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Depuis la parution de la première édition en 1993, cet ouvrage a fait école (dans son compte rendu, Michel Ballard [1994, p. 487] y discerne déjà un certain classicisme) et façonné l’enseignement de la traduction professionnelle au Canada et ailleurs dans le monde. À preuve : la genèse de cet ouvrage, soit l’Analyse du discours comme méthode de traduction publiée en 1980 par Jean Delisle, a été traduite en anglais, en chinois, en espagnol, en persan et en turc, et tout indique que l’ouvrage a aussi servi de modèle dans la conception d’un autre manuel sur la traduction de l’espagnol à l’anglais publié par Allison Beeby-Lonsdale (1996) dans la collection « Pédagogie de la traduction », et qui reprend la formule des objectifs d’apprentissage fondée sur la taxonomie de Bloom en pédagogie.

La troisième édition parue à la fin de 2013 mise sur ce patrimoine et vise à le mettre en valeur tout en proposant des améliorations – déplacement de quelques objectifs ainsi que du glossaire, et renouvellement du contenu de la rubrique « Suggestion(s) de lecture » proposée dans chacun des objectifs pédagogiques – et plusieurs nouveautés. Mentionnons d’abord l’apport d’un coauteur, Marco A. Fiola, professeur de traduction à la Ryerson University, et de sept collaborateurs : Georges L. Bastin (Université de Montréal), Georges Farid (Université du Québec en Outaouais), Aline Francoeur (Université Laval), Noëlle Guilloton (Office québécois de la langue française), André Guyon (Bureau de la traduction du gouvernement du Canada), Charles Le Blanc (Université d’Ottawa) et Elizabeth Marshman (Université d’Ottawa).

Sept nouveaux objectifs viennent s’ajouter à ceux qui étaient présents dans l’édition précédente ; on passe ainsi de 68 à 75 objectifs. Un objectif a par ailleurs été entièrement refondu (objectif 26 sur la traduction non sexiste et la rédaction épicène). Il faut bien dire que puisque les fondements théoriques de l’ouvrage et quelques-uns de ses objectifs (remaniés), quoique solides, remontaient aux années 1980, certaines parties avaient besoin d’être actualisées pour rendre compte de l’avancement des connaissances sur les usages de la langue et sur les textes (grâce aux corpus numériques), de l’intégration accrue des outils informatiques (mémoires de traduction et concordanciers bilingues) et de l’essor de la documentation en ligne dans la pratique de la traduction.

Comme indiqué dans la préface, les changements apportés dans la nouvelle édition ont aussi été motivés par les besoins et les avis des utilisateurs (enseignants et étudiants) qui se sont exprimés dans le cadre d’un sondage électronique sur les éditions antérieures de l’ouvrage, un travail mené par Marco A. Fiola. Le sondage a servi d’outil de repérage des thèmes à aborder dans de nouveaux objectifs dont la rédaction a été confiée aux collaborateurs mentionnés plus haut, qui ont solidairement reproduit la formule qui a fait le succès du manuel : présentation raisonnée d’un thème (difficulté ou principe de traduction), à la manière encyclopédique (tour d’horizon méthodique destiné à un large public), suivie d’exercices pratiques, des compléments indispensables à l’apprentissage.

Conformément à son sous-titre, le Manuel d’initiation à la traduction professionnelle de l’anglais vers le français est avant tout un manuel dans lequel chaque objectif ou chapitre correspond à l’apprentissage d’une compétence ou de principes de traduction. Les comptes rendus publiés par Michel Ballard (1994) et José Tourville (1993) sur la première édition, et celui d’André Senécal (2014) sur la troisième édition, font abondamment état de cet aspect. Plutôt que de décrire dans le détail les activités intellectuelles complexes qui participent à l’opération de traduction (et qui se manifestent subjectivement), et dont il est difficile, il est vrai, d’extraire les mécanismes objectifs, La traduction raisonnée propose des objectifs d’apprentissage qui comprennent des méthodes de traduction par étapes et des marches à suivre sur la traduction de mots, de structures ou de concepts textuels plus larges ainsi que des réflexions pratiques (formulation du problème et pistes de solutions) sur la traduction. Les objectifs sont répartis sur trois plans de l’expression (lexical, syntaxique et stylistique). Malgré l’approche interprétative, ou peut-être à cause d’elle, qui fait que l’on cherche à évacuer la forme linguistique, celle-ci revient inévitablement dans la structure même de l’ouvrage qui reprend l’ordonnancement des objets de l’étude de la langue et de la linguistique (du mot au texte).

Chacun des 75 objectifs d’apprentissage classés dans l’un des éléments de cette structure est présenté, mis en contexte et expliqué en termes bien concrets. Des exercices sur les difficultés de traduction à résoudre ou sur les notions à appliquer accompagnent systématiquement chaque objectif. Lorsque cela s’y prête suivent un ou deux textes en anglais qui représentent bien les textes dans lesquels s’incarnent les difficultés de traduction ou les notions à assimiler. Les 75 objectifs spécifiques sont réunis dans neuf objectifs principaux : le métalangage de la traduction, la documentation de base du traducteur, la méthode de travail, les outils technologiques, le processus de la traduction, les règles d’écriture, les difficultés d’ordre lexical, les difficultés d’ordre syntaxique et les difficultés d’ordre stylistique (l’ancien objectif d’ordre rédactionnel a été remplacé par celui-ci). Même si on peut reprocher à cette structure pédagogique de ne pas mettre en évidence la nécessaire distinction entre les procédés de traduction issus d’une opération intellectuelle et leurs résultats strictement textuels, l’intérêt et la portée éminemment pratiques de chacun des objectifs réduisent l’exigence de leur agencement dans un modèle théorique global des opérations de la traduction, lequel de toute façon ne fait pas consensus, encore aujourd’hui.

Par rapport à la deuxième édition parue en 2003, on trouve les nouveaux objectifs suivants : Évaluation des ressources documentaires (un objectif devenu indispensable dans la logique de l’objectif précédent qui incite à bien se documenter sur les usages de la langue d’arrivée), Travail en équipe (une nécessité quand on sait combien de personnes peuvent intervenir directement ou indirectement dans un texte tout en faisant preuve d’un esprit de collaboration professionnel), Autorévision (les traducteurs n’ont trop souvent qu’une seule chance de faire une bonne première impression), Traductique (il était temps puisqu’un certain logiciel de mémoire de traduction est devenu la norme il y a plus de dix ans…), Ressources de la bureautique (un autre incontournable depuis l’avènement des ordinateurs… dans les années 1980 et 1990…), Traduire l’humour (comme quoi la traduction c’est du sérieux, même quand c’est drôle !), Traduction non sexiste, rédaction épicène (une refonte en fait de l’ancien objectif intitulé « féminisation », alors que le mot lui-même tombe lentement en désuétude, même si l’équité elle est toujours d’actualité) et enfin Nouvelle orthographe (un thème incontournable dans le domaine).

Quelques permutations sont aussi à signaler, en commençant par celle que Tourville (1993, p. 194-195) avait déjà recommandée, à savoir la présentation du glossaire à la fin de l’ouvrage plutôt qu’au début. L’objectif qui consiste à initier en premier lieu les étudiants au métalangage est certes séduisant, mais cette démarche ne tient pas la route pour ce qui est des notions avancées pour lesquelles la présentation encyclopédique (même méthodique) ne suffit plus à la tâche et nécessite un dispositif pédagogique plus lourd. Les objectifs Logique ainsi que Cohérence et cohésion, qui faisaient partie de l’objectif général des difficultés d’ordre rédactionnel, sont déplacés à l’objectif général de la méthode de travail pour rendre compte de leur rôle étroit dans la compréhension adéquate, pour le premier, et dans la reformulation acceptable pour le second. Dernière permutation (et non la moindre) : le déplacement des objectifs Économie et Étoffement, qui passent des difficultés d’ordre lexical à l’objectif général du processus de la traduction. Le déplacement de ces objectifs spécifiques, quoique bien utiles à la comparaison des résultats textuels de la traduction, continue d’entretenir la confusion entre des procédés de traduction intellectuels (le processus de la traduction) et leurs résultats textuels, une distinction qui est pourtant courante en traductologie, et à laquelle La traduction raisonnée fait même abondamment écho dans son glossaire en déclinant deux acceptions (le procédé et son résultat) pour bon nombre de ses entrées (notamment l’adaptation, la correspondance, la création discursive, l’interprétation, la recatégorisation, la traduction, la traduction automatique, la traduction professionnelle, le transcodage). En déplaçant ces objectifs dans les processus de la traduction, il me semble qu’on envoie le – mauvais – message que l’économie et l’étoffement sont des procédés de traduction alors qu’en réalité ce ne sont que des conséquences purement formelles du rapprochement de formulations synonymes dans deux langues différentes et dans deux contextes textuels différents.

Malgré quelques réserves plutôt théoriques comme celle qui vient d’être mentionnée, la troisième édition de La traduction raisonnée continue d’offrir aux formateurs en traduction et à leurs apprenants une formidable initiation aux méthodes à suivre et aux principes à respecter dans l’exercice de la traduction professionnelle. Même si sa formule pédagogique et son contenu réduits à leur plus simple expression évoquent parfois des trucs et astuces à imiter ou à suivre, la démarche intellectuelle expliquée et vantée dans l’ouvrage contribue à ennoblir la profession, et montre que la logique, le raisonnement, l’ouverture d’esprit, la culture (aux sens de la sociologie d’abord avec la prise en compte des cultures puis de l’encyclopédisme avec l’enrichissement continu des connaissances générales) font partie des qualités indispensables dont doivent faire preuve les professionnels de la traduction. Comme l’ouvrage propose une méthode générale ouverte, rien n’empêche les enseignants qui s’en servent (et ils sont très nombreux) d’enrichir les contenus avec du matériel adapté ou inédit dans le prolongement de l’approche interprétative. Tout cela, la conception solide et rigoureuse de la démarche interprétative (qui vient tout de même, il faut le signaler, avec une certaine incomplétude sur le plan scientifique ou théorique) et de la méthode pédagogique (la page des principaux codes utilisés pour la correction des traductions vaut son pesant d’or) ainsi que la valorisation de la culture générale (et littéraire aussi) et la présentation par objectifs, modulaires et modulables, pouvant facilement être adaptés en fonction des besoins des apprenants, contribuent précisément à pérenniser l’ouvrage, et sa troisième édition.