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Lo único que crea cultura es el paisaje y eso lo tenemos de maestra monstruosidad, sin que nos recorra el cansancio de los crepúsculos críticos.

José Lezama Lima, La expresión americana

Le problème de l’identité se pose à chaque être humain. Pour celui qui voyage, il peut devenir dramatique. À la question : « Qui suis-je? » je réponds par cette autre question : « Où suis-je? » Et la réponse tombe avec une netteté éblouissante : « Je suis en Amérique. »

Danny Laferrière, Je suis fatigué

Le jour de sa mort, le 9 août 1976 à La Havane, j’ignore si la lente traversée de l’escargot nocturne dans un rectangle d’eau[1] a été momentanément suspendue. Je ne sais pas non plus si la rumeur de sa disparition a secoué le Malecón au point de provoquer des remous tout le long du bras de mer. Je sais cependant qu’au coeur même de l’oeuvre du poète et essayiste José Lezama Lima, né à Cuba en 1910, sur le sol à la fois hostile et hospitalier de son écrasante érudition, les plaques tectoniques de l’autochtonie n’ont jamais cessé de trembler. À l’heure où les fondements épistémologiques de la traduction se trouvent sainement ébranlés, qui par l’émergence des littératures « hybrides », qui par la remise en cause de la « pureté » de l’original que ce phénomène entraîne, il me semble donc opportun de souligner l’apport de Lezama Lima à la conceptualisation de l’Amérique hispanique comme forme de représentation – non pas mimétique, mais bel et bien construite[2] – intimement liée à l’espace. Pour une raison évidente : sous la plume de ce Basque créole qui a cubanisé la Castille, les notions d’origine et d’originalité de l’expression américaine n’en finissent pas de faire l’objet d’un incessant renouvellement de leurs modèles.

La raison poétique a ses raisons…

Le dynamisme conceptuel qui caractérise la pensée de José Lezama Lima trouve son origine dans l’affirmation de la raison poétique. Telle est du moins la première observation qui retient l’attention au moment d’examiner sa contribution à la conception de l’Amérique hispanique comme forme de représentation. Une contribution dont témoignent tous ses écrits, tous genres confondus[3], et en dépit des difficultés qu’ils soulèvent même auprès des lecteurs les plus avertis[4]. Par l’affirmation de la raison poétique, Lezama Lima cherche à percer « le mystère du transport des objets » (Lezama Lima, 1988, p. 28) qui anime les formes de la connaissance. Fondée sur le principe suivant, « j’imagine, donc je suis[5] » (Lezama Lima, 1970, p. 9), cette raison poétique lui permet de mieux saisir en quoi l’émergence de toute forme d’expression originale est intimement liée à une façon particulière d’opérer des rapprochements dans l’espace. Un espace symbolique, celui de l’imagination, du langage, de l’écriture, etc. Le point de vue adopté par le poète cubain permet notamment de découvrir que la participation du sujet métaphorique – poète, lecteur, traducteur – est dynamique et que l’objet imaginaire se constitue à partir d’une série de combinaisons, d’associations et de compositions qui mènent à l’interprétation figurative, c’est-à-dire ludique. Ce mouvement de la connaissance n’est pas nécessairement immédiat, linéaire, progressif et fluide. Il obéit au contraire à une logique poétique ouverte à l’imprévu.

Pour mieux saisir l’objet et les repères conceptuels de la raison poétique, Lezama Lima insiste sur la nécessité de rétablir une vision dynamique des éléments constitutifs de la métaphore fondée sur l’opposition entre le propre et le figuré. Pour y parvenir, il signale l’importance de conserver ce qui constitue à ses yeux la seule utilité de la poétique aristotélicienne, c’est-à-dire d’avoir montré que le véritable lieu de la poésie est cette région où le plus lointain peut devenir à la fois le plus proche (Lezama Lima, 1970, p. 32). Il s’agit là du seul point de vue capable de rétablir l’équivoque[6] au coeur de la métaphore, parce qu’il supprime ainsi toute hiérarchie entre le propre et le figuré. Une hiérarchie qui emprisonne dans une logique mimétique de la représentation, car le propre et le figuré, perçus comme des catégories antagoniques, occultent la dimension ornementale de la métaphore. Ornementale au sens fort que ce mot avait en latin classique, où il signifiait procurer le nécessaire tout en embellissant. Situer le lieu de la poésie à l’intersection du proche et du lointain redonne ainsi à la métaphore le dynamisme conceptuel et la charge créative qu’elle possédait à l’origine en Grèce, mais que la pensée dualiste d’Aristote a condamné à devenir le modèle impérialiste de traduction dont les Européens se sont inspirés, au XVIe siècle, pour découper le Nouveau Monde conformément à l’opposition entre le domestique et l’étranger[7].

Inscrite en faux contre la logique mimétique de la représentation, l’affirmation de la raison poétique permet alors à Lezama Lima de rétablir une vision non antagonique, non hiérarchique, des éléments constitutifs de la métaphore. Sur la base du principe germinatif de la culture, elle accorde un rôle prépondérant à l’image, définie comme une synthèse momentanée entre le monde visible et invisible dont elle cherche à montrer l’intersection, ainsi qu’à la médiation du sujet métaphorique, deux agents sans lesquels « les entités naturelles ou culturelles imaginaires demeurent gelées dans leur plaine stérile » (Lezama Lima, 1993, p. 58). Il en résulte une conception de l’univers ouverte aux associations les plus inattendues, liées par la « magie de la mémoire germinative », un univers qui favorise la surprise des enlacements, sans qu’il existe entre eux de relation de cause à effet « pour faire des séquences deux facteurs de création, unis par un complément inespéré […] où les entités acquièrent leur vie ou bien se défont comme poussière de sable… » (Lezama Lima, 1993, p. 17). Un espace où les « ères imaginaires » servent de fil de trame à l’histoire, en lui procurant, en contrepoint, le précieux plasma source de l’autochtonie. Un espace tel un dialogue au coeur du paysage.

Ni nature ni culture, mais paysage

La notion de paysage constitue effectivement un axe central de la pensée poétique de José Lezama Lima. Si nous acceptons la phrase de Schelling, la nature est l’esprit visible et l’esprit visible est la nature invisible, Lezama Lima croit qu’il est alors possible « d’arriver à la conclusion que ce dont cet esprit raffole le plus c’est de dialoguer avec l’homme, et que ce dialogue entre l’homme et l’esprit qui révèle la nature, c’est le paysage » (Lezama Lima, 1993, p. 116). Dans l’oeuvre du poète cubain, le paysage vient donc remplacer avantageusement l’antinomie « civilisation et barbarie[8] » généralement utilisée pour qualifier les rapports entre l’Europe et l’Amérique. Aux yeux de Lezama Lima, cette antinomie stérile est à la source de tous les complexes de l’homme américain. Traditionnellement, elle n’a réussi qu’à l’acculer au pied d’un mur, en l’enfermant soit dans la mesquinerie du luxe de l’autochtonie[9], soit dans les mirages des réalisations européennes. Surtout, elle a servi à occulter l’essentiel, à savoir que l’unique plasma de l’autochtonie, pour l’homme européen comme pour l’américain, c’est la relation à l’espace (Lezama Lima, 1993, p.18).

Dès qu’il y a relation, nous dit Lezama Lima, l’opposition entre nature et culture s’annule au profit de la création d’un paysage. L’espace symbolique configuré par l’Amérique dans ses liens avec l’Europe — ses réalisations artistiques et intellectuelles par exemple — cesse alors d’être perçu sous l’angle d’un affrontement entre l’ancien et le nouveau monde ou dans les termes d’un débat entre expression originale et produit d’imitation. « L’homme naturel[10] », le maître des lieux, n’est ni le bon sauvage, ni le sanguinaire non plus, ni le faux lettré, ni le créole exotique. Le véritable autochtone, c’est l’homme capable de trouver les formes d’expression les mieux adaptées à la nature de son espace. Une nature qui se révèle aussitôt comme un enjeu de culture, dans la mesure où l’homme américain interprète cet espace comme une forme de la nature à la fois raffinée et terriblement exigeante (Lezama Lima, 1993, p. 127). Ni nature ni culture donc, mais paysage, au sens de création d’un dialogue entre l’homme et son espace, et dont le résultat, toujours, nourrit et renouvelle le plasma de son autochtonie. Un dialogue qui permet de découvrir que dans « tout Américain, il y a toujours un gongoriste doux comme un agneau, qui fait éclater son verbe sur le passage du vin, […] au cours d’un baptême ingénu ou bien le jour où il fait délicieusement naufrage au milieu de coffres percés » (Lezama Lima, 1993, p. 84).

Dans ces circonstances, si l’origine de toute forme d’expression se situe dans la relation à l’espace, l’espace américain a la particularité de posséder cette « monstruosité de maître » qui fait l’originalité de son expression. Il s’agit moins cependant d’une simple référence à sa géographie que d’un renvoi également à la dimension paradoxale sur laquelle se fonde son origine. Un paradoxe né de ce que l’écrivain mexicain Carlos Fuentes appelle, dans Valiente mundo nuevo, la « perversité de l’utopie », parce que l’idéal de celle-ci se trouve dans la préservation d’un passé qui impose le retour à l’origine, mais que sa dynamique implique nécessairement un mouvement adverse vers le futur, porteur de la promesse d’un monde meilleur. Du coup, c’est dans les termes de ce rapport paradoxal à l’origine qu’il convient de situer la source de l’originalité de l’expression américaine. Dans ce dialogue constant de l’homme américain avec les composantes de son histoire et de sa culture. Un espace telle une corne d’abondance offerte par un « primitif qui connaît, qui hérité péchés et malédictions, qui s’insère dans des formes de connaissance qui agonisent et qui doit, paradoxalement, se justifier par un esprit de recommencement » (Lezama Lima, 1993, p. 125).

Par conséquent, tel que l’observe Abel Prieto dans le prologue de Confluencias, « parler péjorativement d’épigone ou de culture subordonnée, au sein de cette vallée aimable, ouverte et franche, relève de la constipation mentale et révèle une profonde incompréhension de certains traits qui définissent notre culture » (Lezama Lima, *1988, p. XIII). Animée par une logique réfractaire aux oppositions stériles, la raison poétique amène au contraire à découvrir comment en Amérique hispanique les valeurs et les formes esthétiques européennes ont trouvé un espace gnostique — un paysage — propice à leur régénération[11]. Un centre de références thématiques, aussi repoussant qu’attirant, où les influences espagnoles se sont intégrées à un espace à la fois généreux et hostile, monstrueusement divin, divinement monstrueux, au sein duquel Martí, Darío et Vallejo ont balancé « leur certificat de naissance verbale, pétri d’inefficacité et de mots morts » (Lezama Lima, 1993, p. 84) pour mieux entrer dans le feu d’une tradition continuellement en mouvement.

Pour être original, il faut traduire

Or, la raison poétique qui permet à José Lezama Lima de renouveler les points de vue sur l’histoire et sur la tradition culturelle de l’Amérique hispanique ne se réduit pas uniquement à une simple vue de l’esprit ou à une fantaisie de poète. La vision du monde sur laquelle se fonde la raison poétique autorise au contraire à établir une analogie avec un autre mode de connaissance : celui de la traduction. La traduction ne se préoccupe-t-elle pas elle aussi du « transport des objets “? Ne se caractérise-t-elle pas par les multiples rapprochements qu’elle opère entre « le proche et le lointain »? Ne se distingue-t-elle pas par sa dimension d’ouverture « aux enlacements les plus inattendus “? L’analogie entre raison poétique et traduction est la deuxième observation qui s’impose à la lecture de l’oeuvre du poète cubain. Il s’agit d’une observation de taille, car elle équivaut à reconnaître que, pour être « original », il faut nécessairement traduire.

Tout d’abord, par l’affirmation de la raison poétique, Lezama Lima cherche à montrer que l’imaginaire constitue lui aussi — à l’instar de la méthode empirique — un mode de connaissance valable. Une façon de concevoir le monde autrement qu’avec les seuls repères de la logique binaire, car la raison poétique se fonde sur le pouvoir de l’image, le potens, défini comme la faculté de représentation qui distingue l’homme des autres espèces. « Cette conscience de l’image existe », écrit Lezama Lima, dès que l’homme trace des lettres sur un tableau et après, « il existe comme être et comme corps… » (Lezama Lima, 1970, p. 9). De ce sentiment d’exister tel un dérivé de l’image, un fragment ou un pluriel non maîtrisé, surgit chez l’homme la « conscience de son incomplétude » (Lezama Lima, 1970, p. 9). Il en découle une vision de l’origine fondée sur le manque, une carence ontologique dont le corollaire implique la recherche constante de compléments indispensables à sa plénitude.

Cependant, concevoir l’origine comme un manque, et en dehors des repères de la pensée binaire où s’annule toute opposition entre antécédent et dérivé, soulève immédiatement une difficulté, soit celle d’en trouver le point de départ. En effet, comment mettre le doigt sur le commencement de quelque chose qui n’obéit pas à une logique linéaire? Pour y arriver, comme le souligne avec humour Lezama Lima, encore faudrait-il pouvoir « unir les spectres de Scotland Yard tout en travaillant en coopération avec le syndic des scribes égyptiens » (Lezama Lima, 1993, p. 111). Le poète cubain surmonte cependant cette difficulté, en définissant l’origine comme une forme de connaissance dont la source se trouve dans la relation, c’est-à-dire dans la chaîne infinie de rapprochements opérés par l’image entre le proche et le lointain. Il en est ainsi parce que la raison poétique, en supprimant la hiérarchie entre le domestique et l’étranger, autorise dès lors à concevoir l’origine non pas comme un modèle suprême et immuable auquel on devrait se conformer, mais plutôt comme le point de départ d’un système d’échanges qui transforme continuellement les héritages. L’origine apparaît pour autant comme le résultat d’une médiation au cours de laquelle la métaphore engendre son propre référent et où l’image, ni linéaire ni successive, « opère par constellation, par faisceau, par essaim. Plus spatiale que temporelle, elle agit par accumulation iconographique de symboles. Son épaisseur sémantique provient du cumul où tout s’imbrique avec tout dans tout à tout instant, elle provient de sa plurivalence multidimensionnelle » (Yurkievich, 1988, p. 319).

Sur le plan de l’épistémologie, une telle conception de l’origine permet à son tour une analogie avec le mode opératoire de la traduction : si la raison poétique, pour combler le manque originel, affirme la nécessité de chercher d’indispensables compléments, la logique traductive vise elle aussi, par son action médiatrice, à procurer à l’original le complément dont il a besoin pour assurer sa survie[12]. Dans un cas comme dans l’autre, c’est donc la visée productrice — de sens, de formes esthétiques, de connaissances, etc. — de la médiation qui s’éclaire ainsi. Lezama Lima compare d’ailleurs la logique de traduction qui anime l’émergence des formes de la connaissance au mouvement des années-lumières, à une série de points lumineux qui convergent vers une forme et, comme aucune forme ne parvient jamais à intégrer la série complète de ses points, « ce qui s’est produit ne se reproduira plus, mais, au contraire, est en train de se produire de nouveau, propagé par la dimension, transpercé par la lumière, dans le clignement des yeux du lynx d’une incessante réfraction » (Lezama Lima, 1970, pp. 164 et 165).

La visée productrice de la traduction, son rôle prépondérant dans la création de nouvelles formes de connaissance, apparaît par conséquent « sous la lumière de cette incessante portée où celles-ci se précipitent dans les coordonnées de leur nouvelle image. Le paysage doit être découvert, commençant. Il se transcende pour arriver à la nouveauté de l’image qui l’incite à nouveau » (Lezama Lima, 1970, pp. 164 et 165). Et ce rôle clé, conformément à la thèse de Henri Meschonnic dans Poétique du traduire, va à l’encontre de l’idée courante selon laquelle l’interprétation précède la traduction, un présupposé qui oblige ainsi à penser qu’elle serait portée par une interprétation préalable. Meschonnic propose au contraire de considérer la traduction dans la même perspective que le texte à traduire, c’est-à-dire comme étant lui aussi un texte porteur des interprétations, un original second. Une position qui implique à son tour qu’il faut traduire pour comprendre et non pas comprendre pour traduire (Meschonnic, 1999, p. 131). Dans les premières pages de Paradiso, Lezama Lima évoque en quelque sorte la même dimension régénératrice de la traduction ou encore, pour paraphraser Benjamin, de la grande nostalgie de l’original qu’elle donne à entendre, quand il décrit la réaction de Baldovina à la voix du Colonel : « […] la voix devait traverser une sombre forêt aux obstacles si nombreux qu’il fallait nourrir de bien d’autres voix cet écho de voix […] et que Baldovina, qui n’en était qu’un fragment, était touchée par une particule de voix si petite qu’il fallait […] recharger la puissance de l’onde sonore[13] » (Lezama Lima, 1971, p. 6). Comme complément inattendu et inespéré pour illustrer la force créatrice de la traduction, l’auteur de cette prodigieuse pièce de résistance verbale que constitue Paradiso pouvait difficilement offrir mieux.

Conclusion

L’affinité conceptuelle entre la raison poétique et le mode opératoire de la traduction a une énorme conséquence sur le plan éthique : elle rend impossible l’appréhension de notre rapport au monde sur la base d’une logique d’exclusion. En supprimant l’opposition entre le domestique et l’étranger au profit d’une « vivance oblique[14] », la logique traductive qui anime la raison poétique amène plutôt à reconnaître l’apport indispensable « des autres » au chapitre de « notre originalité ». D’où l’impossibilité de penser le rapport à soi et le rapport avec autrui comme des catégories fixes et autosuffisantes. Dans ces conditions, pour qu’il y ait identité, il doit donc y avoir intimité. Afin de mieux illustrer cette nécessité, le vocabulaire utilisé par Lezama Lima n’en finit pas d’ailleurs d’emprunter au champ lexical de la sexualité. Matérialisée dans le corps même de l’écriture, ouverte « à la telluricité de l’axe, à sa sécrétion vitreuse, à son apport amniotique », la raison poétique configure ainsi un lieu où « par la contemplation du stellaire, l’homme pénètre dans l’espace gnostique ou créateur, […] dans l’espace conçu comme une enveloppe maternelle » (Lezama Lima, 1988, p. 727). La portée éthique d’une telle conception des rapports entre le soi et l’autre — ou entre le propre et l’étranger — semble également faire écho à la phénoménologie de l’altérité et de la transcendance développée par Emmanuel Lévinas dans Le temps et l’autre. Chez ce dernier, l’altérité humaine n’est pas pensée sur la base d’une logique purement formelle, mais à partir de la féminité, altérité-contenu, qui ouvre sur la transcendance (Lévinas, 1983, p. 15). C’est la raison pour laquelle Lévinas cherche cette altérité dans la relation absolument originale de l’Éros, relation qu’il est impossible de traduire en termes de pouvoir.

Par conséquent, s’il est juste d’affirmer que « to know the Other, to translate the Other, demands a deep and critical knowledge of ourselves, of our language and the established representations embedded in it. Translating the Other implies undertaking a translation of ourselves » (Martín Ruano, Vidal Claramonte, 2004, p. 94), l’éclairage apporté par Lezama Lima permet à son tour de dire que pour connaître, il faut traduire. Telle est la principale conclusion qui se dégage de l’affirmation de la raison poétique. En rupture avec la logique binaire, elle amène ainsi à découvrir que l’identité (ce travail de traduction sur nous-mêmes) n’est jamais que le résultat d’un rapprochement simultané entre le proche et le lointain. Un rapprochement fondé sur la nécessité de combler momentanément la carence originelle née de la capacité de représentation de l’homme, non pas conformément à une logique mimétique, mais bien fragmentaire, oblique, à l’instar des rayons de la lumière dont elle épouse les multiples réfractions. Une logique poétique qui dit que la seule « pureté originale » possible se trouve dans la relation, dans le résultat des associations inattendues, hétérogènes et inespérées opérées par l’image et la métaphore, d’où ses affinités conceptuelles avec le mode opératoire de la traduction.

De ce point de vue, si l’espace hispanique est une forme de représentation qui ne cesse jamais de s’affirmer, tant par nécessité économique que pour des raisons liées à des transferts de tous ordres, la raison poétique dévoile les fondements épistémologiques à la base de cette affirmation. À ce titre, l’oeuvre littéraire de José Lezama Lima regorge de remarquables mises en application de ce mode de connaissance axé sur la raison poétique. Il suffit d’évoquer les associations et les dérivations insolites produites par sa syntaxe croisée, dense, torturée, le rythme imprévisible et surprenant de ses vers ou encore sa prose truffée de citations et de symboles presque incompréhensibles. Tout, dans sa pratique de l’écriture, se propose de percer l’énigme de la création poétique et, par elle, le secret du salut et de la transcendance. Sous sa plume, l’Amérique hispanique se transforme en un immense espace de dialogue entièrement modelé par le hasard et la nécessité. Par la main des copistes jésuistes et des philologues espagnols du XVIIIe siècle, les traits les plus obscurs du Popol Vuh semblent emprunter aux luttes les plus chaudes entre Brahma et Çiva. La scholastique d’un Góngora en jupons, Sor Juana de la Cruz, plonge les racines cartésiennes de son rêve jusque dans les eaux troubles du surréalisme. Les batailles de l’échec d’un Simon Rodríguez à unir le phalanstère avec l’académie résonnent sous la voûte étoilée, dans les désaccords grammaticaux de l’homme de la pampa et de ses paroles taillées à même la prononciation et non l’orthographe, afin qu’ils sonnent à nouveau dans l’éclat des classiques.

Dans les mots de ce magicien du verbe, les débats actuels entourant l’émergence des littératures ou des cultures hybrides font donc étrangement penser à la résurgence de phénomènes au moins aussi vieux que le Nouveau Monde… à leur balancement perpétuel entre le proche et le lointain. Entre nous et les autres. Entre la langue de bois et la langue de feu. D’ailleurs, s’il est une image qui s’impose à la lecture de José Lezama Lima, c’est bien celle du hamac. Un hamac et son ombre, aménageant l’espace propice à l’éclosion des modes verbaux. Un entre-deux oscillant sans cesse entre le péremptoire et l’accidentel. Le péremptoire, ce serait la croyance obstinée en un modèle unique et tout-puissant. L’accidentel, quelques caravelles égarées sur la piste des caravanes, quelques hidalgos à dos d’âne sur les pur-sang de leurs mirages… ou quelques avions précipités contre des tours autrefois jumelles.