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« […] si le prophète Amos venait aujourd’hui chez nous, il ne changerait en rien ses paroles » (da Silva et Lessard 1997, 9) : il me semble que les mots « aujourd’hui » et « chez nous » caractérisent un élan du travail d’Aldina da Silva, dans lequel je voudrais inscrire cette participation à l’ouvrage qui lui est dédié[1].

« Aujourd’hui » comme dans Ruth : un évangile pour la femme aujourd’hui (da Silva 1996), comme dans La mémoire au féminin : essai sur l’identité des marranes d’aujourd’hui (da Silva et Benïm-Ouaknine 1996). Un « aujourd’hui » qui peut sembler paradoxal – Aldina da Silva était historienne et occupait la fonction de présidente de l’« Association des Études du Proche-Orient ancien » – et qui, pour les études bibliques, résonne comme un défi.

Comment prendre en compte le fait que la Bible n’est pas seulement un livre ancien mais aussi un texte que lisent, dans l’aujourd’hui du 2 septembre 2020, où j’écris cet article, des croyants ou non-croyants ? Et comment, dans cette perspective, échapper aux deux pièges que sont, d’une part, une interprétation anachronique de ces textes et, d’autre part, un traitement qui en ferait des pièces rapportées du passé, figées dans leur époque d’origine ?

« [C]hez nous » comme les emplois de la première personne du pluriel dans les ouvrages d’Aldina da Silva au sein de la collection « Parole d’actualité[2] » : « Nous vivons aujourd’hui des détresses semblables à celles qu’ont vécues Noémi et Ruth » (da Silva 1996, 32) ; « Nous nous proposons surtout de lire ce récit [celui d’Esther] à la lumière de notre société actuelle » (da Silva 2000, 8).

Par ce « chez nous », les textes bibliques existent non dans un aujourd’hui abstrait, mais dans celui de la société précise où vit Aldina da Silva[3], une société qu’elle décrit notamment comme « un pays tenu pour riche » mais où se mêlent « [l]e Premier-Monde » et « le Tiers-Monde[4] ». Par ce « chez nous », les textes de la Bible sont aussi inscrits dans la vie individuelle de premières personnes au singulier : le « je » du lecteur ou de la lectrice à laquelle s’adressent les encadrés de la collection « Parole d’actualité[5] », mais aussi le « je » d’Aldina da Silva elle-même, quand elle introduit son livre sur Esther en évoquant les contes que lui lisait sa mère[6] ou quand elle commence celui sur Amos en rapportant une conversation entre une mère pauvre et son petit enfant, qui lui permet de poser la question des liens entre ce livre prophétique et la société contemporaine[7].

En m’inspirant d’Aldina da Silva, je commencerai cet article avec un « je » : le « je » d’Art Spiegelman, auteur de bandes dessinées américain. Le texte dans lequel il évoque la nuit ayant suivi le suicide de sa mère se termine par l’expression, à la première personne, d’une terreur : « La nuit fut affreuse… mon père avait insisté pour qu’on dorme par terre – une vieille coutume juive, je pense. Il me serrait contre lui et a gémi toute la nuit. Je me sentais mal… nous étions terrifiés » (Spiegelman 2008, non paginé).

Cette terreur est a priori paradoxale. Par quoi le personnage et son père peuvent-ils être terrifiés ? Est-ce par le sort de la mère suicidée après sa mort ? Est-ce par leur propre mort à venir, que la disparition de la mère rend plus présente à leur esprit ? Par la vie des jours, mois et années qui suivront, à construire en l’absence de la disparue ?

Ma proposition est de lire cette mystérieuse terreur « à la lumière[8] » d’une autre peur dont les raisons demeurent elles aussi inconnues : celle de trois femmes – « Marie de Magdala, Marie de Jacques et Salomé » (Μαρία ἡ Μαγδαληνὴ καὶ Μαρία ἡ [τοῦ] Ἰακώβου καὶ Σαλώμη) (Mc 16, 1) –, à la fin de l’Évangile selon Marc. Ces femmes, venues « embaumer » (ἀλείψωσιν) (16, 1) le corps de Jésus, découvrent son tombeau ouvert et y rencontrent un « jeune homme » (νεανίσκος) (16, 5), qui leur annonce que Jésus « a été réveillé » (ἠγέρθη) (16, 6) et leur demande de porter la nouvelle « à ses disciples et à Pierre » (τοῖς μαθηταῖς αὐτοῦ καὶ τῷ Πέτρῳ) (16, 7). Leur réaction, qui constitue les derniers mots de l’Évangile selon Marc[9], est la suivante :

Καὶ ἐξελθοῦσαι ἔφυγον ἀπὸ τοῦ μνημείου, εἶχεν γὰρ αὐτὰς τρόμος καὶ ἔκστασις· καὶ οὐδενὶ οὐδὲν εἶπαν· ἐφοβοῦντο γάρ[10]. Et elles sortirent du tombeau en prenant la fuite, car un tremblement et un bouleversement les avaient saisies : et elles ne dirent rien à personne, elles étaient paniquées[11] en effet.

16, 8

Pour trois raisons, cette peur est mystérieuse.

Premièrement, son objet demeure inconnu : on ne sait pas de qui ou de quoi exactement les trois femmes ont peur puisque le verbe « être paniqué » (ἐφοβοῦντο) n’a ici aucun complément, contrairement à la façon dont le narrateur l’utilise quand, après la parabole des vignerons meurtriers (12, 1-9) et la parole sur la pierre d’angle (12, 10-11), il signale que les adversaires de Jésus s’abstiennent de le faire arrêter car « ils avaient une peur panique de la foule » (ἐφοβήθησαν τὸν ὄχλον) (12, 12).

Deuxièmement, cette peur est paradoxale. Elle succède en effet à l’annonce d’une bonne nouvelle : celle, portée par un jeune homme, que Jésus est de nouveau vivant – un sens qu’il est possible de donner au verbe « il a été réveillé » (ἠγέρθη) (16, 6).

Troisièmement, cette peur succède à une autre ressentie par les femmes, que le jeune homme a essayé de dissiper. Lorsqu’elles découvrent ce dernier dans le tombeau, « elles furent stupéfaites » (ἐξεθαμβήθησαν) (16, 5)[12]. Cette réaction est suivie aussitôt d’un impératif, de la part du jeune homme : « Ne soyez pas stupéfaites ! » (Μὴ ἐκθαμβεῖσθε) (16, 6). Si on considère l’épisode de la visite au tombeau dans son ensemble, il est donc difficile de savoir si la peur finale est cette stupéfaction initiale qui persiste ou une peur nouvelle, d’une autre nature. Dans un cas comme dans l’autre, la réaction des trois femmes est de la peur.

De quoi les trois femmes ont-elles donc peur ? Cette crainte peut-elle être rapprochée de la mystérieuse crainte qui assaille Art Spiegelman et son père à un moment de la seconde moitié du xxe siècle ?

Mon hypothèse est que la peur des femmes, comme la peur du père et du fils Spiegelman, peut se comprendre comme la manifestation de ce que la psychiatre Annette Levillain-Danjou nomme un « deuil non-fait [sic] » (Levillain-Danjou 2008) lorsqu’elle expose deux exemples de cas où un deuil inachevé s’accompagne de manifestations de peur.

Le second de ces deux cas (Levillain-Danjou 2008, 57-60) me paraît le plus proche de la situation des trois femmes au tombeau. Une personne, qu’Annette Levillain-Danjou nomme « Monsieur C. » (57), vient la consulter à la suite de « crises d’angoisse fréquentes » (57) au cours desquelles il a « peur de mourir » (58). Pendant la consultation, Monsieur C. évoque son père, mort d’un cancer un an exactement avant que ne survienne sa « première crise d’angoisse » (58) – un père qu’il a refusé de voir sur son lit de mort et à l’enterrement duquel il était absent (58).

Pour Annette Levillain-Danjou, Monsieur C. n’a pas fait le deuil de son père. Comme il le déclare de manière très significative, « quand j’ai appris qu’il [son père] était mort, je n’ai pas voulu aller le voir… c’est-à-dire mort » (58). Selon la psychiatre, deux phénomènes en ont résulté. D’une part, Monsieur C. a intégré à sa psychè son père mort, à la manière d’un « double ». D’autre part, il s’est identifié[13] à ce « double[14] ». C’est une telle identification qui est à l’origine de l’angoisse qu’il éprouve : « cette identification est génératrice d’angoisse. Elle implique que le fils suive le même destin que le père » (60). Autrement dit, la peur récurrente du patient est d’abord un problème relationnel : celui d’une proximité trop grande avec un père mort que le fils n’a pas, pour ainsi dire, laissé mourir.

La terreur ressentie par Art Spiegelman et son père, tout comme la « peur » éprouvée par les trois femmes sortant du tombeau, peut-elle également s’expliquer par une identification, à une personne morte dans le premier cas, et, dans le second, à une personne morte et ressuscitée ?

Deux dangers sont à éviter avant de s’engager plus avant dans cette hypothèse.

Le premier est celui de l’anachronisme stérile. Comme le rappellent Damien Boquet et Didier Lett, les émotions et la manière dont elles sont perçues n’ont pas une nature fixe mais varient au cours de l’histoire (Boquet et Lett 2018, 11). Il en est de même pour le deuil. David Konstan a ainsi proposé que les Grecs de l’Antiquité ne considéraient ce dernier ni comme une émotion ni comme un ensemble d’émotions. Selon lui, les Grecs entendent en effet que quiconque ressent une émotion peut en évaluer le caractère juste ou injuste, une évaluation qui est radicalement impossible dans le cas du deuil puisque, envisagé indépendamment des circonstances de la mort, le deuil en lui-même n’a pas de responsable (Konstan 2006)[15]. Au contraire, au XXe siècle, les émotions sont centrales dans le modèle en cinq phases qu’Elisabeth Kübler-Ross propose pour décrire ce que vit une personne à l’approche de sa propre mort (Kübler-Ross 1969) ou lorsqu’elle est confrontée à un deuil (Kübler-Ross et Kessler 2005) : déni, colère, marchandage, dépression, acceptation. L’historicité des émotions et du deuil requiert donc de n’approcher qu’avec prudence la peur et le deuil de Marie de Magdala, Marie de Jacques et Salomé au Ier siècle ; sans oublier ceux d’Art Spiegelman et de son père au XXe siècle et ceux de « Monsieur C. » au début du XXIe[16].

Le second danger à éviter est celui d’une méprise quant à l’objet étudié. Alors que « Monsieur C. » est une personne réelle[17], Art Spiegelman et son père, tout comme les trois femmes de Marc 16, sont des personnes réelles transformées en composantes d’une oeuvre – des personnages confrontés à la mort d’un autre personnage.

Pour éviter ces deux risques, faudrait-il renoncer à comprendre la peur dans Marc 16 comme la manifestation d’un deuil non fait ? Je pense que non, car un lien entre peur et deuil apparaît également dans un autre chapitre de l’Évangile selon Marc. Alors que le « chef de synagogue » (Mc 5, 22) Jaïre vient d’apprendre que sa fille est morte (5, 35), Jésus lui déclare : Μὴ φοβοῦ, μόνον πίστευε. « Ne sois pas paniqué, crois seulement » (5, 36). Le lien éventuel entre peur et deuil n’est donc ni une spécificité du XXIe siècle ni quelque chose d’impossible dans l’univers textuel de l’évangile.

La peur finale des femmes de l’Évangile selon Marc est-elle due à un deuil non fait, et donc à une trop grande proximité avec Jésus ? Proposer des éléments de réponse à cette question est possible en rapprochant la fin de l’Évangile selon Marc de deux autres passages du même texte : les récits de la tempête apaisée (4, 35-41) et de la marche sur les eaux (6, 47-52). De fait, dans les deux cas, une peur apparaît alors qu’a priori rien n’est à craindre. En revanche, dans les deux cas également, cette peur est l’indice d’une trop grande proximité entre Jésus et ses disciples. Un tel rapprochement entre ces trois passages de l’évangile permet de penser la peur des trois femmes comme une distance non acceptée, ce que je proposerai de mettre en lien avec la place de cet épisode dans une fin qui apparaît comme abrupte et surprenante. Autrement dit, j’envisagerai un lien possible entre, d’une part, le phénomène psychique du deuil non fait, et, d’autre part, la sensation d’inachèvement que le lecteur de Marc peut ressentir à la fin de l’évangile.

1 La tempête apaisée, la marche sur les eaux et la visite au tombeau : trois distances refusées

Plusieurs points communs justifient une lecture en synopse des récits de la tempête apaisée, de la marche sur les eaux et de la visite au tombeau.

En plus d’être liés par un même lieu, la mer, les deux premiers récits commencent avec la mention d’un vent dangereux (dans le premier : « Et il survient une grande tempête de vent » Καὶ γίνεται λαῖλαψ μεγάλη ἀνεμοῦ [Mc 4, 37] ; dans le second : « car le vent leur était contraire », ἦν γὰρ ὁ ἄνεμος ἐναντίος αὐτοῖς [6, 48]). Les deux se terminent également par la mention de ce même vent qui retombe, exprimée à chaque fois dans les mêmes termes : « le vent retomba » (ἐκόπασεν ὁ ἄνεμος) (4, 39 et 6, 51).

Des liens existent également entre ces récits et celui sur la visite au tombeau. Dans le récit de la tempête apaisée, Jésus « réprimanda le vent après s’être réveillé (διεγερθείς) » (4, 39). Le verbe διεγείρω est également employé, sans le préfixe, dans le récit de la visite des trois femmes : « il a été réveillé » (ἠγέρθη) (16, 6). Plusieurs autres indices conduisent à envisager le récit de la marche sur les eaux dans ses différentes versions – non seulement chez Marc, mais aussi dans les autres évangiles canoniques – comme « un récit de résurrection déplacé » (Madden 1997, 116), ce qui renforce les liens avec le récit de la visite au tombeau, où le jeune homme annonce que Jésus est revenu à la vie[18].

Les trois récits présentent par ailleurs deux autres points communs directement liés à la question de la peur envisagée comme la manifestation d’une distance refusée vis-à-vis de quelqu’un.

Premièrement, on a remarqué que la peur des femmes à la fin de l’Évangile selon Marc était une peur persistante ou une peur nouvelle par rapport à une première peur : elles « furent stupéfaites » en découvrant le jeune homme dans le tombeau ouvert (Mc 16, 5) ; celui-ci a essayé de dissiper cette frayeur (« Ne soyez pas stupéfaites ! », Μὴ ἐκθαμβεῖσθε) (16, 6) mais, à la fin du passage, malgré tout, « elles étaient paniquées en effet » (ἐφοβοῦντο γάρ) (16, 8).

De même, dans le récit de la tempête apaisée, les disciples ont peur, ce que Jésus souligne (« Pourquoi êtes-vous craintifs ? », Τί δειλοί ἐστε [4, 40]), et ces mots sont suivis de la mention d’une peur nouvelle, différente de la première, puisqu’elle ne concerne plus la menace de la tempête, mais l’intervention de Jésus qui parvient à calmer celle-ci (cf. la fin de 4, 41) : « Et ils furent paniqués d’une grande panique », Καὶ ἐφοβήθησαν φόβον μέγαν (4, 41).

De même également, quand les disciples voient Jésus marcher sur les eaux, « ils furent saisis par un trouble » (ἐταράχθησαν) (6, 50), que Jésus essaie de dissiper (« Rassurez-vous : c’est moi, ne soyez pas paniqués », Θαρσεῖτε · ἐγώ εἰμι, μὴ φοβεῖσθε [6, 50]), mais cette peur fait place à une émotion du même ordre, quand il les rejoint dans la barque : « et, en eux-mêmes, ils furent extrêmement [fortement] hors de leurs sens » (καὶ λίαν [ἐκ περισσοῦ] ἐν ἑαυτοῖς ἐξίσταντο) (6, 51).

Deuxièmement, les trois passages insistent sur l’existence et l’identité séparées de Jésus par rapport à ses disciples.

Le récit de la tempête apaisée commence en indiquant que les disciples prennent Jésus dans la barque « comme il était » (ὡς ἦν) (4, 36), ce qui est, selon moi, une manière de souligner l’identité du personnage dans ce qu’elle peut comporter d’opaque et d’inexprimable, donc d’inaccessible pour les disciples. Le récit isole ensuite Jésus par rapport aux autres personnages : « Et lui[19], il était à la poupe, sur un oreiller, à dormir » (Καὶ αὐτὸς ἦν ἐν τῇ πρύμνῃ ἐπὶ τὸ προσκεφάλαιον καθεύδων) (4, 38). Les disciples ressentent d’ailleurs une distance entre eux et Jésus et ils la lui reprochent : « Maître, ce n’est pas un souci pour toi que nous périssions ? » (Διδάσκαλε, οὐ μέλει σοι ὅτι ἀπολλύμεθα) (4, 38). Les disciples réprimandent Jésus parce qu’il ne leur semble pas former un « nous » avec eux.

De la même façon, le récit de la marche sur les eaux met d’abord en place une séparation entre Jésus et ses disciples, qui se présente comme une séparation spatiale : « Et le soir venu, la barque [avec les disciples – cf. 6, 45] était au milieu de la mer et lui [Jésus], seul, sur la terre » (Καὶ ὀψίας γενομένης, ἦν τὸ πλοῖον ἐν μέσῳ τῆς θαλάσσης, καὶ αὐτὸς μόνος ἐπὶ τῆς γῆς) (6, 47). La suite du passage maintient cette séparation en montrant que Jésus, en marchant sur les eaux, ne cherche pas à rejoindre ses disciples, mais, au contraire, à les dépasser : « et il voulait aller plus loin qu’eux » (καὶ ἤθελεν παρελθεῖν αὐτούς) (6, 48).

La fin de l’Évangile selon Marc présente un autre genre de séparation. Jésus n’est plus un acteur, mais un personnage dont on parle : « vous cherchez Jésus, le Nazarénien, le crucifié » (Ἰησοῦν ζητεῖτε τὸν Ναζαρηνὸν τὸν ἐσταυρωμένον) (16, 6). Il est un absent, dont la seule trace est le lieu où il a été, mais où il n’est plus : « il n’est pas ici ; voyez, le lieu où on l’avait mis » (οὐκ ἔστιν ὧδε · ἴδε, ὁ τόπος ὅπου ἔθηκαν αὐτόν) (16, 6).

Puisque chacun de ces trois passages comporte à la fois la mention d’une peur nouvelle ou persistante et celle d’une séparation entre Jésus et certains personnages, je fais l’hypothèse que cette peur est semblable à celle que ressentent d’une part Art Spiegelman et son père, et d’autre part « Monsieur C. » ; autrement dit, elle est assimilable à une peur due à un deuil non fait. Elle serait donc liée à une séparation non acceptée avec une personne vivante ou morte.

Dans les deux récits se déroulant sur la mer, le refus de la séparation se manifeste dans la perception de l’identité de Jésus par les autres personnages. Dans le récit de la tempête apaisée, le narrateur établit un lien entre la peur finale des disciples et leur interrogation au sujet de l’identité de celui qui a calmé le vent et la mer (4, 39) :

Καὶ ἐφοβήθησαν φόβον μέγαν, καὶ ἔλεγον πρὸς ἀλλήλους · Τίς ἄρα οὗτός ἐστιν, ὅτι καὶ ὁ ἄνεμος καὶ ἡ θάλασσα ὑπακούει αὐτῷ ; Et ils eurent peur d’une grande peur et ils se disaient les uns aux autres : « Qui donc est celui-ci, puisque même le vent et la mer lui obéissent ? ».

4, 41

Les disciples ne comprennent pas qui est Jésus et cette irrémédiable altérité est pour eux une source d’angoisse.

De même, à la fin du passage sur la marche sur les eaux, la peur des disciples apparaît comme une conséquence de la manifestation des pouvoirs de Jésus, donc d’une partie de son identité qui leur échappe[20] :

Καὶ ἀνέβη πρὸς αὐτοὺς εἰς τὸ πλοῖον, καὶ ἐκόπασεν ὁ ἄνεμος · καὶ λίαν [ἐκ περισσοῦ] ἐν ἑαυτοῖς ἐξίσταντο. Et il monta vers eux dans la barque, et le vent retomba ; et, en eux-mêmes, ils furent extrêmement [fortement] hors de leurs sens.

6, 51

Si on en revient maintenant à la fin de Marc 16, il est significatif que la visite des femmes au tombeau s’inscrive dans une continuité avec plusieurs détails dans la narration que l’on pourrait décrire comme des tentatives de s’approprier le corps de Jésus. À la fin du chapitre 15, « Joseph d’Arimathie » « demanda le corps de Jésus » (ᾐτήσατο τὸ σῶμα τοῦ Ἰησοῦ) (15, 43), ce que Pilate lui accorde : « il fit don de la dépouille à Joseph » (ἐδωρήσατο τὸ πτῶμα τῷ Ἰωσήφ) (15, 45). Jésus est alors réduit à un corps qu’on peut demander et donner, un quasi-objet[21] qu’on peut enfermer, en l’occurrence dans un tombeau :

Καὶ ἀγοράσας σινδόνα, καθελὼν αὐτόν, ἐνείλησεν τῇ σινδόνι, καὶ ἔθηκεν αὐτὸν ἐν μνημείῳ, ὃ ἦν λελατομημένον ἐκ πέτρας· καὶ προσεκύλισεν λίθον ἐπὶ τὴν θύραν τοῦ μνημείου. Et ayant acheté un linceul, l’ayant descendu [Jésus], il [Joseph] l’enveloppa dans le linceul, et il le plaça dans un tombeau, qui était creusé dans la pierre ; et il roula une pierre devant la porte du tombeau.

15, 46

L’ensemble des manipulations du corps de Jésus est encadré par deux indications sur le regard de certaines femmes, parmi lesquelles trois sont mentionnées : celles qui se rendent, « le sabbat étant passé » (διαγενομένου τοῦ σαββάτου) (16, 1), au tombeau ouvert de Jésus. Ce regard est exprimé, dans les deux cas, par le verbe « contempler » (θεωρῶ) :

Ἦσαν δὲ καὶ γυναῖκες ἀπὸ μακρόθεν θεωροῦσαι, ἐν αἷς καὶ Μαρία ἡ Μαγδαληνή, καὶ Μαρία ἡ Ἰακώβου τοῦ μικροῦ καὶ Ἰωσῆτος μήτηρ, καὶ Σαλώμη. Et il y avait aussi des femmes qui contemplaient de loin [Jésus en croix, qui vient de mourir], parmi lesquelles Marie de Magdala, Marie mère de Jacques le jeune et de José[22], et Salomé.

15, 40

Ἡ δὲ Μαρία ἡ Μαγδαληνὴ καὶ Μαρία ἡ Ἰωσῆτος ἐθεώρουν ποῦ τέθειται. Marie de Magdala et Marie de José contemplaient où on l’avait placé [le corps de Jésus déposé dans le tombeau].

15, 47

Parce que ces deux mentions concernant le regard encadrent les opérations de manipulation du corps de Jésus, le regard apparaît lui aussi comme un moyen de se l’approprier, de l’inscrire durablement dans son être.

Cependant, Jésus échappe à cette appropriation par les gestes ou le regard : au moment où elles viennent au tombeau pour manipuler son corps[23], les femmes apprennent, par le jeune homme vêtu de blanc, qu’« il n’est pas ici » (οὐκ ἔστιν ὧδε) (16, 6). La peur qu’elles ressentent alors (16, 8) me semble pouvoir se comprendre comme une réaction à l’absence de Jésus et donc à l’impossibilité de le garder près d’elles, fût-ce sous la forme d’un corps embaumé.

Ainsi, dans les trois passages, la peur des personnages paraît liée à l’impossibilité d’accepter la séparation d’avec Jésus : impossibilité à accepter de ne pas saisir son identité dans les passages de la tempête apaisée et de la marche sur les eaux ; impossibilité à accepter son départ dans le passage de la visite au tombeau. L’explication donnée par le narrateur de l’épisode de la marche sur la mer de la peur des disciples confirme, selon moi, cette interprétation :

καὶ λίαν [ἐκ περισσοῦ] ἐν ἑαυτοῖς ἐξίσταντο. Οὐ γὰρ συνῆκαν ἐπὶ τοῖς ἄρτοις · ἀλλ’ ἦν γὰρ αὐτῶν ἡ καρδία πεπωρωμένη. […] et, en eux-mêmes, ils furent extrêmement [fortement] hors de leurs sens. En effet ils n’avaient pas compris ce qui concernait les pains mais leur coeur était endurci.

6, 51-52

Cette explication ne contredit pas l’hypothèse précédente : la peur des disciples peut avoir plus d’une cause ; elle peut être ici, en même temps, un refus de la séparation avec Jésus et une impossibilité à saisir ses paroles.

2 Deuil non fait et lecture inachevée

Si, dans le récit de la marche sur les eaux, les disciples n’ont pas « compris ce qui concernait les pains » (Mc 6, 52), il est également difficile de le saisir pour les lecteurs[24] de l’Évangile selon Marc. S’agit-il de la seconde multiplication de pains (6, 33-44), dont le récit figure peu avant celui de la marche sur les eaux (6, 47-52) ? Mais dans ce cas, pourquoi ne parler que des « pains », en omettant les « poissons » qui ont été multipliés en même temps ? Est-ce l’instruction de partir « sans pain et sans sac » (μὴ ἄρτον μὴ πήραν) (6, 8) pour « prêcher qu’on se convertisse » (6, 12), également dans le chapitre 6 ? Mais quel serait alors le rapport avec le fait que Jésus vient de marcher sur les eaux au milieu d’une tempête ? L’injonction fait-elle écho à l’anecdote au sujet de David et ses compagnons mangeant « les pains de proposition » (2, 26), au chapitre 2 (2, 25-26) ? Le rapport avec le contexte demeure tout aussi difficile à établir.

Aucune des occurrences précédentes du mot « pain » (ἄρτος) dans l’Évangile selon Marc, que je viens d’énumérer dans leur totalité, ne permet de comprendre ce que le narrateur désigne en 6, 52 par « ce qui concernait les pains » et de saisir a fortiori le lien avec la peur des disciples dans ce passage[25]. Celle-ci, attribuable à une incompréhension de l’identité de Jésus, coïncide donc ici avec une incompréhension de la part des récepteurs de Marc.

Une coïncidence semblable apparaît à la fin de l’Évangile, si on admet qu’il se termine en 16, 8[26], donc par les mots suivants :

Καὶ ἐξελθοῦσαι ἔφυγον ἀπὸ τοῦ μνημείου, εἶχεν γὰρ αὐτὰς τρόμος καὶ ἔκστασις · καὶ οὐδενὶ οὐδὲν εἶπαν · ἐφοβοῦντο γάρ. Et elles sortirent du tombeau en prenant la fuite, car un tremblement et un bouleversement les avaient saisies : et elles ne dirent rien à personne, elles étaient paniquées en effet.

16, 8

Pour les lecteurs, une telle fin est triplement déconcertante.

Premièrement, Jésus a annoncé précédemment à ses disciples qu’ils le retrouveraient ressuscité en Galilée : « Eh bien, après que j’aurai été réveillé, je vous précéderai dans la Galilée » (Ἀλλὰ μετὰ τὸ ἐγερθῆναί με, προάξω ὑμᾶς εἰς τὴν Γαλιλαίαν) (14, 28). Or, quand les lecteurs parviennent au dernier mot du texte, cet événement n’a pas été raconté. La dernière phrase en rend même la réalisation impossible : si les femmes « ne dirent rien à personne » sur le retour à la vie de Jésus, il paraît difficile que les disciples se rendent en Galilée pour retrouver Jésus ressuscité.

Deuxièmement, si les femmes gardent le silence quant à leur rencontre avec le jeune homme en blanc, le récit même de cette rencontre, que les lecteurs viennent pourtant de lire, ne devrait pas exister, puisqu’aucun interlocuteur des femmes n’aurait pu le transmettre[27].

Troisièmement, le texte se termine par γάρ, « en effet », ce que la langue grecque n’interdit pas[28] mais qui demeure, malgré tout, extrêmement rare. Cette particularité syntaxique donne ainsi l’impression que l’Évangile selon Marc est coupé plutôt que terminé.

Or, ces trois éléments de surprise correspondent tous à une séparation semblable à celle que ressentent les disciples ou les trois femmes vis-à-vis de Jésus. La contradiction avec l’annonce de la rencontre en Galilée dans le chapitre 14 d’abord, le problème narratif posé par la fin abrupte ensuite, et l’incongruité grammaticale qu’elle présente enfin, esquissent une fin, tout en la rendant inaccessible aux lecteurs. Ces derniers n’en sont pas privés : ils en sont séparés.

Ainsi, dans la mesure où toutes les annonces de Jésus dans l’Évangile se sont réalisées – pensons notamment aux trois annonces de sa mort et de sa résurrection (8, 31 ; 9, 31 et 10, 33-34) qui se réalisent dans les chapitres 14 à 16 –, il est difficile d’envisager que la rencontre annoncée avec les disciples en Galilée n’aura pas lieu, malgré le silence des femmes (Petersen 1980). Le jeune homme habillé de blanc l’affirme d’ailleurs en faisant directement référence à Mc 14, 28 : « Eh bien, allez, dites à ses disciples et à Pierre : “Il vous précède dans la Galilée : là, vous le verrez, comme il vous l’a dit.” » (Ἀλλὰ ὑπάγετε, εἴπατε τοῖς μαθηταῖς αὐτοῦ καὶ τῷ Πέτρῳ ὅτι προάγει ὑμᾶς εἰς τὴν Γαλιλαίαν · ἐκεῖ αὐτὸν ὄψεσθε, καθὼς εἶπεν ὑμῖν) (16, 7). La rencontre entre Jésus et ses disciples doit donc exister et, pourtant, son récit est comme refusé aux lecteurs.

De même, le fait que les lecteurs soient confrontés au récit de la rencontre entre les femmes et le jeune homme en blanc implique nécessairement que celles-ci ont fini par sortir de leur silence pour la raconter à quelqu’un. Ce moment doit exister[29], mais il n’est pas rendu accessible aux lecteurs.

Enfin, que γάρ, « en effet » soit le dernier mot du texte donne l’impression que la phrase est interrompue, donc qu’une suite existe, dont les lecteurs sont privés.

Dans les dernières phrases du récit, les lecteurs se trouvent ainsi, vis-à-vis de la fin de l’Évangile, dans la même situation que les femmes vis-à-vis de Jésus. Ni cette fin ni Jésus ne sont totalement absents : les derniers mots de Marc dessinent la possibilité de la première et le jeune homme affirme que le second est de nouveau en vie et qu’il est possible de le retrouver. L’un comme l’autre demeurent cependant inaccessibles : les lecteurs ne disposent pas de la fin et les femmes ne rencontrent jamais Jésus.

Une telle comparaison peut s’étendre à la relation que les lecteurs entretiennent avec Jésus. Comme les femmes, eux non plus ne le retrouvent pas, puisque le récit se termine sans qu’il soit à nouveau intervenu comme personnage. Ainsi, au moment où les lecteurs de l’Évangile vont clore le livre, ils sont eux aussi confrontés à un deuil : celui de Jésus, qui est absent – autrement dit, au même deuil que celui qui plonge les trois femmes dans la peur.

La fin brutale de l’Évangile selon Marc oblige à affronter ce deuil de lecteurs qui ont perdu le personnage principal de leur récit et qui n’auront jamais le dernier mot à son sujet, puisque le texte s’interrompt sans que ce dernier mot ait été prononcé. Deux possibilités s’offrent alors. La première est d’écarter ce désarroi, par exemple en écrivant la fin manquante, ce qu’ont fait les personnes à l’origine des copies manuscrites de l’Évangile selon Marc, dans lesquelles une fin supplémentaire suit Mc 16, 8[30]. La seconde est d’accepter la peur, c’est-à-dire d’accepter que Jésus a une existence à part entière, donc qu’il demeure impossible à saisir pleinement, qu’il doit donc être appréhendé comme en partie opaque, non comme un corps mort qu’on peut manipuler, mais comme un vivant qui sortira toujours des tombeaux où on essaiera de l’enfermer. Cette seconde option n’aboutit pas à un renoncement résigné ; seulement au renoncement à ses propres forces et à ses propres capacités à comprendre. En effet, il n’est pas impossible que la « panique » finale (« elles étaient paniquées », ἐφοβοῦντο [16, 8]) ait, aussi, un rapport avec la « peur de Dieu » (φόβος θεοῦ), mentionnée par exemple dans le verset 2 du Psaume 35[31], autrement dit avec un sentiment d’admiration et d’émerveillement devant une manifestation de Dieu[32].

La fin de l’Évangile selon Marc est ainsi semblable à une mort. On y retrouve le choix, toujours poignant et douloureux, entre, d’une part, le désarroi et la peur face à une absence qui est toujours un scandale, et, d’autre part, la possibilité de laisser le défunt aller à une existence d’un autre genre, qui nous échappe, et, avec cette possibilité, l’abandon à un mystère.