Dans l’introduction du numéro spécial de la revue TTR de 2001 (Vol. XIV, No. 2) consacré à Antoine Berman, Alexis Nouss affirme que : « la traductologie francophone s’est développée en lisant Berman […] la discipline a vu son champ s’affermir, intellectuellement et institutionnellement, en parallèle avec la diffusion des ouvrages d’Antoine Berman. » (Nouss, 2001, p. 9). Selon Nouss, ce qui distingue la traductologie francophone des autres approches, ce ne sont ni les frontières géographiques ni les différences linguistiques. C’est le façonnement d’un savoir épistémologique de la traduction qui caractérise la traductologie francophone. Cette traductologie francophone de la fin du XXe et du début du XXIe siècles trouve dans L’épreuve de l’étranger d’Antoine Berman son propre manifeste, voire son oeuvre maîtresse. Voilà que paraît la version espagnole. Comme le déclare la traductrice, Rosario García López, dans sa préface, il était surprenant qu’il n’existe pas une traduction espagnole de cet ouvrage publié par Gallimard en 1984. Surprenant si l’on tient compte qu’il existe des oeuvres qui exigent, qui demandent leur traduction car la traductibilité appartient à leur essence (Benjamin, 1997, p. 15). Le livre de Berman possède sans conteste cette caractéristique; il exige sa traduction. Dans le discours traductologique contemporain, l’ubiquité de la pensée bermanienne, telle qu’exposée dans L’épreuve de l’étranger, exige sans aucun doute sa traduction en espagnol. Une exigence d’autant plus sentie si l’on considère que Berman était lui-même un hispaniste. Il est donc normal de se réjouir de la « renaissance » de cet ouvrage pour les lecteurs hispanophones. Cette traduction est d’autant plus fondamentale que les lecteurs hispanophones, quels que soient leurs intérêts théoriques ou professionnels, trouveront dans ce livre des idées sur la traduction qui sont une invitation à se familiariser et à se laisser provoquer par ce que Berman considère une bonne traduction; une traduction qui ne cache pas sa nature étrangère. C’est cette nature provocatrice de l’oeuvre bermanienne qui fait que le traducteur s’aventurant dans sa traduction ne pourra s’en sortir qu’en suivant le chemin que lui propose l’auteur. Le prototype de ce type de textes qui imposent au traducteur la manière de les traduire est sans doute l’essai de Walter Benjamin « L’abandon du traducteur ». Cet essai porte sur la traduction, il est inspiré par une traduction et bien qu’il ait été traduit maintes fois dans la même langue, comme c’est le cas de l’anglais, du français et de l’espagnol, les traductions existantes, prises individuellement, ne semblent pas lui rendre justice. C’est précisément ce qu’exprime Benjamin par la métaphore suivante : Ce qui nous amène à affirmer que dans le cas de L’épreuve de l’étranger il faudra plus d’une traduction pour arriver à toucher plus d’un point du sens du texte. Le livre de Berman réclame, non pas une traduction, mais des traductions qui le mettent en valeur en le potentialisant. Pour ce faire, les traducteurs doivent se rendre manifestes évitant de devenir de simples communicateurs. Ils doivent devenir agents producteurs de culture permettant à leur propre langue d’élargir ses limites, de s’enrichir par le contact avec l’Autre et de faire l’expérience de ce qui lui est étranger, expérience au sens heideggérien, comme l’entendait Berman (1985, p. 38). Assez rares sont les traductions où les traducteurs se targuent ouvertement d’appliquer les postulats théoriques proposés par Berman, sauf peut-être Berman lui-même. Et encore, à en juger par l’étude de Marc Charron (2001), sur une traduction réalisée par Berman quelques années avant la publication de L’épreuve de l’étranger, la pratique traductive de Berman est loin d’être l’application de sa théorie. C’est la fascination de nous trouver en présence de la traduction …
Appendices
Références
- BASTIN, Georges L. (2001). « L’impact d’Antoine Berman sur la traductologie en Amérique Latine : une enquête ». TTR, 14, 2, pp. 181-194.
- BENJAMIN, Walter (1997). « L’abandon du traducteur : Prolégomènes à la traduction des « Tableaux parisiens » de Charles Baudelaire ». Traduit de l’allemand par Alexis Nouss et Laurent Lamy dans A. Nouss, dir. L’essai sur la traduction de Walter Benjamin : traductions critiques. TTR, 10, 2, pp. 13-70.
- BERMAN, Antoine (1984). L’épreuve de l’étranger : culture et traduction dans l’Allemagne romantique. Paris, Gallimard. Coll. Tel.
- BERMAN, Antoine (1985). « La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain ». Dans A. Berman, éd. Les tours de babel, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1985, pp. 33-150.
- BERMAN, Antoine (1992). The Experience of the Foreign: Culture and Translation in Romantic Germany. Trad. S. Heyvaert. Albany, University of New York Press.
- BERMAN, Antoine (1995). Pour une critique des traductions : John Donne. Paris, Gallimard.
- BERMAN, Antoine (2003). La prueba de lo ajeno: Cultura y traducción en la Alemania romántica. Trad. Rosario García López. Las Palmas de Gran Canaria, Universidad de las Palmas de Gran Canaria.
- CHARRON, Marc (2001). « Berman, étranger à lui-même ». TTR, 14, 2, pp. 97-121.
- GODARD, Barbara (2001). « L’éthique du traduire : Antoine Berman et le “virage éthique” en traduction ». TTR, 14, 2, pp. 49-82.
- NOUSS, Alexis, dir. (2001). « Antoine Berman aujourd’hui ». TTR, 14, 2, pp. 9-10.
- SCHLEIERMACHER, Friedrich (1985). « Des différentes méthodes du traduire ». Traduit de l’allemand par A. Berman. Dans A. Berman, éd. Les tours de babel, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1985, pp. 278-347.
- VENUTI, Lawrence (1995). The Translator’s Invisibility: A History of Translation. London/New York, Routledge.