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L’Europe est le sujet de nombreux ouvrages de référence internationaux, or elle reste mystérieuse à bien des égards : ses langues, ses cultures, ses peuples s’entremêlent plus facilement qu’auparavant et s’enrichissent les uns les autres produisant des résultats insoupçonnés. Dans un tel contexte de métissage culturel et linguistique, le livre dirigé par Gunilla Anderman et Margaret Rogers intéressera autant les traducteurs que les terminologues, les rédacteurs, les réviseurs et les linguistes. En effet, il traite de la langue anglaise comme lingua franca continentale et des répercussions de l’emploi généralisé de celle-ci sur plusieurs langues européennes.
L’ouvrage compte dix-neuf articles qui forment autant de chapitres. En tout, dix-neuf chercheurs ou praticiens de la traduction ont contribué à la rédaction. Quatre articles résultent de la collaboration de deux auteurs, donc certains auteurs ont écrit deux articles.
Le chapitre un, rédigé par Gunilla Anderman et Margaret Rogers, fait un tour d’horizon des sujets traités dans le livre et présente la problématique liée aux langues européennes en traçant des parallèles historiques (de l’Antiquité à nos jours) pour finalement s’interroger sur ce que pourrait devenir la langue anglaise, ou plutôt dire des langues anglaises, en Europe.
Le chapitre deux est considéré par les directrices de l’ouvrage comme un article clé. Stuart Campbell ne parle pourtant pas de l’Europe, car son argumentation porte sur la relation qui existe entre l’anglais américain et le lao, une des principales langues du Laos. L’auteur décrit l’emprise linguistique et culturelle anglo-américaine sur la société laossienne et examine ses conséquences, notamment pour le marché de la traduction. Il aborde ainsi les difficultés d’accréditation des traducteurs, de création de terminologies et de définition de typologies textuelle. Il va de soi que la situation du Laos n’est pas sans faire penser à celle qui prévaut dans certains pays européens.
Les chapitres trois à treize constituent un ensemble d’articles assez homogènes fournissant des exemples de l’influence anglo-américaine en Europe. Chaque chapitre explore un aspect de l’anglicisation de l’Europe, de l’impact de l’anglais sur les langues nationales aux effets sociologiques sur les peuples qui les parlent.
Les anglicismes employés en français moderne sont étudiés par Christopher Rollason au chapitre trois. Il se sert de la théorie du polysystème pour rendre compte des rapports entre l’anglais, langue mondiale, et le français, langue nationale. En prenant des exemples d’anglicismes dans la langue de l’informatique et du marketing, entre autres, il dessine un portrait nuancé de la situation linguistique et culturelle du français face à l’anglais et rappelle l’importance du traducteur dans l’établissement d’une forme de dialogue entre les systèmes.
Comme le rapporte Jeremy Munday, au chapitre quatre, l’influence de l’anglais se fait aussi sentir en espagnol qui se défend contre ce que l’auteur qualifie d’« American English “invasion” and Spanglish “infection” » (p. 68), surtout dans les domaines touchant les nouvelles technologies de communication. En outre, Munday explique comment certaines institutions gèrent la pénétration de l’anglo-américain et énumère quelques outils mis au point pour venir en aide à la langue espagnole.
Au chapitre cinq, Maria Teresa Musachio présente une analyse des emprunts anglais en italien dans la langue économique. Elle favorise une recherche sur corpus qui sort de l’étude lexicale en traduction, se penche sur divers points traductologiques comme l’explicitation, la désambiguïsation et la normalisation et défend la tendance à faire des emprunts lorsque ceux-ci enrichissent le lexique et la culture d’arrivée.
Dans son article, constituant le chapitre six, Polymnoa Tsagouria utilise l’approche sociologique pour étudier l’influence lexicale de l’anglais sur le grec. Selon elle, l’anglais répond aux besoins d’expression de la population grecque moderne et est employé fréquemment à l’oral, notamment dans l’industrie du tourisme. En général, elle constate qu’un effort est fait pour soutenir le grec à l’écrit, surtout par certaines institutions. Elle déplore toutefois que les journaux ainsi que les revues de mode et de musique restent encore à convaincre. D’après Tsagouria, l’impact de l’anglais entraîne son lot de controverses sociales et politiques que seule une gestion linguistique constructive peut éliminer.
Pour sa part, Władysław Chłopicki examine au chapitre sept l’influence qu’a eue l’anglais sur le polonais au cours de la dernière décennie. En publicité et en électronique par exemple, il note une augmentation du nombre de métaphores anglaises et une modification dans la façon de rédiger les titres (majuscule au début de chaque mot). Cependant pour lui tout n’est pas négatif, car il observe un enrichissement lexical et une augmentation du nombre de concepts dans la langue polonaise. Chłopicki fait remarquer à juste titre que, pour les Polonais, l’anglais représente une porte ouverte sur l’Europe.
Le chapitre huit, rédigé par Nelly G. Chachibaia et Michael R. Colenso, porte sur les nouveaux anglicismes en russe. Les auteurs exposent les raisons de ces emprunts, en particulier les changements politico-économiques et les découvertes scientifiques. Ils dévoilent également les champs de prédilection des anglicismes, notamment les disciplines touchant la vie sociale et politique, l’économie, le commerce, la finance, l’éducation, les arts, la culture, le tourisme ainsi que la mode.
Faisant aussi l’objet d’une collaboration, le chapitre neuf, écrit par Kate Moore et Krista Varantola, traite de la problématique du contact entre deux langues aux origines différentes : le finnois et l’anglais. Dans un pays où les programmes télévisés de langue anglaise sont sous-titrés et non pas postsynchronisés, où les multinationales emploient la langue de la mondialisation et où les universités offrent de nombreux cours dans « une langue internationale » (lire ici l’anglais), la langue nationale subit des transformations dans son lexique et dans ses expressions. Il n’est donc pas surprenant que les auteures parlent de l’apparition du « finglish ».
Pour sa part, la contribution de Stephen Barbour est plus linguistique que la majorité des articles du livre. Au chapitre dix, l’auteur explique que l’anglais pénètre surtout la langue allemande par le lexique et qu’il se concentre en publicité et en informatique, phénomène que Barbour décrit en détail. De fait, et contrairement à ce que bien des Allemands croient, du point de vue linguistique, l’anglais n’entraînerait pas une destruction généralisée de l’allemand.
Henrik Gottlieb perçoit les anglicismes comme de simples signes de langues en contact. Au chapitre onze, il établit une typologie des anglicismes présents dans le danois (anglicismes actifs, réactifs, etc.), explique les raisons de leur existence (ajout, remplacement lexicaux, etc.) et montre comment ils s’implantent (interactions personnelles ou impersonnelles et traductions dans les médias). Gottlieb a une vision positive des anglicismes puisque, selon lui, plus les langues du monde compteront d’anglicismes, plus les peuples du monde se comprendront.
Les anglicismes en norvégien sont le sujet du chapitre douze écrit par Stig Johansson et Anne-Line Graedler. Ils ne sont pas nouveaux dans cette langue, toutefois, comme c’est le cas dans de nombreuses langues européennes, ils abondent dans les domaines de la musique, de la mode, du sport et du cinéma, jouent un rôle important en publicité, sont employés couramment en économie, finance et commerce, et sont à la mode chez les jeunes, particulièrement dans les salons de clavardage. Selon les auteurs, la langue anglaise a une influence grandissante sur le vocabulaire norvégien moderne, principalement dans les champs et les disciplines qui évoluent vite.
Considéré également par Gunilla Anderman et Margaret Rogers comme un article clé de leur ouvrage, le chapitre treize, rédigé par Martin Gellerstam, traite de l’impact de l’anglais en suédois. L’auteur emploie la métaphore de l’empreinte digitale pour faire référence à la nature des changements qui se produisent dans cette langue du fait de la traduction mais qui ne sont pas de simples erreurs. Il expose ainsi divers types d’interférence linguistique provenant du processus de traduction, interférence qui laisse ses empreintes sur la grammaire, la syntaxe et la rhétorique de la littérature suédoise.
C’est par ce dernier chapitre que se termine la section sur les exemples d’influence anglo-américaine dans onze pays d’Europe. Les anglicismes, les transformations de la construction phrastique et les changements sociaux constituent les sujets privilégiés par les auteurs. Les études se complètent fort bien et ajoutent du poids à leur argumentation respective. Pour leur part, les quatre chapitres suivants ont un tout autre point en commun : le locuteur natif de l’anglais.
Emma Wagner fait remarquer au chapitre quatorze que de plus en plus de textes de l’Union européenne sont traduits ou écrits en anglais par des personnes dont la langue maternelle n’est pas l’anglais. Elle crée ainsi le terme « sub English », un anglais boiteux mais non pas appauvri, pour décrire l’anglais employé dans la communication internationale. Après avoir convenu que les causes de la situation ne disparaîtront pas, elle s’interroge sur la valeur réelle du principe de la langue maternelle et propose qu’un texte ne soit évalué que par rapport à son but et révisé en fonction de celui-ci.
Le chapitre quinze constitue une suite naturelle à l’article de Wagner. Rédigé par Beverly Adab, il porte sur la traduction vers une langue seconde. L’auteure note que la responsabilité et les normes professionnelles varient selon la personne qui reçoit tout texte final et donne plusieurs raisons pour lesquelles on traduit vers une langue seconde. Expliquant alors que le sens est exprimé différemment d’une culture à une autre, elle traite du processus d’hybridation textuel et des caractéristiques des textes qui en résultent. En dernier lieu, elle appelle à l’adoption d’une langue d’arrivée contrôlée et à l’utilisation d’outils pertinents pour atteindre un état fonctionnel de communication.
Selon Marcel Thelen, le principe de la langue maternelle est trop rigide et le concept de locuteur natif a besoin d’une révision. En examinant ce qui se passe sur le marché de la traduction aux Pays-Bas, il constate un déséquilibre : les entreprises de traduction prônent le principe de la langue maternelle, gage de qualité, mais font face à un manque de personnel dont l’anglais est la langue maternelle pour traduire des textes dans certains domaines techniques. Il propose donc au chapitre seize une nouvelle façon d’enseigner la traduction qu’il appelle « General Subject-Field-Specific Language Studies ». Thelen avance que les étudiants recevant une formation en anglais solide dans une langue de spécialité et pratiquant la traduction dans le domaine spécialisé correspondant pourront atteindre un niveau de compétence comparable, sinon supérieur, à celui des locuteurs natifs de l’anglais.
Au chapitre dix sept, Margaret Rogers fait écho aux dires de Thelen. Après avoir traité de la compétence du locuteur natif et de la compétence en traduction dans le contexte de l’éducation supérieure au Royaume-Uni, elle présente une étude de cas dans laquelle elle compare la qualité des traductions vers l’anglais effectuées par quatre étudiants dont deux ont l’anglais comme langue maternelle et deux, l’allemand. Elle conclut des résultats de ses recherches qu’une personne traduisant vers une autre langue que sa langue maternelle ne produit pas nécessairement un texte de moindre qualité. En fait, pour améliorer le rendement de telles pratiques traductionnelles, une formation poussée en recherche terminologique serait profitable. De plus, toujours selon Rogers, accroître la formation en révision des étudiants voulant traduire vers leur langue maternelle serait souhaitable.
Il ressort des chapitres précédents que le locuteur natif ne bénéficie pas nécessairement d’un avantage dans la pratique de la traduction. Prenons le cas d’un traducteur dont la langue maternelle n’est pas l’anglais mais qui reçoit une formation solide en anglais dans un domaine spécialisé et disons qu’il pratique la traduction dans ce domaine dans le cadre de la même formation, eh bien, il pourra produire un texte égal, voire supérieur, à un texte rédigé par un traducteur de langue maternelle anglaise. Cette assertion invite les traductologues à réfléchir.
Si les formations linguistique et technique sont importantes pour les traducteurs en devenir, la formation culturelle l’est également, surtout en ce qui à trait aux différences de norme entre cultures. Ce sujet intéresse justement les auteures des deux derniers chapitres. En effet, elles examinent les normes culturelles et en particulier les nombreux problèmes qui surgissent lorsque celles-ci sont transposées dans une langue étrangère.
Le chapitre dix-huit, signé par Gunilla Anderman, porte sur les normes littéraires en Europe. En s’appuyant sur la théorie du polysystème et sur une analyse minutieuse de textes, Anderman note que la traduction d’ouvrages européens effectuée vers l’anglais répond souvent aux normes de la tradition anglo-américaine. Pour l’auteure, la situation rend la tâche des traducteurs difficile et rappelle ce qui se passait en Europe, lorsque le français, de par son prestige, imposait aussi sa norme.
Le chapitre d’Anne Ife, quant à lui, traite de la communication interculturelle qui s’établit lorsque des individus conversent dans une langue seconde, en l’occurrence l’anglais. Ife y examine les difficultés engendrées par les différences de compétences sociopragmatiques auxquelles doivent faire face ces personnes. Selon l’auteure, le transfert des normes culturelles et linguistiques d’une langue vers la langue de communication nuit à la compréhension du message, d’où l’importance de valoriser une bonne formation interculturelle.
La compétence interculturelle est essentielle à la pratique éclairée de la traduction et à la réflexion traductologique. Elle se révèle d’autant plus pertinente que l’anglais ne véhicule plus seulement la culture américaine. En effet, la langue de communication mondiale est en contact avec de nombreuses autres langues qui y laissent des traces culturelles et linguistiques différentes dans chaque région de la planète. L’anglais de l’Europe n’est pas l’anglais de la Grande-Bretagne ni de l’Amérique du Nord. Il se différencie de l’anglais de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique du Sud et de l’Océanie. Certes, la lingua franca européenne influe sur toutes les langues et cultures du continent, mais elle aussi subit leur influence. C’est une réalité que l’ouvrage dirigé par Gunilla Anderman et Margaret Rogers révèle en filigrane.
Le livre impressionne par la diversité des sujets, la qualité des analyses et le recoupement des résultats. Même si les chapitres sont autonomes, ils se complètent, se renforcent et occasionnellement s’appellent et se répondent. Chaque chapitre peut être lu individuellement, mais c’est en lisant le tout qu’on bénéficiera de l’expérience la plus enrichissante. On se doit donc de féliciter Gunilla Anderman et Margaret Rogers pour avoir choisi des auteurs doués et compétents. On doit également les remercier d’avoir conçu un ouvrage pertinent qui contribue de façon significative à l’avancement des connaissances en traductologie.