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L’exercice dont cet ouvrage rend compte a débuté en 1993 quand trois géographes réputés, Jean-Paul Ferrier, Jean-Paul Hubert et Georges Nicolas ont formé le collectif Erato STENE dans le but de montrer, fiches épistémologiques à l’appui, qu’il existe sans doute autant de géographies qu’il y a de géographes. Par conséquent, l’objectif de réaliser l’unité de notre discipline au pas de charge ne devrait pas nous accaparer inutilement, soutiennent les auteurs, d’autant plus qu’il semble s’éloigner à mesure que le temps passe. Plutôt que d’inciter les géographes à tout mettre en oeuvre pour négocier à rabais l’adoption de terrains d’ententes – compétitivité sur le marché scientifique oblige –, les auteurs s’efforcent donc de mettre des différences à nu pour signaler l’urgence d’un débat qui ferait défaut en géographie. Ce dernier constituerait certes une étape préalable à toute tentative d’unification de la géographie. Mais contre toute attente, le débat pourrait aussi nous amener à réaliser l’inutilité d’une quête d’unité à tout prix, sans que cela ne porte aussitôt préjudice à notre discipline, bien au contraire.
Ainsi, une liste de mots indispensables en géographie, comme centralité, distance, échelle, lieu, paysage, région, etc. a été constituée. Ensuite, chaque auteur s’est efforcé de les définir le plus rigoureusement possible, mais toujours selon sa manière propre. Ces mots donnèrent lieu à la rédaction de fiches de textes et de fiches de problématiques, notamment. Par ailleurs, les auteurs pouvaient également décider de ne pas définir tous les mots, et de s’attaquer seulement à ceux qui les intéressaient. Sans insister davantage, on devine que tous ces essais rédigés séparément, en parallèle ou pas, ont permis de faire ressortir des différences, par exemple l’adhésion à divers courants de pensée de la part des auteurs, mais aussi diverses formes de contradictions qui obligent à reconnaître que le consensus est impossible en géographie (p. 274).
Ce livre n’est pas un essai, pas plus qu’un dictionnaire, quoique les mots définis y soient présentés selon l’ordre alphabétique habituel. Il constitue avant tout un matériau premier à donner en pâture à la réflexion des géographes. Les différences qu’il met en relief retiennent d’abord l’attention. La complexité de l’objet visé par la géographie, l’étude systématique de la diversité du monde, pourrait ainsi expliquer l’existence de toutes ces géographies qui s’entrecroisent. Les différences traduiraient les efforts des uns et des autres pour mettre la matérialité géographique à distance en fonction d’enjeux particuliers qui à leur tour sous-tendent des postures spécifiques. Enfin, ce sont les postures elles-mêmes qui se retrouvent à l’avant-plan et sur lesquelles on finit par diriger le projecteur, toute cette diversité pouvant, et devant, nous inciter à échanger sur notre rapport au monde et à refonder sans cesse nos perspectives à même une structure intentionnelle qui n’est pas donnée à l’observation directe. C’est là que l’on risque d’en apprendre le plus sur nous-mêmes, et sur nos géographies, pour progresser et grandir. Ainsi, après coup, chaque auteur du livre a dû reconnaître qu’il avait beaucoup appris de ses collègues (p. 273), et sur eux, pourrait-on ajouter.
À la lecture de cet ouvrage, tout lecteur passionné de géographie éprouvera un sentiment d’envie à l’endroit de ces auteurs qui ont pu participer à l’expérience, puisque le livre est un véritable festin de géographie, rien de moins. Toutefois, il ne s’adresse certainement pas à des étudiants de premier cycle, mais d’abord à des spécialistes auxquels il permettra de reconnaître leurs limites, et qu’il aidera du fait même à faire preuve d’humilité. Ce livre n’est pas à mettre sur les étagères d’une bibliothèque, mais plutôt à garder sur le coin de sa table de travail, à portée de la main, comme un rappel.