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Stigmatisé comme obstacle épistémologique, assimilé au tombeau de l’âme (Phéd. 81c et 82d) ou encore à sa prison (Gorg. 493a-b), le corps fait néanmoins chez Platon l’objet d’un soin attentif dans la mesure où il doit, aussi peu que possible, interférer avec les activités de l’âme. La danse peut contribuer à cette domestication du corps. Au livre III de la République, alors qu’est décrite la formation des futurs gardiens de la cité, Socrate range la danse parmi les disciplines qui relèvent de la gymnastique dont le programme est cependant à peine évoqué. Après avoir parlé du régime culinaire, Socrate explique simplement que la gymnastique doit rendre le recours à la médecine inutile (405a). Les activités physiques semblent n’être ainsi qu’un expédient destiné à rendre le corps inoffensif, au point où l’on pourrait penser que, pour Platon, s’il faut prendre soin de son corps, c’est pour qu’il se fasse oublier. Platon affirme en effet qu’il n’est pas utile de parler plus longuement des danses, des jeux gymniques ou équestres, des chasses à courre, car ce qui vient d’être dit de l’éducation en général pourra être aisément appliqué à ces activités physiques (412b)[1].

Si, chez Platon, le corps beau est le corps sculpté par les exercices du gymnase (Gorg. 465b), le corps maîtrisé qui ne vient pas perturber la quête de l’harmonie psychique, il peut toutefois être investi d’un rôle autrement plus significatif dans la quête de l’excellence, notamment grâce à l’apprentissage et à la pratique de la danse. Dans les Lois, tout particulièrement, par la danse, le corps devient l’instrument d’une éducation — ou d’une rééducation — qui vise la maîtrise de ce qui est initialement hors de contrôle, les affects. La danse aide à produire au sein de l’âme une harmonie et un équilibre reflétant l’ordre divin. Ce faisant, Platon se réapproprie une tradition déjà ancienne en Grèce qui accorde à la danse une fonction autant éducative que religieuse (Marrou 1948, 116). Il lui ajoute toutefois une fonction inédite, puisqu’elle acquiert chez Platon le statut de moyen d’expression spirituelle. La danse sera, dans ces conditions, une danse maîtrisée capable de convertir les excès d’un corps abandonné à lui-même en un enthousiasme contrôlé.

Comment le corps, principe de nos passions les plus sauvages, peut-il devenir l’instrument même de leur régulation ? Comment peut-il tout à la fois être à l’origine de nos pulsions les plus bestiales et se constituer en voie d’accès au divin ? La danse joue un rôle particulièrement important dans ce qu’on pourrait appeler la conversion du corps. Elle s’adresse en effet autant au corps qu’à l’âme ; ce faisant, elle déjoue la dichotomie âme/corps et nuance ce qu’on a coutume d’appeler le dualisme platonicien. La danse a pour « matière première » les gesticulations et les mouvements désordonnés de l’enfance qu’elle ordonne en lui instillant le sens du rythme (1.). On ne trouvera cependant chez Platon aucune description physique des mouvements et figures (schèmata) composant une chorégraphie, ce qui l’intéresse, en premier lieu, ce sont les effets que la danse est susceptible de produire dans l’âme via le corps (2.). Parce qu’elle est un don des dieux qui, lors des fêtes religieuses, dansent parmi les hommes, la danse suspend le cours ordinaire de l’existence en introduisant une dimension sacrée au sein de la communauté que Platon a tôt fait de convertir en une instance de stabilisation sociale et politique. Par son pouvoir d’ordonnancement, la danse éduque et rééduque les citoyens et, ce faisant, consolide leur adhésion aux valeurs de la cité (3.).

1. Danse, rythme et ordre

La choreia, l’action de danser en Grèce ancienne, a peu de choses en commun avec ce que nous appelons aujourd’hui danse[2] : associant le chant et la danse (Lois II, 654b), la chorée est une pratique essentiellement collective qui s’organise en groupes de même sexe et de même rang social et qui est interprétée essentiellement dans le cadre des cultes et des fêtes religieuses. Il est à peu près impossible de reconstituer une quelconque chorégraphie, aucun système de notation de mouvement semblable à celui utilisé dans le dialogue De la Danse de Lucien (160 AD) ou dans les Deipnosophistae (215 AD) d’Athenaeus n’existant pour la Grèce archaïque ou classique[3].

Les Lois de Platon constituent cependant à maints égards un témoignage sans égal sur la danse pour l’âge classique, en tant que phénomène social et religieux. Platon ne se contente en effet pas de proposer des hypothèses sur son origine ou d’en décrire la nature, il classe les différents types de danse existants[4]. Au livre VII des Lois, Platon distingue la danse qui imite la parole des Muses (795e) de celle qui produit des corps robustes, agiles et beaux. La première imite les caractères et les actions, elle s’adresse autant à l’âme qu’au corps, la seconde ne concerne que le corps. Plus loin (814e-816d), les types de danse sont encore distingués selon des critères moraux (Cavarnos 1953) : on oppose à la danse noble qui imite les mouvements des corps beaux, celle qui imite les mouvements des corps laids. La première comprend encore deux espèces : la danse pyrrhique (purrhikè) qui est virile, guerrière et violente, la danse pacifique (emmeleia) dont on trouve un exemple dans la danse effectuée lors de la fête spartiate Gumnopaidiai qui se danse nu et sans arme au coeur de la cité, sur l’agora (Sergent 1993). Platon y fait allusion dans les Lois (I, 633c), c’est une fête solaire, en vue de la fécondité, qui consiste aussi en une épreuve de résistance à la chaleur et à l’épuisement (Rép. VIII, 556d).

Platon pense la danse comme un moment essentiel de l’éducation. Chez lui, deux termes peuvent signifier « danse » : le verbe orcheomai et le substantif orchèsis désignent la danse de façon générique (Fitton 1973), tandis que le verbe choreuô et les substantifs choros et choreia renvoient à un type de danse collective spécifique généralement pratiqué dans le cadre des cultes et des fêtes religieuses[5]. La choreia peut correspondre aux entraînements militaires effectués en armes aussi bien qu’aux processions en l’honneur des dieux. C’est une danse de groupe, une combinaison de chant et de mouvements, organisée et non improvisée, au mouvement circulaire, régulier et ordonné. La danse fait en effet l’objet d’une codification précise dont les normes sont définies par la cité. Elle trouve cependant sa matière initiale dans les gesticulations de l’enfance qu’elle ordonne en lui inculquant le sens du rythme :

Or, voici ce qu’ils affirment : c’est l’incapacité où est tout être jeune, sans exception pour ainsi dire, de rester tranquille, de s’abstenir de gesticuler ou de parler ; sans cesse, au contraire, cet être cherche à se remuer ou à se faire entendre : les uns gambadent et bondissent, comme s’ils tressautaient de plaisir à la pensée de se livrer à quelque jeu ; les autres font entendre mille cris[6].

trad. L. Robin

Tous les êtres vivants, quand ils sont jeunes, sont incapables de tenir en place, ils sautent, gesticulent, batifolent avec leurs compagnons en poussant toutes sortes de cris. Pour Platon, l’âme de l’enfant est en tout point comparable à celle de l’animal (Charlot 1975) : fougueux et agité, mû seulement par ses appétits et ses passions, le jeune enfant n’a rien de rationnel en lui, si ce n’est à l’état de pure virtualité (Rép. IV, 441a7-b). Tout son comportement manifeste le désordre et l’agitation d’une âme apparemment prisonnière de la nature corporelle. Mais, en dépit de son appétit pour le désordre, l’âme de l’enfant est apparentée à l’intelligible qui s’annonce dans le sens du rythme et de l’harmonie (Laurent 2002).

Nous avons dit, si vous vous en souvenez, au moment de commencer cette discussion, que, de son naturel, la jeunesse est bouillante, incapable de rester tranquille, de se retenir aussi bien de se remuer que de parler ; qu’elle bavarde et gambade sans arrêt d’une façon désordonnée ; mais que chez elle il y a un sens de l’ordre que peuvent, de part et d’autre, comporter ces actes, tandis qu’aucun des autres animaux n’y atteint jamais : c’est un privilège que la nature humaine est seule à posséder ; que cet ordre dans les mouvements a précisément reçu le nom de rythme, tandis qu’on appelle harmonie une combinaison de sons aigus et de sons graves simultanés ; enfin que l’union de ces deux éléments a été dénommée art choral [7].

trad. L. Robin

L’enfant n’a pas la capacité de penser propre à sa nature, mais ce pouvoir est néanmoins préfiguré par le sens du rythme (Lois II, 664e-665a). L’âme de l’enfant est donc prête à subir l’influence de l’ordre. La fougue et l’agitation propres à l’enfance constituent donc une matière première qui, ordonnée par le rythme (mise en ordre du mouvement) et l’harmonie (ordonnancement de la voix), produit la danse et le chant. Le sens de l’ordre et du désordre étant le propre de l’homme, il est le seul à pouvoir danser et chanter. En produisant du plaisir, la danse est un moyen d’éducation par lequel le corps se façonne et l’âme s’ordonne. La danse ne se réduit donc pas à un seul exercice d’agilité corporelle. L’enjeu est autrement plus important, il s’agit d’instiller un logos dans les gestes du danseur. Aucune place ne sera laissée à l’improvisation, les mouvements du corps sont conçus comme devant être ordonnés. La danse telle que la conçoit Platon est donc complètement inféodée aux impératifs du logos.

2. Penser la danse depuis ses effets sur le corps et l’âme

La danse est d’abord présentée comme une partie de la gymnastique (Rép. III, 412b, Lois II, 673a) dont la fonction est d’éduquer le corps, tandis que la culture ou le « domaine des Muses » (mousikè) s’adresse spécifiquement à l’âme (Lois VII, 795d6-8). La danse est cependant à plusieurs reprises présentée comme ayant une réelle incidence sur l’éducation affective et morale de l’âme, voire dans l’activation de la part divine de l’homme. Loin d’être réduite à un entraînement physique ou à un spectacle divertissant, la danse constitue un moment privilégié de notre développement moral, au point que, dans les Lois, l’Athénien identifie parfois l’éducation à la chorée (Lois II, 672e).

Platon semble donc hésiter à la classer sous l’un ou l’autre des deux secteurs traditionnels de l’éducation. Dans l’Alcibiade (108c), la danse vient ainsi illustrer ce qu’est la mousikè aux côtés du chant et de l’art de jouer de la cithare, tandis que dans la République (II, 376e, III, 412b), la danse est pensée comme une partie de la gymnastique. Les deux grands secteurs de l’éducation ne recoupent cependant pas la distinction corps/âme. La gumnastikè, qui prend soin du corps, n’a pas pour objectif ultime la vigueur physique, elle affecte en dernier recours l’âme (Rép. III, 410b10-c6). Au travers de la danse, le corps agit aussi bien sur le corps que sur l’âme. Mais on ne trouvera pas chez Platon de descriptions physiques des gestes des danseurs, car il ne pense pas la danse de l’extérieur : une chorégraphie est bien imposée au corps du danseur mais Platon ne la décrira pas, les gestes (schèmata) ne pouvant se dire en parole mais seulement être expliqués par « une démonstration expérimentale au moyen du corps lui-même » (Lois VII, 814c7-8). Ce qui intéresse Platon, ce sont les effets qu’elle produit au niveau du corps comme de l’âme qu’elle contribue à équilibrer.

L’anthropologie des Lois n’est plus celle du Phédon (66b-67a) où l’âme et le corps sont pensés comme des antagonistes, elle se rapproche de celle du Timée qui pense que l’harmonie de l’âme ne peut se produire sans qu’un soin particulier ne soit apporté au corps. Le modèle explicatif que le Timée consacre à l’homme est de nature dynamique : les puissances de l’âme comme du corps sont en mouvement et leurs mouvements respectifs doivent s’accorder pour atteindre l’équilibre de l’ensemble. L’harmonisation de l’âme ne se fera donc pas en négligeant le corps. L’être vivant bon et beau doit être équilibré dans son intégralité (Tim. 87c4-5). Cet équilibre est avant tout celui « de l’âme elle-même avec le corps lui-même » (psukhès autès pros sôma auto 87d3) qui permet l’excellence du vivant tout entier (kalon holon to zôon 87d6-7). Les causes de la santé et de l’équilibre du vivant sont désormais définies en termes de mouvement : contre le trouble (la peur, par exemple) et les maladies : « il n’y a effectivement qu’un seul remède : ne mouvoir ni l’âme sans le corps, ni le corps sans l’âme, pour que, se défendant l’une [l’âme] à côté de l’autre [le corps], ces deux parties préservent leur équilibre et restent en santé » (Tim. 88b6-8, trad. L. Brisson). Maintenir la santé respective du corps et de l’âme signifie désormais équilibrer leurs rapports en laissant certes à l’âme le soin de gouverner, mais en se préoccupant aussi du corps. L’harmonisation des relations âme-corps permettra d’éviter tout surdéveloppement de l’un au détriment de l’autre (87e-88b ; 88d). Il s’agit alors de favoriser les activités — parmi lesquelles la danse occupe une place de choix — qui exercent conjointement l’âme et le corps de façon à ce que le principe (archè) du mouvement, c’est-à-dire l’âme (Phèdre, 245c10-11), puisse gouverner toutes les autres formes de mouvement, sans les entraver. Le corps est certes encore conçu en vue de l’âme qui s’y trouve attachée, il en est l’instrument, mais le corps est désormais « une organisation complexe, animée de processus d’échanges, dont on ne peut prendre soin qu’en la considérant comme une complexité dynamique qu’il faut équilibrer et limiter » (Pradeau 1998). Cet équilibre, qu’il s’agisse de celui de l’âme, de celui du corps ou de leurs rapports, n’est cependant pas inné. Chacun appelle des exercices, des activités destinées à favoriser une harmonie qui n’est ni spontanément donnée, ni acquise une fois pour toutes. D’où l’obligation faite aux hommes de pourvoir à cet équilibre en exerçant leur corps et leur âme dans le cadre pédagogique et politique de la cité.

Quand elle obéit aux normes en vigueur dans une cité bonne, la danse peut alors avoir des effets curatifs, non seulement sur les corps qu’elle façonne, mais aussi sur les âmes au sein desquelles elle développe la bonne mesure. Platon met en place une analogie entre le bercement des bébés et la danse pratiquée dans les rites corybantiques, selon un modèle cathartique où la purification d’éléments irrationnels (agitation interne de l’âme) est produite par l’imposition de mouvements similaires mais extérieurs :

Le procédé que l’expérience a fait adopter aux nourrices et dont elles ont reconnu l’utilité pour leurs marmots, c’est aussi celui des femmes qui pratiquent la cure de la frénésie des Corybantes : effectivement, quand les mères ont quelque intention d’endormir des enfants qui ont le sommeil difficile, ce n’est pas la tranquillité qu’elles leur procurent, mais au contraire du branlement, puisqu’elles ne cessent de les secouer sur leurs avant-bras, et c’est, à la place du silence, une mélopée quelconque : procédant ainsi sur les jeunes enfants à une sorte d’incantation analogue à celle qui sert à guérir les transports bachiques, recourant à cette cure de branlement qui unit de la musique à un rythme de danse[8].

trad. L. Robin

Platon part d’une observation naturelle et empirique : les nourrices calment l’âme agitée des enfants en les berçant, et non en les immobilisant de force. Les mouvements réguliers du balancement associés au chant d’une berceuse ont une influence apaisante[9]. Cette combinaison de balancements rythmés et de chant évoque directement la dimension « trinitaire » (Séchan 1930) de la chorée, comme ensemble de paroles, de sons et de mouvements corporels. Des mouvements provenant du dehors modèrent progressivement les mouvements internes irrationnels. Il s’agit alors de maintenir la régularité de ces mouvements en les imprimant au corps à intervalle égal.

Le procédé utilisé par la cure destinée à guérir les états dits corybantiques est analogue à celui employé pour calmer les petits enfants apeurés. Aux mouvements irréguliers on oppose des mouvements rythmés qui les tempèrent, et, ce faisant, on produit sur l’âme des effets apaisants. On passe par le corps pour toucher l’âme. Les rituels corybantiques soignent des états frénétiques pathologiques, voire morbides (agitations internes, arythmie cardiaque, mouvements corporels violents et, pour finir, état frénétique généralisé), par une autre forme de folie (mania) ou d’enthousiasme provoqué par une danse (mouvements imposés de l’extérieur) menée au son de la flûte (aulos) (790e10-791b1)[10]. Le principe du traitement platonicien est homéopathique (Belfiore 1986) : la mania est soignée par une autre forme de mania, mais si la première est considérée comme nocive, la seconde, provoquée volontairement et contrôlée, est salutaire car elle apaise l’âme. Le désordre intérieur à l’âme est délibérément accentué par les mouvements de danse et la musique dont la puissance est renforcée par l’effet de groupe et l’exemple des « meneurs », pour finalement se résoudre en un ordre meilleur[11]. La danse a le pouvoir de remettre de l’ordre, et, naturellement, Platon va l’utiliser à des fins politiques.

3. La danse comme organe de contrôle social

Si les animaux peuvent exprimer par des mouvements ce qu’ils éprouvent, seul l’homme est conscient de l’ordre et possède le sens du rythme (Lois II, 664e3-665a3). En ceci, il est supérieur aux animaux. Mais ce sens du rythme, de l’ordre et de l’harmonie n’est pas inné, il ne peut se concrétiser sans effort et doit être développé de façon adéquate par l’éducation. Cette prédisposition à la connaissance de l’ordre est un don des dieux, en l’honneur de qui des fêtes de reconnaissance ont été instituées :

Notez maintenant que, si l’éducation consiste en cette discipline réglée des plaisirs et des peines, celle-ci se relâche chez les hommes et se corrompt en bien des points au cours de la vie. Mais les dieux, prenant en pitié la condition laborieuse qui est naturelle à l’espèce humaine, ont institué pour elle, en vue de la reposer de son labeur, l’alternance des fêtes en leur honneur, et, pour l’accompagner dans ces festivités, ils lui ont donné les Muses, avec Apollon, qui mène leur choeur, et Dionysos ; afin que ces divinités en maintiennent la rectitude, ainsi que la façon de vivre au cours de fêtes célébrées en compagnie de divinités[12].

trad. L. Robin

Si les dieux ont fait don de la danse aux hommes par pitié, pour compenser leur vie de labeur, sa fonction ne se réduit pas à procurer du délassement. La danse tente aussi de conforter en nous ce qu’a pu instituer l’éducation, mais que le devenir ne manque pas de corrompre. Elle représente donc une forme de réactivation spirituelle, en ce qu’elle ravive et consolide les sentiments inculqués par l’éducation durant l’enfance. Les dieux y dansent en compagnie des hommes, tout en restant invisibles[13]. La danse est alors expression de la joie et hommage aux dieux. Danse circulaire, la choreia renvoie aussi à la course des étoiles (Tim. 40c3) en qui Platon voit des divinités (Rép. 508a4). Le mouvement circulaire, par son caractère achevé et uniforme, est le plus parfait et donc le plus divin (Pol. 269d5-e5)[14]. En dansant la choreia, les citoyens imitent donc l’immortalité des astres divins. Les fêtes à l’occasion desquelles on danse introduisent, par conséquent, dans l’existence humaine, minée le plus souvent par un quotidien laborieux, une dimension transcendante (Mouze 2005, 220) : les dieux en sont à l’origine, ils y dansent en compagnie des hommes et en sont les destinataires, ces célébrations étant censées attirer leurs faveurs.

La danse prend racine dans le sens du rythme, comme la musique dans celui de l’harmonie, ce faisant, elle est aussi une formidable puissance d’ordonnancement que Platon ne manque pas de convertir en instance de stabilisation sociale et politique. La danse éduque l’homme par le ressort du plaisir et de la peine qui préfigurent la vertu et le vice (Lois II, 653a5-9). Les sentiments de plaisir et de peine peuvent en effet être éduqués, ou mieux conditionnés. L’enfant finit par aimer ce qu’on l’habitue à apprécier, et par détester ce que l’on encourage à ne pas aimer (653b1-c4). Et la danse tient une place importante dans cet entraînement, en ce qu’elle s’adresse directement à nos affects. Il s’agit progressivement de transformer les sensations confuses de l’enfant et de rectifier ses évaluations spontanées. L’homme n’a que peu de chance de devenir sage, ou alors seulement sur le tard, la sophia nécessitant la contribution d’une expérience qui est le privilège de la vieillesse. Ses affects peuvent cependant être accordés aux lois de la cité bonne. Dès sa plus tendre enfance, garçons et filles sont ainsi pris en charge par la cité. Leurs jeux, leurs comptines et leurs danses sont contrôlés de façon à façonner les futurs citoyens. Le plaisir qu’ils prennent à danser et à chanter est littéralement orchestré par le législateur. Les enfants et les jeunes gens, naturellement ardents, incapables de tenir en repos leur corps ou leur voix, deviendront, grâce à l’apprentissage et à la pratique de la danse, capables d’apaiser leurs impulsions déréglées. Par la danse et la musique, les futurs citoyens sont entraînés à éprouver du plaisir et de la peine de façon droite, ce qui contribue à les conditionner à la vertu.

On ne cessera donc pas de danser une fois atteint l’âge adulte. Si la danse a une fonction éducative, elle contribue aussi à réactiver les effets de l’éducation acquise durant l’enfance tout au long de l’existence. Les citoyens les plus âgés qui répugnent à remplir leur fonction incantatoire seront encouragés à dépasser leur aversion par la consommation modérée de vin (Lois II, 665b-666a) (Mouze 2005 ; Belfiore 1986) : le vin a des effets émollients, il ramollit littéralement l’âme des vieillards à l’èthos (caractère) sclérosé, les ramenant à un état d’enfance (Lois I, 645e5-6) et le débarrassant, pour un temps, de la réserve (aidôs) qui vient plus ou moins naturellement avec l’âge.

Le citoyen ordinaire des Lois reste d’une certaine façon un enfant qui, toute sa vie, a besoin d’être rééduqué (Woerther 2007, 113). Les plus âgés seront néanmoins les détenteurs de l’autorité en matière de chants et de danses et les garants de leur conformité aux lois (670a7-b4) :

Nos quinquagénaires, oui, doivent être mieux que personne instruits en matière de musique chorale pour tous ceux à qui il convient de chanter ; car il est nécessaire qu’il y ait chez eux, en ce qui concerne le discernement de rythmes et des harmonies, une sensibilité particulièrement fine. Autrement, de quelle manière reconnaîtra-t-on la correction des mélodies ?

trad. L. Robin

Il convient aux plus âgés de sélectionner les chants et les danses propres à encourager l’amour de la vertu, du moins des bonnes moeurs, dans la cité auprès des plus jeunes (670e1). L’organisation et l’administration des différents choeurs au sein de la cité se fait en fonction de l’âge. Il en existe trois : le premier, le choeur des Muses, est composé d’enfants, le second dirigé par Apollon est pour les hommes de moins de trente ans (664b-d) ; au troisième appartiennent les hommes âgés de trente à soixante ans, c’est le choeur de Dionysos (665a-b), qui est aussi le plus noble. Les plus âgés sont les garants de la conformité des danses aux lois, et ils doivent s’assurer qu’aucune modification n’y est introduite (670d). Les mélodies qui accompagnent les danses sont fixées une fois pour toute, les modifier revient à transgresser la loi : « que rien ne soit changé […] dans la façon de danser » (Lois VII, 800a6-7). Il faut préserver la musique comme la danse de toute innovation, de toute modernisation, de tout effet de mode dont Platon redoute les effets « démoralisants » au sens littéral sur les âmes des citoyens (Lois, 656c-e). Il ne faut donc pas s’écarter des bons modèles une fois ceux-ci fixés, au risque de favoriser la dissension au sein de la cité. Un « modèle homéostatique » (Lonsdale 1993, 34) fige en effet les phénomènes culturels dans la cité des Magnètes, l’évolution, le changement étant nécessairement pensés comme dégénérescence en contexte platonicien. La valorisation platonicienne du modèle établi comme classique dont tout écart constitue une déviation ou une anomalie renvoie à sa conception ontologique selon laquelle le changement est en soi inintelligible et donc immaîtrisable (Perez 2003). Chez le Platon vieillissant des Lois on trouve des formules convenues de cette supériorité de l’ancien par rapport au nouveau : au livre VII à propos de la stabilité des jeux dans les cités, il est dit que « le fait de blâmer l’ancien (archaiotèta) est mauvais pour les cités » (797d1). L’idéalisation de l’ancienneté chez Platon véhicule en réalité un désir de stabilité, envers de l’angoisse qu’inspire à Platon tout ce qui change. Si le plaisir pris à danser peut être un formidable outil éducatif ou un puissant organe de contrôle social, mal orienté, son pouvoir d’influence peut se révéler extrêmement dangereux pour l’équilibre de la cité.

Autour de la chorée se retrouve l’ensemble des citoyens, en tant que participants ou simples spectateurs, pour les plus âgés (657d). La danse est un instrument de socialisation, et, aux mains des membres les plus vieux du groupe (813b-d), elle devient un organe de contrôle social (Lonsdale 1993, 38). Comme institution politique, la chorée renforce la cohésion de la cité et consolide l’adhésion de ses membres à ses valeurs. L’unification de la cité se fait au prix d’une sélection : les esclaves et les étrangers sont exclus de la choreia, tandis que les citoyens se voient interdits de prendre part aux danses comiques que Platon qualifie de viles et de corruptrices (816e).

La performance chorale détermine le rapport aux dieux en même temps qu’elle structure la société. La minutie avec laquelle Platon décrit dans les Lois (816c4-5) quand, comment et pour qui on danse et, surtout, qui danse s’explique par l’importance sociale de la choreia. Platon établit ainsi un calendrier très précis des fêtes religieuses et des danses qui en constitueront les moments forts. Les danses ne sauraient être partagées par les divinités, chaque divinité a son ou ses propres types de choros qui seront dansés par une cohorte déterminée en fonction de l’âge et du genre. Mieux, chaque dieu se voit consacré un mois entièrement dévolu à sa célébration (828c4)[15]. L’organisation des cultes religieux révèle chez Platon un réel souci du cloisonnement[16]. C’est tout le paradoxe de la pensée politique platonicienne que de construire l’unité et la cohésion de la cité sur une stricte séparation des différents éléments qui la composent. Si, dans la République (IV. 433a-e), la justice comme harmonie émerge d’une division de la cité en classes sociales et d’une stricte répartition des tâches, dans les Lois, l’unification de l’ensemble des citoyens passe par une stricte répartition de leur rôle respectif en fonction de leur genre et de leur âge. Les fêtes religieuses et la danse en particulier constituent un outil de socialisation et même de politisation (notamment à l’égard des jeunes filles et des femmes que Platon veut arracher à la sphère domestique ; voir Natali 2005), elles deviennent en même temps un moyen de séparer les membres de la cité en différentes catégories étanches les unes aux autres. Platon exploite ainsi les ressources d’une religion polythéiste (Kowalzig 2004) qui, en lui donnant l’opportunité de démultiplier les festivités, lui offre par là-même la possibilité de distinguer, séparer et même cloisonner les différentes catégories qui composent la cité en leur assignant des rôles dont ils ne devront sous aucun prétexte s’écarter.

La danse prend une importance remarquable au sein de l’éducation des Lois au point que Platon n’hésite pas à identifier « l’homme bien éduqué » (o kalôs pepaideumenos) à celui qui « a appris à danser et à chanter de la bonne façon » (adein te kai orcheisthai dunatos kalôs) (654b). Loin de se réduire à une activité physique ou sportive, ni même à un spectacle divertissant, la danse, quand elle se fait choreia, éduque le corps et l’âme. Elle apparaît ainsi comme un art complet. Dans sa version mimétique, quand elle imite la parole des Muses, la danse encourage l’amour des bonnes moeurs, elle devient alors un moment essentiel de l’éducation morale. Don des dieux, elle permet enfin d’entamer un dialogue avec les divinités qui dansent parmi les hommes lors des fêtes religieuses.

La danse n’est cependant jamais à elle-même sa propre fin chez Platon. Rien ne lui est plus étranger que l’idée d’un art qui ne s’accomplirait pas dans une dimension autre qu’esthétique. Alors même qu’elle est pensée comme ce qui introduit du transcendant ou du sacré au sein de la cité, rompant ainsi le quotidien ordinaire et souvent laborieux des hommes, elle est réinvestie par le champ politique. Danser, c’est avant tout introduire de l’ordre là où règne le désordre. Ce faisant, au niveau de l’individu comme au niveau de la collectivité, la danse se fait organe de contrôle social, d’autant plus efficace qu’elle est plaisante.