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Introduction

La Loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance, en France, fait une réelle place à la prévention sociale. Aux « signalements » de familles défaillantes ou dangereuses se substitue « l’évaluation d’informations préoccupantes ». Une intervention mobilisant la famille vient s’imposer avant un traitement curatif sous surveillance judiciaire. La Loi sur la réforme de la protection de l’enfance de mars 2007 porte ainsi la marque d’une avancée symbolique qui invite à parler désormais « d’enfance en danger ou en risque de l’être », au lieu « d’enfance maltraitée ». Le champ de la protection de l’enfance n’avait pas connu pareille évolution depuis la dernière loi de 1989 relative à la prévention des mauvais traitements. La Loi sur la réforme de la protection de l’enfance de 2007 crée ainsi une cellule de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes dans chaque département français. Cette cellule a vocation à recevoir toute information susceptible de laisser craindre qu’un enfant se trouve en danger ou en risque de l’être, c’est à dire en besoin d’aide. Les travailleurs sociaux assurant cette mission de protection de l’enfance pour les Conseils généraux (ou assemblées départementales) sont chargés de l’évaluation de ces situations signalées et de la mise en place de mesures d’aide adéquates. La médiatisation d’affaires dramatiques a incité le législateur à réformer la protection de l’enfance selon trois dimensions : un meilleur repérage des enfants en danger ou en risque de l’être, une évaluation et un traitement homogène et équitable des situations familiales, tout en rationalisant les coûts de l’Aide Sociale. La saisie des instances judiciaires ne saurait être désormais effectuée qu’en cas de danger avéré ou d’impossibilité à obtenir la collaboration de la famille à toute mesure éducative susceptible de résoudre les difficultés, comme le précise l’article 226-4 dans son premier alinéa : « Le président du Conseil général avise sans délai le procureur de la République lorsqu’un mineur est en danger au sens de l’article 375 du Code civil et : 1 °) qu’il a déjà fait l’objet d’une ou plusieurs actions mentionnées aux articles L. 222-3 et L. 222-4-2 et au 1 ° de l’article L. 222-5, et que celles-ci n’ont pas permis de remédier à la situation ; 2 °) Que, bien que n’ayant fait l’objet d’aucune des actions mentionnées au 1 °, celles-ci ne peuvent être mises en place en raison du refus de la famille d’accepter l’intervention du service de l’aide sociale à l’enfance ou de l’impossibilité dans laquelle elle se trouve de collaborer avec ce service. Il avise également sans délai le procureur de la République lorsqu’un mineur est présumé être en situation de danger au sens de l’article 375 du Code civil, mais qu’il est impossible d’évaluer cette situation ».

On assiste à un changement de focale : jusqu’alors, il revenait à la justice de décider ce qui relevait de ses compétences et de celles du président du Conseil général en renvoyant vers celui-ci les affaires relevant de la prévention. Il incombe désormais aux présidents des Conseils généraux de signaler aux instances judiciaires les situations qu’ils ne peuvent gérer. La mise en place des cellules de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (ou CRIP dorénavant dans le texte) donne une place centrale à l’usager[1], en particulier à la famille, réorganisant ainsi les modalités des interventions sociales en protection de l’enfance. Une recherche entreprise juste après la mise en place des CRIP (Defaux, 2013) rend compte des difficultés pour les travailleurs sociaux, essentiellement des assistantes de service social, de conjuguer adhésion des familles et protection de l’enfant.

Comment sont accueillies et comprises les intentions du législateur ? L’injonction à l’efficacité garantit-elle une meilleure protection de l’enfant ?

L’enquête de terrain déployée dans cinq départements français à l’appui de 175 questionnaires, 23 entretiens collectifs, 9 entretiens individuels et d’observations ethnographiques met à jour certaines contradictions entre les attentes du législateur, les directives institutionnelles et les pratiques de terrain. 

1.     Les nouveaux termes de la loi : du soupçon à l’adhésion 

1.1     L’adhésion de la famille

Déjudiciarisation et rationalisation sont, pour les professionnels, les maîtres-mots de cette réforme. La cellule de recueil et de traitement des informations préoccupantes est désormais l’interface par laquelle transite, comme son nom l’indique, l’ensemble des informations dites préoccupantes. Les travailleurs sociaux, dits de terrain, restent cependant les piliers de l’évaluation en protection de l’enfance. Tout comme avant mars 2007, ils continuent d’être administrativement mandatés auprès des familles afin d’évaluer la réalité des informations préoccupantes réceptionnées. La CRIP vient cependant bousculer les procédures. Elle enregistre les informations préoccupantes et charge des travailleurs sociaux du département « d’évaluer la situation du mineur et de déterminer les actions de protection et d’aide dont ce mineur et sa famille peuvent bénéficier », comme le stipule la loi dans son article 12, modifiant ainsi le Code de l’action sociale et des familles (L. 226-2-1). Après évaluation, les « informations individuelles font, si nécessaire, l’objet d’un signalement à l’autorité judiciaire » (article L.226-3).

La mise en place de la déjudiciarisation est au prix de l’adhésion des familles aux difficultés repérées. Les travailleurs sociaux, ainsi l’expriment-ils, doivent apporter la preuve à la cellule de l’adhésion des familles à leur diagnostic et à la mesure d’aide envisagée. Cette condition ne figure pas sous ces termes dans la loi. C’est le guide pratique d’accompagnement à la mise en oeuvre de cette loi, édité par le Ministère de la Santé et des Solidarités en 2007 à l’intention des travailleurs sociaux, qui traduit ainsi de manière volontariste les termes de la loi en mettant l’accent sur la prévention afin de réduire les signalements aux instances judiciaires. Ce guide vient préciser le rôle de la CRIP dans la nouvelle organisation départementale afin de soutenir le processus de déjudiciarisation attendu en protection de l’enfance. Cette recherche appuyée d’une adhésion de la famille, que les travailleurs sociaux semblent avoir intériorisée, donnerait ainsi une coloration positive à une intervention de fait contraignante. En effet malgré une volonté politique affichée de déjudiciarisation des mesures d’aide, la loi conserve, dans le texte, son caractère sanctionnant en cas de « refus de la famille d’accepter l’intervention du service de l’aide sociale à l’enfance ou de l’impossibilité dans laquelle elle se trouve de collaborer avec ce service » (article 12 de la loi et L.226-4 du Code de l’action sociale et des familles). Le guide pratique met lui l’accent sur l’implication des familles et leur adhésion aux aides proposées : « Pour bien identifier et qualifier les difficultés rencontrées, le professionnel a tout intérêt à s’appuyer sur une démarche à laquelle il associe, autant que possible, les membres de la famille. Leur participation active vise à instaurer une dynamique de réflexion et de compréhension, à les associer en amont à la résolution des difficultés, à faciliter par la suite l’élaboration d’une demande d’aide et l’adhésion aux éventuelles aides qui seront proposées ». Pour les travailleurs sociaux, la démarche d’évaluation en protection de l’enfance consiste dès lors à rechercher l’adhésion de la famille au diagnostic de l’évaluation elle-même et aux mesures proposées. L’adhésion, aux dires des travailleurs sociaux, deviendrait un objectif central de leurs pratiques répondant ainsi aux exigences de la CRIP : « Du fait de la relation de subsidiarité[2], il faut rechercher plus qu’auparavant l’adhésion des parents ». 

1.2     Les limites de l’adhésion

Les professionnels estiment donc que le curseur de l’évaluation, pour reprendre leur terme, s’est déplacé. Il ne s’agit plus pour eux de déterminer le danger ou le risque de danger pour l’enfant, mais d’apprécier l’adhésion de la famille à une aide qui viendrait prévenir ou repousser les risques de danger pour l’enfant à court ou moyen terme : « Les notions de risque de danger et de danger, avancent certains interviewés ont modifié la possibilité d’un travail avec la famille. Quand la famille travaille avec nous, on ne considère pas les enfants comme en danger, alors qu’une autre [qui n’adhèrerait pas…] oui…. Alors que, finalement, le danger ne dépend pas de cela… ». Ainsi l’adhésion viendrait attester de la disparition des risques.

On peut, à ce stade, s’interroger sur les différences de traitement à l’égard de l’enfant selon l’adhésion des parents au projet d’intervention des travailleurs sociaux. L’adhésion de façade ne risque-t-elle pas de gommer la gravité du danger encouru ? Au contraire, le refus de collaborer des parents garantirait-il une plus grande protection à l’enfant ? Ce paradoxe entretenu par les directives du guide pratique s’inscrit dans la contractualisation de l’aide sociale et de l’accompagnement en général. Si le professionnel obtient la signature des parents, il répond à l’objectif de l’évaluation de l’information préoccupante qui est l’adhésion des parents et prouve ainsi l’efficacité de son travail. Il a respecté le principe de déjudiciarisation en évitant le recours au juge, instance désormais synonyme d’échec. En retour, la CRIP le charge de mettre en place une aide éducative appropriée apaisant le danger ou minimisant les risques de danger. Le déplacement, qui alarme les travailleurs sociaux, est le suivant : ils constatent avec inquiétude qu’ils travaillent à la preuve de l’adhésion de la famille plutôt qu’à l’évaluation du danger encouru par l’enfant dont la situation a été signalée comme préoccupante. Ils ont l’impression d’aller avant tout « vendre la famille » auprès de leur hiérarchie institutionnelle, afin de démontrer ses ressources éducatives et surtout ses capacités d’adhésion. Les pistes semblent en effet brouillées. S’agit-il d’obtenir l’adhésion au diagnostic de risque de danger ou de danger ou de faire accepter une intervention socio-éducative ? Dans le premier cas, l’intervention sociale aurait fait naître une prise de conscience de la part des parents quant à leurs éventuels manquements éducatifs, dans l’autre, l’accord pour une intervention ne risque-t-il pas de contribuer à l’impunité parentale ? Dans ce contexte, les professionnels de la protection de l’enfance s’émeuvent d’une adhésion des parents au risque d’une moins bonne protection des enfants : « La contrainte de l’accompagnement administratif permet un accompagnement des parents, mais qu’en est-il des enfants ? Par exemple, moi, j’accompagnais une famille, mais les parents collaboraient, alors le juge a décidé de laisser la mesure sous le statut de “mandat administratif”, et pourtant, les parents attachaient les enfants au lit… je ne comprends pas ».

Depuis 2007 en effet, et bien que le président du Conseil général soit dans l’obligation d’aviser sans délai le procureur de la République lorsqu’un mineur est en danger au sens de l’article 375 du Code civil, le danger « qui compromet gravement l’évolution de l’enfant » est lui-même évalué par les magistrats au regard de l’implication des parents. Il arrive donc que les décisions des juges ne suivent pas les préconisations des services du département. En lieu et place d’une intervention judiciaire sollicitée par les travailleurs sociaux, les magistrats peuvent décider du maintien de l’enfant dans son environnement, par le biais d’une mesure éducative contractualisée avec la famille là où les travailleurs sociaux estiment pourtant ne plus pouvoir agir en faveur d’une protection des enfants. Nous touchons ici les limites de cette question de l’implication des parents, acteurs désormais centraux du dispositif de protection de l’enfance. Notons que les interventions éducatives préconisées et acceptées par les parents ne seront pas nécessairement mises en oeuvre par le travailleur social chargé de l’évaluation de la situation préoccupante. On peut craindre alors que l’action éducative mise en place perde de vue les difficultés décelées par les travailleurs sociaux lors de l’évaluation de l’information préoccupante. C’est ce qu’expriment les enquêtes faisant à la fois état d’une certaine frustration de ne pas poursuivre l’accompagnement éducatif et craignant une perte d’efficacité de la mesure. 

1.3     De la sanction à l’adhésion : une perte de repère symbolique ? 

Si un travail éducatif à destination d’enfants vivant en famille ne peut être mené sans ceux qui en ont la charge et la responsabilité, mettre les parents au coeur du dispositif d’évaluation de l’enfance en danger ou en risque de l’être pose, on vient de le voir, des questions de fond. L’adhésion est une donnée subjective et complexe à apprécier d’autant plus qu’elle ne peut s’évaluer que dans la durée, à l’épreuve des faits.

C’est donc face à ce paradoxe que nombre d’enfants signalés voient leur souffrance prolongée… jusqu’à ce que le principe d’adhésion soit remis en question, comme le soulignent certains professionnels : « Parfois, il y a tout un travail qui est fait où on dit que c’est trop dangereux, on fait des écrits sur cela... et on nous demande une AED [Aide éducative à Domicile] » ou encore : « L’autre aspect de la loi, c’est la déjudiciarisation... c’est un gros aspect… on demande à la prévention d’aller jusqu’au bout... on prend des risques…. Et on perd du temps… » 

Leur posture professionnelle devient inconfortable comme l’exprime une des assistantes sociales rencontrées : « On nous donne 5 semaines pour évaluer si un enfant est en risque de danger ou en danger… 5 semaines... c’est court... normalement, on nous a dit au départ que c’était juste pour évaluer si un enfant est en danger ou non… et puis, parfois on nous demande des éléments d’évaluation globale de la situation familiale... les difficultés et la nature des difficultés… et même parfois les moyens d’y remédier… en 5 semaines ! Ce n’est pas possible... et on ne sait donc plus quoi faire… » 

« Oui, renchérit une de ses collègues, on peut toujours demander des mesures judiciaires, mais c’est plus compliqué, il faut le prouver, car maintenant il y a l’adhésion de la famille ».

Une troisième précise : « C’est décalé, car personne n’a une notion exacte de ce qu’est l’adhésion ».

Un rapide retour historique s’impose : la pratique sociale jusqu’en 2007 était celle de la saisine judiciaire en cas de danger soupçonné ou repéré pour un mineur. Le mandat judiciaire laissait peser une sanction possible à tout moment pour les familles : retrait de l’enfant, condamnation des parents... Véritable épée de Damoclès, cela garantissait au travailleur social le maintien ou le retour (illusoires parfois, des événements tragiques l’ont montré) à une situation mettant l’enfant hors de danger. La procédure — saisie de la justice, et surtout l’intervention du juge — avait une portée symbolique qu’un président de Conseil général ne pourra jamais représenter. La Loi sur la réforme de la protection de l’enfance fait du président du Conseil général le « chef de file[3] » de la protection de l’enfance, c’est-à-dire un coordinateur. Les familles et les travailleurs sociaux semblent privés de repères. Le cadre législatif antérieur à 2007 ne donnait sans doute pas toute la priorité à la prévention, à la responsabilisation les familles, encore moins à leur implication. La mise en place de ses dispositions était estimée trop coûteuse. Cependant, comme en témoignent les dernières données relatives aux dépenses d’aide sociale à l’enfance (Amar, 2014), ces dépenses continuent de croître[4]. Une « déjudiciarisation systématique », comme disent les professionnels, fait donc émerger de nouvelles contradictions. Non seulement elle ne semble pas résoudre la question de la reconnaissance des ressources éducatives de la famille par les professionnels pour venir à bout du danger ou limiter le risque de danger encouru par les enfants, mais elle n’accorde pas non plus davantage de légitimité aux travailleurs sociaux pour assurer au mieux cette subsidiarité attendue par la loi de 2007 réformant la protection de l’enfance. Par ailleurs, les économies escomptées ne sont pas réalisées. La mise en place de la CRIP pour l’évaluation des informations préoccupantes modifie néanmoins les missions et l’organisation du travail en protection de l’enfance. C’est ce dont il sera question dans le point suivant.

2.     Les impacts de la réforme sur les pratiques professionnelles

2.1     L’information préoccupante : une notion extensive et banalisée 

L’invention de la notion d’information préoccupante et la mise en place des CRIP représentent des conséquences en termes de charge de travail sur les professionnels de la protection de l’enfance et contribuent paradoxalement à banaliser la notion de danger. Les travailleurs sociaux se voient confier par la CRIP des évaluations sociales relevant d’informations préoccupantes toutes particulières. 

Certains juges aux affaires familiales sont parfois les auteurs d’informations préoccupantes qui ne le sont pas, rapportent certains travailleurs sociaux, pour faire, précisent-ils « l’économie d’une enquête par leurs propres services » : cas de divorce ou de séparation, tutelle, etc. La notion de risque de danger, de fait très extensive, autorise ces magistrats à avoir recours à la CRIP. Ces pratiques, si elles ne sont pas systématiques ni présentes dans tous les départements, perturbent les travailleurs sociaux qui voient là une dérive alourdissant leur charge de travail et risquant d’entraver leur discernement. Ils disent « être devenus désormais l’antichambre de l’évaluation sociale en France » et dénoncent « l’évaluation à usages multiples ». 

Dans le même temps, la notion de risque de danger tend à atténuer chez les parents le sentiment de culpabilité devant les difficultés éducatives rencontrées. La protection de l’enfance serait considérée comme la « Super Nanny » ou « Pascal, le grand-frère » pouvant régler tous les problèmes, comme la télévision peut le laisser supposer. Ils attendent, comme un nouveau droit, une réparation de dégâts familiaux dont ils ne se sentent pas responsables, expliquent des travailleurs sociaux rencontrés :

  • « Maintenant il n’y a plus la honte de dire “Je ne m’en sors pas” ». Ces émissions télévisées ont aidé... il y a moins de honte à dire que cela pêche avec l’enfant ».

  • « Maintenant on a plutôt des gens qui arrivent avec leur paquet [l’enfant considéré dans ce sens comme une charge] et qui disent “je ne sais plus quoi en faire”… Il y a une démission parentale qu’on ne voyait pas avant… » 

La notion d’information préoccupante semble avoir définitivement levé le tabou du danger et de la maltraitance d’une manière qui brouille les pistes de l’aide sociale en protection de l’enfance. Les capacités de jugement des travailleurs sociaux sont ainsi mises à rude épreuve d’autant qu’ils sont, le plus souvent, seuls à évaluer l’information préoccupante au domicile des familles. 

2.2     La pluridisciplinarité : un malentendu 

Avant 2007, de manière générale, deux professionnels se rendaient ensemble au domicile des familles pour co-évaluer la situation de l’enfant suite à un « signalement », terme communément usité à l’époque. Notons que depuis 2007, la loi a introduit une distinction entre le « signalement » qui est la transmission faite aux autorités judiciaires et « l’information préoccupante », qui désigne toute information de danger ou de risque de danger transmise au Président du Conseil général. La confirmation ou l’invalidation du danger reposait sur deux approches et engageait une responsabilité partagée. Avec le recul, les professionnels interrogés disent qu’ils se sentaient « rassurés par le regard et la présence physique d’un collègue ». La rationalisation des coûts et les nouvelles exigences posées par la loi empêchent désormais les professionnels, dans la plupart des départements, de procéder aux diagnostics des situations en binôme. Ils expriment leurs nouvelles inquiétudes :

  • « Avant, on avait ordre d’y aller à deux. On peut observer une chose, c’est que c’est différent maintenant. Pour rentrer dans le délai, on y va seul. On devrait être plus performant, mais il faudrait revoir certaines choses… ».

  • « On a toujours compté sur l’idée d’être à deux, mais la tendance institutionnelle est celle de traiter seul les informations préoccupantes. On considère que pour la sécurité c’est pourtant mieux à 2 en cas de mouvement hostile… cela permet de se répartir l’hostilité... Cela partage un peu le regard, cela croise les regards selon les formations… Pour nous, quand on évalue les situations et qu’il y a danger, on est protégé par rien… on est dans la situation des travailleurs sociaux pour qui le danger est pour nous. L’adhésion en fait, c’est le moment de tous les dangers ». 

Les travailleurs sociaux se plaignent de ces nouvelles conditions d’exercice de l’évaluation : 

  • « Dans la loi, ils disent qu’il faut de la pluridisciplinarité, mais il y en a encore moins depuis la loi ».

  • « Toutes les personnes, qui connaissent la situation de l’évaluation, présentes [en réunion], cela n’existe plus... le croisement des regards s’est perdu… ».

Le fait que l’intervention à plusieurs professionnels ne soit plus systématique amène les travailleurs sociaux chargés d’évaluer une situation éducative à se sentir désormais seuls porteurs et responsables de la démarche d’évaluation. Ce n’est plus un collectif de protection de l’enfance qui évalue une situation, mais bien un travailleur social, seul, face à une famille en difficultés. 

Cependant, les travailleurs sociaux rencontrés se méprennent sur les intentions du législateur. Ils méconnaissent les termes de la loi. En effet la loi ne prévoit pas d’interventions en binôme ou pluridisciplinaires pour l’évaluation des informations préoccupantes, mais pour l’évaluation des situations des enfants qui bénéficient d’une mesure éducative et ceux déjà confiés à l’Aide sociale ou bénéficiant d’une aide à domicile. La méprise vient sans doute de cette nuance et de nouveau des directives et orientations du guide déjà cité. Dans ce guide, on trouve 18 références à des interventions pluridisciplinaires ou pluri-institutionnelles au long des 35 pages qu’il contient. Pour exemple, en page 19 : « La démarche d’évaluation implique […] de s’appuyer sur des pratiques intégrant une confrontation de points de vue pluridisciplinaires, voire pluri-institutionnels. » On peut lire plus loin : « l’exigence de la démarche implique un échange de points de vue avec d’autres professionnels, pour une évaluation collégiale en équipe pluridisciplinaire, voire partenariale s’appuyant sur un cadre de références commun ». Le guide suggère des modalités d’évaluation et d’action que la loi ni ne prévoit ni n’interdit certes, mais il n’a valeur que de guide de bonnes pratiques... Néanmoins, la co-évaluation est une pratique qui reste en vigueur pour les enfants relevant de la protection maternelle et infantile, c’est à dire âgés de moins de 6 ans, dans certains départements. L’objectif à ne pas perdre de vue est la rationalisation des coûts. La CRIP organise donc le travail des professionnels de la protection de l’enfance dans ce sens.

2.3     Une nouvelle organisation du travail pour une meilleure efficacité ? 

La CRIP prévoit des « espaces partagés » et un protocole renforcé allant dans le sens d’une plus grande responsabilisation des travailleurs sociaux et d’une rationalisation des pratiques.

2.3.1     Les espaces partagés : de la supervision au contrôle

Avant la réforme, non seulement les évaluations de terrain se pratiquaient souvent à deux professionnels, mais elles étaient souvent accompagnées de réunions de service qui jouaient le rôle de supervision et de formation. Chaque acteur de l’équipe (assistants sociaux, psychologues, infirmières, médecins, éducateurs spécialisés, sage-femme...) pouvait exposer son point de vue sur la situation en cours d’évaluation. « Avant, rappelle un enquêté, on avait des instances entre tous les professionnels du SSD [Service social départemental et de la Protection maternelle et infantile], maintenant, cela n’existe plus, il n’y a pas de formation, on apprend sur le tas ». 

En lieu et place des interventions par paire de professionnels et des réunions pluridisciplinaires, se sont installés, suite à la réforme, des « temps » ou des « espaces partagés ». Ces espaces partagés sont des lieux où se rencontrent le professionnel en charge de l’évaluation d’une situation et les cadres de proximité[5] ou le(s) chef(s) de service(s) du territoire (médecin, responsable du service d’enfants confiés… jusqu’au directeur du territoire), généralement tous présents ou se faisant représenter. À la supervision qui organisait l’analyse des situations entre pairs sous « l’oeil attentif », pour reprendre l’expression d’un travailleur social, d’un chef de service ou d’un expert extérieur, s’est substituée une instance institutionnelle décisionnelle où les conclusions et le jugement du travailleur social sur la situation sont remis aux supérieurs hiérarchiques qui décident de l’orientation. 

Faut-il en conclure que l’efficacité serait garantie par la mise en place d’une nouvelle division du travail : le rapport d’enquête effectué par les travailleurs sociaux et les décisions prises par les cadres ? Pour autant, le guide pratique du ministère préconise, on vient de le voir, « une évaluation collégiale en équipe pluridisciplinaire », ce qui amuse amèrement les professionnels : 

– « Quand on a lu la loi [le guide, devraient-ils dire] qui parlait de pluridisciplinarité, on s’est dit que c’était bien et que peut-être cela allait rendre plus efficace le système, maintenant, on ne pensait pas que la pluridisciplinarité, c’étaient des cadres, plein de cadres, qui allaient nous dire ce que nous devons faire ou mettre en place, et ce sans avoir vu la famille... On n’a pas la même conception de la pluridisciplinarité... Et finalement, dans les familles, on y retourne tout seul… ». 

– « La loi est respectée, mais ils [les chefs de service] n’ont pas vu la famille. On cogite... au maximum [dans le sens où le cadre présent à ces rencontres pose des orientations cliniques et d’intervention sans connaître la famille]. En fait, on a une pluridisciplinarité dans le contrôle, mais pas dans la rencontre avec la famille… ».

Le coeur du métier en protection de l’enfance, l’action éducative, apparaît quelque peu mis à mal. D’une part, la démarche d’évaluation s’organise autour de la recherche et de la preuve d’adhésion de la famille, ce qui, on l’a vu, peut brouiller le diagnostic, d’autre part le travailleur social ne participe plus à la décision d’orientation. Son identité professionnelle est bousculée. S’agit-il de faire dorénavant de lui un expert en dépistage de risques de danger ?

2.3.2     Un protocole renforcé

L’organisation de la mission de protection de l’enfance autour de cette cellule départementale améliore, à en croire le récent rapport d’information sénatorial (Dini, Meunier, 2014), le repérage et la centralisation des informations préoccupantes. Cependant, elle a généré une certaine insécurité professionnelle chez les travailleurs sociaux dans leur mission quotidienne, malgré un protocole renforcé. Ce protocole s’inscrit dans la Nouvelle Gestion des politiques publiques qui, pour introduire une culture des résultats, cherche à responsabiliser les acteurs au sens de leur faire porter la responsabilité de leurs actes (Bechtold-Rognon, Lamarche, 2011 ; Laval, Vergne et Clement, 2011). Le contrat entre usagers et services de l’Aide sociale fait partie des outils de cette nouvelle gestion de même que la formalisation systématique des actes posés par le travailleur social selon le principe de l’accountability (rendre compte de, justifier, assumer ses actes) développé par les théories du New public management et largement reprises dans la gestion des affaires publiques en France (Normand, 2009). La CRIP orchestre ces nouvelles règles en protection de l’enfance. Les procédures de traitement des informations préoccupantes sont définies en termes de délais, à partir du dépôt de l’information préoccupante jusqu’à la remise du diagnostic de la situation à la cellule et des conclusions du rapport d’évaluation à la famille. La cellule sera vigilante quant au déploiement de toutes les ressources éducatives familiales et institutionnelles pour éviter une saisine judiciaire. Cette procédure rigoureuse ne présente pas que des inconvénients pour les professionnels. Elle apporte un cadre et un suivi de l’évaluation. D’ailleurs, ce cadrage est apprécié plutôt positivement par les travailleurs sociaux. Il a, en effet, selon leurs dires, l’avantage « d’aller jusqu’au bout de l’information préoccupante ». Rares n’étaient pas les cas, précédemment, expliquent-ils, où la situation de l’enfant était évaluée, l’aide mise en place sans qu’aucun rapport, aucune note ne formalisent les résultats de l’évaluation. Désormais, cette responsabilité incombe aux départements qui exigent des travailleurs sociaux chargés d’évaluer les informations préoccupantes de remettre un rapport circonstancié supervisé, le plus souvent, par le responsable d’équipe et/ou le directeur de territoire[6] à la CRIP.

Aujourd’hui, les rapports font état d’éléments qui ne figuraient pas dans les écrits antérieurs à 2007, notent par ailleurs les professionnels : des précisions sur le contexte de vie de la famille, l’état des rencontres opérées avec les enfants dans le cadre de l’évaluation, ou encore le niveau de discernement des familles, marqueur du niveau d’adhésion potentielle de la famille à un soutien éducatif visant à prévenir le danger auquel l’enfant serait susceptible d’être exposé. Ce cadrage semble d’un certain bénéfice pour les institutions départementales. Les travailleurs sociaux investissent davantage leur mandat institutionnel, comme l’indique leur adhésion à l’item proposé dans le questionnaire (médiane de 6,5 sur une échelle de valeur de 1 à 8)[7] : « Avec la mise en place de la CRIP, le travailleur social est le représentant de l’institution ».

Cependant, si d’un côté, ce cadrage semble consolider le rapport professionnel/institution et apporter des balises pour la conduite de l’évaluation des informations préoccupantes — les travailleurs sociaux ont le sentiment d’une démarche d’évaluation plus aboutie — d’un autre côté, le sentiment qui domine est celui d’une grande solitude quant à l’appréciation du risque de danger ou du danger. 

En venant « vendre leurs familles », comme disent certains professionnels, lorsqu’ils viennent soutenir leur diagnostic auprès des cadres de proximité, ils font état de leurs compétences à mobiliser les parents autour de leur projet éducatif et ainsi à faire l’économie de l’intervention judiciaire. Il pourrait bien s’agir indirectement de leur propre évaluation.... 

Le travail social doit dorénavant faire preuve de son efficacité. Cette efficacité est au coeur des nouvelles politiques publiques. La CRIP est bel et bien un outil inscrit dans la culture de l’évaluation. Les acteurs de la Protection de l’enfance sont ainsi soumis doublement à l’injonction d’efficacité : dans leur pratique de diagnostic des situations d’enfants en danger ou en risque de l’être et dans le respect du principe de subsidiarité par la recherche d’adhésion des familles.

Conclusion 

La cellule de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes est un laboratoire privilégié au sens où elle orchestre une partie des nouvelles dispositions issues de la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection de l’enfance, dispositions empreintes des exigences de la nouvelle gestion des politiques publiques basées sur l’efficacité des mesures et la rationalisation des coûts. La mesure phare est sans doute celle de l’implication des parents qui se traduit par leur adhésion au diagnostic de risque de danger pour leur enfant et au traitement préventif proposé. Elle a pour principal objectif de respecter le principe de subsidiarité qui consiste à n’avoir recours au judiciaire que lorsque les ressources éducatives familiales et institutionnelles sont épuisées. Pour ce faire, le législateur a désigné le président du Conseil général comme chef de file de la mission protection de l’enfance sur son département. Cependant, la subsidiarité ne s’est pas accompagnée d’un nécessaire transfert de légitimité entre les instances judiciaires et celle du Conseil général. La portée symbolique d’un juge ne sera jamais celle d’un élu politique. Enfin, la subsidiarité n’a jusqu’alors pas permis la réduction attendue des coûts de la phase diagnostique du risque de danger ou de danger et de son traitement préventif. L’implication des parents ou la recherche de leur adhésion, comme l’écrit le guide pratique d’accompagnement à la mise en oeuvre de la loi de 2007, s’appuie sur la contractualisation de l’intervention sociale, procédure nouvelle dans le champ de ce qu’on appelait autrefois l’enfance en danger. Cette contractualisation vient considérablement modifier l’organisation du travail en instaurant une hiérarchisation des rôles et une parcellisation des tâches. 

La référence à des valeurs défendant « une évaluation collégiale en équipe pluridisciplinaire, s’appuyant sur un cadre de références commun » relevé dans le guide pratique jette le trouble parmi les travailleurs sociaux. Sur le terrain, ils assistent ou participent à la nécessaire révolution culturelle accompagnant les objectifs du new public management. Le guide vient tronquer les dispositions fixées par la loi. Il place en effet les familles dans une participation active au dispositif à savoir le diagnostic et le traitement du risque. Participation qui, craignent les travailleurs sociaux, risque de dédouaner les parents. Le curseur de l’évaluation s’est ainsi déplacé et l’objectif de celle-ci a évolué. On est passé d’une détermination du danger ou du risque de danger pour l’enfant à une évaluation de l’adhésion des parents à toute mesure éducative qui pourrait être préconisée. L’adhésion devenant le gage du bon parent en même temps que le gage du bon travailleur social ! Si l’efficacité du système précédent était remise en cause, ne l’oublions pas, la mise en place des dispositions de la réforme de 2007 vient rappeler si nécessaire que les intérêts de l’enfant ne sont hélas pas toujours défendus par leurs parents. Il s’agit en effet parfois de protéger les enfants de leur propre environnement. Et c’est là, justement, le coeur du métier de la protection de l’enfance.