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La région arctique est devenue un centre d’attention stratégique de la part des plus importants acteurs internationaux, et de plus en plus d’observateurs essaient de cerner comment les relations entre ces acteurs se développent. L’ouvrage de Georges Labrecque s’intéresse à l’une des questions particulièrement importantes touchant cette région : les frontières maritimes établies ou à établir dans des cas de chevauchement de zones où plusieurs États pourraient faire valoir différentes formes de juridiction nationale, des eaux territoriales aux extensions de plateau continental. Même s’il ressort du livre que le scénario selon lequel leur délimitation pourrait attribuer le pôle Nord à l’un ou à l’autre riverain est pour l’instant littéralement « infondé », étant donné les définitions dans le droit international des zones de souveraineté, le tracé de ces frontières demeure un enjeu essentiel. La question de la délimitation est d’autant plus importante pour le Canada qu’il est le seul des États arctiques à ne pas avoir déjà convenu d’un tracé avec les États-Unis et qu’il n’a pas encore complètement défini ses frontières avec le Danemark – en l’occurrence le Groenland. L’auteur se propose à la fois de rassembler les éléments juridiques pertinents et d’étudier de manière détaillée les cas de délimitation de frontières maritimes en cours. C’est dans cette combinaison que réside la spécificité de l’ouvrage, qui traite des États riverains comme acteurs et des aspects juridiques comme enjeux.

La première partie est consacrée à l’inventaire du droit international applicable au traçage des frontières maritimes, avec des renvois aux cas arctiques. L’auteur recense tout d’abord (chapitres 1 et 2) les différents modes d’acquisition et d’exercice de la souveraineté, puis les différentes zones auxquelles cette délimitation peut s’appliquer. Ce que mettent en lumière les trois chapitres suivants, consacrés respectivement aux sources juridiques, aux critères et aux méthodes de décision lors de différends, est la diversité dans la gestion et dans la résolution dont les États et les tribunaux internationaux font usage. Les affaires concernant les frontières maritimes sont traitées une par une, et sont considérées comme devant l’être. Cela s’applique aussi à la région arctique, puisqu’il n’y a pas de volonté d’introduire des règles du jeu spécifiques. Certaines tendances sont toutefois relevées : dans la jurisprudence, le critère géographique tend à primer sur les autres (chapitre 4) et, dans de nombreux cas, y compris dans la Convention sur le droit de la mer des Nations Unies, une ligne de distance égale aux territoires concernés est établie comme base. L’auteur remarque aussi que, si les États ont pu élargir de manière parfois unilatérale les zones maritimes sous leur juridiction, une frontière tracée unilatéralement n’a pas de chance d’être acceptée (p. 134).

Les riverains de l’Arctique adoptent différentes stratégies pour trouver un accord, ayant tous fixé des limites à la détermination des frontières maritimes par des instances juridiques internationales (p. 172-173). La seconde partie du livre souligne l’importance primordiale de la négociation, avant tout de manière bilatérale. G. Labrecque voit dans l’accord russo-norvégien de 2010 sur les frontières maritimes un modèle potentiel pour la résolution des questions de délimitation qui demeurent, ainsi que celles plus proches du pôle Nord que l’accessibilité croissante de l’Arctique peut rendre d’actualité entre le Canada, la Russie et le Danemark/Groenland. En effet, il souligne en conclusion que nombre de facteurs opposaient la Norvège et la Russie, et qu’elles ont pourtant surmonté ces différences (p. 496). Mais le processus a été long, et l’établissement des frontières s’est faite par accumulation, non en une seule fois. Ce rappel contraste avec l’idée selon laquelle le Canada et les États-Unis pourraient rapidement négocier une solution globale à leurs différends sur les frontières maritimes dans l’Arctique et le statut du passage du Nord-Ouest (p. 458-463). Les autres cas montrent que, selon les États impliqués, la question des frontières a atteint différents degrés de résolution. Entre la Russie et les États-Unis, le traité de délimitation de 1990 n’a pas mis fin aux contestations, alors qu’il n’est toujours pas ratifié du côté russe (p. 393-396). Par ailleurs, entre la Norvège, l’Islande et le Danemark, même quand les différends ont été réglés par jugement ou par un procédé de conciliation, la mise en pratique de ces décisions s’est faite sans problème (chapitres 7 et 8). Si l’aspiration à l’indépendance du Groenland bouscule certainement déjà les dynamiques géopolitiques dans la région et le fera décisivement en cas d’aboutissement, les délimitations que ces États nordiques ont établies peuvent très bien perdurer (p. 419-421). Avec le Canada, cependant, de nouveaux différends peuvent s’ajouter à ceux qui existent déjà (chapitre 10).

L’ouvrage a le mérite de mettre en évidence des faits – l’existence, l’importance et les limites des règles du jeu juridiques – face aux scénarios et approximations que provoque chez les non-spécialistes le débat sur l’Arctique. L’auteur présente sa collection – exhaustive – de faits de manière systématique et clairement structurée. Alors qu’il insiste sur le caractère « au cas par cas » des questions de délimitation, il souhaite en conclusion que les États arctiques s’inspirent de la résolution des différends entre la Norvège et la Russie. Tenant compte du fait que chaque cas est unique, il ne donne cependant pas de réponse claire à la question de savoir quels procédés et modes de résolution seraient les plus prometteurs. Une entrée en matière au style plus accessible faciliterait certes la compréhension par les non- spécialistes de ce qu’est une frontière maritime. De plus, dans la première partie, l’exhaustivité l’emporte parfois sur la pertinence pour les affaires arctiques. Néanmoins, il s’agit en somme d’une véritable base de données pour toute personne intéressée par les affaires arctiques.