec les plantes, les performances invitent également à se saisir de manière créative de l’étrangeté. De nombreuses invites sont d’ailleurs de nature poétique : « comme un brin d’herbe au loin / des bras comme des branches / des colombes reposant sur mes bras […] Je suis la terre. At-terrissage / Je suis la forme de cette île/l’eau caresse la peau de la terre/les arbres tombent, les grands-parents, les couches de roches / qu’ont-ils vu[30] ? » ; on entend dans Plantoon des phrases polyphoniques aux accents lyriques ou existentiels (« mais la vie elle va survivre »), et toute la fin du parcours est marquée par un rythme doux, espacé, qui permet à chaque proposition de résonner. Au-delà de l’écoute, L’attraction des arbres invite même les spectateurs à décrire feuilles ou écorces en usant de termes approximatifs ; à donner un petit nom à chaque arbre ; à se souvenir d’un arbre de leur enfance. Tous les dispositifs appellent les spectateurs à répondre silencieusement à des questions suspendues. Même les débats plus pragmatiques de la Démocratie des organismes prennent souvent un tour fictionnel, car les parlementaires s’appliquent à imaginer les besoins des plantes, à adopter leur point de vue et parlent à la première personne. De la sorte, les participants des quatre dispositifs tissent une relation personnelle avec les végétaux. La responsivité et l’autopoïèse dont ils font preuve relèvent d’une mise en relation qu’Andreas Weber nomme « objectivité poétique ». Celle-ci est loin d’être anecdotique : Weber juge cardinal que nous remédiions aux limites de la pensée scientifique, des catégories et processus rationnels qui divisent et cloisonnent le monde, par cette approche complémentaire. L’objectivité poétique prend en compte des réalités, des mises en relation tout à fait empiriques et situées, et devient poétique en se singularisant, en cherchant à rendre compte de la signifiance de la rencontre, en mettant en jeu l’intuition, les résonances, les vocables personnels (comme les petits noms d’arbres)[31]. La joie de nomination est une joie poétique. S’imaginer les circonvolutions des vies racinaires de l’arbre, les flux d’énergie qui traversent le parterre de graminées, le champ d’oxygène et de vibrations que dégage le parc, revêt par ailleurs une dimension chorégraphique. De ce point de vue, les parcours sollicitent beaucoup les spectateurs, appelés à la sympoïèse.

Les gestes appelés par Vanessa Grasse sont également une forme de sympoïèse poétique. Chacun·e invente/multiplie les interactions avec les non humains comme avec les humains[32]. Les sculptures humano-végétales s’inscrivent même dans le paysage, suggérant que l’espace peut être habité et structuré autrement. Ce « faire équipe » esthétique développe des potentialités de comportements, et donne l’idée de variations infinies. Il est également transformatif en développant les interconnectivités : Vanessa Grasse entend par là une mise en relation qui permet d’outrepasser ses limites, donnant ainsi lieu à un soi élargi en porosité fondamentale avec les autres, humains ou non. Essayer de trouver des mouvements qui travaillent avec les branches, imaginer l’intérieur de l’arbre, ou les manipulations de branches à distance, c’est un travail chorégraphique qui amène les spectateurs à dépasser leur imaginaire corporel, et à interroger l’idée de liens. Comment se fait le lien, qu’est-ce qui fait lien ? Le faire ensemble tend vers le devenir ensemble. Celui-ci affleure également dans le soin prodigué aux branches, aux autres humains reliés par les branches, l’attention et le respect portés à la sculpture commune. Chaque geste de spectateur·trice est enfin susceptible d’être conscient, interrogé : pourquoi choisir de prêter attention à tel arbre, à telle branche, à tel équilibre ? Il se produit des effets retours, semblables à ceux qui se produisent entre une marionnette et le ou la marionnettiste : les objets ou êtres naturels déplient une agentivité, agissent sur les humains, qui ne peuvent se contenter de manipuler ou d’imaginer à leur guise.

Bien qu’anthropocentrés, ces faire-avec préparent ou ébauchent le faire équipe, d’autant qu’ils viennent en contrepoint ou en renfort des réflexions sur le travail à mener avec et pour les plantes. La démocratie des organismes développe quant à elle sur le champ une collaboration interhumaine et inter-espèces, où la participation va encore de pair avec la réflexivité. Les humains sont appelés à réfléchir à leurs moindres propositions : il importe de tenir en échec le développement des plantes invasives sans les éliminer, d’enlever un parasite sans nuire à d’autres espèces, de veiller au meilleur équilibre possible en le considérant comme un équilibre dynamique à revoir continûment. Par ailleurs, une question scientifique se pose : intervenir sur une friche peut sembler contreproductif, les friches étant considérées comme les meilleurs réservoirs de biodiversité précisément en l’absence d’intervention humaine. Le dispositif semble néanmoins faire ses preuves : en l’espace de trois ans, le nombre d’espèces recensées est passé de 200 à 328. Le dispositif est en outre susceptible de promouvoir l’auto-questionnement des spectateurs : dans quelle mesure l’absence de connaissances biologiques représente-t-elle un frein ou fait-elle signe d’une politique inventive, non déléguée à des experts ? Le « faire équipe » est loin d’être acquis, et sans cesse matière à débat. Il est enfin apte à susciter bon nombre de réflexions qui prolongent d’une certaine manière le travail de l’équipe : ne pourrait-on étendre cette expérience à toutes les villes ? l’élargir à d’autres espaces urbains, y compris à des lieux plus stratégiques pour les activités humaines ? quelles sont les limites de la forme démocratique dans la promotion du vivant ?

L’oeuvre commune de communs humains et non humains, mise en pratique dans la démocratie ou suggérée par les autres projets, peut être appelée, dans les termes d’Andreas Weber, un Enlivement, une culture de la vie. Le philosophe souligne en effet que l’enjeu de notre civilisation est de passer d’un Enlightment à un Enlivement, qui ne représenterait pas d’abord une démarche abstraite et autocentrée, mais un geste de savoir incarné. Les gestes pratiques devraient nécessairement suivre les savoirs théoriques et les approfondir en retour[33], comme on l’a expérimenté en permaculture. Et il y a fort à parier que les spectateurs conçoivent la nécessité d’oeuvres communes, à l’échelle de chacun et non seulement de spécialistes (écologues, urbanistes, etc.). Les parcours auraient éventuellement pu inviter les participants qui le souhaiteraient à planter un arbre, ou à écrire des propositions pour l’Enlivement urbain afin d’engager davantage la pensée dans l’action, et d’aller dans le sens d’une collaboration actualisée. Mais un tel engagement aurait pu être ambigu, puisque planter aurait pu suggérer une autre maîtrise du laisser s’épanouir, une vision interventionniste du Enlivement, et du théâtre. Du moins, Plantoon invite les participants à emmener la plante-guide chez eux et leur recommande de la planter en extérieur. Grasse mise également sur la nature très pragmatique des invites, « aptes à s’inscrire dans le quotidien[34] ».

Enfin, toutes ces expériences représentent d’ores et déjà un « faire équipe » entre le théâtre et les plantes. Elles mettent en place un autre théâtre : théâtre non seulement situé en des lieux extérieurs, mais en dialogue constant avec eux, de la création à la réalisation. Celui-ci est même délégué en grande partie aux spectateurs dans L’attraction des arbres et la Démocratie : ne choisissent-ils pas d’une certaine façon les gestes et la scénographie ? Les retours des spectateurs sont par ailleurs assez frappants, ainsi que le rapportent les artistes interviewés. Ceux-ci font tous état de retours enthousiastes, affectés, qui laissent penser que leur participation donnera véritablement lieu à une expérience existentielle : plus une expérience est complexe et stimule les zones mémorielles, émotionnelles, sensori-motrices, plus elle est susceptible de s’ancrer durablement dans les esprits et les corps[35]. Toujours est-il que certains parlementaires participent depuis deux ans à la démocratie, et que Johannes Fast répète qu’il a rarement eu des retours aussi positifs après un spectacle[36]. Certains spectateurs ont envoyé des photos de leurs plantes ayant pris racine dans leurs pots et jardins, d’autres se sont engagés dans des actions culturelles et politiques ultérieures. Enfin, l’ensemble de l’équipe artistique engagée dans le projet annuel du théâtre dédié aux plantes a souligné combien cette expérience collaborative avec les plantes avait été transformative, les amenant à développer d’autres priorités dans leurs activités artistiques aussi bien que non-artistiques[37].

Il est donc permis de conclure de ces études de théâtralités participatives qu’elles contribuent toutes à l’établissement cognitif et sensible de communs reliant les humains et les plantes. Ces communs découlent de relations intersubjectives avec le végétal, davantage que d’une culture de l’écosystème biologique qui relie les corps les uns aux autres. Ils vont de pair avec une subjectivation des plantes en un double sens : de par l’expérience de leur respiration, de leur communication sensible entre elles et avec les humains, de leurs capacités de création ou de résilience, les plantes deviennent sujets.

Les théâtralités attisent notre « capacité à porter attention à “trouver des autres” » : à les voir et à mieux co-habiter. Ce faisant, elles forgent des communs davantage qu’elles ne les révèlent. De fait, les dispositifs ne sont pas seulement heuristiques au sens où ils communiqueraient un savoir sur des communs préexistants : les signifiances sont en jeu et en travail chez les spectateurs eux-mêmes. Les relations sont en construction, notamment par le biais de l’objectivité poétique (langagière et gestuelle) et de l’agir avec/sur les plantes. Les communs sont montrés, expérimentés comme en construction permanente. Cette expérience va au-delà de la promotion d’une subjectivité de la relation humaine au végétal, voire d’une certaine subjectivité des plantes elles-mêmes. Les dispositifs acquièrent une dimension culturelle au sens où ils développent une culture du commun avec le végétal. Une culture de l’Enlivement ou de la co-vivance, processuelle, dynamique, qui porte au-delà de co-habitations établies ou biologiques.

De ce point de vue, les propositions théâtrales constituent déjà une action constructive reposant sur un faire équipe avec les plantes. Par ailleurs le théâtre devient un médiateur particulier dans Plantoon et dans la Démocratie des organismes : il multiplie les voix des diverses parties engagées et devient « diplomate des interdépendances » tel que l’entend Baptiste Morizot[38]. Comme le diplomate, le théâtre ne clôt pas le débat, il fait signe de l’inaboutissement de toute mise en relation, y compris dans la Démocratie des organismes, où l’équilibre de l’écosystème et les rôles restent mouvants. Que la rencontre soit initiatrice d’alliances ou non par-delà le cadre théâtral, voilà qui est laissé aux spectateurs.

La dimension participative des dispositifs apporte des éléments essentiels, elle contribue au décadrement des pensées, à l’interconnectivité (Grasse) et permet de lier corps et esprit : la mobilisation du sensible est jointe à l’imagination d’autres gestes ainsi qu’à d’autres imaginaires d’êtres et de mondes. De nouvelles villes, de nouvelles relations sont possibles hic et nunc. Ainsi, la mobilisation par le mouvement, la sensation, l’imagination, la connaissance (qui mobilise aussi l’imagination) et l’action sont susceptibles d’éveiller le désir. Chaque dispositif éveille la conscience d’un rapport reconfiguré au végétal et aux autres, et cette reconfiguration apparait même nécessaire. Peu importe qu’elle ne soit pas toujours complètement actualisée durant l’expérience esthétique : les spectateurs sont conscients de la nécessité du désir pour les autres (végétaux et humains), ils éprouvent le désir du désir qui constitue le coeur du désir pour Lacan. On développe par le théâtre la conscience qu’un autre rapport de désir et d’action est nécessaire.

La canalisation conjointe du sentir, du connaître, de l’agir et du désir semble donc cardinale. Qui plus est, inviter à un regard esthétique (plus à distance que ne l’est le regard quotidien ou citoyen) et à une liberté esthétique (en l’absence de toute obligation dans les dispositifs) paraît crucial ; cela tempère la dimension volontaire, voire volontariste, des dispositifs qui ne font qu’inviter à l’action ou à la réaction, et promeut la liberté des participants.

Solliciter de multiples niveaux de pensée et d’action va par surcroît dans le sens des alliances appelées de leurs voeux par Balaud et Chopot. Le commun se développe sur la base de l’altérité : les diverses théâtralités maintiennent un jeu avec ce que les plantes auraient à nous dire – dans Plantoon aussi, la ventriloquie se révèle très limitative, l’étrangeté est ravivée dans un second temps. Or, l’impossibilité de parler pour les plantes, de devenir leur représentant·e ou de les apprécier pleinement aiguise l’esprit de rencontre avec un Autre. Les théâtres mettent plutôt sur la voie de « trouver les mots et les attitudes adéquats pour être fidèles aux apprentissages relationnels qu[e les plantes] exigent de nous » (NNSPS, p. 260). Nul combat commun ne se dessine dans les parcours, mais ils attisent ainsi le questionnement sur les relations et responsabilités. La Démocratie des organismes cultive quant à elle les relations : s’y esquisse « une communauté générative », « une assemblée des usages » (NNSPS, respectivement p. 262 et 260-263).

Dans toutes les propositions théâtrales, on distingue enfin un ennemi commun : des comportements, des usages, des politiques contre le vivant. Or, partager un ennemi commun, voilà la condition sine qua non des alliances et souvent leur moteur selon Balaud et Chopot. De ce point de vue, les théâtralités sont toutes « contributives[39] », génératives, et non seulement participatives.