Corps de l’article

1. Introduction

1.1 Des marchés juridiques en évolution

Au cours des vingt dernières années, les « marchés juridiques » (Canivet, 2017) ont fait l’objet d’une volonté politique de moderniser la Justice en introduisant une rationalité de type managériale (Vigour, 2006 : 427). En Belgique, ce processus de « managérialisation » (Ficet, 2011) de la Justice est le fruit d’un consensus entre l’administration, les pouvoirs publics, et les professionnels du droit (représentés par leurs fédérations professionnelles). Pour l’État, il s’agit de déléguer aux professionnels du droit l’amélioration de la qualité des services et la facilitation de l’accès du citoyen à toute une série de documents (De Chezelles, 2006). Ce phénomène s’est traduit par l’avènement d’un discours managérial au sein des professions juridiques, prônant de nombreuses pratiques en matière de gestion financière, de marketing, ou encore de digitalisation des services et des prestations. Dans ce contexte, les technologies de l’information et de la communication (TIC) exercent une influence croissante sur le travail des professionnels du droit et ont contribué à la « technicisation des débats sur la Justice » (Vigour, 2006 : 427). Ces nouvelles technologies (de communication, de gestion, de mesure de performance, ou encore de contrôle des coûts) sont progressivement devenues « incontournables pour l’institution judiciaire », et ce faisant, ont contribué à modifier de nombreuses pratiques historiques des professionnels du droit (Vigour, 2008 : 26 ; Wickers, 2014). 

En marge de ces débats sur la « managérialisation » et la digitalisation des professions juridiques, de nouveaux acteurs (essentiellement issus du secteur privé) sont apparus sur les marchés du droit (Benichou, 2017 ; Bessy, 2016 ; Canivet, 2017). Le domaine, auparavant assez hermétique à la loi du marché, s’est vu investi par un ensemble de nouveaux acteurs, proposant services et produits dans une véritable logique marchande (Bessy, 2016 ; Gilliéron, 2019). Les modèles économiques de ces nouveaux acteurs reposent essentiellement sur deux stratégies : il s’agit soit de vendre des produits ou des services aux professionnels du droit, soit de s’adresser directement aux citoyens (qui deviennent alors des clients), en leur proposant des services ou une partie des services habituellement effectués par les professionnels du droit (Deffains, 2018). Dans le premier cas, les technologies visent principalement à automatiser les activités à faible valeur ajoutée (gestion administrative, rédaction de contrats, recherche dans les bases de données, etc.). Dans le second cas, elles visent à suppléer une partie de l’activité des juristes, par exemple à l’aide de rendez-vous médiatisés en ligne, de moteurs de recherche juridique intelligents, ou encore d’agents conversationnels (Gras Gentilleti, 2022).

1.2 La digitalisation du notariat en Belgique

En Belgique, les notaires sont « les fonctionnaires publics établis pour recevoir tous les actes et contrats auxquels les parties doivent ou veulent faire donner le caractère d’authenticité » (Article 1er de la loi du 25 Ventose an XI qui constitue la base de la règlementation du notariat). Ce faisant, ils détiennent le monopole de l’authentification juridique, délégué par l’État. Les notaires incarnent par ailleurs « un service public de prévention de conflits, en amont des tribunaux, dans lequel le droit n’est pas une simple marchandise » (Pauliat et al., 2017 : 106) et sont à ce titre régulièrement considérés comme étant les juristes de proximité des citoyens. L’exercice de la profession est soumis à une série de règlements professionnels (Freidson, 2001) - numerus clausus pour l’accès à la profession, prestations barémiques, code déontologique - qui confèrent au notaire son statut d’officier de l’État. En Belgique, le notariat est reconnu comme une profession libérale, où le notaire est un entrepreneur amené à gérer quotidiennement son organisation, l’étude notariale (Van Den Bergh et Faure, 1991). La récente vague de digitalisation de la Justice interroge cette position particulière, entre officier de l’État et entrepreneur, notamment avec l’arrivée de nouveaux acteurs proposant de concurrencer les notaires sur leurs activités non monopolistiques (estimations de bien, conseils juridiques, médiation, etc.).

Plusieurs auteurs ont étudié l'influence de la digitalisation sur les professions juridiques règlementées dans le monde francophone. C’est le cas par exemple des travaux réalisés sur l’informatisation de la profession d’huissier de Justice (Fraenkel et al., 2010). Devant la menace de perte de leur monopole due à l’arrivée de nouveaux acteurs, les huissiers recourent à des stratégies défensives (de protection de la profession) et offensives ou entrepreneuriales, visant la conquête de nouvelles parts de marché. Les auteurs montrent comment des stratégies économiques individuelles mises en place par les huissiers ont contribué à transformer les représentations collectives et symboliques de la profession. La digitalisation de la profession d’avocat a également été largement abordée dans la littérature, que ce soit dans une perspective d’ouverture à la concurrence (Moysan-Louazel, 2011), d’évolution du rôle des ordres professionnels (Dubois, Mansvelt, Delvenne, 2019), ou encore d’automatisation des activités (De Streel et Jacquemin, 2017). Pour la profession de notaire, il convient de mentionner les travaux de Dauchez (2020), portant sur l’évolution des interactions entre les notaires et l'État. L’ouvrage de Delmas (2019) retrace quant à lui l’évolution de la profession notariale en France et explique comment l'État a délégué toute une série de tâches liées à la transformation des administrations publiques aux notaires.

Chez les notaires, « la prestation de services juridiques est règlementée par un mélange de règlementation gouvernementale et d'autorèglementation par un organisme professionnel » (Chaserant et Harnay, 2013 : 267). Dans le cas du notariat belge, cet organisme professionnel est Fednot (Fédération Royale du Notariat Belge). Fednot est gouverné par des notaires élus et est financé par les cotisations annuelles versées par les notaires. La fédération remplit de nombreuses fonctions : intermédiaire entre l’administration et les études notariales, porte-parole vis-à-vis du grand public et du monde politique, centre d’expertise (notamment juridique), organe dispensaire de formations, etc. Bien qu’elle ne détienne aucune autorité légale sur les notaires, Fednot a un poids considérable dans le notariat. La fédération joue notamment un rôle crucial dans la digitalisation, en développant de nombreuses applications et plateformes digitales à destination des études notariales. Fednot dispose de plus 100 collaborateurs (sur un total de 220) relevant du département information & communication technologies(ICT). Historiquement, le service informatique des notaires était une société commerciale externe à la fédération. En internalisant les services informatiques, Fednot a misé sur une stratégie digitale qui se décline en 4 axes : améliorer la productivité et le niveau de service du notariat, améliorer « l’expérience client » des citoyens, lancer de nouveaux services, et créer de nouveaux business models. Au coeur de ces différents objectifs, le département ICT cherche constamment à fluidifier les échanges entre les notaires et les administrations de l’État. Cette mission est réalisée grâce au développement d’applications digitales qui sont centralisées dans l’e-notariat, une plateforme sécurisée d’échanges d’informations entre Fednot, les études notariales, et l’administration.

Fednot mise sur un mode agile de développement des applications digitales (Bachellerie, 2020), qui sont conçues grâce à des boucles courtes d’itérations participatives et démonstratives de leur efficacité (un moyen d’impliquer et de rendre plus tangibles auprès des notaires des technologies vouées à évoluer). Pour s’assurer que l’implémentation au sein des études se passe au mieux, Fednot s’appuie sur des notaires ambassadeurs. Ces ambassadeurs, enrôlés sur base volontaire, peuvent intervenir à plusieurs moments d’un projet digital mené par la fédération : (i) le lancement du processus de développement (participer à la création de nouveaux produits), (ii) le développement des produits (test des produits en situation réelle), et (iii) le déploiement des produits sur le terrain (en réalisant la promotion). L’objectif poursuivi par Fednot avec cette stratégie est que tous les notaires se sentent concernés par la digitalisation. Entre 2000 et 2022, plus de 60 applications digitales à destination des études notariales ont été développées de cette manière.

1.3 L’appropriation de deux applications pour étudier l’évolution de l’identité professionnelle

Hormis les quelques travaux susmentionnés, les recherches portant sur l’influence des technologies digitales sur les professions juridiques règlementées sont plutôt rares. Devant ce constat, notre contribution privilégie une approche interdisciplinaire sociologique et ergonomique visant à rendre compte de l’influence de la digitalisation de la Justice sur le notariat belge. L’ergonomie, bien qu’interrogeant les effets des changements organisationnels et technologiques (Bobillier Chaumon, 2021) et leurs accompagnements par des démarches structurées d’intervention participative (Petit et Duguet, 2013), considère encore trop peu la dimension constructive de l’identité professionnelle. C’est pourquoi nous l’avons assortie d’une approche sociologique basée sur l’analyse des contextes locaux et des interactions entre acteurs. Les enjeux étudiés dans cet article sont liés aux usages des technologies en situation réelle, mais également à l’évolution du positionnement institutionnel du notariat, c’est-à-dire aux relations de pouvoir qui se développent au sein d’un système d’acteurs représentants du droit. Une telle approche permet d’aborder la digitalisation comme une évolution questionnant le sens, la cohérence, ou encore la construction des relations de confiance au sein de la profession notariale. La digitalisation des activités peut alors être abordée comme un phénomène constitutif de l’évolution de l’identité professionnelle des notaires (Karsenty, 2014).

Cet article propose une description des processus de digitalisation en cours dans le notariat belge grâce à l’analyse de l'implémentation de deux applications digitales : eRegistration et Biddit. Ces applications permettent d’interroger l’évolution de deux activités centrales de la profession : l’enregistrement des actes authentiques et l’activité immobilière. À travers ces cas, notre objectif est d’étudier comment les notaires perçoivent la digitalisation de leur activité et comment celle-ci cristallise des controverses identitaires et professionnelles liées à l’évolution du positionnement du notariat au sein de la société (Fray et Picouleau, 2010). La digitalisation de la profession invite par ailleurs à interroger la désirabilité sociale de la profession et son rôle perçu dans la société, puisqu’elle une porteuse d’une division du travail renforcée entre les tâches techniques et morales des notaires (Lhuilier, 2005). Nous concevons ainsi l’identité professionnelle des notaires comme une identité construite pour soi (et reposant sur des valeurs partagées, des règles de travail communes et un code déontologique), mais aussi comme une identité construite pour autrui (reposant sur la notion de désirabilité sociale). Dans le cas belge, l’étude de cette évolution identitaire ne peut être menée sans mentionner le rôle de la fédération professionnelle (Fednot). Tout au long de l’article, nous montrons en quoi le rôle d’intermédiation de Fednot est central pour comprendre les évolutions de la profession notariale.

2. Méthodologie

L’étude s’est étalée sur une période de six mois (entre les mois de janvier et de juin 2019). Les matériaux collectés proviennent principalement d’entretiens semi-directifs (1.1) et de deux méthodes d’observations (1.2) (observations de l’activité et observations participantes). Pour interpréter les effets de la digitalisation sur la profession notariale, nous avons mobilisé le concept de processus d’appropriation (Proulx, 2005 ; Jouët, 2000) qui suggère que l’appropriation d’une technologie est un mécanisme social de détournement collectif d’un objet technique (Akrich, 1987). Ce processus est également décrit comme « une condition de réalisation de l’activité et un moyen de développer l’activité, son métier et l’individu » (Bobillier Chaumon, 2009 : 12). L’appropriation technologique s’inscrit par conséquent dans une vision productive de l’identité professionnelle. L’utilisation d’un tel cadre permet de se centrer sur les interactions entre acteurs et objets techniques (Latour, 2005). De telles descriptions sont rendues possibles grâce à notre méthode qualitative, où nous avons privilégié les immersions au sein d’études notariales et au sein de Fednot. 

2.1 Des entretiens semi-directifs 

Nous avons mené des entretiens semi-directifs auprès de treize notaires, de trois candidats notaires, et de cinq employés de Fednot, sélectionnés pour leur rôle important et actif dans la stratégie de digitalisation (Tableau 1). Notre guide d’entretien était articulé autour de quatre axes : la perception de la digitalisation, l’état des lieux de la digitalisation de l’étude notariale, la perception (et l’utilisation réelle) des deux applications digitales que sont l’eRegistration et Biddit, et le point de vue sur la stratégie digitale menée par Fednot. Certains des notaires ont été rencontrés à plusieurs reprises. Cette phase a donné lieu à 21 entretiens semi-directifs.  Le tableau ci-dessous offre des précisions concernant les personnes rencontrées. Les notaires dont le numéro est succédé d’un (A) sont ambassadeurs (voir section 2.2.). 

Tableau 1

Entretiens réalisés

Entretiens réalisés

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2.2 Des observations in situ 

Nous avons également réalisé plusieurs journées d’observation en présence tantôt de notaires et de leurs collaborateurs, tantôt d’employés de Fednot (Tableau 2). Certaines observations ont été menées à l’occasion d’ateliers de présentation de la plateforme Biddit. Ces observations revêtaient un double intérêt : d’une part, elles permettaient de comprendre l’utilisation de la plateforme grâce aux différentes démonstrations effectuées, et d’autre part, elles nous ont permis de constater les controverses générées par la plateforme à l’occasion de débats entre les notaires. D’autres observations ont eu lieu directement au sein de Fednot, où nous avons eu la possibilité d’assister à plusieurs réunions stratégiques concernant le développement de Biddit ainsi que d’autres applications. Ces observations ont généré de nombreux échanges informels qui nous ont fourni de précieuses informations sur les usages réels des applications digitales et les réticences et autres attentes les accompagnant. 

Tableau 2

Observations

Observations

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2.3 Analyse des données 

Organisé en trois temps, le travail d’analyse a été en premier lieu centré sur l’identification d’éléments relatifs aux craintes, attentes et controverses existantes autour de la digitalisation de la profession notariale. Ces analyses ont permis de souligner des décalages importants entre les notaires déjà bien inscrits dans le processus de digitalisation et les notaires en retrait de ce processus. Cette première section (2.1) plante le décor de nos résultats en soulignant les enjeux institutionnels et organisationnels liés à la digitalisation de la profession.

Dans un second temps, l’accent a été mis sur l’évolution des pratiques des notaires dans le cadre de l’appropriation digitale. Nous avons choisi de cibler deux applications (eRegistration et Biddit), se différenciant par leur méthode d’implémentation au sein des études notariales. L’enregistrement électronique des actes (eRegistration) a été imposé aux notaires (on parlera de « technologie à emploi imposé »). Biddit, en revanche, est une application mise à disposition des notaires (on parlera de « technologie à emploi libre »). Ce niveau d’analyse s’inscrit dans une analyse socio-ergonomique des usages des technologies. L’analyse sociologique met l’accent sur les rapports de pouvoir sous-tendant l’implémentation technologique (Muhlmann, 2001 ; Proulx, 2005). L’ergonomie place quant à elle l’activité au coeur de ses analyses en étudiant les processus de régulation et les marges de manoeuvres dont disposent les individus pour combler l’écart qui existe entre le prescrit et le réel (Coutarel et al., 2015). L’activité, au-delà des situations de travail observées, a été documentée par l’analyse des controverses entre notaires, identifiées dans le cadre d’ateliers visant à discuter de l’implémentation des technologies digitales.

Le troisième temps de notre analyse met l’accent sur le rôle d’intermédiation joué par la fédération dans l’appropriation de technologies digitales. L’analyse se base ici principalement sur les entretiens réalisés avec les différents collaborateurs de la fédération ainsi qu’avec plusieurs notaires ambassadeurs, particulièrement informés concernant la stratégie digitale de la fédération. Nous reprenons pour ce faire des éléments des sections précédentes. Sans entrer dans une sociologie approfondie du concept d’identité, nous souhaitons montrer comment, entre adoption contrainte et adoption volontaire (Ologeanu-Taddei et al., 2015), l’appropriation des technologies permet d’interroger les processus d’identification à un groupe professionnel (Fray et Picouleau, 2010).

3. Résultats

3.1 Du rôle d’authentificateur à celui de conseiller

3.1.1 Renouveler l’image du notariat 

Les notaires rencontrés ont insisté sur les enjeux aussi bien politiques qu’organisationnels en lien avec la digitalisation de leur profession. Devant les différentes pressions externes qu’ils subissent (concurrence pour les activités non monopolistiques, automatisation de certaines activités, image archaïque et lucrative de la profession mise à mal dans l’opinion publique, etc.), les notaires font régulièrement mention d’un risque de disparition de la profession. 

« Si on n’évolue pas, on sera remplacé. Ce n’est pas un drame, dans toutes les civilisations, il y a eu des sociétés qui ont disparu. Mais si on ne veut pas disparaitre, il faudra s’adapter »

Notaire n°2

Si les notaires évoquent le risque d’être remplacé par des fonctionnaires publics, c’est principalement la crainte de l’automatisation digitale de la profession qui était mentionnée lors des entretiens. Derrière cette crainte se cachent généralement des technologies extrêmement développées, reposant sur l'intelligence artificielle ou encore la blockchain, et qui seraient capables de remplir le rôle d’authentificateur du notaire. Si de telles technologies sont régulièrement mentionnées, nos entretiens ont révélé qu’elles représentent des innovations assez abstraites et plutôt méconnues des notaires. D’autres craintes de nature organisationnelle liées à la digitalisation ont également été soulevées. Elles concernent le temps nécessaire à consacrer à l’appropriation de nouvelles technologies, les compétences attendues pour les maitriser, ou encore les infrastructures informatiques nécessaires pour les faire fonctionner.   

Malgré ces craintes, les notaires rencontrés espèrent que la digitalisation entamée de la profession aura une influence positive sur leur image, permettant ainsi de rompre avec les représentations archaïques et aristocratiques du notariat, encore bien présentes au sein de la population : « Nous avons besoin d’une nouvelle image, notamment digitale. Fini les papiers, les poussières et l’image rébarbative du notariat »(Notaire n°9). Dans un contexte où les citoyens ont accès à un volume toujours plus large d’information et où ils sont de moins en moins passifs face aux experts, l’activité du notaire est amenée à évoluer et à être démystifiée :  

« L’expert, ce n’est plus celui qui sait, c’est celui qui va pouvoir interpréter les données, en collaboration avec le client. Ça demande de changer les outils et de changer de posture de métier ».

Notaire n°4

De nombreux témoignages convergent vers la nécessité d’un rapprochement entre les notaires et les citoyens. Selon eux, « la vision du notaire qui gagne des milliers d’euros seulement en validant des actes doit disparaitre » (notaire n°5). Plusieurs notaires rencontrés évoquent la digitalisation comme un moyen de revaloriser certaines de leurs tâches. Certains notaires présentent la digitalisation comme une solution d’amélioration de « l’expérience client » des citoyens, puisqu’elle permet de rendre les services des notaires plus transparents et accessibles. Néanmoins, cette posture n’est pas partagée par tous les notaires, et certains d’entre eux ont un avis beaucoup plus mesuré à l’égard de la digitalisation de la profession.

3.1.2 Construire une posture de conseil et de transparence

Les notaires rencontrés ont tous insisté sur l’importance de leur rôle de conseillers publics, prenant souvent l’exemple de la gratuité du premier conseil, sorte de code unanimement respecté par la profession, et qui en constitue une règle de métier (Cru, 1987) : « tant que le notaire n’écrit pas, il ne facture pas  » (Notaire n°6). Peu importe si ce premier conseil débouche sur un acte (sur la base duquel le notaire pourra facturer des honoraires), il est supposé gratuit. Les notaires se présentent régulièrement comme les « juristes de proximité » des citoyens, ou encore comme « l’huile dans les rouages de la société ». Dans ce contexte, les technologies digitales sont vues comme vectrices d’une plus grande transparence du contenu juridique, mais font néanmoins craindre aux notaires une « perte de pouvoir » dans leurs relations avec le citoyen. Cette tension est observable dans les projets de simplification du langage juridique, visant entre autres à automatiser la rédaction de certains actes notariés. Si la transparence est une valeur importante des notaires, elle implique un niveau de compétence élevé : 

« Si vous développez le langage juridique clair, vous allez nous enlever notre pouvoir. Parce que forcément si les gens comprennent, ils peuvent poser des questions, ils peuvent remettre en cause ou en doute notre expertise. Et donc cela impose un niveau de compétence bien supérieur. Le langage juridique clair a vraiment suscité le débat au sein du notariat ».

Notaire n°12

La transparence que véhiculent certaines applications digitales est donc à la fois perçue comme une opportunité (liée à la démystification de l’activité des notaires), mais aussi comme une menace (de perte de l’autorité naturelle liée à la maitrise de la complexité juridique). Les technologies digitales sont également présentées par les notaires comme un moyen de simplifier le volet administratif de la profession. Alors que « 75 % de ce que le notaire vend, c’est de l’encodage » (Notaire n° 2), les notaires espèrent que les nouvelles technologies digitales permettront de rassembler automatiquement des données stockées isolément (cadastres, registres communaux, etc.). Ce faisant, les applications permettraient d’éviter la lenteur de certains processus, qui affecte négativement le temps pouvant être consacré à la mission de conseil, mais aussi la qualité de la relation entretenue avec les citoyens :

« L’essentiel du notariat, c’est de faire des contrats. Et la plus-value du notaire, c’est le conseil dans ce dédale du droit. Toutes les avancées technologiques, elles ne sont pas contre le notaire, elles l’aident, en allégeant son travail pour favoriser le conseil  ».

Notaire n°10

Les notaires espèrent ainsi que des applications digitales permettront de simplifier les activités à faibles valeurs ajoutées, moins nobles, et souvent mal comprises des clients (telles que l’enregistrement des actes auprès de l’administration). L’automatisation de telles activités permettrait alors aux notaires de se concentrer sur des tâches plus valorisantes et prestigieuses telles que le conseil aux clients. La digitalisation véhicule une promesse d’automatisation de la production des actes qui permettrait d’une part d’alléger le travail administratif, et d’autre part d’offrir plus de clarté et de transparence aux citoyens. Elle est dès lors perçue comme une opportunité de renforcer la plus-value des notaires, mais aussi comme un risque de voir le « pouvoir » lié à leur expertise s’effriter. Alors que l’opacité juridique permettait aux notaires de garder le contrôle grâce à leur maitrise de la complexité, l’accessibilité et la transparence véhiculée par les applications digitales impliquent une redistribution du pouvoir entre notaires et citoyens et une évolution des pratiques.

Dans ces conditions, l’évolution digitale de la profession se réfléchit par le développement de technologies permettant aux notaires de conserver leur position monopolistique (liée à l’authentification des actes), tout en développant de nouveaux services rémunérateurs pour anticiper l’automatisation de certaines activités et l’arrivée de concurrents sur les activités non monopolistiques telles que l’estimation et la vente de biens immobiliers. À la base de cette réflexion se trouve la fédération professionnelle des notaires (Fednot), responsable du développement de ces applications digitales.

3.2 De l’encodage à l’eRegistration

En réponse à une demande de l’administration des finances, Fednot a pris l’initiative de développer une plateforme d’enregistrement électronique des actes notariés. Ce changement, considéré comme « le plus grand projet de Fednot » (Employé de Fednot n° 3), a été imposé par l’État à Fednot (via une loi), puis par Fednot aux notaires. Ces derniers ont dû enregistrer leurs actes électroniquement du jour au lendemain. Ce changement brusque a impliqué une diminution drastique du nombre de bureaux d’enregistrement traditionnels des actes papier. En matière de processus d’enregistrement, l’eRegistration change la donne à plusieurs niveaux : 

« Pour l’enregistrement, avant, vous alliez à un bureau qui se trouvait la plupart du temps à 10 minutes de l’étude et vous déposiez l’acte papier et vous receviez plus tard une version enregistrée. Maintenant, l’enregistrement, c’est des clics et une machine ».

Employé de Fednot n° 3

Ce mode d’enregistrement des actes a complètement modifié les interactions entre les notaires et l’administration. Les échanges sont devenus impersonnels et structurés par une plateforme laissant peu de place aux rectifications. Les échanges se concentraient autrefois entre les notaires et leurs « receveurs », entre qui une relation de confiance s’établissait. L’activité auparavant réalisée directement par le notaire est maintenant effectuée par les collaborateurs au sein de l’étude notariale, de manière automatisée. Cette procédure est à l’origine d’une diminution notable des interactions sociales avec l’administration. « On n’a plus de personne de contact, c’est devenu tellement impersonnel » (Notaire n°11). Cette procédure est aussi représentative de la densification du travail administratif au sein des études. Un outil tel que l’eRegistration n’est pas manipulé au quotidien par les notaires, mais bien par leurs collaborateurs. Si un tel changement a permis de libérer du temps aux notaires, il a impliqué le recrutement de plus de personnel administratif au sein des études notariales.

Même s’ils considèrent qu’ils deviennent des exécutants de l’administration en gérant l’enregistrement des actes (à la place de l’administration des finances), les notaires sont conscients de devenir aussi « une partie intégrante du système » en devenant les seuls à maitriser le processus d’enregistrement (puisque l’outil est exploité par Fednot et utilisé uniquement par les notaires et leurs collaborateurs). Ce faisant, ils deviennent indispensables pour l'administration.

« L’eRegistration a été développée par le notariat pour l’administration. On a fait leur boulot. […] C’est quelque chose que l’on donne pour être sûrs qu’on ne nous retire pas autre chose. […] Grâce à cela, on est sûrs de survivre, on devient incontournables pour l’administration ».

Notaire n° 4

Ce projet d’enregistrement électronique des actes a été porté et développé par Fednot. Il s’inscrit dans l’objectif de créer des applications permettant de fluidifier les interactions entre l'État digital (cadastre, registre national, etc.) et les notaires. Son ambition est de créer une interface unique où les études se connectent et accèdent à plusieurs applications les renvoyant directement vers les différentes bases de données de l'État. Même si l'implémentation a été assez brutale pour certains d’entre eux, l’eRegistration est un projet largement salué par les notaires. 

3.3 De la vente à l’enchère en salle à Biddit

Biddit est une plateforme Web développée par Fednot, qui permet d’acheter et de vendre des biens immobiliers aux enchères en ligne. Ce n’est pas le premier projet de digitalisation de la vente publique, l’application « Notaclick » l’avait précédé, mais avait été abandonnée, en raison de sa complexité juridique qui la rendait inutilisable pour les citoyens. Biddit a été développé en veillant avant tout à « l’expérience client  », notion très présente dans les discours de managérialisation du droit dont est empreint Fednot. La plateforme est le fruit d’un long processus de développement, d’abord au sein de la fédération, puis en concertation avec les notaires. Avec Biddit, le processus de vente est assez similaire à une vente publique classique aux enchères en salle, avec pour différence majeure la dématérialisation : les enchères se réalisent à distance, à partir d’un ordinateur. Dans les deux sections qui suivent, nous mettrons l’accent sur les pratiques des notaires liées à l’utilisation de Biddit, afin de comprendre comment la plateforme modifie leurs activités (Jouët, 2000 ; Proulx, 2005). 

3.4 Dématérialisation de la vente physique de gré à gré

Si le processus de vente est assez similaire à une vente publique classique en salle, le travail administratif avec Biddit s’avère pour sa part totalement différent. Pour une « vente Biddit », le notaire doit collecter et rassembler toute une série de documents prioritairement à la vente, de sorte que tout soit à la disposition des candidats-acquéreurs : cahier des charges, certificat PEB (performance énergétique des bâtiments), renseignements urbanistiques, etc. Le lancement de la publication de la vente prend, par conséquent, plus de temps (environ quatre à six semaines de plus lors d’une vente Biddit que lors d’une vente traditionnelle en salle). Toujours en amont de la vente, il incombe désormais aux notaires d’organiser des visites et/ou des réunions d’information concernant le bien. Dans ce cadre, ils endossent un rôle qu’ils qualifient de « proche de celui des agents immobiliers » (Notaire n°13). Après cette période de publicité et de visites du bien, la vente officielle est lancée et une période de 8 jours durant laquelle les acheteurs potentiels peuvent enchérir en ligne démarre. À l’issue de cette période, si le prix atteint correspond aux attentes du vendeur, le notaire conclut la vente avec l’enchérisseur le plus offrant.

Si la plateforme a un aspect administratif contraignant (charge de travail accrue pour les collaborateurs du notaire en amont de la vente), elle génère de nouveaux comportements et transforme les interactions, au cours de ce que l’on pourrait qualifier de « technicisation des pratiques sociales » des notaires et de leurs collaborateurs (Proulx, 2005, p. 17). Le processus d’enchère est dématérialisé, et le notaire joue un rôle passif jusqu’à la rédaction de l’acte de vente. Le rôle d’information et de conseil du notaire est lui aussi bien différent avec la vente Biddit. Lors d’une vente publique classique en salle, le notaire lit attentivement les conditions de vente et attire l’attention des amateurs sur les éléments importants de la vente. Le notaire observe beaucoup les enchérisseurs lors d’une vente publique en salle. Il peut s’apercevoir qu’un candidat-acquéreur n’a pas compris certaines conditions ou certains éléments en lien avec les conditions de vente ou le bien lui-même. Par ailleurs, dans une vente publique classique, si le prix minimal attendu par le vendeur n’est pas atteint, le notaire peut le faire comprendre aux amateurs potentiels. Dans une vente Biddit, ces échanges informels sont inexistants. C’est pourquoi la dématérialisation liée aux ventes Biddit n’est pas toujours appréciée par les notaires : 

« L’intérêt du notariat, c’est de pouvoir réunir les gens, expliquer ce qu’ils signent, leur poser des questions, etc. Il y a quand même tout un devoir d’investigation qui se fait sur place en gré à gré et qu’on n’a pas quand on est en Biddit ».

Notaire n°11

Lors d’une vente en salle, le notaire peut prendre contact avec les derniers enchérisseurs pour les prévenir qu’ils n’ont pas l’enchère la plus haute. L’échange et le contact visuel entre le notaire et les enchérisseurs sont nettement plus restreints dans la vente Biddit. C’est pourquoi certains notaires organisent des séances d’information préalables à la période d’enchère. Sur le principe, la plateforme Biddit ne permet pas seulement de réaliser des ventes aux enchères en ligne, elle se pose en véritable bascule symbolique concernant le rôle du notaire dans les ventes publiques. D’un rôle classique de commissaire-priseur très influent sur la vente, le notaire devient coordinateur d’échanges qui ont lieu en ligne, sur une plateforme.   

3.4.1 Le notaire moderne, générateur de ventes Biddit

Nos observations montrent que, devant le déclin du succès de la vente publique classique en salle, les notaires finissent par s’imposer l’utilisation de la plateforme Biddit et se fixent comme objectif la réalisation de « ventes Biddit ». Des mécanismes de mimétisme se mettent en place entre notaires, les louanges des utilisateurs poussant les non-utilisateurs à « s’y mettre ». C’est ainsi qu’un notaire rencontré se félicite d’utiliser Biddit, alors qu’en réalité, il ne fait que publier des annonces sur la plateforme à des fins de publicité, toutes les autres étapes de la vente étant toujours réalisées de manière traditionnelle. De nombreux notaires utilisent Biddit en raison de l’image positive qui est associée à la plateforme, plus que pour la finalité prévue de l’outil. Ils en font un usage mimétique et stratégique (Proulx, 2005). 

Biddit est révélateur d’une remise en question au sein du notariat. Même les notaires les plus conservateurs reconnaissent que la plateforme est prometteuse. En effet, elle permet d’investir de manière plus percutante le marché de la vente gré à gré (où les notaires ne disposent pas du monopole). En étant les premiers à avoir développé la vente publique électronique avec enchères en ligne pour des biens immobiliers, les notaires ont gagné des parts de marché dans cette activité particulièrement rémunératrice. En effet, si l’immobilier est l’activité la plus rémunératrice des notaires, c’est aussi une des activités où ils connaissent le plus de concurrence. Les notaires ne sont pas les seuls à proposer des services de mise en vente, même s’ils sont les seuls à pouvoir rédiger des actes authentiques de vente. Les agences immobilières proposent également des services de mise en vente avec des taux parfois très attractifs et voient d’un très mauvais oeil la création de Biddit.

C’est parce que Biddit bénéficie de la position de confiance des notaires au sein de la société que la plateforme fonctionne et qu’elle peut être mobilisée comme un instrument de modernisation de l’image des notaires auprès des citoyens : « Le client est content que ce soit le notaire qui surveille tout ça et qu’il puisse acheter en toute confiance. »(Notaire n°9). Le développement de Biddit s’insère dans la stratégie digitale de Fednot, qui souhaite lancer des nouveaux services et créer des nouveaux business models. Biddit illustre la volonté de Fednot de renforcer la position du notaire sur les segments de marché où il n’a pas de monopole, comme la vente de gré à gré. En atteste cet extrait d’un notaire ambassadeur de la plateforme Biddit :  

« C’est vraiment un chouette produit qui permet à la fédération d’avoir un pied dans le système de vente électronique. Si on ne l’avait pas fait, ce serait d’autres personnes qui l’auraient fait à notre place  ».

Notaire n°9

Avec Biddit, les notaires et Fednot renforcent leur position de pionnier du développement digital, en se plaçant comme des intermédiaires de confiance lors de nombreuses transactions entre citoyens, mais aussi entre l'État et les citoyens. 

3.5 Fednot, intermédiaire de la digitalisation et moteur du changement

Dans un contexte institutionnel de « managérialisation » de l’appareil juridique, où la digitalisation occupe une place croissante, Fednot joue le rôle de catalyseur entre la pression du marché caractérisée par la progression de la concurrence, et la volonté de l’État de « digitaliser » les services publics. Ce faisant, Fednot se positionne en intermédiaire digital entre les études notariales et l’État, en se reposant sur une stratégie qui consiste 1) à internaliser le développement des innovations grâce à un département ICT performant, et 2) à diffuser ces innovations en mobilisant les notaires particulièrement intéressés par la digitalisation (les ambassadeurs). C’est avec cette stratégie que Fednot joue son rôle de lobby visant à défendre les intérêts des notaires auprès de l’État et des citoyens. Les deux applications digitales présentées permettent d’illustrer ce rôle d’intermédiaire joué par Fednot.

L’eRegistration vise à fluidifier les échanges entre les études notariales et l’administration. En développant en interne des applications permettant ces échanges, Fednot s’assure que le notariat occupe une place incontournable dans le processus d’enregistrement des actes. Même si cette obligation d’enregistrer électroniquement les actes émane de l’État, Fednot a su réagir rapidement à cette demande et proposer une plateforme performante. La stratégie digitale de Fednot est de se mettre au service de l’État, le « complice » de toujours des notaires (Suleiman, 1987), tout en gardant la main sur le développement digital (qui est réalisé en interne où avec des partenaires privilégiés). Fednot réduit ainsi l’incertitude liée au futur de la profession et conserve des règles avantageuses pour le notariat. L’État est également gagnant puisqu’il délègue une partie du travail administratif aux notaires, tout en améliorant les services destinés aux citoyens.

De son côté, Biddit transforme la vente publique en proposant un nouveau modèle économique basé sur la vente aux enchères en ligne. Conçue par Fednot en dialogue avec les notaires, une application telle que Biddit permet de renouveler l’image du notariat auprès des citoyens. Dans le même temps, elle permet aux notaires d’accroitre leurs parts de marché sur une activité non monopolistique (la vente gré à gré) et particulièrement rémunératrice. L’application Biddit profite de la position d’intermédiaire de confiance des notaires au sein de la société pour offrir un service basé sur la transparence et l’accessibilité. Avec cette stratégie combinatoire, Fednot intéresse à la fois l'État et l’administration, mais aussi les notaires et les citoyens, ce qui contribue à renforcer la position des notaires au sein de la société puisque « l’organisation notariale est fondée sur la confiance que les citoyens ont dans l’État » (Pauliat et al., 2017 : 44).

4. Discussion

L’appropriation d’applications digitales telles que Biddit et de l’eRegistration dans les pratiques notariales n’est pas exclusivement à relier aux dimensions instrumentales (leur caractère utilitaire et fonctionnel), mais surtout à un contexte socio-organisationnel spécifique (Bobillier Chaumon et Dubois, 2009). Dans un contexte de « managérialisation » des administrations, l’injonction à la modernisation par la digitalisation des services publics est devenue de plus en plus prégnante pour les professions juridiques règlementées. Certains notaires, initialement réfractaires aux nouvelles technologies, ont intégré les enjeux institutionnels de la préservation de la profession, du renouvèlement de l’image, et d’une transition managériale parle digital. La digitalisation s’est alors progressivement imposée comme une nécessité pour l’avenir de la profession. De nombreux notaires ont opté pour s’imposer l’utilisation de technologies telles que Biddit (une application pourtant à emploi libre), convaincus que de telles technologies représentent le futur du notariat. 

En plus de constituer une opportunité de renouvèlement de l’image du notariat au sein de la société, l’appropriation des applications digitales s’explique par la capacité de la profession à agir de manière unifiée. Cette capacité à « faire corps » est entretenue par la fédération professionnelle (Fednot), qui a saisi l’importance d’entrainer tous les notaires dans la digitalisation. Pour que les applications digitales aient un impact réel sur le système juridique, Fednot met tout en oeuvre pour qu’elles soient utilisées par l’ensemble des études notariales. La stratégie de Fednot est de développer en interne des applications destinées à faciliter la vie des administrations, tout en s’assurant que les notaires et leurs équipes soient les seuls à maitriser leur utilisation. Les études notariales deviennent alors indispensables pour la réalisation de processus essentiels au fonctionnement des administrations de l’État. Une telle stratégie dote les notaires d’une place incontournable dans l’organigramme juridique belge, tout en contribuant à faciliter le travail des différentes administrations. En maintenant l’expertise technique à l’intérieur du notariat pour le développement et l’exploitation des applications visant à fluidifier les interactions avec l’État, Fednot assure l’avenir de la profession. Une forme de basculement s’opère ainsi avec le passage d’un monopole de droit (le notaire est le seul à pouvoir faire ce qu’il fait, car c’est dans la loi) vers un monopole de fait (le notaire est le seul à savoir comment faire ce qu’il fait).

Outre les enjeux liés au positionnement institutionnel, la digitalisation de la profession interroge la place du notaire sur des « marchés juridiques » en évolution (Canivet, 2017). Tout au long de la partie empirique, nous avons vu que les discours des notaires évoluent et qu’ils tentent de se positionner sur de nouveaux marchés, notamment grâce au développement d’applications digitales innovantes. Les services proposés par les notaires s’étoffent et le fonctionnement de la profession s’opère de moins en moins en vase clos, c’est-à-dire centré uniquement sur les activités monopolistiques (Amiel, 2019). Dans un contexte où l’avenir des activités monopolistiques est incertain (entre la menace politique de suppression des privilèges et celle d’automatisation par des technologies intelligentes), la digitalisation est mobilisée par Fednot comme un moyen de conforter la position d’intermédiaire de confiance des notaires au sein de la société, et ce faisant, de conquérir de nouvelles parts de marché sur leurs activités non monopolistiques. Fednot s’appuie sur la confiance, qui constitue un avantage concurrentiel de la profession (Tissot, 2018), en le combinant à une « approche client » provenant des discours sur la managérialisation du droit, pour développer de nouveaux business models. Le cas de Biddit est illustratif de cette stratégie pour pénétrer le marché de la vente gré à gré (sans se limiter à la vente publique, monopole des notaires). Cette combinaison permet aux notaires de garder un avantage stratégique sur les nouveaux entrants venus les concurrencer sur leurs activités non monopolistiques, tout en fidélisant les citoyens/clients. Sur des marchés qui s’ouvrent de plus en plus à de nouveaux acteurs (legaltech, Fintech, etc.), il s’agit d’une stratégie offensive pour se prémunir de la concurrence.

Bien que Fednot entraine le notariat vers une forme plus entrepreneuriale, la dimension patrimoniale du métier demeure incontournable (Delmas, 2019). La proximité avec les citoyens, le conseil gratuit, et le rôle social du notaire sont plus que la contrepartie à son statut règlementé d’officier de l’État : ils représentent l’argument essentiel pour la survie du notariat. Comme l’énonce Anne Moysan-Louazel (2011 : 93), « la justification de l’existence de monopoles se fonde sur la reconnaissance de l’utilité sociale et de la compétence reliée à des besoins identifiés et sur le besoin de sécuriser les relations économiques et juridiques ». Autrement dit, tant que le notaire contribue à l’intérêt général, il est assuré de conserver son monopole. Si la digitalisation entraine une technicisation des pratiques sociales (Proulx, 2005), les notaires sont conscients que la survie de leur profession dépend avant tout de leur utilité sociale et de la qualité des services qu’ils assurent. L’évolution de leur identité professionnelle ne peut donc pas être pensée indépendamment des relations avec d’autres acteurs, à travers ce que Dubar (2010) appelle la « transaction relationnelle ».

Dans un contexte de digitalisation des activités, il semble que le rôle du notaire évolue vers celui de facilitateur. Qu’il s’agisse de fluidifier les échanges avec l’administration, de faciliter l’accès des citoyens à l’information, ou encore d’organiser des interactions à distance par le biais de plateformes digitales, les notaires se posent en intermédiaire facilitateur et médiateur des transactions. Si les notaires ont toujours joué ce rôle d’intermédiaire, ce n’est que récemment qu’ils ont commencé à développer des applications digitales à des fins économiques sur base de cette caractéristique. Cette diversification du rôle d’intermédiaire se décline selon Bessy (2020) en trois fonctions : intermédiaire de confiance, intermédiaire du droit, et intermédiaire du marché. La première fonction renvoie à la mission sociale de médiateur et de facilitateur des notaires, qui assurent le bon déroulement des interactions entre l’État et les citoyens. La seconde fonction renvoie au rôle plus technique de fabrication du droit à laquelle participent activement les notaires par leurs activités quotidiennes. La troisième fonction est liée à l’extension des activités notariales vers un modèle plus affairiste, « qui privilégie le profit au détriment de la qualité du service public et de la solidarité de la profession » (Delmas, 2019 : 199). Notre contribution montre que la digitalisation de la profession interroge l’équilibre entre ces trois fonctions. La digitalisation amorcée tend à créer des divisions au sein de la profession, entre des notaires particulièrement entrepreneurs et d’autres, très attachés aux missions juridiques et sociales du notariat.

Dans un tel contexte, l’évolution de l’identité professionnelle dans un contexte de digitalisation repose sur un double travail. Il y a d’une part le travail entamé par la fédération professionnelle d’unification de la profession. Dans un contexte où la profession est soumise à de plus en plus de pressions externes, l’unité de la profession en matière de digitalisation est cruciale pour que le notariat se positionne comme un acteur important de l’organigramme juridique. Ce travail mené principalement par la fédération repose sur sa capacité à intéresser les notaires par la digitalisation. Il s’agit d’un travail symbolique, qui vise à proposer des évolutions digitales cohérentes avec les valeurs notariales et les règles du métier partagées par l’ensemble de la profession. D’autre part, il y a un travail en lien avec la reconnaissance externe, qui repose sur l’image que les notaires renvoient aux autres acteurs de l’écosystème. Il s’agit ici d’un travail politique visant à justifier l’intérêt des notaires dans la société et à légitimer l’ouverture à de nouveaux marchés (Lhuillier, 2005, p 77). Ce travail passe par le développement d’applications digitales qui intéressent tous les acteurs de l’écosystème (État, citoyen, etc.), et qui confortent la place du notaire comme intermédiaire indispensable au bon fonctionnement des interactions entre l’État et les citoyens. C’est ce double travail qui positionne les notaires dans un statut mixte entre entrepreneur et agent de l’État, indispensable à la survie de la profession.

5. Conclusion

La digitalisation des études notariales résulte de trois vecteurs. Elle tient d’abord à la volonté des notaires eux-mêmes de renouveler l’image archaïque de leur profession ; elle provient ensuite de l’État, et plus particulièrement des administrations, qui souhaitent déléguer une partie du travail administratif d’encodage et digitaliser de nombreux services proposés aux citoyens ; et enfin, elle est animée par la fédération professionnelle, qui a fait de la digitalisation une priorité pour l’avenir du notariat. Il semble que la digitalisation met plus que jamais en doute l’homogénéité de la profession, déjà traversée par une tension entre le double rôle d’entrepreneur et d’officier public du notaire. L’appropriation des applications digitales, en se généralisant parmi les notaires, soulève des questions liées à l’évolution de leur identité professionnelle et plus particulièrement au rôle qu’ils occupent au sein de la société.

En tant que moteur de la digitalisation, la fédération professionnelle tente de convaincre tous les notaires de l’intérêt de l’évolution digitale pour la profession. Ce faisant, elle développe des applications 1) visant à rendre les notaires indispensables dans l’organigramme juridique en répondant aux demandes de l’État, et 2) visant à s’annexer de nouvelles parts de marchés dans des activités où les notaires ne détiennent pas de monopole. Ce double mouvement soulève des questions qui sont liées au futur et à la survie de la profession, en exacerbant la tension entre le rôle d’entrepreneur et leur rôle de conseiller public des notaires. Les résultats montrent que le maintien de ce statut passe par un double travail à la fois symbolique et politique d’accompagnement des processus de digitalisation. Dans le cas des notaires, ce travail est principalement mené par leur fédération professionnelle, qui a compris que la digitalisation serait un succès uniquement si elle intéresse l’ensemble des acteurs de l’écosystème dans lequel évoluent les notaires.