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La parution de cet important volume à l’initiative des deux chercheur·euses de l’Université du Québec à Trois-Rivières, Hervé Guay et Sara Thibault, ne peut que réjouir la communauté internationale de spécialistes en matière de théâtre documentaire. En se focalisant sur des artistes pour la majorité québécois·es, l’ouvrage ne vient pas seulement compléter un état des lieux des créations scéniques documentaires les plus récentes, il permet aussi de préciser et d’approfondir des enjeux esthétiques et philosophiques abordés dans les travaux de référence européens des dernières années, comme Le théâtre néo-documentaire : résurgence ou réinvention?[1] et Les théâtres documentaires[2].

Le volume se compose d’une présentation, intitulée « Interpréter le réel et participer à l’éclairer », de trois grandes parties d’analyses des créations documentaires québécoises depuis les années 2000, puis d’une retranscription de la table ronde « Le théâtre documentaire au Québec, entre tradition et innovation », tenue en 2017 à l’Université du Québec à Montréal dans le cadre du colloque annuel de la Société québécoise d’études théâtrales. Par les trois citations qui ouvrent l’ouvrage, Guay et Thibault indiquent les problématiques qui traversent en profondeur l’ensemble des réflexions qui y sont réunies. Tout d’abord, les limites éthiques de la formalisation esthétique du matériau brut qu’est le document; ensuite, le besoin des artistes d’une (re)prise de contact direct avec un réel hypermédiatisé, devenu quelque peu insaisissable; et, par conséquent, la problématisation au sein de l’art des notions de factualité et de « vérité », objectives et subjectives.

Ainsi, même si le projet du volume n’est pas de théoriser des créations variées au sein d’un concept générique, mais plutôt de cartographier leur hétérogénéité, les auteur·trices réussissent à dégager des lignes de force d’un mouvement artistique qui se rassemble autour de plusieurs fils rouges esthétiques. Quand bien même la compagnie Porte Parole s’appuie plutôt sur des documents publics, abordant donc des problématiques sociopolitiques, et que des compagnies comme Système Kangourou ou L’eau du bain ainsi que la metteure en scène Anne-Marie Olivier travaillent davantage sur une documentation du vécu privé, s’approchant d’un théâtre de l’intime, on peut retenir d’étonnantes convergences dans leurs formalisations scéniques respectives. À des degrés variés, toutes les oeuvres analysées assurent la transparence de la démarche documentaire artistique, et ceci en recourant soit à une artificialité affichée, soit à un discours métathéâtral, soit à la simple présence d’une instance narratrice sur scène qui retrace le chemin de l’enquête et qui l’ancre dans une subjectivité concrète. Afin de saisir la complexité du réel observé ou enregistré pendant l’enquête et de capter ses différentes strates, aussi nombreuses que contradictoires, les dispositifs théâtraux décrits dans l’ouvrage se caractérisent par une forte intermédialité scénique. Faudrait-il alors parler d’un nouveau « théâtre total », une scène modulable à souhait, inspirée par la vision du père de la création documentaire scénique Erwin Piscator et de son architecte Walter Gropius? D’un point de vue scénographique, peut-être, mais dans une perspective idéologique, la création contemporaine en est assez éloignée, soutiennent Guay et Thibault (15). Alors qu’elle invite, comme Piscator, la partie invisible et inaudible de la société à s’exprimer (parfois directement) sur scène, la filiation de cette nouvelle création québécoise se trouve davantage chez les artistes européen·nes de la même génération, à savoir les « néo-documentaires » pour reprendre le terme de Lucie Kempf et Tania Moguilevskaia (2013). Que ce soit par la revendication d’une approche subjective déjà mentionnée ou par le jeu avec différents niveaux de fictionnalisation, par l’intégration de témoignages réels dans le corps du texte ou encore par l’invitation du public à participer activement à l’interprétation du réel (re)présenté, la création documentaire joue clairement un rôle d’éclaireur esthétique, comme le confirme l’ouvrage. Contrainte par des limites éthiques que lui impose le réel humain dont elle traite, elle se voit obligée de recourir à des solutions esthétiques innovantes, provoquant des percées formelles au sein de la création théâtrale en général. Ainsi, l’intérêt pour la démarche documentaire et l’apport du présent ouvrage dépassent largement l’état des lieux d’un terrain esthétique délimité : à notre sens, il s’agit au contraire d’un travail sur des enjeux substantiels du théâtre contemporain.

Les dix articles qui composent le corps du volume ont été regroupés dans trois grandes parties : « I. La fabrique du documentaire », « II. Exploration de l’intime » et « III. La question de l’altérité ». En filigrane, leur chronologie semble retracer des processus de création, en étudiant le point de départ de la conception des oeuvres dans la première partie et en décrivant dans la suivante le lien parfois personnel que les artistes entretiennent avec le réel. Enfin, les contributions de la dernière partie semblent mettre à l’épreuve la volonté des créateur·trices documentaires d’introduire un véritable trouble dans le regard du public, de susciter un ébranlement de perspectives quant aux réalités si bien, si mal connues.

« La fabrique du documentaire » s’ouvre par le travail de Lydia Couette qui, à partir d’entretiens menés avec les artistes Anne-Marie Ouellet, Alexandre Fecteau, Sarah Berthiaume, Philippe Cyr et Anaïs Barbeau-Lavalette, s’interroge à la fois sur le recrutement de leurs « participant·es » et sur la place des individus du public comme « invités ». Puisque l’objectif principal de ces artistes consiste en une approche sans détour du réel humain, il·elles prônent l’éviction de l’acteur·trice professionnel·le de la scène. Traditionnellement garant·e d’un rapport ludique, mais aussi dialectique et critique aux réalités, l’acteur·trice amène ici le risque d’une trop grande falsification quand il s’agit d’accéder au réel de la manière la plus authentique possible. En étudiant alors comment l’acteur·trice professionnel·le remplacé·e par des « participant·es » réuni·es autour d’un thème préétabli, par le montage de témoignages en un récit cohérent et aussi par la minutieuse organisation physique des non-acteur·trices sur scène, Couette décèle combien les artistes risquent de perdre le fin équilibre qui caractérise toute création documentaire. Car où disparait le théâtre et où commence exactement, dans sa formalisation esthétique, la dénaturation du réel?

La chercheuse Sara Thibault, qui codirige l’ouvrage, se penche par la suite sur le théâtre interactif du collectif Nous sommes ici, fondé par le metteur en scène Alexandre Fecteau. À travers l’analyse des spectacles L’étape (2010), Changing Room (2011), Le NoShow (2013) et Hôtel-Dieu (2018), l’autrice repère une « esthétique élastique » (74), car autant la variété des sujets que les dispositifs scéniques témoignent d’une inventivité bien étonnante. Précisément à l’endroit du renversement des conventions spatiales du théâtre (la scène devenant ici l’espace du réel, et la salle, les loges et la rue devant le théâtre devenant l’espace de la fiction), Fecteau voyage librement entre imaginaire artistique et attestation factuelle. Afin d’atteindre son objectif que l’interprétation du réel se compose véritablement avec le public le temps du spectacle, l’artiste tord et enrichit l’outil scénique à l’extrême. Que ce soit en faisant participer les spectateur·trices à un rituel thérapeutique pour des témoins présents sur le plateau ou en amputant un spectacle, faute de financement suffisant, de certaines scènes devant les yeux du public, Nous sommes ici semble célébrer le moment performatif du théâtre, créant une rencontre pour le moins troublante entre art et réel.

L’article qui suit, rédigé par Pauline Bouchet, décortique le spectacle J’aime Hydro (2016) de la compagnie Porte Parole. L’enquête sur l’entreprise Hydro-Québec, bien connue pour sa promesse d’une émancipation culturelle et politique du Québec à travers l’indépendance énergétique, est menée par l’actrice Christine Beaulieu, missionnée par la dramaturge Annabel Soutar. À travers un kaléidoscope de perspectives, le spectacle n’expose pas seulement la fabrication (toujours subjective, toujours située) d’une documentation, mais elle met également en évidence, à travers un discours métathéâtral continu, le théâtre comme fabrique. Ainsi, l’autoréflexivité dans J’aime Hydro est amenée par l’actrice à travers un élégant jeu avec différents degrés de fictionnalisation. Que ce soit l’avis de la personne réelle Christine Beaulieu, les personnes du réel qu’elle incarne sur scène ou les textes écrits par Annabel Soutar, les points de vue se croisent, se nouent et se défont ici au sein même de l’actrice.

Olivia Delachanel clôt la première partie de l’ouvrage par une réflexion sur l’emploi de témoins qui viennent habiter la scène de la compagnie L’eau du bain. L’objectif de cette compagnie est la création d’une rencontre entre le réel et le public dont la scène est l’outil. Si dans Impatience (2014), spectacle au sujet de l’adolescence, ou dans Nous voilà rendus (2016) qui traite de la vieillesse, le projet artistique consiste en la préservation de la spontanéité réelle des témoins sur scène, il est dans les deux cas appuyé par la fabrication de la parole et de la gestuelle hic et nunc devant le ou la spectateur·trice. Le témoin est ici garant d’une connexion directe au réel, d’un branchement au flux intarissable de l’énergie du vivant.

Comme son titre « Exploration de l’intime » l’indique, la deuxième partie de l’ouvrage explore l’endroit où la création documentaire s’enracine dans le vécu réel et personnel des artistes et devient aussitôt autofiction. La première contribution de Kristina Bergeron plonge dans un spectacle emblématique de ce processus : Faire l’amour (2014) d’Anne-Marie Olivier. Écrite à partir de questionnaires et de fragments d’entretiens, montés et réécrits par l’autrice, la création cherche à capter le réel par le bout des petites histoires qui le constituent, parfois ordinaires, parfois extraordinaires. Consciemment, ce réel court ainsi le risque de devenir un théâtre d’anecdotes, comme le souligne Bergeron.

Dans l’article suivant, les chercheuses en littérature Catherine Cyr et Jennifer Bélanger explorent la problématique de l’irreprésentable à travers une analyse très subtile de la pièce Beauté, chaleur et mort (2011). À travers une description minutieuse des choix esthétiques qui se double d’une réflexion sur la matérialisation de l’absence inspirée du philosophe Georges Didi-Huberman, les autrices déplient le spectacle, un témoignage écrit et interprété sur scène par le couple d’artistes Nini Bélanger et Pascal Brullemans. Alors que les principaux ingrédients esthétiques de cette création sont l’hyperréalisme et la métaphore, c’est le décès (insupportable, insaisissable, insurmontable) d’un nouveau-né qui en est le sujet. Le théâtre devient ici la réponse à l’absence. En sa qualité d’art vivant, il permet non pas de montrer la disparition, mais de faire apparaître par bribes un réel qui risque à tout moment de s’échapper.

Hervé Guay, qui codirige l’ouvrage, aborde ensuite une création documentaire québécoise qui tient, selon le chercheur, la promesse de faire advenir une prise de conscience collective et une réconciliation. Il s’agit de Pôle Sud (2016), créée par Émile Proulx-Cloutier et Anaïs Barbeau-Lavalette pour l’Espace libre, qui se situe dans un quartier de Montréal au passé social et politique complexe. Par le biais d’une désarticulation entre paroles (diffusées sur l’écran) et gestes (performés sur scène), les habitant·es de ce quartier populaire qu’est le Centre-Sud, relégué·es à la marge et au silence, occupent le plateau ni par goût pour le voyeurisme social ni pour amener une revendication politique. Inspirée par la philosophie du care et la vision du théâtre comme dispositif de l’attache humaine, Pôle Sud fait apparaître les nombreux liens possibles entre scène et salle, les inséparables histoires qui tissent le récit d’une ville comme espace géographique et culturel partagé.

La troisième partie, intitulée « L’altérité en question », s’ouvre par un travail comparé d’Émilie Martz-Kuhn. L’autrice oppose dans son analyse les spectacles 100% Montréal (2017) du collectif suisse Rimini Protokoll, Pôle Sud d’Émile Proulx-Cloutier et Anaïs Barbeau-Lavalette et Non Finito (2017) du Système Kangourou. Si les créations de Rimini Protokoll et d’Émile Proulx-Cloutier et Anaïs Barbeau-Lavalette sont rangées du côté d’une simplification dérangeante du réel, celle d’Anne-Marie Guilmaine et de Claudine Robillard (de la compagnie Système Kangourou) porte la promesse d’en rendre la complexité. Cadrée par une esthétique télévisuelle avec ses effets d’authenticité, 100% Montréal cherche à rendre, statistiques à l’appui, la vie d’une ville à travers ses chiffres. Et Pôle Sud, avance Martz-Kuhn, tente de rapprocher spectateur·trices et habitant·es du quartier populaire sur scène par une esthétique de tableaux vivants (dislocation des paroles et des gestes, telle que décrite précédemment par Guay), embellissant le réel à l’image d’une fiction cinématographique américaine. Les deux créations dégraderaient les « témoins » à une vie de pantins dont les ficelles sont tirées par les artistes. Non Finito, enfin, un spectacle au sujet de projets de vie inachevés, n’accède à aucune image figée ou conclusion connue d’avance. Martz-Kuhn décèle ici une ligne de démarcation importante entre consensus voyeuriste et dissensus assumé : soit la création documentaire ouvre, soit elle ferme le regard sur les réalités.

L’article suivant, signé par Astrid Tirel, a le grand mérite de revenir sur les racines techniques, mais aussi esthétiques et éthiques de l’art documentaire, plus particulièrement sur le cinéma des temps coloniaux. Tirel, se penchant avec finesse sur le rapport qu’entretiennent les cultures autochtones avec le documentaire, distingue les « reproductions réorganisées [du réel] » d’une captation de celui-ci et pointe la problématique de représentations simplistes et stéréotypées de cultures mal connues. Ainsi, à travers un regard surplombant, omniscient et faussement objectif, aucune véritable approche de l’altérité, théorisée notamment par l’anthropologue François Laplantine[3], n’est possible. L’autrice s’intéresse par la suite à plusieurs créations des troupes Ondinnok et Menuentakuan, ainsi qu’à Fredy (2016) d’Annabel Soutar (de Porte Parole), dont elle souligne l’ingéniosité esthétique. Par l’usage d’archives qui font entendre des perspectives multiples, Soutar reprend, souvent d’une manière comique, les enjeux relatifs à l’impérialisme culturel et au racisme systémique afin de les détourner d’une compréhension restreinte et dominante qui nie l’injustice sous-jacente. Le théâtre semble ici regagner, sans négliger la formalisation scénique, le rôle d’une véritable arène politique.

Le dernier article du volume, rédigé par Nicole Nolette, peut se lire comme une petite ouverture, car il aborde une nouvelle problématique de la création documentaire, à savoir la traduction. Quand Soutar, dont le nom a déjà résonné dans plusieurs autres contributions, écrit Grain(s) en 2012, elle mène son enquête autour des procès de la multinationale agricole Monsanto de façon autoréflexive. Elle cherche à rester transparente sur ses motivations et démarches, limpide quant à l’impossible démêlement du factuel et du factice. Nolette continue d’observer le parallèle entre modification génétique et remaniement artistique au sein de Grain(s) à l’intérieur de sa traduction en anglais. Quand Grain(s) devient Seed(s) (2012) afin d’être présentée à un public anglophone, la chercheuse considère que la traduction, qui doit être considérée comme procédé littéraire en soi, entre en collision avec la transparence artistique affichée de la version française. La traduction du témoignage risque de le déraciner et de casser par là même le pacte documentaire.

La table ronde qui clôt l’ouvrage invite les quatre artistes québécois·es Milena Buziak, Annabel Soutar, Anne-Marie Olivier et Bernard Lavoie à revenir ensemble sur les enjeux fondamentaux de leurs créations. Modérée par Sara Thibault, la rencontre aborde la question des origines, à savoir le rapport entre document et scène. S’agit-il en premier lieu d’un projet artistique dont le document est un matériau, ou s’agit-il d’une documentation dont la scène est l’outil? Cette problématique conduit à celle de la transparence, fortement soutenue par Soutar. Le discours métathéâtral, incarné fréquemment par la personne de l’auteur·trice sur scène, semble garant d’une réfutation toujours plus forte de toute prétention de vérité objective. Les quatre artistes, au fil de la discussion, se rejoignent par le respect et le soin qu’il·elles apportent à la documentation. Au lieu de tenir un discours surplombant le réel, il·elles aident plutôt ce dernier à déployer ses irréductibles histoires.