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Face à la pandémie et aux contextes de confinement ou de distanciation sociale qui se sont imposés dans plusieurs pays pour lutter contre la COVID-19, la présence des technologies numériques est devenue encore plus évidente, ayant des implications dans différents domaines de la vie sociale : les relations de travail, l’éducation, la surveillance, l’intimité et la famille, les pratiques de consommation, les relations affectives et sexuelles, etc. Depuis mars 2020, certaines plateformes et applications numériques ont connu une popularité sans précédent et parmi elles figurent les jeux en ligne et mondes numériques 3D, appropriés en tant qu’espace de sociabilité et possibilité d’être ensemble face à l’impossibilité de le faire en présentiel.

Depuis le début de la pandémie, un grand nombre d’activités festives ont été réalisées dans l’environnement des jeux vidéo en ligne et du monde numérique, telles que des cérémonies de remise de diplômes, des mariages ou des anniversaires. Les médias rendent quotidiennement compte de cette croissance de l’utilisation des jeux en ligne et des mondes virtuels, de la hausse sans précédents des ventes de jeux et des connections simultanées sur les plateformes de streaming qui ont vu doubler les heures de visionnement. Le 25 mars 2020, sur le compte Twitter officiel de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a été publiée une recommandation consistant à inclure les jeux vidéo, surtout les jeux vidéo actifs[1], dans les pratiques quotidiennes pendant le confinement[2]. Quelques jours plus tard, le 27 mars 2020, la campagne « #PlayApartTogether », une collaboration entre l’OMS et l’industrie du jeu vidéo, a été lancée, stimulant l’utilisation des jeux vidéo comme une façon d’être ensemble à distance pour aider à ralentir la propagation de la COVID-19[3]. Cette initiative a été reçue avec une certaine surprise par les communautés de joueurs, car les jeux ont plus souvent été un sujet controversé qu’une recommandation pour cette organisation. Depuis 2018, l’OMS a en effet reconnu la dépendance aux jeux, et la 11e version de la Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes introduit le concept de trouble du jeu vidéo (gaming disorder)[4], qui comprend l’utilisation des jeux numériques comme un trouble pouvant entraîner une dépendance.

Les médias annoncent aussi la renaissance du monde virtuel Second Life[5] (désormais SL) en perte de vitesse ces dernières années. Créée en 2003, après une période de gloire dans la première décennie des années 2000, le monde virtuel a vu une diminution relative du nombre de ses utilisateurs dans la deuxième décennie. Or, il connaît, depuis mars 2020, une croissance de 60 % de nouveaux comptes[6]. Nous ne connaissons pas les chiffres précis pour le Canada mais en France, cette croissance aurait été de 113 % seulement dans la semaine du 8 au 15 mars (Le Monde 2020). L’une des conséquences objectives dans l’univers du monde virtuel lui-même est la « pénurie » de terres disponibles à l’achat par des particuliers au cours des derniers mois. S’en tenant aux projections selon lesquelles la distanciation sociale risque de se maintenir dans les prochains mois, les administrateurs actuels de Second Life (SL) investissent désormais dans le domaine de l’éducation, offrant des nouvelles ressources et outils. Ils s’engagent également dans des actions de marketing publicisant SL comme un espace nouveau de rencontres d’affaire, avec des offres inédites d’environnements de réunions et de coworking[7].

Ces environnements numériques immersifs semblent avoir connu une croissance dans le contexte d’isolement et de distanciation physique, même si la sociabilité en ligne peut aussi s’effectuer par d’autres moyens, plus accessibles du point de vue technique, moins chers, voire moins demandant en termes de vitesse et de stabilité de connexion, comme les appels vidéo et les applications de clavardage. En même temps, avec l’augmentation des activités à distance par vidéoconférence, que ce soit dans le monde du travail, de l’éducation ou même, lors de rencontres entre amis ou en famille, beaucoup a déjà été dit au sujet de la fatigue générée par ce type d’interaction. Une nouvelle catégorie de stress mental et physique a même été créée, la « Zoom fatigue », référence explicite à la plateforme de vidéoconférence Zoom, qui est l’une des plus utilisées depuis le début de la pandémie. Or, s’il n’y a toujours pas de recherche scientifique sur le sujet, les médias spécialisés dans les domaines telles que la psychologie, la neurologie, la gestion, la médecine du travail ou encore, l’éducation sont appelés fréquemment à donner leur avis. Dans ces discours médiatiques, les justifications de cet épuisement mental provoqué par les vidéoconférences sont les mêmes. On parle de distance corporelle générant un effort cognitif pour recomposer l’image vidéo et pour l’appréhender avec le son. On fait également référence à la perte d’une partie de la communication non-verbale, des expressions faciales, des gestes, des postures, des distances entre ceux qui parlent. Même si nous voyons bien une image, ce n’est généralement que le visage qui apparaît dans le cadre de l’écran, perdant ainsi l’échelle du corps et du langage corporel. Une troisième raison citée insiste sur le fait que nous voyons continuellement notre propre visage conduisant à une évaluation et à une modification constante de notre comportement et de nos attitudes, ce qui serait, en dernière instance, une source de stress supplémentaire. Pour finir, notre attention serait dirigée essentiellement vers le visage de l’autre et concentré sur son regard, et ainsi, on perdrait la dimension de l’environnement. Même si ce ne sont que des hypothèses, elles s’intéressent toutes à comprendre pourquoi ce type d’épuisement, dans ses différentes manifestations, n’est pas signalé par les joueurs de jeux en ligne ou par les habitants des mondes virtuels.

Dans la première partie de l’article, la recherche des auteures sur Second Life est présentée. Ensuite, la conception de SL en tant que monde et l’idée d’indépendance des mondes virtuels sont discutées, en mettant l’accent sur leur matérialité et leur temporalité comme éléments-clés pour comprendre l’attraction qu’ils exercent actuellement. La troisième partie interroge, pour sa part, l’importance des avatars dans ce monde virtuel, à partir de deux axes centraux : d’abord, la corporéité et ensuite, la divergence identitaire et l’auto-expérimentation. Enfin, dans une quatrième partie, l’immersion est traitée comme l’une des principales caractéristiques de Second Life, et une réflexion est proposée sur la notion d’environnement au coeur de cette plateforme. Ce dernier point permet de souligner son importance pour le développement de travaux sur d’autres plateformes numériques.

Une ethnographie de Second Life en temps de pandémie

Débora Krischke-Leitão reçoit le 29 mars, un dimanche soir, un message de Stella sur WhatsApp: «I’m back in SL, you should come. We’re all there». L’interlocutrice de recherche est italienne, et elles se connaissent depuis 2012. Depuis trois ans, après la décision de Stella de s’éloigner de Second Life, elles se parlent de temps en temps sur l’application de messagerie instantanée WhatsApp. Utilisant son vrai nom et son vrai numéro de téléphone, Stella envoie habituellement des photos de sa vie quotidienne, de ses animaux de compagnie ou donne simplement de ses nouvelles. Elle est l’une des résidentes de Second Life avec lesquelles Débora a maintenu un contact hors du monde numérique au fil des années. La majorité de ses contacts lui écrivent occasionnellement mais Stella est certainement celle avec qui elle est la plus proche. L’interlocutrice, ce dimanche soir, envoie des photos différentes de leurs échanges habituels : une grande piscine, une douzaine de corps nus d’hommes et de femmes, des avatars dans des positions sexuelles dans un salon à la décoration japonaise. Le monde numérique Second Life devenait de nouveau une destination d’intérêt. Stella se met alors à identifier les corps nus par leurs pseudonymes, quelques-uns connus de Débora. Sollicitée par l’appel de sa correspondante, elle a contacté d’autres de ses interlocuteurs d’autrefois et effectivement, Stella n’était pas la seule à revenir dans ce monde numérique.

Depuis plus d’une décennie[8], les auteures mènent des recherches ethnographiques dans le monde virtuel de Second Life, en se concentrant notamment sur différents aspects de cette plateforme, tels que la consommation, la production de contenu, l’art, la néoténie, la sexualité, la relation entre les personnes et leurs avatars. En mars 2020, face à la nouvelle réalité empirique qui se présentait, les auteures ont décidé de reprendre leurs recherches sur SL, en accompagnant les interlocuteurs avec lesquels elles avaient maintenu le contact au fil des années, eux aussi ayant renoué avec cet environnement numérique. Pour ce faire, Débora Krischke-Leitão a entretenu des échanges quotidiens avec six de ses anciens interlocuteurs de recherche entre mars et juillet 2020. Quatre d’entre eux sont retournés sur Second Life en mars et avril 2020, après des pauses de plus d’un an, tandis que deux n’ont jamais cessé de visiter ce monde, mais ont déclaré l’avoir utilisé plus fréquemment pendant le confinement. Cinq de ces interlocuteurs sont Européens (une Italienne, une Française, un Anglais, un Allemand, une Hollandaise) et un est Américain.

Il est important de souligner que la nationalité des utilisateurs n’est pas un facteur d’agrégation pertinent dans le monde de Second Life. Contrairement à ce que Servais (2015) montre à propos de World of Warcraft, il n’y a pas de serveur dans SL qui correspond à une division linguistique ou nationale. SL n’a qu’un seul serveur et la plupart des environnements sont destinés à être internationaux, quelques rares exceptions concernent principalement des lieux d’aide pour les nouveaux résidents. Les gens qui arrivent pour la première fois dans ce monde ont davantage tendance à rechercher des lieux d’une nationalité et d’une langue spécifiques mais après ces premiers contacts, ils commencent à fréquenter des lieux qui correspondent plus à des intérêts communs qu’à une origine nationale ou linguistique. Les interactions dans SL souvent se déroulent en anglais, y compris parmi les utilisateurs de la même nationalité qui n’ont pas l’anglais comme langue maternelle. Ainsi, même si les deux auteures communiquent bien en français, en portugais et en espagnol, les conversations avec leurs interlocuteurs francophones, hispanophones et lusophones se sont toujours déroulées en anglais, pas selon leur volonté mais en raison de leur adaptation aux interactions sociales qui se produisaient déjà avant leur présence et même avant leur existence dans ce monde virtuel.

Les échanges avec ces six interlocuteurs de recherche ont permis de connaître les lieux de Second Life les plus fréquentés pendant cette période, où les auteures ont commencé à faire des observations et à établir des conversations informelles avec leurs habitués. Entre mars et juillet 2020, Débora Krischke-Leitão a fait des observations quotidiennes dans un spa de SL destiné au public adulte. Ces activités ont été menées en compagnie d’au moins un des interlocuteurs et à leur invitation. Ensemble, les auteures ont fait des observations participantes dans le circuit touristique créé sur SL. Elles ont séjourné dans trois hôtels de Second Life : l’Essencia Hotel, une station balnéaire, le Lotus Palace, un hôtel d’inspiration indienne et le Kidaka Resort, Hotel & Eco Lodges, inspiré d’un voyage safari dans les savanes africaines. Les auteures ont passé une fin de semaine dans chacun d’eux, pour connaître les lieux, découvrir les activités et les services proposés et parler à des clients. En plus de cette fin de semaine de séjour immersif, les auteures ont aussi visité les espaces publics de ces hôtels environ une fois par semaine pendant ces quatre mois. Ces hôtels figuraient parmi les nombreux hôtels recommandés par leurs interlocuteurs, des lieux qu’ils ont fréquentés pendant la pandémie. L’un d’entre eux, Keith, est un Anglais dont le travail quotidien, avant la pandémie, consistait en de fréquents déplacements et voyages internationaux. Son mode de vie ayant été bouleversé par la pandémie, cet interlocuteur a commencé à visiter les hôtels de SL et voyager dans ce monde numérique.

L’expérience ethnographique vécue pendant la pandémie a été extrêmement immersive. Mais cela n’aurait pas été possible si les auteures n’étaient pas déjà familiarisées avec SL en tant que chercheures et si leur recherche avait été réalisée seulement de la fin mars à la fin juillet 2020. Les auteures avaient déjà vécu l’expérience de la création de leurs avatars et de leurss biographie en tant que chercheures sur SL, une condition préalable importante. Dans toutes les interactions déroulées pendant leur observation participante, elles se sont présentées comme deux chercheures. Cette information apparaît aussi dans les profils publics de leurs avatars. Certains de leurs interlocuteurs les connaissent depuis plus de 10 ans. Outre l’établissement de relations, les deux auteures ont également traversé une série d’apprentissages socio-techniques particuliers à SL incluant, entre autres, l’apprentissage de la marche et de l’utilisation de la caméra et de l’interface du navigateur qui donne accès au monde numérique, des apprentissages auxquels elles ont consacré de nombreux mois lorsqu’elles ont commencé leur premier terrain ethnographique de Second Life. Ces apprentissages techniques sont au coeur de toute ethnographie quand le terrain se fait sur des plateformes numériques.

Leur regard est celui d’une socio-anthropologie du numérique, à l’interface des approches théoriques de Miller et Horst (2012) et de Van Djick (2013). D’une part, en tant qu’anthropologues et ethnographes, les auteures partagent le point de vue de Miller et Horst (2012) indiquant l’importance des connaissances micro-sociologiques sur les médias numériques, centrées sur les expériences des utilisateurs dans toute leur diversité : des tactiques aux pratiques quotidiennes d’utilisation des médias numériques à partir des contextes culturels spécifiques. Il s’agit donc d’un regard attentif aux formes d’existence quotidiennes sur les plateformes numériques, résolu à les comprendre de l’intérieur et dans leurs propres termes (Boellstorff 2012), et intégrant les dimensions expérientielle et intersubjective. D’autre part, les auteures rejoignent la démarche de Van Djick (2013) qui intègre, dans sa compréhension des médias numériques, les ensembles socio-techniques et les infrastructures performatives, l’agentivité de la technologie et l’affordance des plateformes.

Dans la plupart des récits ethnographiques, comme le suggère Clifford (1997), les moyens de transport pour effectuer le voyage de chez nous au terrain, comme le bateau, la Jeep ou l’avion, seraient peu mis en valeur. Mais dans le cas d’une anthropologie de et sur l’Internet, le numérique est à la fois le moyen de transport qui effectue le voyage, l’environnement dans lequel le terrain se déroule et, d’une certaine façon, l’objet d’étude lui-même. Alors, l’ethnographie des auteures a la particularité d’intégrer, en plus d’une coexistence et d’échanges prolongés avec leurs interlocuteurs, les aspects socio-techniques et l’agentivité machinique de la plateforme, en la comprenant comme un environnement numérique. Cette démarche implique des apprentissages techniques et présuppose un regard attentif à ce que les environnements numériques produisent, moins en termes de déterminations qu’en tant que conditions de possibilité (Ingold 2000) ou affordances (Gibson 1979). Il faut donc souligner que toutes les informations décrites dans les prochaines sections de l’article, des informations sur le fonctionnement technique de la plateforme, ont été obtenues à partir des apprentissages vécus sur leur terrain. Ces informations techniques sont, alors, aussi des données ethnographiques.

Les auteures considèrent également que les plateformes n’existent pas de manière isolée mais comme constellations ou écosystèmes (Van Dijck 2013), interconnectées par les transits de sujets traversés par les socialités et les agencements de la technologie produisant une connectivité grâce à l’alignement de plateformes via des liens, des boutons, des possibilités de partage et d’intégration dans leurs propres interfaces. La sociabilité qui se déroule dans Second Life glisse sur d’autres plateformes fréquentées par les résidents, telles que Flickr, Facebook, YouTube et Reddit. Ces glissements sont les résultats à la fois de l’agentivité humaine et de l’agentivité machinique. Pour ne pas imposer une limite artificielle, alors, leur terrain accompagne les glissements de la sociabilité des résidents vers d’autres plateformes, ce qui implique que les auteures réalisent parfois des observations sur les réseaux Flickr, Facebook, YouTube et Reddit fréquentés par leurs interlocuteurs. Toutes les données sur ces plateformes autres que SL mentionnées dans cet article sont le résultat de leur observation qui se déplie pour accompagner les glissements de l’environnement de sociabilité de SL.

Un autre monde

Second Life est un monde virtuel 3D qui existe depuis 17 ans. Il a été créé par la société nord-américaine Linden Lab. Selon le rapport statistique diffusé par Liden Lab en 2018, lors de la célébration des 15 ans de SL, 57 millions de comptes avait été créés depuis 2003 et environ un million de résidents actifs visitaient ce monde numérique chaque mois. L’expérience des auteures nous montre qu’à chaque connexion, entre les mois de mars et de juillet 2020, environ 40 milles résidents étaient connectés simultanément. Les utilisateurs de SL se considèrent comme des « résidents », dénomination qui renvoie à d’autres mondes virtuels antérieurs, tels qu’Active Worlds[9], qui compte deux catégories de participants : les touristes et les résidents. Même s’il n’est pas le premier, Second Life est sûrement le plus populaire et le plus peuplé des mondes numériques.

Dans le premier numéro du Journal of Virtual Worlds Research, Bell (2008) définit un monde virtuel comme un réseau en ligne, synchrone et persistant, de personnes représentées par des avatars. Les auteures sont d’accord avec Boellstorff (2008) quant à la nécessité de considérer ces environnements tridimensionnels en ligne comme des « mondes », rendant compte ainsi de leur dimension spatio-temporelle et de leur étendue. En consonance avec Bonenfant (2011), les auteures considèrent aussi que sur le plan conceptuel, il est plus approprié de désigner SL comme un monde numérique. Cependant, elles utilisent le monde virtuel comme une catégorie empirique et émique car c’est le terme utilisé par les résidents, tout en le considérant comme un synonyme du monde numérique.

La propriété de SL d’être un monde est constamment vécue et référée par les résidents qui se réfèrent aux activités qui s’y déroulent comme inworld, autrement dit, à l’intérieur du monde. Pour comprendre cette dimension, les deux auteures exploreront deux aspects qui, à leur avis, le constituent en tant que tel : sa matérialité et sa temporalité. Ces deux dimensions, correspondent à la prémisse philosophique et épistémologique qui a guidé leur enquête sur la réalité matérielle des technologies numériques, tout en rendant évident leur distance par rapport aux hypothèses qui font des aspects visuels des mondes virtuels de simples figurations, représentations de la matière, des choses et des êtres qui existent dans le monde dit « hors ligne », donc des copies. Pour elles, cette perspective, en plus de méconnaître la matérialité propre du numérique (Miller et Horst 2012), et la technicité qui rend ces mondes possibles les dématérialisant sous les théories de la représentation, rassemble également un ensemble de préjugés moraux sur la matérialité et le matérialisme en Occident (Miller 1987), qui depuis l’Antiquité donne aux matérialités un statut philosophique toujours problématique.

D’après Boellstorff, Servais et leurs collègues (2016), une des caractéristiques de l’existence humaine contemporaine, médiée par le numérique, est la primauté des images. L’image serait facilement diffusée aujourd’hui, permettant une communication qui dépasse les frontières linguistiques. Sans aucun doute, le fait d’être visuel rend Second Life un espace plus attractif et propice à la communication entre personnes de différentes origines et nationalités. Mais il est important de maintenir que les aspects visuels des mondes virtuels ne sont pas simplement une « image de quelque chose » mais des objets construits socio-techniquement et esthétiquement, avec l’utilisation d’outils numériques (fournis par le système au niveau du software), mais aussi matériels comme la carte vidéo qui permet de générer ces monde virtuels, sans compter d’autres logiciels permettant de créer des objets extérieurs lesquels seront ensuite importés à l’intérieur des mondes eux-mêmes. Ces « autres mondes » ont leur propre physique, générée ou produite par un moteur de physique[10]. Dans le cas de SL, ce moteur s’appelle Havok2. Parce qu’il fait partie du système, Havok2 accorde à la plateforme une réalité qui lui est propre, changeant ainsi le statut de représentation ou de simples copies en celui d’objets matériels qui font partie de ce monde. En ce sens, au lieu d’une similitude pure et simple, ce qui en résulte est une imitation ou mimesis avec les différences qui s’imposent, puisque ce sont les fruits des technologies utilisées et de cette physique propre. La plateforme « simule », en fait, les conditions nécessaires pour que les utilisateurs connectés à leurs avatars commencent à interagir avec les objets à partir de la matérialité interne, permettant aux objets d’être manipulés, utilisés et créés, en plus d’être dotés d’autres qualités physiques, bref, en s’imposant comme une réalité en soi, forçant le résident à développer une relation spécifique avec cet objet et, à partir de là, à développer sa perspective et son expérience émique de ce monde.

La tridimensionnalité est une condition d’existence dans ce monde qui dépend de l’espace en trois dimensions (x, y, z) et du mouvement, tous deux situés par rapport à sa physique. C’est dans l’espace tridimensionnel que se constituent les paysages qui peuvent être visités en SL. Dans les hôtels, le paysage est un élément essentiel. À l’hôtel Essencia, le premier où les auteures ont séjourné, le bâtiment principal est construit sur le modèle d’un hôtel de luxe existant dans une ville côtière du monde réel. Même si les auteures ont pensé à Rio de Janeiro, leur interlocuteur Keith a déclaré qu’il se souvenait des hôtels de ce type qu’il avait visités au Moyen-Orient. Pour lui, les meilleurs hôtels de SL ont la capacité de lui rappeler des hôtels dans lesquels il a séjourné auparavant, dans le monde physique. Dans le bâtiment principal, il y a un hall, un restaurant, un bar et une piscine. Mais il est situé sur une grande plage qui peut être utilisée par les clients : la mer, où l’avatar peut nager ou flotter à l’aide d’une bouée, le sable où il peut s’allonger tout en dégustant un verre préparé au bar extérieur, et le paysage naturel des montagnes et des arbres visibles depuis la plage.

Au deuxième hôtel de Second Life où les auteures ont séjourné, le Lotus Palace, le paysage évoque une expérience de voyage en Inde, même s’il n’y a aucune référence à une ville ou région spécifique. Le bâtiment principal, à l’architecture moghole en marbre blanc, similaire aux images touristiques du Taj Mahal, compte une vingtaine de chambres privées, la réception, un bar, une petite bibliothèque et un restaurant. Autour de ce bâtiment, il y a un lac, un village indien qui peut être visité et une réserve naturelle, ainsi qu’une jungle où les résidents peuvent se promener autour des plantes et des animaux. Le bâtiment au centre du lac, tout blanc, contraste de façon remarquable avec les couleurs vives du village indien, ainsi qu’avec le vert massif de la jungle. Lors de leur exploration de la jungle entourant l’hôtel, elles ont trouvé des ruines et un temple. Cet hôtel est devenu une destination très populaire et, lors de leur première visite, de nombreux clients utilisaient ses installations et exploraient les environs. Vix, l’interlocutrice de recherche néerlandaise qui les a emmenées dans cet hôtel pour la première fois, y a passé six nuits. Comme ses vacances d’été ont dû être annulées en raison de la pandémie, ce voyage en Inde sur SL lui a au moins donné le sentiment de pouvoir être ailleurs que chez elle. Elle a passé la plupart de ces courtes vacances virtuelles à explorer l’environnement avec des amis qu’elle a rencontrés à l’hôtel, car elle avait loué une chambre seule.

Dans le troisième hôtel de Second Life où les auteures ont séjourné, le Kidara Resort, le paysage était encore plus impressionnant que dans les deux premiers. Contrairement à ceux-ci, il n’y avait pas de grand bâtiment principal pour les chambres. Dans le Kidara, il y a un hall d’entrée et les clients louent des huttes ou des chalets dispersés dans le paysage de la savane africaine. La texture du sol dans la zone de l’hôtel était sèche, mélangée à de rares espaces verts. Les arbres, en particulier d’énormes baobabs et acacias, se distinguaient dans le paysage. Un ruisseau traversait le territoire et, aux abords de celui-ci, les rhinocéros buvaient de l’eau. D’autres animaux, objets intelligents dotés d’animations, se déplaçaient lentement dans le paysage, comme des éléphants, des gazelles et des lions. Clark, l’interlocuteur allemand qui a montré cet hôtel aux auteures, y avait séjourné pendant une semaine. Les jours qu’il y a passés avaient été consacrés à se détendre avec son partenaire de SL et à prendre des photos du lieu, de l’environnement et des animaux. Pour lui, l’hôtel était particulièrement attrayant en raison des possibilités photographiques car il le considérait comme très bien construit, avec de nombreux détails qui lui rappelaient le réalisme d’un voyage touristique safari. Une partie importante de cette construction était le paysage atmosphérique, le ciel rougeâtre qui se confondait avec la texture de la terre sèche et craquelée, un effet obtenu par le travail des propriétaires du lieu sur les windlights.

Une partie importante de la simulation sur SL concerne les windlights, les configurations de lumière, de couleur du ciel, de densité des nuages, offrant différentes possibilités de jours et de nuits et déployant les différents moments de la journée : lever du jour, matin, midi, coucher de soleil et aube. La matérialité de SL rencontre sa temporalité avec les windlights et les différentes atmosphères rendues possibles grâce au moteur de physique. Ce monde virtuel a ses propres horaires, un fuseau horaire appelé « Second Life Time (SLT) » qui correspond en réalité à l’heure de San Francisco, la ville où se trouvent les bureaux de Linden Lab. C’est cet horaire interne à SL qui est utilisé par les résidents comme paramètre pour fixer des rencontres ou situer dans la ligne du temps le début des évènements sociaux, des concerts et des fêtes.

Pour comprendre la temporalité de SL, il faut revenir à deux des caractéristiques des mondes virtuels énoncées par Bell (2008) : la synchronicité et la persistance. La synchronicité permet que des activités soient exécutées collectivement en temps réel. L’échange de messages est immédiat, ainsi que l’accès aux réactions de l’autre. Cela différencie SL d’autres plateformes où les discussions et les interactions ne sont pas nécessairement synchrones. Sa persistance, en revanche, la distingue des jeux vidéo traditionnels. N’étant pas centré sur un seul joueur, un monde virtuel ne peut pas être arrêté ou « mis en pause » puisque son existence persiste lorsque le résident se déconnecte, ce qui confère au monde virtuel sa propre historicité. Il change, indépendamment de l’existence individuelle des uns ou des autres résidents.

Entre mars et août 2020, les auteures ont répertorié plus de 20 publications sur le forum Reddit de Second Life, rédigées par des résidents qui revenaient au monde à cause du confinement et de la distanciation sociale, après quelques années durant lesquelles ils s’en étaient tenus éloignés. La majorité de ces publications avait pour but de demander aux autres résidents des suggestions d’endroits, tels que par exemple des clubs, où ils pouvaient socialiser de manière synchrone en temps réel. Parmi les interlocuteurs de cette recherche, être ensemble dans un même endroit numérique au même moment apparaît comme l’une des raisons de leur utilisation actuelle de SL. Par exemple, le spa faisait partie de ces environnements et là, en plus d’utiliser les bains collectifs qui se distinguaient par la proximité des corps, il était possible d’écouter de la musique et de danser avec d’autres résidents, lors d’évènements hebdomadaires organisés à cet effet et avec la présence d’un DJ. Face à l’impossibilité d’être ensemble dans l’espace physique réel, étant donné le contexte de la pandémie qui interdit les rassemblements dans les grandes agglomérations, les membres de la plateforme de Second Life essaient d’être ensemble dans un temps et un espace commun alternatif.

En dehors de l’environnement de Second Life, mais toujours sur les plateformes numériques, la grande prolifération depuis le début de la pandémie de divers types de lives (conférences, débats, concerts, pièces de théâtre, etc.) peut être liée à cette articulation entre temporalité et distance. Certaines de ces activités ont toujours été accessibles lorsqu’elles étaient archivées en ligne. Un site Web comme YouTube regorge de vidéos de conférences, de concerts ou de pièces de théâtre. Mais le fait de les regarder en direct semble donner un sentiment de présence, de participation et de proximité entre tous ceux qui regardent en même temps. Si Harvey (1992) parlait d’annihilation de l’espace par le temps, ce à quoi nous assistons en ce moment semble être une redéfinition spatio-temporelle, où l’espace ou, au moins, les sensations de proximité et les distances spatiales, sont reconfigurées par le temps.

L’urgence d’être connecté sur SL en même temps que les personnes de son cercle de relations ou bien, d’être connecté au bon moment pour participer à une activité sociale, revient à la persistance et à l’historicité de ce monde virtuel. Comme il ne peut pas être mis en pause et qu’il s’agit d’un temps collectif et, non individuel, être absent signifie arrêter de participer, rater quelque chose qui s’est passé, indépendamment de notre existence réelle. Tous ces résidents qui ont demandé sur Reddit des informations sur les nouveaux lieux de socialité sur SL l’ont fait parce pendant la période où ils s’étaient éloignés, le monde virtuel avait continué sa course et donc beaucoup changé. Ces changements sont à la fois techniques et sociaux. En effet, au fil du temps, de nouvelles technologies ont été introduites mais aussi de nouvelles valeurs, moralités, et formes de socialité.

Second Life et d’autres jeux en ligne ont en commun le fait qu’ils se présentent et sont vécus par leurs résidents-joueurs comme des mondes fermés sur eux-mêmes. Bien que SL ne soit pas un jeu, on peut établir des parallèles entre cette notion et celle du cercle magique développée au coeur des études du jeu à partir de Huizinga (1980). Le cercle magique délimiterait un espace et un temps physiques et/ou mentaux dans lesquels le jeu se déroule, indépendamment de la vie ordinaire. À l’intérieur, ce sont les règles du jeu qui s’appliquent et non celles du monde extérieur, ce qui permet de faire et d’être ce qu’on ne ferait ou ne serait pas en dehors du jeu. Bateson (1987) montre également l’importance de la séparation entre le jeu et le non-jeu dans la vie quotidienne, en mettant l’accent sur une conscience réciproque des limites du jeu entre les participants comme essentiel à leur jouissance du jeu en tant que jeu. Pour que ce soit un jeu, tous les participants doivent comprendre qu’il s’agit d’un jeu. Dans cet espace autre, les règles, les normes, voire les identités et les appartenances extérieures seraient suspendues. Les auteures sont cependant d’accord avec Castronova (2005) qui, en soulignant les influences économiques du monde « réel » dans les mondes virtuels, préfère le concept de membrane à celui de cercle magique. Reprenant cette proposition, il est possible de penser que la membrane, par-delà l’économie est perméable à un certain nombre d’autres types d’éléments, comme la politique ou les émotions. Mais comme nous le verrons ensuite, cette perméabilité n’exclut pas l’indépendance du monde ou l’immersion.

Dans la peau des avatars

La personnification sous forme d’un avatar tridimensionnel est la condition première d’existence du résident sur SL. Lors de la création d’un compte, les auteures ont l’option de choisir un des avatars basiques prédéfinis qu’il est possible de transformer. C’est ce que tous les résidents font, dans un processus qui implique un investissement de temps, d’argent et d’affection. Ce processus est continu et collectif, il dépend des expériences vécues pendant la socialisation du nouveau résident, des apprentissages qui sont techniques mais aussi esthétiques. Outre la possibilité de modifier les formes du corps (la shape de l’avatar) en détails, il est possible de créer ou d’acheter des éléments crées par d’autres résidents, tels que la peau de l’avatar (skin), des cheveux, des vêtements, des chaussures, parmi une multiplicité d’éléments qui permettent la personnalisation de ce dernier.

Comme les auteures en discutent dans la prochaine section, c’est dans l’interaction entre l’environnement numérique et l’existence corporelle des avatars que se produit l’immersion. Cette interaction est essentielle car elle permet de comprendre l’émergence et le maintien de ce genre de plateforme et les raisons de son attirance. C’est à partir de l’existence corporelle que les sensations vécues lors de l’immersion seront produites, ainsi que les perceptions de présence et de co-présence. La sensation de proximité physique et le langage corporel sont d’autres éléments recherchés dans les environnements immersifs, qui seront rendus possibles à partir de l’expérience corporelle. Pour comprendre cette dimension, il faut souligner qu’il s’agit d’une approche non-dualiste inspirée à la fois du paradigme de la corporéité (Csordas 2002), des interactions multiples entre les sujets et l’environnement (Ingold 2000), y compris l’environnement numérique, des hybridations entre corps et technologies (Haraway 2007), et aussi de la conception élaborée par Clark (2003) de la cognition étendue au corps et au monde.

Le corps de l’avatar, une entité numérique, ne remplace pas le corps de son créateur. Il est le résultat d’un processus de déplacements continus et d’engagements mutuels entre le corps physique et le corps numérique, qui n’est pas seulement « à la place de », mais qui s’ajoute au corps biologique/analogique. Cette dimension est fortement présente quand il s’agit des pratiques sexuelles sur SL car les avatars et leurs créateurs vivaient des affections dont les intersections avec la technologie allaient au-delà de la plateforme, comprenant une série de jouets et d’accessoires érotiques qui agissaient sur leur corps physique, vibrateurs, appareils télécommandés par le partenaire ou médicaments comme le viagra. Au lieu d’opposer corps charnel et corps numérique, il serait donc préférable de penser à des connexions.

Ces dernières années, au sein de l’anthropologie numérique, il a beaucoup été question de la nécessité de rompre avec la dichotomie en ligne et hors ligne, en remplaçant la polarisation par une idée de continuum. Les auteures partagent cette position concernant un grand nombre d’espaces et d’expériences, aussi bien avec que dans les médias numériques. La position des auteures, cependant, est que, d’une part, la topographie de ce continuum n’est pas plate et que, d’autre part, considérer la topographie comme homogène – ce qui induirait un principe équivalant de continuité, applicable à tous les environnements numériques – serait un a priori erroné puisque cela ne prend pas en compte les aspects culturels et sociotechniques de chaque ensemble d’expériences. Dans les mondes virtuels et dans de nombreux jeux en ligne, le continuum en ligne-hors ligne se présente d’une manière différente de ce qui se produit sur d’autres plateformes, comme les réseaux sociaux.

Comme le souligne Ramos (2015), dans les réseaux sociaux tel que Facebook, en raison des dynamiques associées aux paniques morales liées aux fake news, à la fraude, aux contrôles légaux et économiques, il y aurait, par rapport à la présence en ligne de l’utilisateur, prédominance d’une convergence identitaire. Lors de la création de profils sur ce type de plateformes, des données liées à l’identité civile sont obligatoires : nom, emplacement (adresse, code postal, téléphone) et parfois même le genre ou la tranche d’âge de l’utilisateur sont demandés. Cette convergence identitaire possible et, parfois même forcée, établit le réalisme identitaire en tant que règle, rendant difficile leur utilisation comme espace d’expérimentation. Sur SL, au contraire, la prémisse qui structure la plateforme est l’anonymat par rapport à l’identité civile hors ligne. Ainsi, la divergence identitaire est une possibilité et une pratique fréquente, ouvrant l’espace à l’expérimentation identitaire et subjective. Cette différence par rapport à d’autres plateformes (dont les réseaux sociaux) où le réalisme identitaire est la règle n’est pas sans importance. Elle constitue l’un des points qui permet l’expérimentation de soi, en termes de genre, de sexualité et d’autres modes d’existence. Bien que les degrés de divergence soient variés, l’avatar ne correspond jamais à une copie fidèle de son créateur.

Plusieurs de nos interlocuteurs ont plus d’un compte et par conséquent plus d’un avatar, chacun avec sa propre apparence et sa propre biographie. SL est un environnement qui permet l’expérience d’innombrables identités ou régimes de soi. Ces expériences rompent avec le modèle idéal-typique du sujet occidental moderne cohérent et cohésif, et crée des possibilités de fracturation de soi qui finissent par produire des latéralités ou des plis (Rose 1998). Si nous prenons le corps comme l’origine des perspectives (Viveiros de Castro 1996), nous pouvons comprendre l’importance de la corporéité de l’avatar ou des corporéités, au pluriel, pour les existences multiples de leurs créateurs, et pour l’expérience des changements de points de vue. Nous pouvons étendre cette compréhension à certains jeux en ligne dans lesquels nous éprouvons d’autres affections dérivées de l’acte de se mettre à la place du personnage, dont l’existence et la perspective peuvent différer grandement de la nôtre, mais dont nous portons, même temporairement, la peau. Au coeur des études du jeu le concept d’alterbiographie fait référence à l’expérience de jouer dans la peau d’un personnage dont la biographie se découvre au fur et à mesure du gameplay donc à travers le récit du jeu se déployant. Dans le cas de SL, cette expérience est exacerbée car le personnage en question est notre création, et le lien existentiel et émotionnel n’est pas postérieur, résultant de notre usage d’un personnage, mais le fruit du processus même de développement de nos latéralités. Il est ainsi, lors de sa production, toujours référé à nos interactions avec la technologie et avec les autres habitants du monde.

Ce n’est pas un hasard si les plateformes numériques les plus privilégiées de ces derniers mois ont été celles sur lesquelles notre existence se déroule sous la forme incarnée d’un avatar singularisé, ou d’un personnage de jeu. Mis à part la possibilité de sortir de soi-même temporairement grâce à l’expérimentation ludique, la sociabilité sur SL offre une expérience de proximité physique et les interactions que s’y déroulent intègrent la gestualité dans la totalité corporelle de l’avatar. Ces derniers mois, les espaces les plus populaires sur SL sont des spas, des bains publics, des plages et des clubs ou des boîtes de nuit, des endroits qui se caractérisent par l’agglomération d’avatars très proches physiquement et par l’utilisation voire l’usage du corps, bien plus que de la parole.

En ce qui concerne la sexualité, SL est aussi recherché comme un espace de rencontres et d’exploration. C’est au spa, un lieu spécifiquement dédié aux rencontres sexuelles sur SL, que les auteures ont vu de telles interactions publiques dans lesquelles les corps des avatars interagissaient avec des animations érotiques. Stella, l’interlocutrice qui avait motivé leur retour à SL faisait partie de ces avatars qui se livraient fréquemment à des scènes érotiques. Actuellement célibataire, elle ne se sentait pas à l’aise de continuer sa routine de rencontres via des applications, en cours avant la pandémie. En raison de l’immersion, le sexe en ligne sur SL était considéré comme plus intéressant, plus engageant et encore plus « réel » que le sexe en ligne à travers les messages textuels à caractère sexuel (sexting) ou l’échange de nus (nudes). Par rapport aux autres plateformes numériques, la différence entre le sexe en ligne pratiqué dans les mondes virtuels concerne surtout l’immersion et la production de sensations, tels que les auteures le développeront ensuite.

Les résidents qui ont participé à cette recherche précédente sur la sexualité pensaient que le sexe dans SL n’était pas un substitut au sexe physique, charnel, et le voyaient plutôt comme un complément, une extension ou une forme d’expérimentation. Dans le contexte de la pandémie, cependant, de nombreux résidents, nouveaux et anciens, disaient que le sexe sur SL était une option sécuritaire, bien que temporaire, pour ceux qui ne voudraient pas, en période de confinement en Europe et aux États-Unis, partir à la recherche de partenaires dans des lieux publics, ni par l’intermédiaire d’applications de rencontres. Le Centre de contrôle des maladies de la Colombie-Britannique a publié, en juillet 2020, une série de recommandations pour la réduction des risques concernant le coronavirus et la sexualité. Une partie de ces recommandations faisait référence au sexe en ligne, une alternative conseillée par les autorités. Pour les quatre interlocuteurs qui y sont retournés pendant la pandémie, SL est apparu comme une destination attirante pour établir des interactions sexuelles. Ils ont également recherché d’autres types de divertissement, comme les fêtes, la musique live, l’exploration du paysage, mais le sexe était une motivation récurrente. Même dans les hôtels qui n’étaient pas destinés uniquement à cet effet, un grand nombre de résidents les recherchaient pour des rencontres érotiques.

Ce que « s’immerger » veut dire

« L’immersion » semble être une catégorie fondamentale pour comprendre l’attrait actuel pour les mondes virtuels et les jeux en ligne. Étymologiquement, le verbe « immerger » vient du latin, immergere qui renvoie à l’effet de se plonger dans quelque chose ou à l’état d’être submergé, ici dans une autre réalité ou dans un autre monde. La combinaison des caractéristiques sociotechniques de la plateforme, la synchronicité, la persistance, l’existence sous la forme d’avatars et son intégrité totalisante en tant que monde, permet aux participants d’un monde virtuel de ressentir les sentiments d’espace, d’environnement et de présence, donc de créer une sensation d’immersion et de co-présence.

Ce n’est pas forcément la perfection graphique, la qualité visuelle ou bien l’hyperréalisme qui garantit une immersion plus efficace. L’articulation cohérente entre les images, les sons, les éléments narratifs-textuels, les interactions sociales combinées à l’engagement volontaire du résident dans la suspension temporaire de l’incrédulité produisent ensemble des effets immersifs. Et ces effets sont si intenses et, parfois déstabilisants, qu’ils sont capables de provoquer des sensations à la fois imaginaires et physiques, entraînant leur implication affective aux niveaux cognitif, sensoriel et émotionnel. La peur, la douleur, le dégoût, l’excitation et le désir, font partie des sensations et des émotions ressenties dans les interactions sexuelles qui ont lieu dans cet environnement. Dans les scènes érotiques observées, les fluides corporels sont centraux, que ce soit dans leur description écrite ou à travers les textures hyperboliques ajoutées au corps de l’avatar : la salive, le sperme, l’urine, la sueur, les larmes et parfois le sang, sont décrits en détail ou exhibés frontalement. Exacerber les sens disponibles sert à recomposer ceux absents, qu’il faut alors imaginer.

Au spa, par exemple, la nudité est obligatoire. La seule alternative possible est d’utiliser une serviette autour du corps nu, stratégie à laquelle les auteures ont eu recours lors de leurs observations. Une fois, cependant, Débora a oublié d’enlever les chaussures de son avatar, même si elle était déjà nue et enveloppée dans une serviette. Immédiatement, elle a été réprimandée par l’un des agents de sécurité de l’établissement. Il lui a expliqué que, par souci du plus grand « réalisme » possible, les chaussures étaient interdites puisque personne n’irait à un bain public avec ses chaussures. Ce serait une incohérence qui dérangerait les autres habitués. Autour d’eux se trouvaient de nombreux corps nus ayant des relations sexuelles, recouverts de fluides corporels qui coulaient sur le sol. Tout en retirant ses chaussures, Débora dit en plaisantant à l’agent de sécurité qu’elle espérait que le plancher ne soit pas trop sale pour ses pieds nus. Il a souri et lui a garanti la propreté des lieux. La conversation, bien qu’elle ait commencé par une interruption de l’immersion causée par les chaussures inappropriées, a repris son cours conformément au degré de « réalisme » souhaité dans l’environnement.

Les écrits jouent un rôle important dans l’expérience immersive de SL et stimulent l’engagement des résidents. À l’hôtel Essencia, par exemple, les auteures ont expérimenté un service de massage offert par la massothérapeute de l’hôtel, une résidente qui fournit ce service en échange d’environ un dollar américain pour un massage de 15 minutes. Outre les animations réalisées par l’avatar de la masseuse et les objets utilisés pour donner du réalisme à la scène (une serviette couvrant les fesses, des huiles de massage avec différentes étiquettes faisant référence à différents parfums, des pierres chaudes pour détendre les muscles), une partie de l’action se déroulait par clavardage. La masseuse y décrivait en détail ce qu’elle faisait, laissant constamment ouverte la possibilité d’une réponse de leur part, demandant ce qu’elles ressentaient. La cohérence immersive de cet environnement se faisait jusque dans les moindres détails. Les robinets de l’évier, par exemple, fournissaient à la fois de l’eau froide et de l’eau chaude, et la différence entre les deux était claire, car l’eau chaude dégageait de la vapeur. La sensation de chaleur était alors le résultat de stimuli visuels mais aussi de l’immersion générale de l’environnement.

Parfois, l’association entre ce qui se passe dans SL et ce qui se passe de l’autre côté de l’écran contribue également à améliorer l’expérience immersive. Vix, lors de son séjour au Lotus Palace, a visité le restaurant de l’hôtel avec un ami. Pendant que leurs avatars savouraient les plats indiens servis dans SL, tous les deux, dans leur vie réelle à l’extérieur de SL, ont commandé de la nourriture indienne ce soir-là, pour se mettre dans l’ambiance. Plus tard, ils ont ouvert une bouteille de vin à boire ensemble pendant que leurs avatars de SL goûtaient des vins, nus dans une baignoire. Associée à la corporéité de l’avatar, l’immersivité donne à SL la puissance de lieu de rencontre possible, pleine de sensations physiques ressenties et d’expériences partagées, dans un moment historique dans lequel la distance physique est devenue une recommandation biopolitique.

Conclusions

Depuis le début de la pandémie de COVID-19, les mondes virtuels et les jeux en ligne, comme toutes les plateformes numériques qui ont émergé au cours des vingt dernières années, ont connu une popularité sans précédent, en tant que lieu de sociabilité. Les auteures ont discuté dans cet article de l’exode vers un de ces environnements coïncidant avec les politiques de confinement et de distanciation sociale imposées dans de nombreux pays.

Les auteures adoptent une position critique face aux fréquentes accusations faites aux jeux vidéo et aux mondes numériques, ainsi qu’à de nombreux autres objets qui impliquent un tel engagement imaginatif, d’aliénation et de fuite de la réalité. Comme cela a été dit, la membrane qui sépare ces mondes est fortement perméable. Même si les gens admettent que ce qu’ils recherchent dans SL est cette possibilité d’être ailleurs pendant quelques heures, cet « ailleurs » est plus de l’ordre du voyage que de celui du déni de la réalité. Plutôt qu’opposer réel et illusion, nous pouvons penser en termes de niveaux de réalité (Calvino 1989) et de mondes possibles qui coexistent, contrairement à ce que préconisent certaines analyses simplistes de ce type de phénomène.

Bien que SL n’ait pas subi de changements d’ordre technique ou en termes de modes d’interaction pendant la période de la pandémie, il y a eu une augmentation considérable de sa fréquentation. L’hypothèse des auteures pour expliquer l’intérêt de ce type de plateforme pendant la pandémie et, par conséquent, l’augmentation de sa fréquentation, est centrée sur trois piliers, détaillés tout au long de cet article : 1) la constitution de l’environnement en tant que monde, permettant d’habiter un autre lieu et ses paysages à une époque où la circulation physique est difficile ; 2) l’avatar, qui est intéressant à la fois pour la possibilité de temporairement sortir de soi, de s’évader par la divergence identitaire, mais aussi que pour l’embodiment particulier qu’il permet, surtout quand il s’agit des interactions sexuelles ; et 3) le pilier est le caractère immersif de cet environnement, qui produit un grand engagement de la part des utilisateurs, sa dimension expérientielle, y compris son agentivité dans la production de sensations. Ce sont ces caractéristiques qui rendent des plateformes comme Second Life attirantes et propices aux activités liées à la sociabilité, à la sexualité et à toutes les pratiques expérientielles.