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Avant-propos. Objets ordinaires dans le milieu domestique

Les objets domestiques ordinaires représentent le fond tacite, non thématisé, de notre vie quotidienne. Ils sont les protagonistes d’un Lebenswelt qui semble aller de soi : on y pense seulement quand ils sont détruits ou volés ou bien quand un visiteur impertinent (par exemple, un ethnographe) nous demande de les observer et de les décrire. Notre corps, nos sens et émotions y adhèrent comme s’ils étaient une deuxième peau ; grâce à eux on définit (bien qu’on soit incapable de l’admettre) notre personnalité sociale. Mais si l’anthropologie est principalement une enquête sur les fondements implicites de notre vie et les fondements socioculturels de notre expérience perceptive, sensorielle et émotionnelle, alors c’est dans la culture matérielle domestique qu’on peut envisager de trouver un incontournable et fondamental terrain d’investigation.

Nous présentons ici quelques résultats d’une recherche menée par intermittence pendant plus de dix ans, depuis 2008. Au cours de celle-ci, nous avons documenté la disposition et l’utilisation d’objets ordinaires (meubles, ornements, appareils électroménagers, souvenirs, photographies et plus) dans environ 70 logements dans plusieurs villes toscanes (en particulier Pisa, Lucca, Livorno, Carrara, Viareggio). Dans un premier temps, nous avons mené des recherches dans les maisons de familles de la classe moyenne à fort capital culturel (enseignants, médecins), puis nous les avons étendues aux logis de familles d’origine populaire et aux logements d’étudiants poursuivant leur formation scolaire loin de chez eux. Notre méthode consiste en l’enregistrement vidéo de visites d’habitations, guidées par un ou plusieurs de leurs habitants, suivies d’entretiens semi-directifs avec ces derniers. Le choix des sujets d’étude s’est effectué au sein des réseaux relationnels des différents membres du groupe de recherche — sur la base, donc, de relations de voisinage, d’amitié ou de travail qui ont facilité le partage de l’intimité domestique (voir Aria et Dei 2016 pour plus de détails sur les aspects méthodologiques de la recherche).

Avec ce terrain, nous voulions inverser l’attitude qui domine dans l’anthropologie du patrimoine culturel italien (et pas seulement dans celui-ci), une attitude qui veut que les chercheurs, en travaillant sur la culture matérielle, portent leur attention presque exclusivement sur des productions artisanales supposées authentiques, liées aux contextes préindustriels et aux savoirs techniques transmis oralement. Bref, sur les objets qu’on s’attend à trouver dans un musée. En revanche, les choses fabriquées en série et ordinaires qui sont au coeur de nos pratiques de consommation et qui peuplent tous les espaces de la vie quotidienne restent négligées. Nous pensons que, en opérant de cette façon, on verra émerger une dimension culturelle, sans doute plus évidente, banale et implicite, mais, pour ces mêmes raisons, plus profonde et incorporée. L’anthropologie, attirée par une notion de « patrimoine » hâtivement empruntée à des contextes disciplinaires différents (et à d’autres pratiques sociales), est trop souvent à la recherche de « trésors vivants », de « chefs-d’oeuvre », de « biens matériels et immatériels » à sauver de l’homologation produite par la culture de masse : en faisant cela, elle oublie que sa tâche principale est de fouiller dans une sous-couche ordinaire de la quotidienneté, une sous-couche tenue pour acquise et passant presque inaperçue.

Un tel déplacement de perspective, en accord avec un corpus émergeant de travaux ethnographiques (Miller 2008 ; Dassié 2010 ; Arnold et al. 2012), a engendré différentes pistes de réflexion sur l’usage des objets en tant que marqueurs de typologies distinctes de relations sociales ; la valeur de mémoire culturelle qu’ils acquièrent ; leur mobilisation pour la production de stratégies de distinction identitaires et pour la construction de styles et d’esthétiques sociales (Dei 2009 ; Bernardi et Dei 2011 ; Aria 2012). Dans ce texte nous voudrions réfléchir à une question particulière qui s’est imposée pendant nos travaux : la présence du sacré et des objets dévotionnels dans l’univers domestique. Les maisons que nous avons visitées sont radicalement sécularisées. Les images ou les objets ayant une valeur explicitement religieuse y sont très rares (et quand ils sont là, comme on le verra par la suite, leur sacralité est dissimulée sous la dimension de leur valeur artistique ou affective), et l’organisation même des espaces ne semble pas être façonnée par des cosmologies sacrées. Or, des éléments nous forcent à penser que certains milieux et surtout certaines typologies d’objets sont surchargés de signifiés spécifiques : signifiés qui, bien qu’ils ne soient pas exprimés dans un lexique manifestement religieux, renvoient aux usages qu’on pourrait appeler, de façon pas seulement métaphorique, « dévotionnels » — dans le sens donné à ce mot par Daniel Miller (1998). De là, nous voudrions essayer de construire un cadre théorique pour la reconnaissance du sacré dans un espace domestique totalement sécularisé, en nous appuyant sur certaines contributions de l’anthropologie des religions — par exemple, la notion de « religion invisible » de Thomas Luckmann (1967) — et sur des suggestions de l’anthropologie économique et de ses nouvelles recherches sur la culture matérielle, qui sont soucieuses de porter attention au processus de sacralisation implicite des types d’objets qui acquièrent le statut de biens « inaliénables », « denses » ou « singularisé » (Kopytoff 1986 ; Weiner 1994). Cet article se concentre donc sur les éléments de culture matérielle identifiables comme « objets d’affection » (Dassié 2010), « reliques personnelles » (Curasi et al. 2004), « archives de la mémoire culturelle » (Clemente et Rossi 1999), en mettant l’accent en particulier sur le sens de la vue et sur le thème de la visibilité qui sont au coeur de ces stratégies de construction des significations domestiques.

Religion invisible et culture matérielle

En tenant compte aussi du supposé « tournant matériel » (« material turn ») (Meyer 2009 ; Hazard 2013 ; Meyer et al. 2016) qui s’est effectué dans le domaine des travaux sur la religion — tournant scientifique qui vise à enquêter sur les modalités de manifestation et d’enchâssement inextricable de la dimension spirituelle dans des images, objets dévotionnels et liturgiques, espaces et architectures sacrés, y compris des chefs-d’oeuvre et produits de l’industrie de masse —, nous jugeons utile de revenir sur le travail classique de Luckmann (1967) à propos de la religion implicite ou « invisible » qui caractérise les sociétés modernes sécularisées et consuméristes. Le scénario dessiné par Luckmann par rapport à la société américaine des années 1960 est aujourd’hui devenu simpliste et dépassé au point de vue empirique. Cependant, les fondements de son analyse phénoménologique nous paraissent être en mesure de constituer un point de départ pour notre propos. Selon Luckmann, la caractéristique essentielle du stade avancé du processus de sécularisation dans lequel les sociétés industrielles de l’après-guerre sont plongées consiste dans le fait que les principales institutions, au premier rang desquelles l’État, ne promeuvent plus une vision du monde religieuse. La cohésion sociale et l’exercice du pouvoir n’ont pas besoin de la construction d’un « cosmos sacré » bien défini et obligatoire pour tous, ni de « signification “ultime” » propre qui s’impose en tant qu’interprétation des expériences de vie individuelles et des relations sociales :

Compte tenu de l’assortiment de représentations religieuses dont disposent les consommateurs potentiels et de l’absence de modèle « officiel », il est possible, en principe, que l’individu « autonome » ne se contente pas de sélectionner certains thèmes, mais construise avec eux un système privé bien articulé de signification « ultime[1] ».

Luckmann 1967 : 105[2]

Ce choix personnel se manifeste dans la sphère privée et place l’individu et son réseau relationnel intime, en particulier sa famille, au centre de valeurs sacrées :

Les thèmes religieux trouvent leur origine dans les expériences de la « sphère privée ». Ils reposent principalement sur des émotions et des sentiments et sont suffisamment instables pour rendre leur articulation difficile. Ils sont très « subjectifs », c’est-à-dire qu’ils ne sont pas définis de manière contraignante par les institutions primaires[3].

Ibid. : 103-104

C’est-à-dire que le religieux y reste souvent à l’état d’« ébauche », sans se transformer en représentations complexes et cohérentes, en doctrine ou dogme.

Selon Luckmann, les sources de cette religion implicite et privée sont les produits de la consommation de masse tandis que son fondement structurel est la famille, qui reste le catalyseur le plus important des univers des sens « privés » (ibid. : 106). À la différence des analyses qui, dans les mêmes années, prévoient la crise de l’institution familiale à cause d’une individualisation croissante, Luckmann fait justement remarquer que la famille, dans la société post-industrielle et consumériste, se présente comme un microcosme qui peut avoir une signification « ultime » dans une biographie (ibid. : 116). Et cela va être confirmé dans les développements suivants de l’institution familiale, entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe. Il est vrai qu’on parle d’une famille toujours plus fragile sur le plan sociétal, construite autour de liaisons moins structurelles qu’affectives, prête à exploser et à se recomposer en reproduisant les mêmes impératifs de la réalisation personnelle. Mais une telle fragilité ne s’oppose pas à la centralité des signifiés plus profonds liés aux relations familiales qu’il faut au contraire — justement parce qu’ils ne sont pas évidents — alimenter constamment avec des pratiques rituelles et symboliques (Gillis 1996). Les contenus de la religion implicite concernent donc l’autonomie de l’individu, la recherche d’un Soi individuel et sa réalisation personnelle. Ce « point central du cosmos sacré » dans la société largement individualisée du XIXe siècle est nourri par des formes de culture de masse : périodiques, livres, radio et télévision, et puis le cinéma et la musique légère qui sont des domaines dans lesquelles la découverte et la réalisation d’un Soi vrai sont au coeur de réélaborations infinies. Dans l’ouvrage de Luckmann, il n’y a pas de remarques sur la culture matérielle, mais on peut se demander dans quelle mesure l’acquisition et la consommation de biens matériels, surtout dans l’univers domestique, correspondent à cette hantise de la modernité.

Or, on pourrait exprimer des « thèmes » semblables avec un vocabulaire ou des symboles religieux traditionnels, lesquels sont, dans ce cas-là, utilisés en fonction de nouvelles exigences ou bien avec un langage et un symbolisme profane qui n’ont apparemment pas de contenu religieux. Parmi les sources d’un tel discours, Luckmann énumère :

Des éditoriaux, de la littérature « inspirée » allant des tracts sur la pensée positive au magazine Playboy, des versions de la psychologie populaire du Reader’s Digest, les paroles de succès populaires, et ainsi de suite, articulent ce qui sont, en fait, des éléments de modèles de signification « ultime[4] ».

Ibid. : 104

Luckmann ne mentionne donc que certains genres discursifs. On pourrait certainement en ajouter d’autres, qui impliquent en particulier une typologie visuelle (le cinéma, la télévision, les images publicitaires, et aujourd’hui les liens hypertextes). Les images, centrales dans la religiosité chrétienne, sont également centrales dans cette religion implicite nourrie par des « institutions secondaires » de la consommation de masse.

En tenant compte de ces remarques, il nous semble d’autant plus important d’analyser les sources de l’imaginaire religieux telles qu’elles se manifestent dans la structure domestique et la culture matérielle à l’oeuvre à travers les pratiques rituelles (au sens large du terme) et commémoratives liées à la famille (par exemple, les fêtes d’anniversaire, les cérémonies de Noël, etc.), mais aussi des activités de loisir (par exemple, le sport et le tourisme), dont les enjeux sont des valeurs « morales », la définition d’une individualité et la réalisation de soi. En même temps, il importe de mettre au jour l’étendue de la gamme des « thèmes » du sacré invisible. Par rapport aux années 1960, il faudrait par exemple ajouter l’enfance, car la sacralisation des enfants et de la culture populaire qui les concerne — comme les dessins animés ou les jouets — est un phénomène évident des dernières décennies.

Nous pouvons aborder des problèmes similaires sous un angle différent, celui des études sur la culture matérielle qui se sont concentrées sur les contextes contemporains de production et de consommation de masse (Miller 1995 ; Bromberger et Segalen 1996 ; Warnier 1999). Par l’intermédiaire de concepts tels que « vie sociale des choses » et « biographie culturelle des objets » (Appadurai 1986 ; Kopytoff 1986), ces études ont montré les processus de « singularisation » que les objets véhiculent lorsqu’ils font partie d’un univers spécifique de la vie quotidienne. Leur signification est déterminée non seulement par la logique de la production industrielle et capitaliste, mais également par des relations avec des personnes qui doivent être étudiées ethnographiquement au cas par cas. Ces objets aident en particulier à construire des identités personnelles et des relations au sein et en dehors de la famille.

Bien plus, ces approches invitent à considérer les choses comme étant dotées d’une efficacité, d’une biographie culturelle, voire d’une personnalité (Appadurai 1986 ; Kopytoff 1986) marquées par des phases et des significations différentes, qui ne sont pas nécessairement établies à l’avance au moment de leur production. Dans les analyses anthropologiques classiques, les objets personnalisés qui échappent à la logique de consommation ont parfois été reconnus comme « sacrés ». Il s’agit souvent de choses qui ont un statut social « élevé » qui concerne des objets uniques ou des classes des objets dont l’usage est une prérogative de ceux qui détiennent le pouvoir, ou qui circulent dans des sphères détachées d’échange (l’exemple classique est celui des joyaux kula dans les Trobriand). Leur singularisation correspond alors souvent à une forme de sacralisation. Les objets en question sont placés dans une sphère de valeur morale et économique supérieure à celle des biens de subsistance et des pratiques quotidiennes plus ordinaires. À une telle hiérarchisation morale correspondent des modalités de traitement rituel (ou des formes de liturgie) et de « dogme » (par exemple, les mythes et les récits d’origine qui relient de tels objets à une divinité, des ancêtres ou des héros fondateurs, autrement dit un « cosmos sacré » dans la perspective de Luckmann).

Élaborés dans le domaine ethnologique classique, notamment par des auteurs océanistes tels que Annette Weiner (1992, 1994) et Maurice Godelier (1996, 2002), ces concepts ont ensuite été adaptés au contexte des sociétés modernes et contemporaines et des objets ordinaires. Weiner (1994) fait usage du concept de « densité » pour exprimer une résistance des biens à la circulation totale ou à la possibilité d’être réduits aux valeurs abstraites du marché. À la différence de l’inaliénabilité radicale des objets sacrés, ces biens ordinaires révèlent la présence de forces de friction morale qui déchirent l’uniformité apparente du marché et s’étendent précisément à la sphère privée où des espaces autonomes et informels de production de densité/singularité deviennent possibles. Igor Kopytoff arrive aux mêmes conclusions en utilisant le concept de « singularisation ». Tandis que dans les cultures traditionnelles les biens soustraits à l’échange sont dotés d’un prestige reconnu par tous et sont enchâssés dans un système d’échange, dans les cultures « complexes » il n’y a pas une reconnaissance universelle et donc

[l]a justification doit être importée de l’extérieur du système d’échange, provenant d’un système autonome et généralement paroissial tel que celui de l’esthétique, de la morale, de la religion, ou de préoccupations professionnelles spécialisées […], de l’ésotérisme stylistique, ethnique, de classe ou généalogique[5].

Kopytoff 1986 : 82

Le processus de densification semble coïncider avec celui de constitution d’un sacré diffus et implicite que Luckmann décrit en lien avec le quotidien individuel : en l’absence d’un cosmos sacré contraignant et d’institutions de contrôle primaires, ce sont des représentations et des pratiques qui instituent une relation entre l’expérience individuelle et les valeurs « morales ». Les sphères autonomes de valeur dans lesquelles les objets deviennent denses en fonction des valeurs esthétiques et morales semblent justement être les moments de production de cette typologie du « sacré ». Cependant, tandis que Luckmann pense seulement à une forme de production discursive fondée sur les formes de narration de la culture pop (romans, films, chansons, livres de développement personnel, etc.), la perspective de Kopytoff et Weiner révèle des aspects incorporés de ce processus. Il s’agit alors de comprendre les modalités grâce auxquelles les « thèmes » du sacré-privé organisent et structurent les espaces de la vie quotidienne, déterminent la classification, l’ordonnancement et l’exposition des objets, pour superviser d’autres sphères de la vie individuelle comme les soins et la présentation du corps. Il ne s’agit pas de façonner des idéologies privées ou minoritaires qui remplacent la religion officielle, mais plutôt d’agir sur le plan de l’environnement matériel quotidien dans lequel les catégories de la culture peuvent être aperçues de façon manifeste et stable (Douglas et Isherwood 1979 : 64).

Si on adopte cette perspective, ici rapidement esquissée, l’ethnographie du sacré quotidien, surtout dans le milieu familial et domestique, devient un domaine crucial, non seulement pour l’anthropologie économique, des religions ou de la culture matérielle, mais pour saisir plus largement la genèse des relations sociales élémentaires dans les sociétés contemporaines.

Objets denses, objets d’affection

Ces contributions théoriques nous permettent d’appréhender autrement les objets rencontrés sur notre terrain ethnographique et qui peuvent, de diverses manières, être interprétés comme indices de la présence d’un sacré implicite et généralisé. Il convient de noter d’emblée que nous n’y avons pas souvent retrouvé des objets spécifiquement religieux, tels que des images sacrées, des crucifix, des cartes saintes, des autels. Le seul élément qui semble résister est l’image mariale, accrochée derrière la tête de lit, en particulier dans les chambres pour deux personnes, quoique avec de grandes différences entre les appartements des familles d’origine populaire et les appartements de la classe moyenne au capital culturel élevé, tels que les domiciles des enseignants et des médecins, qui représentent un segment important de notre documentation. Dans le premier contexte, nous avons trouvé des images de la Madone produites en série, dépourvues de valeur artistique et parfois accompagnées d’un rameau d’olivier béni. Au contraire, chez les classes moyennes domine le besoin de justifier la présence de l’image mariale par des valeurs esthétiques ou, tout au moins, pas exclusivement religieuses. Par exemple, on trouve de nombreuses peintures religieuses dans les maisons de Paola et Rosanna, deux enseignantes de Lucca qui ont créé des décors domestiques particulièrement riches et « ostentatoires ». Des objets de valeur artistique à thème religieux se retrouvent dans leurs chambres : un portrait de sainte Cécile au-dessus du lit, une image de la Vierge sur la table de chevet, une effigie du visage sacré, une sculpture du Christ de style moderne, etc. Mais toutes deux insistent pour nier l’intérêt religieux de ces images dont la présence est justifiée par la valeur artistique, le fait que ce sont des cadeaux de leurs familles et qu’ils s’ancrent dans une « tradition ». Mario, issu du même milieu social, décrit le portrait d’une femme de style moderne installé au-dessus du lit dans la chambre principale en disant : « C’est un tableau que m’a donné un ami de D. [sa femme] juste pour… comme une image… alors, cela peut être interprété de différentes manières ». Cette oeuvre peut ainsi être interprétée comme une Vierge, mais sans se présenter explicitement ainsi.

Au-delà de ces rares présences, il est possible de discerner une sacralité liée aux thèmes d’importance morale si nous recourons aux catégories d’objets inaliénables ou denses précédemment évoqués. Dans les maisons toscanes que nous avons visitées, une première catégorie d’objets avec ces caractéristiques concerne ceux qui sont transmis par héritage, qui mettent en évidence les lignages de la famille (Chevalier 2002) et la continuité entre passé, présent et futur. Ce sont des biens dotés d’une valeur économique, mais qui sont soustraits aux mécanismes d’échange communs. Il est possible de les vendre, bien sûr, mais la vente de bijoux hérités, par exemple, sera toujours le signe d’une situation désespérée ou de la désintégration de la continuité familiale. Dans ce cas, le modèle de transmission féminine se retrouve de manière cohérente : les bijoux sont donnés par une mère à sa fille ou à sa belle-fille en tant que symbole de la continuité de la lignée. Comme l’a déclaré Mirella — ménagère de près de 80 ans vivant dans un appartement de la banlieue de Pisa —, en présence de sa belle-fille : « Je vais vous donner cette bague parce que je ne veux pas la passer à d’autres mains, non… Non, c’est de ma maison » — où la maison renvoie à la fois à l’environnement domestique et à la lignée ou descendance.

D’autres objets « denses » peuvent n’avoir aucune valeur économique et être en dehors des circuits de transmission héréditaire : dans ce cas, un concept qui peut aider à les comprendre est celui des « objets d’affection », inspiré de l’artiste Man Ray et parfois utilisé en recherche sociale (Csikszentmihalyi et Rochberg-Halton 1981 ; Clemente et Rossi 1999 ; Curasi et al. 2004 ; Dassié 2010). La ressemblance avec les « biens inaliénables » décrits par Weiner et Godelier concerne différents aspects de leur phénoménologie : par exemple, des modalités particulières de conservation, le fait que quelquefois ils soient « cachés » et qu’ils ne soient sortis et exposés que pour des occasions sociales particulières, la présence d’un « gardien » (ou le plus souvent d’une « gardienne ») qui s’occupe de leur conservation, la narration de récits sur leur origine ou leur acquisition. Dans ce sens, il s’agit d’objets placés dans une dimension mythique-rituelle — même si de type liminoïde — et ils peuvent être interprétés aussi par le biais du concept de « relique » : il s’agit en effet de parties du corps de personnes (des cheveux, par exemple) ou le plus souvent d’objets ayant appartenu à des personnes éloignées ou disparues et qui ont été en étroit contact avec elles.

Les reliques familiales ne sont généralement pas exposées : elles sont en effet dissimulées dans les endroits les plus privés et les plus intimes de la maison, par exemple dans les tiroirs du bas des meubles de la chambre à coucher. C’est le cas d’un exemple ethnographique dont Véronique Dassié (2010, 2011) a brillamment discuté dans une étude française : Gisèle conserve des mèches de cheveux de sa fille et de son frère dans des enveloppes placées entre des draps, tout en gardant dans le grenier les cheveux de son premier mari décédé dans un accident (elle est maintenant remariée, et les souvenirs de sa vie antérieure doivent se trouver en marge de l’espace domestique d’aujourd’hui) :

Tous les vestiges corporels de l’enfance sont rassemblés dans un même tiroir en vertu de leur origine biologique commune. Ils sont méticuleusement rangés dans un emboîtement de frontières concentriques et protectrices : la chambre conjugale, la commode, le tiroir. Les ultimes remparts sont assurés par les plis du linge de corps entre lesquels sont glissées les enveloppes où sont rangés des pochettes plastiques et leur contenu. Le choix du linge comme cachette pour ces objets d’affection particuliers traduit leur valeur intimiste.

Dassié 2011 : 162-163

Dans les espaces domestiques que nous avons étudiés, nous n’avons pas rencontré de telles situations, à l’exception de quelques cas de cheveux et de dents d’enfants conservés ensemble dans les albums dédiés aux photographies et souvenirs des premiers mois de la vie des enfants. Les reliques rencontrées par ailleurs consistaient moins en parties du corps qu’en objets ayant été en contact avec des corps.

Un exemple saillant est fourni par le grenier lumineux d’Angela, sculpteure et professeure d’art qui vit avec son mari à la périphérie de Carrara. Nous nous trouvons dans un espace particulièrement soigné et ordonné selon un fort goût minimaliste, associé à la sage récupération de pièces anciennes. Sur les meubles on voit presque exclusivement des sculptures réalisées par notre interlocutrice qui déclare immédiatement éprouver un malaise particulier à l’égard des photos et des bibelots. L’exposition de photographies, en plus de ne pas représenter adéquatement ses souvenirs, se concilie mal avec ces murs dépouillés et cette esthétique sophistiquée réfractaire aux choses. En outre, au cours de notre rencontre, Angela exprime à plusieurs reprises son aversion pour la présence d’objets dans l’intimité domestique, précisément parce qu’elle les considère chargés de relations et de souvenirs qui alourdissent et brident ses élans créatifs et artistiques. D’ailleurs, pendant la visite vidéo de la maison, nous avons très vite le sentiment d’avoir « mal choisi notre informateur », car nous ne parvenons pas à trouver de bien matériel qui se prête au récit d’histoires ou d’une vaste constellation de sentiments. Ce scénario change à l’improviste lorsque nous ouvrons la porte de sa chambre à coucher et que nous découvrons sur la table de chevet une montre, posée avec le plus grand soin. Le relief donné à l’objet n’est pas aléatoire : Angela tient à nous informer qu’il appartenait à son défunt père et qu’elle répète chaque soir le geste monotone et ponctuel de le remonter parce que, bien plus qu’une photo, il incarne son lien le plus cher. Celle qui semblait échapper à toute forme d’affection envers des représentations symboliques confie à une montre l’essence d’une personne extrêmement chère. La montre est l’accessoire choisi comme support par excellence de sa mémoire et, en tant que tel, elle lui impose un rite, celui de la remonter chaque soir, à la manière d’un acte de dévotion.

Les objets d’affection semblent donc fonctionner avant tout comme des marqueurs de relations personnelles : ils ont été étudiés en ce sens par des psychologues et des psychologues sociaux qui les ont associés à des dynamiques de constitution et de renforcement du Soi ou à des processus de transfert émotionnel, dans le but de gérer l’anxiété causée par l’abandon ou par le deuil (Csikszentmihalyi et Rochberg-Halton 1981 ; Wallendorf et Arnould 1988 ; Curasi, Price et Arnould 2004). Dans une perspective anthropologique, le problème consiste plutôt à identifier les modèles culturels perçus par les acteurs : sans une légitimité reconnue aux modèles, il est évident que la fonction psychologique ne pourrait même pas être activée. L’impression est que les codes de sacralisation des objets ordinaires sont largement perçus, mais de manière fragmentaire et avec de sérieux doutes quant à leur pertinence. Par exemple, la norme de transmission des bijoux selon la lignée féminine est ferme, tandis que l’usage de reliques fait craindre un « archaïsme » (la même Gisèle ne parle de ses reliques à l’ethnographe qu’après de nombreuses rencontres et n’en parle pas à ses amis, de crainte d’être taquinée).

Les archives de la mémoire visuelle

Outre les joyaux familiaux et les autres formes de reliques individuelles, l’analyse des espaces domestiques à partir des perspectives de Weiner ou de Kopytoff, tout comme celle de la catégorie des objets d’affection, laisse émerger une gamme vaste et différenciée de choses qui se densifient indépendamment de leur valeur économique et de leurs qualités esthétiques. Cette densification semble concerner surtout leur capacité à rappeler à la mémoire et en même temps évoquer la famille : à maintenir au point de vue symbolique et rituel des liens de parenté de plus en plus flous et lâches sur le plan institutionnel et de moins en moins consistants dans la routine de la vie quotidienne. Apparaît ici avec force une tendance que l’on a fréquemment retrouvée dans nos recherches : la centralité des objets dans la construction de formes de mémoire culturelle. Située par des théoriciens comme Jan Assmann (1992) hors de la famille (qui serait au contraire dominée par la mémoire généalogique ou communicative), la mémoire culturelle est ici au coeur même de l’espace domestique. Ce phénomène est à mettre en rapport avec les processus d’individualisation et d’affaiblissement croissants des rapports familiaux consacrés. Ces liens familiaux, qui ne sont plus imposés de l’extérieur, demeurent cependant fondamentaux pour l’identité individuelle. Autant ils peuvent sembler mouvants et discontinus, autant leur force et leur continuité doivent être construites culturellement. La maison est la principale arène de cette élaboration : on le voit aussi à l’occasion de cérémonies rituelles spécifiques, telles que fêtes, invitations, anniversaires, célébrations.

Nous avons appelé « ostensif » (par opposition à « utilitaire ») un modèle d’habitation dans lequel l’ameublement et l’agencement des objets sont soigneusement gérés et contrôlés selon une logique d’exposition. Le choix des objets et de leur localisation est manifestement guidé par des critères esthétiques visuels. Rien n’est laissé au hasard. Les propriétaires de la maison montrent qu’ils maîtrisent les moindres détails, rappelant l’origine de chaque bien domestique et soulignant les choix qui ont motivé son acquisition. Tout contribue à démontrer une aptitude au « jugement » (Bourdieu 1979) avec laquelle nos interlocuteurs s’identifient profondément. Leurs commentaires sont constitutifs de ce même jugement fait d’un mélange subtil et profond de luxe mesuré, d’expertise, de compétence intellectuelle, d’amour de l’histoire et de la mémoire. Les principaux ingrédients matériels de cette représentation esthétique sont les meubles anciens, les tableaux et d’autres objets caractérisés par une valeur artistique ou la rareté.

Un cas très évident est celui d’Anna et Luigi, une femme et un mari à la retraite dont la maison est un véritable musée, plein de souvenirs des nombreux voyages effectués au cours de leur vie. Plusieurs espaces de la maison sont organisés autour de vitrines qui accueillent des installations, avec des collections de coquilles et coraux, des sculptures d’ébène, minéraux et fossiles, objets exotiques, et surtout des trouvailles et trophées de voyage venus du monde entier. Les collections sont liées pour la plupart aux champs d’intérêt du mari mais les époux semblent partager un goût pour la prolifération d’objets extraordinaires : chacun d’entre eux, nous disent-ils, est lié à des occasions et périodes de leur vie. Ils ont beaucoup voyagé — et pour travail et pour tourisme — et leur maison représente, en ce qui concerne l’espace, l’histoire de leurs mouvements et de leurs déplacements culturels. La maison est très lumineuse, caractérisée par la clarté des vitrines selon ce qui peut être défini comme une poétique de la transparence. Une énumération de tous les objets présents ressemblerait beaucoup à l’inventaire d’une chambre des merveilles : on part d’une vraie peau de python et on arrive aux « feuilles du désert australien », allant des statuettes africaines aux souvenirs des capitales européennes, d’objets en argent ou en céramique à un énorme aquarium dans lequel leur fils élève des crevettes. Le monde kaléidoscopique des encyclopédies universelles est posé dans ce cadre et transformé en espace d’intimité domestique.

Les esthétiques et les poétiques muséales se retrouvent aussi dans l’appartement de Vera, élégante professeure à la retraite qui habite seule dans le centre de Carrara. Admiratrice de la qualité des objets de la bourgeoisie de la fin du XIXe siècle, Vera vit entourée de dizaines de vieilles photographies et d’antiquités qu’elle commente volontiers et organise avec une application minutieuse. Précieux objets du passé et mémoires de famille sont exposés sous le verre d’une petite table de fumeur autour de laquelle se déroule une grande partie de l’interview. Les rares éléments modernes présents dans la maison sont ignorés pour souligner les plus anciens qui, conservés à l’intérieur de vitrines évoquant les musées, permettent à Vera de reconstruire le cours de sa vie et des événements de la ville. Elle ne s’est jamais mariée et n’a jamais fondé sa propre famille. Sa maison est aujourd’hui axée sur la patrimonialisation de la famille d’origine et présente une sorte de poétique muséale : elle est pleine de surfaces transparentes (il s’agit de surfaces horizontales en verre, semblables à des vitrines de musée et achetées spécialement pour conserver les objets) qui montrent des « pièces » et des reliques familiales, des objets qui ont en même temps une valeur affective personnelle et une valeur de patrimoine culturel en tant qu’antiquités relativement rares et précieuses. Pour Vera, il semble y avoir une contiguïté fondamentale entre ces deux dimensions. La sphère de l’affectivité se fond avec la reconnaissance d’une valeur historique et culturelle des objets et des images : la collection de ces derniers et leur préservation répondent aussi à un devoir de témoignage, qui peut avoir une valeur privée ou publique selon l’observateur auquel ils sont montrés. La mémoire familiale finit par correspondre à la mémoire historique, se référant ainsi à un passé collectif : les deux participent à la définition d’un patrimoine culturel autour duquel sont organisées aussi bien la maison que les histoires racontées par Vera.

De manière générale, les photos constituent un ingrédient de première importance dans la genèse d’une mémoire culturelle de la maison et de la famille ; elles marquent les réseaux de relations sociales, verticales et horizontales, dans lesquelles le groupe domestique s’insère ; elles contribuent activement aux stratégies de distinction sociale dans lesquelles la famille ou certains de ses membres sont engagés (Bernardi et Dei 2011). La signification culturelle des photographies domestiques est liée à leur matérialité et, surtout, aux supports et aux endroits où elles sont installées et offertes au regard. Dans les logis des familles rencontrées, cette localisation suit certains modèles/schémas récurrents, qui permettent de grandes marges de variations et de personnalisation, mais traduisent des codes culturels plutôt précis — ce que l’on pourrait appeler une « grammaire de l’exposition mémorielle ».

Tout d’abord, il y a des photographies de petites dimensions, généralement des portraits, enfermées dans des cadres précieux (par exemple, en argent) et placées en séries sur les étagères des meubles — dans le salon, à l’entrée ou sur la commode de la chambre à coucher. Leur disposition est soignée et symétrique ; ces images s’offrent constamment au regard des membres de la famille et à celui des autres personnes qui fréquentent la maison. Le choix des photos coïncide presque parfaitement avec les « thèmes moraux » d’une religion intime. Les liaisons et la descendance familiale s’y manifestent à travers les rites de passage propres (baptêmes, eucharisties et confirmations, mariages, anniversaires, remises de diplôme ou victoires sportives ; les rites de passage funèbres en revanche ne sont pas inclus, car la mort n’est pas représentée dans la maison). Mais les rites les plus profanes de la réalisation personnelle, reliés à une idée stéréotypée de divertissement et de gaieté, sont aussi largement présents : les vacances, les voyages et le tourisme, ainsi que le culte de l’enfance y ont une place significative. C’est le modèle que certaines de nos interlocutrices ont ironiquement et de manière critique qualifié de « petits autels » (« altarini ») — percevant donc, à travers le registre habituel enjoué, la caractéristique d’hommage aux ancêtres et de représentation de la continuité de la lignée.

Le deuxième modèle est celui, classique et consolidé dans toutes les couches sociales, des albums : des recueils de photos sélectionnées et ordonnées de manière chronologique dans le but de représenter l’histoire de la famille. Une grammaire précise guide la construction de ces albums, d’où émerge, encore plus que des petits autels, une représentation idéale de la famille qui s’est progressivement consolidée au cours du XXe siècle (Gillis 1996).

Il y a aussi les cas d’absence ou de refus des photos : ainsi Chiara, professeure d’italien qui vit séparée de son mari dans un appartement de dimension moyenne avec sa fille de 27 ans, expose juste chez elle quelques clichés réalisés pendant des excursions avec sa fille. Elle raconte :

[…] Non, il n’y a pas beaucoup de photos… Les photos… je les garde cachées, étant donné que, il y a 14 ans, il y a eu une séparation, une séparation… très douloureuse… et donc je ne les regarde pas volontiers : elles sont liées… Je les garde cachées, bref.

Il s’agit là de la mémoire d’un événement douloureux et traumatisant et pour Chiara il est préférable de ne pas en rappeler le souvenir à travers la présentation de photos ; le choix est donc celui de l’antre caché, c’est-à-dire de la soustraction au regard et à la dimension sociale. Le refus de l’album ou de l’étalage des photos permet d’éviter la douleur ou l’embarras. Les albums et les petits autels, par leur nature conventionnelle, sont peu adaptés à une construction personnalisée du souvenir et des liens rompus.

Dans ce cas, l’identification est mieux traduite dans le troisième modèle de localisation matérielle des photos, que nous pouvons appeler, en empruntant une expression de Dassié (2010), la « valise des secrets ». Les objets sont alors conservés dans des boîtes ou des enveloppes, souvent accumulées à l’intérieur de meubles ou de tiroirs, et ne sont pas immédiatement accessibles aux visiteurs — il arrive même, parfois, qu’ils ne soient pas accessibles à tous les membres de la famille, étant rangés dans des espaces intimes qui sont structurellement opposés à l’entrée ou au salon. Alors que les albums sont « organisés », les images cachées, au contraire, ne le sont pas. Elles sont conservées avec des souvenirs et des documents de toutes sortes, comme des bulletins scolaires, des lettres, des cahiers intimes, des billets de voyage ou de spectacles, et ainsi de suite. De plus, elles sont gardées, dans les cas très fréquents qui nous ont été exposés, dans de modestes contenants : de simples enveloppes ou des boîtes en carton au lieu de cadres en argent ou d’albums avec de riches reliures. Elles ne sont pas affichées dans des occasions publiques, mais sorties et regardées dans des moments strictement privés. La valise des secrets concerne, en général, une seule personne par rapport à tout le groupe familial qui est au contraire représenté dans des albums et par de petits autels. Dans cette valise nous retrouvons des réseaux de relations plus personnelles, mais aussi les bases de la mémoire culturelle d’un Soi qui revendique une marge d’autonomie vis-à-vis de la Maison et de la Famille. Dans ces entrepôts de souvenirs, la dévotion s’adresse à soi-même et agit — provisoirement — comme une résistance à la socialisation domestique, répondant à la poétique du « se retrouver soi-même ».

Il semble néanmoins que bien souvent la condition de l’application du modèle soit sa déclinaison dans un registre ironique et amusant. Les objets d’affection peuvent être aussi produits en série et être qualifiés de plus « populaires », voire de « kitsch ». Nous nous limitons à un exemple, qui se situe à l’extrémité opposée du système de valeur précédemment analysé à partir des bijoux et des reliques. Certaines visites vidéo de notre recherche pisane nous ont été offertes par des étudiants originaires d’autres régions et de jeunes couples, qui cohabitaient, déménageant fréquemment (chaque année ou tous les six mois), dans des logements loués meublés. Ici la continuité est garantie par les objets, même sans grande valeur, qui accompagnent les étudiants dans chaque déplacement : ce sont ces objets qui « créent » le chez-soi, plus que les espaces ou l’ameublement. Silvio et Maria vivent ensemble dans un logement de ce genre, et parmi les choses qu’ils montrent lors de la visite vidéo se trouvent deux figurines minuscules en plastique, qu’ils appellent « petit squelette » et « petit canard ». Elles sont toujours posées sur l’interphone, dans chaque appartement où ils emménagent. Ils racontent aussi leur histoire : ce sont des gadgets d’un glacier chez qui ils se sont rendus un soir après avoir eu un grave accident de la route : « Nous les avons trouvés dans la glace ; on aurait pu mourir dans cet accident… Alors, à partir de ce jour-là… Enfin, il est mignon, parce que c’est un petit squelette [rires] ». Il y a un mythe de fondation lié à une histoire de vie et de mort, une fonction de continuité du couple dans le temps, dans les différents appartements où il a habité, et un rôle évident de « gardiens du seuil ». Mais c’est comme si ce rôle de lares ou d’esprits protecteurs ne pouvait être reconnu qu’à travers le registre de l’ironie : il ne pourrait pas s’agir d’objets « sérieux » ou de représentations explicitement sacrées.

Conclusion

Dans cet article nous avons voulu insister sur la place des objets dans la construction des dispositifs de mémoire culturelle et des pratiques dévotionnelles, et sur leur liaison avec des « thèmes moraux » qui traversent les relations sociales de base. Une « sacralité » réside en quelque sorte dans tous ces objets impossibles à jeter à la poubelle ou à cacher dans la cave bien qu’ils n’aient pas de valeur ou ne soient plus utiles. Pour cette raison nous avons essayé de construire un schéma interprétatif en mesure de laisser émerger une dimension de « religion implicite » dans l’univers de la culture matérielle domestique en partant de la sociologie de la religion et des observations de Luckmann sur l’individualisation et la fragmentation des systèmes de valeurs morales d’une part, et des travaux sur la culture matérielle et de ceux de l’anthropologie économique sur les processus de singularisation et densification des objets ordinaires d’autre part. Les sacra domestiques font partie de la vie même : ils s’entrelacent. Le « monde invisible » auquel ils renvoient n’est pas nécessairement celui de la distance ou de l’altérité spatio-temporelle. C’est plutôt celui de la dévotion sous forme d’une intimité ordinaire qu’on essaye de fixer dans le temps, malgré l’évidence de sa fugacité : quelque chose qui — pour renvoyer à une expression suggestive de Claude Lévi-Strauss (2016 [1952]) — nous aide à « croire à la vie ».

C’est dans ce cadre que l’action de la sensorialité se manifeste à l’intérieur de la maison. L’effort de donner un sens culturel aux objets, que nous avons essayé de documenter dans cette recherche, passe par un jeu de visibilité/invisibilité, opacité/transparence, montrer/cacher. C’est bien sûr surtout la vue qui est mobilisée. Nous n’avons pas enquêté sur la mesure dans laquelle les autres sens sont impliqués dans la tâche de « se sentir comme chez soi ». Mais chacun d’entre eux est important. Sons et bruits particuliers rendent familier un environnement (pensez à la résonance du plancher, au grincement du bois, aux bourdonnements des appareils électroménagers) et peuvent également représenter le plus grand facteur de perturbation et d’intrusion (le son des télévisions des voisins, le bruit des voitures ou des voix dans la rue). Il en va de même pour les odeurs, qui, tout comme les sons, impliquent des stratégies de fermeture/ouverture par rapport au monde extérieur — nous pourrions appeler ceci une « politique des fenêtres » qui divise parfois le noyau familial. Même le toucher est impliqué — nous l’avons vu avec la montre d’Angela —, et les catégories lisse/rugueux sont également importantes dans la structuration des espaces comme le révèle l’usage des vitrines pour exposer et la rudesse des cartons pour cacher, et, surtout, le toucher est le principal juge des conditions de nettoyage/saleté, capable plus que la vue de détecter la présence de poussière, indice crucial du degré de pureté et d’hygiène, dans un sens de ces termes qui va évidemment bien au-delà des considérations strictement sanitaires et implique une dimension morale plus large (Pasquinelli 2004). Mais il se superpose à la vue, sens en vertu duquel s’ordonne en bout de ligne le partage entre ce qu’on veut montrer et ce qu’on préfère cacher et qui est déterminant dans la relation nouée avec les objets de la maison. C’est précisément à travers ce code commun de visibilité que les objets d’affection s’expriment plus qu’au moyen de mots ou de légendes[6].