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L’ouvrage Prison Land parvient à trouver un angle original sur un sujet pourtant très labouré : celui de la prison. Empruntant une approche néomarxiste, l’ouvrage s’ouvre par une longue introduction théorique dans laquelle Brett Story inscrit son approche de géographie radicale, à visée abolitionniste. Loin de la tradition critique ouverte dans les années 1970 pour décrire des lieux clos alors envisagés comme des « institutions totales » ou « disciplinaires », son objectif est de décentrer le regard. « Spatialiser » la prison permet dès lors à Story de la décrire « hors les murs ». Si on adopte ce regard, alors le pénitencier rayonne sur une véritable « carcéralisation » du monde. Cette approche originale puise probablement ses sources dans les deux expériences successives d’« incarcération indirecte » vécues par l’auteure (et relatées dans la préface), d’abord en tant que fille d’une mère expulsée de son logement par la stratégie de gentrification de son propriétaire, puis en tant qu’activiste anti-gentrification.

Ce livre n’est donc pas un pur objet académique, mais plutôt une proposition pour « armer » les activistes abolitionnistes en démontrant que l’incarcération ne se résume pas aux seules enceintes grillagées de la prison. De ce point de vue, l’ouvrage de Story constitue un réel succès, tant l’articulation entre des éléments théoriques, des recherches empiriques fondées sur une documentation exhaustive, et surtout une narration vive dans laquelle l’auteure n’hésite pas à se mettre en scène. Le résultat est pleinement convaincant. Il faut ici préciser que cet ouvrage s’articule à un documentaire également réalisé par Story, A Prison in Twelve Landscapes, qui propose une série de vignettes de scènes et de paysages « produits » par l’incarcération, mais sans jamais montrer de prison.

Pour Story – qui suit une ligne néomarxiste plutôt classique – le tournant relativement récent de « l’incarcération de masse » résulte avant tout des relations sociales propres au néolibéralisme. Mais l’auteure va plus loin : selon elle, c’est là la raison pour laquelle les relations de pouvoir qui constituent in fine la prison en tant que lieu « physique » sont également « spatiales » ; dès lors, elles « sortent de la prison » et finissent par irriguer tout un ensemble de lieux qui, a priori, lui sont bien étrangers. Story apporte la preuve de cette thèse en consacrant chacun des cinq chapitres de Prison Land à un type d’espace touché par le système carcéral : les liens entre stratégies policières et redéveloppement privé dans les centres des villes en déclin, les programmes « alternatifs » à l’incarcération dans des quartiers péricentraux en voie de gentrification, les campagnes abandonnées qui se tournent vers le « marché de la prison » comme solution de la dernière chance, les bus au long cours qui convoient les familles des prisonniers vers les parloirs dans des conditions sordides, et jusqu’au logement lui-même, contaminé à son tour par les « tactiques carcérales » (comme les bracelets électroniques) qui délocalisent la prison en transférant les coûts de la reproduction carcérale (alimentation, etc.) sur l’individu et son réseau social.

Ce faisant, Story systématise les apports récents de Wacquant et de Gilmore, selon lesquels il existe un véritable continuum entre le ghetto afro-américain et la prison. Certes, une telle analyse court nécessairement le risque de « diluer » la prison ; et, de fait, on peine parfois à distinguer ce qui relève du récit d’une « carcéralisation » du monde de ce qui relève de mécanismes de contrôle et de militarisation de l’espace urbain, mécanismes qui obéissent peut-être également à d’autres logiques. Pour autant, cette approche fluide et ouverte constitue sans aucun doute la grande réussite du livre. De ce point de vue, rendre visibles au lecteur les différentes géographies produites par la prison − des évictions de Brooklyn jusqu’aux villes minières abandonnées du Kentucky, en passant par les « bus carcéraux » bondés de la périphérie de New York − déclenche bien chez le lecteur la prise de conscience recherchée par l’auteure : celle des implications sociales et spatiales profondes de l’extension du système carcéral bien au-delà des seuls murs d’enceinte du pénitencier. Ce faisant, Prison Land démontre une nouvelle fois le rôle crucial de la géographie critique dans la déconstruction d’objets réifiés, dont les conditions d’existence et de reproduction ne sont plus mises en question.