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Georges-Émile Lapalme (1907-1985) est sans contredit l’un des grands artisans de la Révolution tranquille. Avocat de formation, il fut d’abord élu député du Parti libéral du Canada (PLC) dans la circonscription de Joliette-L’Assomption-Montcalm aux élections fédérales de 1945. Réélu aux élections de 1949, il fit ensuite le saut en politique provinciale après avoir été couronné chef du Parti libéral du Québec (PLQ) au printemps 1950. Durant près d’une décennie, il fut le principal opposant politique de l’Union nationale et de son Chef, Maurice Duplessis, contre lequel il perdit les élections de 1952 et de 1956. Chef avant-gardiste, il proposa de nombreuses mesures législatives qui préfigurent les grandes réformes que connaîtra le Québec durant les années 1960. « Forcé » de démissionner de son poste de chef de parti à cause de divers jeux de coulisse, il céda les rênes du PLQ à Jean Lesage au printemps 1958, mais demeura chef de l’Opposition officielle jusqu’à l’été 1960. En 1959, il publia son fameux programme, Pour une politique, qui, pour certains spécialistes, constitue la bible intellectuelle de la Révolution tranquille[2]. Réélu en 1960, il occupa les postes de vice-premier ministre et de procureur général, et devint également le premier titulaire du ministère des Affaires culturelles. Réélu en 1962 avec une forte majorité dans son comté, il démissionna néanmoins de ses fonctions ministérielles en 1964 à la suite d’« embrouilles » avec Lesage. Il se retira de la politique active en 1966 pour se consacrer à ses projets de retraite et à divers mandats dans le domaine culturel, dont l’organisation de la célèbre Expo 67.

Malgré une certaine idée reçue, la figure de Lapalme n’a jamais vraiment été dissociée de la Révolution tranquille, et pour cause ! Durant les années 1960 et 1970, Lapalme lui-même a accordé de nombreuses entrevues visant à mettre en lumière son parcours politique et ses principales réalisations, s’assurant ainsi de maintenir une certaine présence dans les médias télévisuels et radiophoniques. La publication de ses mémoires en trois tomes, amorcée à la fin des années 1960, lui a également permis de demeurer présent dans l’espace public et médiatique de manière soutenue durant près d’une décennie[3]. De même, dès les années 1980, des spécialistes en sciences humaines ont également oeuvré à établir son rôle dans la modernisation de la société québécoise. Pensons notamment au grand Colloque Georges-Émile Lapalme, tenu à l’Université du Québec à Montréal les 1er, 2 et 3 mai 1987 dans le cadre des colloques annuels portant sur les leaders politiques du Québec contemporain ; ce colloque a rassemblé des dizaines de participants et a abouti à la publication d’un ouvrage majeur en 1988[4]. Pensons aussi à la biographie rédigée par Jean-Charles Panneton, publiée en 2000, qui proposait une analyse détaillée de ses idées et de son parcours politique[5]. Plus récemment, en 2018, le politologue Claude Corbo a quant à lui édité deux ouvrages rassemblant une grande partie des discours et des écrits politiques de l’ancien chef libéral[6]. Il faut également mentionner que Georges-Émile Lapalme a aussi été au coeur de plusieurs articles scientifiques publiés depuis les trois dernières décennies, ce qui fait en sorte que nous avons aujourd’hui un portrait relativement précis de l’intellectuel et de l’homme politique qu’il fut[7].

En ce sens, le documentaire réalisé par Jean-Pierre Dussault, Mon père de la Révolution tranquille, apporte assez peu de nouvelles informations relatives au parcours de Georges-Émile Lapalme. Produit par la boîte Trait d’Union, ce long-métrage met en scène le fils de l’ancien chef du PLQ, Roger Lapalme, qui s’interroge sur la place occupée par son père dans le récit de la Révolution tranquille et dans la mémoire collective. Accompagné d’une brochette d’intervenants issus du monde politique et universitaire, ce dernier s’intéresse au parcours de son père durant les décennies 1950 et 1960 et, plus précisément, à son influence sur les politiques du PLQ. Roger Lapalme a lui-même écrit le scénario et dirigé les différentes entrevues qui sont présentées dans ce documentaire, ce qui laisse entrevoir une autre facette, plus intimiste, du personnage qu’était Georges-Émile Lapalme. Fait intéressant à noter, le documentaire met aussi en vedette des comédiens qui personnifient l’ancien chef libéral à différents stades de sa carrière, ce qui permet aux spectateurs d’entendre certains de ses discours les plus marquants. Les cinéastes misent donc sur une réalisation dynamique qui donne un certain rythme au récit des grands événements de la carrière politique de Lapalme entre les années 1940 et 1960.

Le documentaire s’ouvre sur la jeunesse de Georges-Émile Lapalme et sur ses années passées au Séminaire de Joliette. Homme d’affaires prospère, il s’est établi dans la région afin de poursuivre ses activités dans le domaine de l’industrie du tabac. Bachelier en droit de l’Université de Montréal, Lapalme retourna quant à lui s’établir dans la ville de Joliette à la fin de ses études afin d’y ouvrir son propre cabinet d’avocats. Après quelques années de ce travail professionnel, il se laissa tenter par la politique et fit le saut en politique fédérale en 1945. Si l’on en sait assez peu sur les raisons qui l’ont motivé à s’impliquer en politique fédérale, on apprend néanmoins que c’est pour faire échec à l’idéologie duplessiste que Lapalme a décidé de s’orienter vers la politique provinciale à la fin des années 1940. Grâce au succès remporté par la publication de son essai La politique canadienne, vendu à plus de 100 000 exemplaires, Lapalme a bénéficié d’une visibilité importante qui l’a propulsé au poste de chef du PLQ au tout début de la décennie 1950. Aux élections de 1952, Lapalme est toutefois défait dans son propre comté par le candidat unioniste Antonio Barrette, futur premier ministre du Québec, au terme d’une campagne marquée, selon différents intervenants, par la manigance et les tactiques malhonnêtes de la machine électorale unioniste. Lapalme réussit néanmoins à se faire élire dans le comté d’Outremont lors d’une élection partielle en 1953, ce qui lui a permis de faire son entrée à l’Assemblée législative. Dès lors, ce dernier constata que Duplessis menait l’Assemblée d’une main de fer, et que la plupart des députés et ministres unionistes lui obéissaient au doigt et à l’oeil, de même qu’une certaine partie de la députation libérale. Selon Roger Lapalme, son père vouait une véritable haine à l’endroit du Chef, notamment en vertu de ses tactiques de « politicaillerie », de l’usage de phrases creuses et moralisatrices – dont la fameuse « le ciel est bleu, l’enfer est rouge » – et de l’immobilisme généralisé de son gouvernement en matière de développement socio-économique et culturel. Lapalme en avait également contre le statu quo qui prévalait dans la province de Québec. Différents facteurs renforçaient ce statu quo tout en avantageant l’Union nationale et tout en lui permettant de se maintenir au pouvoir pendant près de seize ans. Selon Claude Corbo, ces facteurs sont notamment le découpage électoral qui donnait une voix prépondérante aux comtés ruraux (sur lesquelles comptait Duplessis), l’appui indéfectible que l’Église catholique donnait à Duplessis ainsi qu’un certain défaitisme qui minait les rangs du PLQ durant la décennie 1950. Pour de nombreux libéraux de l’époque, la machine unioniste était tout simplement trop puissante pour espérer un renversement de situation à court terme, ce qui n’était pas sans déplaire à Lapalme.

Or pour tenter de mettre un terme au règne de l’Union nationale, Lapalme usa de différentes stratégies novatrices. On l’oublie parfois, mais c’est lui qui fut notamment responsable de la création d’une organisation libérale québécoise autonome au début de la décennie 1950, officialisant ainsi la rupture des liens entre le PLC et le PLQ. Cette décision fut motivée par le fait que le PLC avait oeuvré pour la réélection de Duplessis à plusieurs reprises dans une optique d’entraide réciproque visant à tirer profit de la popularité de l’Union nationale dans la province de Québec. Les libéraux fédéraux, sous la gouverne de Mackenzie King, pouvaient alors à leur tour compter sur la collaboration de Duplessis pour se maintenir au pouvoir. Lapalme mit ainsi sur pied une structure politique comprenant des organisations présentes dans toutes les circonscriptions du Québec. Il lança également les premiers congrès nationaux de l’histoire politique de la province, qui inspireront d’autres partis durant la décennie 1960, dont le Rassemblement pour l’indépendance nationale et le Parti québécois. Plus important encore, il instaura le principe de cotisations prélevées auprès des membres afin de financer les activités du PLQ de manière transparente, cherchant ainsi à se distancier des pratiques ayant cours dans le camp de l’Union nationale. Malgré ces réalisations avant-gardistes, Lapalme encaissa deux défaites successives aux élections provinciales de 1952 et de 1956. Selon Roger Lapalme, la défaite de 1956 fut extrêmement difficile à encaisser pour son père, au point où ce dernier décida de donner sa démission à l’exécutif du parti qui le convainquit néanmoins de demeurer à la tête du PLQ encore quelque temps. Mécontent d’être incapable de mettre en place les réformes sociales qui s’imposaient au Québec, Lapalme travailla intensément durant plusieurs mois sur le célèbre programme qui en fera un acteur incontournable de la Révolution tranquille, Pour une politique. Publié en 1959, ce programme fera de son auteur le « père méconnu de la Révolution tranquille », pour reprendre les propos tenus par un journaliste de Radio-Canada au début des années 1960. Dans ce programme, Lapalme proposa les grandes orientations culturelles, économiques et sociales qui seront reprises par l’équipe du tonnerre à partir de 1960 : la réforme de l’éducation, la création d’institutions de développement économique ainsi que la mise sur pied d’un ministère des Affaires culturelles. Selon Jean-Charles Panneton et Claude Corbo, Pour une politique constitue le programme emblématique qui permit aux libéraux de se positionner clairement comme un parti réformiste. Dans cet esprit, Lapalme représente le véritable architecte de la Révolution tranquille, sans qui le PLQ aurait possiblement perdu de nouveau aux mains de l’Union nationale lors des élections de 1960.

Et pourtant, malgré cette réalisation sans pareille, Lapalme sera progressivement écarté des rênes du pouvoir du PLQ. Cédant officiellement le poste de chef du parti à Jean Lesage en 1960, il se retrouva à la tête du nouveau ministère des Affaires culturelles qu’il avait contribué à créer. Ses ambitions furent toutefois rapidement freinées par des impératifs économiques tels que chaque décision financière devait être approuvée par les hautes instances libérales. Sentant ses capacités d’action limitées, Lapalme réussit néanmoins à faire avancer de nombreux dossiers importants, dont la mise sur pied de la Maison du Québec à Paris en 1961. On apprend alors que Lapalme était très proche du ministre français de la Culture de l’époque, André Malraux, avec lequel il a entretenu des liens étroits durant son passage à la tête du ministère des Affaires culturelles. Roger Lapalme affirme d’ailleurs que la création du Ministère fut la plus grande réussite politique de son père, puisque ce dernier voyait la défense de la langue et de la culture françaises comme étant au coeur de son engagement en politique active. Toutefois, cette volonté de défendre les intérêts culturels du Québec sera mise à mal par des tensions grandissantes au sein du caucus libéral, surtout à partir de 1963-1964. Miné par les jeux de coulisses ainsi que par le manque de considération de Jean Lesage à son endroit, Lapalme songea de nouveau à démissionner durant l’été 1964. En septembre 1964, la crise était telle que les libéraux se réunirent pour un de leurs fameux lacs-à-l’épaule, où le dossier de Lapalme et le sous-financement du ministère des Affaires culturelles furent à l’ordre du jour. Insulté par les remarques désobligeantes de Lesage, qui l’invitait à démissionner s’il était insatisfait de son sort, Lapalme « claqua la porte » du PLQ. Il ne se représenta pas aux élections de 1966, dégoûté du style de direction de Lesage, qui lui rappelait celui de Maurice Duplessis. C’est ainsi que prit donc fin la carrière politique de Georges-Émile Lapalme.

La fin du documentaire est quant à elle consacrée aux projets de retraite menés par Lapalme durant les années 1960 et 1970. Ce dernier dédia une grande partie de son temps à la rédaction de son autobiographie, publiée en trois tomes entre 1969 et 1973, qui connaîtra un grand succès de librairie. Bénéficiant toujours d’un capital social important dans les hautes sphères du monde politique québécois, Lapalme continua de jouer un rôle actif dans le monde culturel. En 1968, il fut notamment élu président de la Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne. Entre 1972 et 1978, il fut président de la Commission des biens culturels au ministère des Affaires culturelles. Puis, en 1978, il fut nommé président de la Commission d’enquête sur la disparition de biens culturels à la Place Royale. Lapalme joua également un rôle actif dans l’organisation de l’Expo 67 : le maire Jean Drapeau l’avait mandaté personnellement pour oeuvrer à ses côtés après son départ du PLQ. Toute sa vie durant, Georges-Émile Lapalme aura donc eu à coeur de faire rayonner la culture québécoise et de défendre la langue française.

Globalement, Mon père de la Révolution tranquille se veut un documentaire qui s’adresse aux individus ayant peu de connaissances de l’histoire politique du Québec contemporain. Les spectateurs férus d’histoire et de politique pourront d’ailleurs être déçus de constater que ce film s’inscrit, dans une large mesure, dans un courant historiographique relativement dépassé. En fait, par le récit des événements et la tonalité des interventions, il est cantonné dans le mythe de la Grande Noirceur. En effet, l’un de ses grands défauts est son ancrage dans un certain misérabilisme : on insiste beaucoup sur les défaites électorales de Lapalme, ses relations tendues avec divers politiciens, sa frustration à l’égard de Duplessis et ses nombreuses démissions. Pour les spectateurs moins familiers avec ce personnage, il en ressort le portrait d’un homme plutôt instable, colérique et imbu de lui-même, alors que la réalité est tout autre. Qui plus est, en caricaturant les tactiques électorales de l’Union nationale et la pensée politique de Duplessis, les cinéastes s’inscrivent dans le récit de la rupture qui, depuis plus de trente ans, a été relativisé par de nombreux spécialistes qui ont montré que l’idée même de Grande Noirceur « repose sur une très mince couche documentaire[8] ». Sans vouloir faire l’apologie de la période duplessiste, il aurait été intéressant d’avoir une perspective plus approfondie sur la pensée politique de Lapalme qui, finalement, est plus ou moins laissée de côté. De même, on s’intéresse très peu à ses écrits, alors que Lapalme a publié plusieurs succès de librairie et qu’il était, fondamentalement, un intellectuel extrêmement articulé. Enfin, on ne pourra qu’être désolé que les cinéastes n’aient à peu près pas parlé des fondements du nationalisme de Lapalme, qui préfigure pourtant à maints égards celui de René Lévesque.

Malgré cela, il convient de souligner certains points positifs du documentaire réalisé par Roger Lapalme. On sera notamment surpris de constater la richesse des archives familiales mises à profit, dont des courts-métrages et des extraits de films réalisés par Georges-Émile Lapalme lui-même, un cinéaste amateur et un grand amoureux du 7e art. De même, les extraits d’entrevues mettant en vedette Lapalme dans les années 1950 et 1960 sont également fort intéressants, tout comme les captations de certains de ses discours livrés lors des campagnes électorales de 1952 et de 1956. De toute évidence, les artisans du documentaire ont effectué un travail de longue haleine dans les archives de la famille Lapalme, un élément qu’apprécieront les passionnés d’histoire. De même, la mise en scène des différentes entrevues vaut également une mention spéciale ; les échanges ayant cours dans l’enceinte de la bibliothèque de l’Assemblée nationale sont fort bien menés. On soulignera d’ailleurs la richesse des interventions de spécialistes, soit Jean-Charles Panneton et Claude Corbo, qui donnent beaucoup de profondeur au récit livré par Roger Lapalme.

En somme, Mon père de la Révolution tranquille vaut le détour pour les individus moins familiers avec l’histoire politique du Québec des années 1950 et 1960. Ce documentaire saura également plaire aux passionnés d’histoire qui souhaitent en apprendre sur le parcours politique de Lapalme et qui n’ont pas eu la chance de lire les études publiées à ce sujet dans les dernières années. Si cette production semble teintée de la mémoire des acteurs politiques ayant vécu la période duplessiste, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’un document cinématographique pertinent pour comprendre la manière dont était honnie la figure de Maurice Duplessis par certains de ses rivaux politiques. Pour ces derniers, nul doute que le règne de Duplessis fut le théâtre, à maints égards, d’une Grande Noirceur.