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Parmi le grand public, en Occident chrétien et postchrétien, la danse n’est pas, d’emblée, associée à la spiritualité. Au plan religieux et anthropologique, on l’associe volontiers au phénomène de la transe extatique : des procédés chamaniques aux partysrave contemporains, en passant par les bacchanales liées au culte de Dionysos. L’idée selon laquelle la danse puisse faire l’objet d’une censure, voire d’un interdit, chez les catholiques et les protestants, est également bien répandue en modernité. Toutefois, si nous faisons un rapide tour d’horizon de l’histoire des rapports entre danse et spiritualité, force est de constater qu’il n’en a pas toujours été ainsi.

Selon certaines traditions grecques, la danse, d’une beauté particulière à cause de ses mouvements harmonieux et rythmés, coordonnés à la musique, serait l’art qui a la plus grande capacité d’influencer l’âme et de fournir l’expressivité nécessaire pour approcher et pour révéler l’insondable[1]. Une vision très similaire peut encore être repérée dans les premiers siècles du christianisme, encore largement sous influence de la pensée grecque. Il en est ainsi dans la Didachè, chez Clément d’Alexandrie, Jean Chrysostome et Grégoire de Naziance. Ce n’est vraiment qu’à la fin du ive siècle, notamment avec Basile et avec Augustin, que l’idée de contrôler et de discipliner les danses sacrées est mise de l’avant, afin de distinguer les danses harmonieuses qui conviennent aux festivals chrétiens des danses frivoles et indécentes (à connotation et à visée sexuelles). Au Moyen Âge, également, existe la célébration de certains événements sacrés (fêtes des saints) au moyen de la danse, mais des initiatives sont prises pour contrôler le rite.

La condamnation des danses séculières se fait plus forte dans le bas Moyen Âge[2] et la création de rituels particuliers se poursuit, afin d’encadrer la danse liturgique : certains ordres monastiques mettent en avant la valeur religieuse de la danse, comme les Cisterciens, les Franciscains et les nonnes de Villaceaux. Dans un genre particulier, du xiie au xvie siècles, les danses macabres, inspirées par les sermons des Franciscains et des Dominicains sur la mort, partent des cimetières et forment des processions avertissant les foules et les appelant au repentir. À la Renaissance, sous l’inspiration de Bonaventure et de Dante, se répand l’idée d’une danse paradisiaque qui permet la création de nouvelles danses sacrées en Angleterre, en France et en Provence, tendance aussi perceptible dans les influences picturales (mouvements angéliques et circularité, par exemple, chez Fra Angelico et Botticelli). Il semblerait qu’une rupture se soit produite ensuite, au seuil de la modernité, une éclipse qui perdurera jusqu’à Vatican II, où l’on vit resurgir un intérêt pour la danse liturgique.

Du côté des arts modernes, le lien entre la danse et la spiritualité, dans son aspect corporel, est longtemps resté un sujet tabou : jusqu’à l’aube du troisième millénaire, aucun chercheur « sérieux » ne pouvait se permettre de l’explorer. Même si certaines créations artistiques avaient manifestement un thème spirituel, voire sacré, comme celles de Martha Graham, qui emprunta largement au registre biblique (Embattled Garden, Judith), la recherche universitaire en danse demeurait hermétique à ce type d’étude[3]. Or, cette situation vient de se renverser puisque, dans les dernières années, ce sujet de recherche est en progression exponentielle, ainsi que le prouve notamment la création récente (2014) de la revue Dance, Movement and Spiritualities, parallèlement à de multiples publications d’articles et de monographies, telles que Dance, Somatics and Spiritualities (Williamson et al. 2014), regroupant vingt contributions autour des questions du corps, de l’expression corporelle, du mouvement et de la spiritualité.

Il nous paraissait intéressant, dans ce contexte, d’explorer les rapports entre danse et spiritualité du point de vue de la théologie, en dialogue avec les sciences humaines et avec les études en danse. Une thématique aussi vaste et aussi fertile ne pouvait en effet être abordée sans le concours de spécialistes provenant de domaines variés. C’est pourquoi on trouvera en ces pages une diversité de disciplines et d’approches, ainsi que des méthodologies inhabituelles pour une revue telle que Théologiques, mais elles sont toutes appropriées aux sujets étudiés et capables d’offrir précisément un regard différent, objectif qui est pertinent pour une revue universitaire.

Le présent dossier n’a évidemment pas l’ambition d’épuiser la thématique, mais plutôt d’offrir un aperçu de la question, notamment en ce qui concerne les coordonnées historiques et théoriques des rapports danse/spiritualité, ainsi que d’informer des nouvelles recherches en spiritualité qui se font dans le domaine de la danse. Notons que le dossier se focalise sur le contexte occidental. Non que la possibilité d’accueillir des témoignages du soufisme ou de l’hindouisme, par exemple, ait été ignorée : il n’a, hélas, pas été possible d’assurer la participation d’expert-e-s dans ces disciplines. Le thème gagne cependant en cohésion, se limitant aux épistémologies occidentales, et nous laissons à d’autres le privilège d’entrer en dialogue avec l’univers théorique et artistique oriental.

Le désir exploratoire affiché par une thématique si actuelle s’est traduit par une attitude d’ouverture en ce qui concerne les concepts utilisés. Un mot tel que « danse » peut en effet recouvrir de multiples activités : d’une improvisation pure à une chorégraphie hautement préparée et maîtrisée, exécutée devant public sur une musique orchestrée ; d’une évasion personnelle impromptue, au son d’une musique entraînante, à une activité sociale en couple dans une discothèque ; d’une ronde rituelle possédant une portée cosmologique au mouvement méditatif d’un corps qui évolue en pleine nature, se laissant inspirer par une profonde communion sensorielle avec l’environnement. Quant au mot « spirituel », le champ de ses significations est peut-être plus vaste encore, tant sa portée est devenue universelle, multiculturelle et transhistorique, remplaçant, dans bien des circonstances, d’autres mots aujourd’hui inconfortables, tels que « foi » ou « religion[4] ».

Les définitions de la danse et de la spiritualité n’ont pas été imposées, laissant aux auteur-e-s l’opportunité de développer leur réflexion à partir de leur lieu propre. Dans un souci de clarification, toutefois, un texte offrant certains repères épistémologiques a été placé en ouverture du numéro. Ces repères permettront d’identifier les diverses conceptions de la spiritualité qui traversent les articles, conceptions qui ont, bien entendu, une influence sur la façon de comprendre, non seulement la danse, mais surtout le rapport que cette dernière entretient avec la spiritualité, notamment dans son usage et sa raison d’être. C’est Étienne Pouliot qui nous offre ce tour d’horizon de la spiritualité, devrions-nous dire des spiritualités ?, en présentant trois perspectives épistémologiques.

La première est caractérisée par une opposition entre matérialité et spiritualité : selon les positions adoptées, en effet, « c’est d’un côté ou bien de l’autre que résidera le véritable et plein fondement du réel » (Pouliot, 20)[5], de telle sorte qu’aux uns, la spiritualité peut apparaître imaginaire, tandis qu’aux autres, c’est plutôt la matérialité qui leur semble illusoire. Dans une telle perspective, la conception de la danse est influencée par une certaine opposition corps/esprit, qui lui donne un rôle « extraordinaire, presque un miracle […], puisque le corps est alors […] investi de ce qu’il ne peut en principe se charger ni devenir de lui-même et par lui-même. C’est en tant que possédé par l’esprit, parce qu’assiégé par ce qu’il ne saurait être, que le corps est organe de la danse » (Pouliot, 23).

Cette perspective ressort clairement dans les articles de Monteils-Laeng et de Toillon, qui situent leur réflexion dans le cadre du monde grec, duquel la civilisation occidentale a précisément hérité l’idée d’une cohabitation inconfortable, mais incontournable, entre un corps, enveloppe charnelle vouée à la corruption, et une âme, élément « méta-physique » voué à l’immortalité et aspirant à se rapprocher du monde divin. Elle est également présente dans le texte de Snowber, en tant que donné culturel et religieux que le croyant (le danseur) doit savoir dépasser, mais aussi dans celui de LaMothe, comme arrière-fond social et religieux sur lequel apparaît la communauté des Shakers, et dont émaneront d’ailleurs certains jugements moraux contre les pratiques de ladite communauté (LaMothe, 114). On la devine, enfin, dans le texte de Bellavance, même si les catégories anthropologiques utilisées sont plus spécifiquement hébraïques, et non strictement grecques, comme dans les deux textes qui le précèdent[6].

La seconde perspective considère la spiritualité comme une dimension du réel parmi d’autres, dimension à développer pour elle-même, de sorte que la vie spirituelle constitue un des aspects de la vie humaine, à côté de la vie sociale, de la vie biologique, etc. Dans une telle perspective, le corps n’est plus opposé à l’esprit, il en devient une possible médiation (ce qui n’exclut pas sa banale instrumentalisation) : ainsi, dans et par le mouvement, dans et par la danse, l’humain a l’occasion d’exprimer sa spiritualité et de toujours se re-créer intérieurement en tout ce qui le constitue : « Nourriture de l’âme ou de l’esprit, la danse est l’occasion et la chance de se saisir (de) soi-même. » (Pouliot, 28)

Cette perspective peut couramment s’observer dans les sociétés occidentales, en lien non seulement avec les traditions que Pouliot identifie, mais aussi, nous semble-t-il, sous l’influence de philosophies orientales qui ont inspiré de nombreuses pratiques culturelles, avec, en première place, l’intérêt manifesté pour le yoga, devenu plus qu’une sorte de gymnastique à la mode, puisqu’il s’impose aussi comme une façon de vivre, de par sa composante contemplative. Moins présente dans le numéro que la première, cette perspective y trouve tout de même une place importante dans les processus de recherche et dans le travail intérieur dont témoignent Kieft et Snowber. Nous pensons notamment à l’influence qu’ont exercé sur cette dernière certaines mystiques (Snowber, 129 ; voir Pouliot, 26-27), mais aussi à l’inclusion que font ces deux auteures du corps et de son mouvement au sein de toute pratique spirituelle personnelle : « The body can be trained and sensitized to create a meeting point for our relationship with the sublime » (Kieft, 142). Par ailleurs, ne serions-nous pas témoins d’un mouvement vers ce type d’épistémologie, dans la théologie des Shakers que LaMothe nous fait découvrir ?

In this theological account, then, dancing is not only one talent alongside others ; nor is it a « physical » act that vents pent up sexual energies. Dancing is the best form of worship, it provides the best medium for divine revelation, because it enacts a dynamic rhythm of bodily becoming. Dancing, people create and become patterns of mental and emotional movement that are vulnerable to impulses received through their sensory awareness ; they create and become patterns of physical movement that amplify thoughts and feelings of love.

LaMothe, 119 ; italiques dans le texte

Selon la troisième perspective, la spiritualité est comprise comme la structure même de la réalité : « On peut dire que le plus spirituel est, aussi bien, le plus concret, en fonction d’une contradiction levée ou d’une opposition devenue “ré-union” » (Pouliot, 29). La danse n’y est plus simplement vue comme un instrument : « Saisie comme pratique du langage, la danse met en oeuvre le corps phénoménologiquement et herméneutiquement conçu, c’est-à-dire un corps vécu, un réseau d’intercommunication et donc pas simplement une mécanique ou une machine » (Pouliot, 32). Snowber et Kieft ont de nombreux points communs en termes épistémologiques, et toutes deux montrent un intérêt pour cette perspective. Au-delà d’un simple développement personnel, en effet, ce qui est recherché c’est la conscience du spirituel en ce monde, et donc la capacité de l’humain à se mettre en phase avec la réalité qui l’entoure et dont il fait partie, tout spécialement au moyen de la danse : « I believe that we never really left paradise, we simply forgot that we are still (t)here. Lifting the veils of duality and separation here and now is all it takes for a so-called return to an enchanted, soulful world in which we know we are supported. » (Kieft, 149-150)

Quittons maintenant les considérations épistémologiques apportées par Pouliot pour nous tourner vers le reste du dossier. Le numéro se déploie dans un ordre quasi-chronologique, sur lequel se superpose une progression thématique des plus intéressantes, qui confère à l’ensemble une indéniable cohérence, malgré les importants écarts entre les divers contextes historiques, culturels et religieux desquels émanent les sujets à l’étude.

Laeticia Monteils-Laeng et Valérie Toillon apportent deux contributions qui peuvent se lire en parallèle, de par leur proximité historique et géographique, ainsi que de par leur complémentarité thématique. Monteils-Laeng se penche en effet sur la vision et l’utilité de la danse, selon les Lois de Platon, tandis que Toillon laisse de côté l’aspect maîtrisé, encadré, de la danse, pour en étudier des formes plus bacchiques, plus extatiques, tel qu’il est possible de le faire au moyen de textes et de représentations iconographiques datant des ve et ive siècles av. J.C. Monteils-Laeng fait ressortir que, pour le Platon des Lois, la danse constitue un moyen d’éducation qui « vise la maîtrise de ce qui est initialement hors de contrôle, les affects. La danse aide à produire au sein de l’âme une harmonie et un équilibre reflétant l’ordre divin. » (Monteils-Laeng, 40) Elle est ainsi le lieu par excellence où se dissipe la dichotomie corps/âme. Il n’est donc pas surprenant, dans ces conditions, que la danse ait été exploitée pour sa portée cosmique (harmonie avec l’ordre de l’univers) et citoyenne (ordre moral voulu par les dieux pour la cité), à travers une pratique rituelle et communautaire dont le but ultime semble avoir été le contrôle social. Dans l’étude de Toillon, au contraire, c’est l’aspect débridé qui ressort de ces danses qui ont pour but d’imiter le comportement frénétique des ménades dont font mention les mythes dionysiaques. À travers son étude des principaux mouvements extatiques (bondissements, tournoiement et chute), Toillon perçoit que les « ménades tourbillonnantes sont avant tout la représentation d’une idée, celle que l’on se fait de l’enthousiasme dionysiaque » (Toillon, 77). Cet enthousiasme, bien différent de l’ordre souhaité pour les cérémonies dansées de la cité chez Platon, exprime quant à lui la « libération procurée par un contact avec le divin » (Toillon, 76) que ressent la danseuse, sorte de bref instant pendant lequel l’âme semble s’être détachée du corps qui l’emprisonne, pour entrer en communion avec la divinité.

Le thème de l’extase traverse encore les deux textes suivants. Le premier, par Éric Bellavance, s’intéresse à la fameuse danse du roi David, en 2 Samuel 6, passage que mentionnent d’ailleurs les articles de LaMothe et de Snowber. Le lecteur appréciera la proximité du vocabulaire entre le texte biblique et les textes grecs présentés par Toillon : les champs sémantiques du saut et du tournoiement, notamment, suggèrent que le roi David est effectivement en proie à une transe extatique alors qu’il rapporte l’Arche à Jérusalem. Bellavance y voit un parallèle avec d’autres prophètes extatiques qui ont ponctué l’histoire d’Israël. Il fait aussi l’hypothèse que cette « danse » de David a été effectuée en présence d’une statue représentant YHWH, le dieu d’Israël, hypothèse qu’il forme sur la base des vêtements sacerdotaux que porte alors le roi. Le second article, de Kimerer LaMothe, analyse la pratique dansante des Shakers, aux xviii-xixe siècles. Nous y trouvons une autre instance de transe, qui n’est pas sans évoquer la venue de l’Esprit de Dieu sur les apôtres, en Actes 2,1-13, bien que ce texte ne mentionne pas de mouvement spécifique, mais se limite plutôt à décrire un « parler en langues » miraculeux. LaMothe (106-107) rapporte, en effet :

While sitting silently, they would calm their thoughts and feelings, turn their attention to the present moment of their gathering, and prepare themselves for what they knew and wanted to happen. At some point, as in this account, they « were taken, » as if a force or enlivening spirit had swept through the room and moved them. Those gathered would begin to shake. Their bodily selves moved spontaneously, seemingly of their own accord. As the shaking intensified, members of the group would break out into individual gestures. They would move freely, fluidly, around the room in relation to one another.

Une telle pratique, qui se situait à contre-courant des moeurs sociales et des usages religieux de l’époque, ne manqua pas d’attirer sur cette communauté un jugement négatif, bien que les responsables aient contesté toute accusation de dépravation et de désordre, voyant plutôt dans l’enthousiasme spontané le signe d’une influence spirituelle divine. Pour eux, la danse était, au contraire, un moyen de repousser l’influence du péché : « Shakers participated consciously in the rhythms of their own bodily becoming, seeking to align themselves with the salvation they believed was imminent. » (LaMothe, 112) Comme l’explique LaMothe, il est intéressant de noter que, lorsque la communauté commença à prendre de l’ampleur, le besoin d’un certain contrôle social se fit sentir : d’abord en supprimant la pratique de la danse, puis en la réintroduisant sous une forme plus encadrée (LaMothe, 113-115). Ceci évoque immédiatement les mêmes impératifs de contrôle social et moral qui constituaient le coeur des préoccupations platoniciennes. Dans un monde où corporalité et spiritualité sont placées en un rapport a priori antagoniste, le contact avec le numineux semble devoir se manifester à travers des formes rituelles ordonnées, plutôt que spontanées, de peur que l’appel du sacré ne se pervertisse en un abandon aux instincts charnels les plus primaux.

Les deux derniers textes de notre dossier peuvent aussi être lus de concert, tant leur proximité thématique et méthodologique est manifeste. Leur objet de recherche se rapproche du lecteur, en ce sens que le point focal devient la danseuse et le danseur d’aujourd’hui, tout particulièrement dans son aspect corporel, immanent, en tant que traversé par la présence divine. Celeste Snowber, tout d’abord, nous propose une exploration autobiographique qui retrace son parcours en tant que danseuse liturgique. Comme elle le dit elle-même, le parcours qu’elle nous offre ressemble à une danse. Il évolue dans le cercle de la vie. Il navigue entre les savoirs et les expériences. Sur ce chemin de vie, la danseuse identifie plusieurs étapes qui témoignent de ses transformations : partant de l’expérience initiale, physiquement ressentie, de l’amour de Dieu, qui lui inspira ce besoin d’expression, à la consécration du corps dansant comme lieu de prière, puis à la communion avec la nature (la création), en passant par l’étude académique des textes bibliques et par la recherche phénoménologique. La danse est pour elle un lieu de savoir et ce savoir peut émaner de tout contexte (Snowber, 132) :

I was continually recreated in the making of dance and movement, words breathing from the body, and I continued to offer these forms in a variety of contexts. The classroom, conference, site-specific work in the natural world became my theatres and cathedrals in which to dance. The borders between sacred and secular broke down. God and Goddess literally jumped out of the box and were found everywhere.

Des présupposés similaires traversent le texte d’Eline Kieft, qui étudie les possibilités de danse dans la nature pour entrer en communion avec la transcendance. Le désir méthodologique, si cher à l’idéal scientifique, apparaît ici dans une tentative d’offrir des conditions propices d’utilisation de mouvements improvisés pour développer une expérience personnelle de danse spirituelle. Dans ce texte, le corps est compris comme le point de départ de toute expérience sensorielle et spirituelle (Kieft, 142) :

[Bodies] help us navigate and co-create context through their sensorial, material dimension, through which we experience and interpret the world around us, negotiate our identities, and create meaning. This means the body is a starting point, not only for dancing, but also for any spiritual experience and our union with the divine. It is there, after all, that we are aware of being touched by the numinous.

Une telle vision fait non seulement écho à la recherche personnelle de Snowber, mais aussi à la justification théologique produite par les Shakers pour défendre leur pratique de la danse : « There is too powerful a connection between the body and mind, and too strong an influence of the mind upon the body, to admit of much activity of mind in the service of God, without the cooperating exercises of the body. » (LaMothe, 118)

Les multiples points de contact qui apparaissent entre les textes de ce dossier — que le lecteur pourra identifier, mais dont nous avons relevé certains des plus importants —, ont permis de repérer quelques grands axes thématiques, mais aussi de noter une certaine évolution dans les visions du corps, de la danse, et de leur rapport au spirituel. Tentons, en guise de conclusion et d’ouverture, de les résumer.

La première évolution que nous relevons concerne la conception et le traitement du corps. Un véritable voyage épistémique est proposé à travers les textes, puisque d’un corps obstacle, qui doit être dompté et dont les mouvements doivent être canalisés, afin que l’âme s’harmonise avec le rythme de l’univers, nous passons à un corps d’« ouverture », compris comme le lieu par excellence où la présence divine peut être ressentie. Corps sensoriel toujours connecté au monde environnant, il est à l’origine de toutes nos perceptions, qui vont à leur tour informer nos expériences et nos réflexions, y compris la perception et l’accueil du numineux. Une réflexion fascinante pourrait d’ailleurs être développée autour du mot « sens », qui se trouve précisément à la croisée de plusieurs champs sémantiques : tantôt organe de perception et d’appréhension du réel, tantôt organisation de ces perceptions en une image ou en une pensée cohérente et tantôt orientation donnée à nos actions ou à notre vie… Il y a probablement là un signe fort en ce qui concerne la centralité de nos perceptions sensorielles pour fonder tout notre vécu et l’intégrer sous la forme d’un « individu » (indivisible, car unique) pour lequel l’idée même d’une divinité peut prendre tout son sens. Mais cela dépasse bien évidemment la cadre de ces quelques lignes.

La seconde mutation concerne la façon dont la danse, dans sa pratique religieuse, rituelle ou spirituelle, est passée d’une célébration hautement communautaire, voire citoyenne, à une activité personnelle. À l’exception de la danse de David, peut-être, il semble que l’Antiquité ait utilisé la danse comme un moyen intégrateur pour l’humain, non seulement au sein de la cité, mais d’abord et avant tout dans la structure de l’univers. Cette vision d’une danse fondamentalement « en groupe » semble d’ailleurs avoir perduré à travers les siècles, ainsi qu’en témoigne le projet des Shakers. Est-il possible que les danses de type bacchique, plus frénétiques et désordonnées, aient été perçues négativement, certes parce qu’elles menaient à un abandon de soi pouvant tourner à la débauche, mais aussi parce le type de transe qui y était expérimenté, de façon plus personnelle, n’induisait pas le même genre d’interaction, de cohérence, entre les danseurs, et donc, figurativement, au sein de la communauté ? Aujourd’hui, en revanche, en contexte plus individualiste, l’expérience personnelle du contact avec le numineux motive la recherche et les pratiques de danse spirituelle. Comme si, par une progressive acceptation et démystification du corps, on était passé d’une danse sacrée mise en oeuvre par le corps social, comme manifestation de l’unité du tout, à une danse expérimentale qui tente de reconnecter le danseur ou la danseuse à un réseau relationnel humain, naturel et universel, qui, bien qu’il soit postulé, ne semble se révéler qu’à ceux et à celles qui exercent leur corpsindividuel et leurs sens pour le percevoir.

En troisième lieu, nous notons un glissement dans la façon dont la transe, l’extase, le transport induit par la présence transcendantale, est décrit (mais peut-être est-ce là une vision partielle, conséquence de la palette d’études spécifique dont le dossier est composé). Cinq des textes abordent en effet la question centrale d’un contact avec le « divin » qui se manifeste à travers des mouvements joyeux, le plus souvent désordonnés, combinés à une sensation de légèreté et de transport (pensons au vocabulaire de l’amour, aux bonds, aux sauts et aux tournoiements du danseur extatique), qui peut mener, dans certaines circonstances, à la frénésie. Et même si les deux derniers textes proposent de canaliser cette soudaine « énergie », afin d’accroître la conscience de l’expérience vécue, l’aspect spontané et improvisé de la réponse y est encore reconnu. Or, ce qui semble changer concerne l’intensité de la réponse. Ce que suggèrent les formes actuelles d’« apprivoisement » de ces expériences à caractère spirituel et de préparation du corps (et du mental) pour détecter et maintenir de façon focalisée de tels contacts avec le numineux ne pointent-elles pas vers une certaine maîtrise de ce moment d’extase ? Sommes-nous témoins, grâce à cette « réconciliation » qui est opérée en nous vis-à-vis de notre corps, d’une sorte de « banalisation » de l’expérience spirituelle ? Après tout, si le spirituel constitue la structure même de la réalité, n’est-il pas normal d’y évoluer en permanence en tant que signifiants, participants à cette spiritualité, plutôt que comme des hôtes plus ou moins volontaires d’un transcendant qui s’invite dans une réalité quasi-irréconciliable, sorte d’invasion subite et transformatrice ? Là encore, une réflexion plus large serait nécessaire.