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Introduction

Nombreux sont les auteurs qui, de Paul Vidal de la Blache à nos jours, se sont interrogés sur l’acception du lieu et sur ses répercussions sur la définition de la géographie. Une caractéristique souvent mise de l’avant insiste sur le fait que les notions d’échelle et de distance ne s’appliquent pas au lieu, offrant ainsi une distinction très claire avec la notion de territoire (Lévy, 2003 : 651). Si un tel constat est partagé par Berdoulay et Entrikin (1998), ces auteurs montrent également que le lieu et le sujet sont inextricablement reliés, étant mutuellement impliqués dans la constitution de l’autre. Plus précisément, la définition qu’ils proposent entretient quelques similitudes avec la signification du milieu, où l’interaction entre l’individu et son environnement occupe une place centrale.

L’approche de Berdoulay et Entrikin est également intéressante dans le sens où, selon eux, le lieu et le sujet se construisent sur la base d’un récit : « Le lieu et le sujet s’instituent et s’expriment sur le mode privilégié de la narrativité » (1998 : 119). Ces interactions laissent entrevoir la présence du mythe (Berdoulay et al., 2001), entendu comme récit susceptible d’expliquer la relation de l’homme à l’espace. À ce sujet, Claval affirme que «le mythe, ne serait-ce que très partiellement, continue à inspirer des principes de territorialisation, tant au niveau de la production que de l’usage du territoire, [et] il demeure une des clés de compréhension de la relation humaine à l’espace […] » (2001b : 344).

Sur la base de ces réflexions, l’objectif de notre démarche est d’établir quelques propositions théoriques sur le lieu – et plus précisément sur le lieu d’habitat – à partir des résultats de notre thèse de doctorat. Celle-ci explorait la relation existant entre les représentations que les individus ont de leur milieu de vie et leur participation publique à l’échelle urbaine. Si cette réflexion n’avait pas pour objectif premier de penser le lieu d’habitat, les résultats auxquels elle a mené nous ont permis de réfléchir sur ce thème.Dans ce cadre, notre propos se divisera en deux parties. Dans un premier temps, nous reviendrons sur les principaux résultats de notre recherche doctorale et exposerons la logique qui les sous-tend. Dans un second temps, nous élaborerons quelques suggestions théoriques sur le lieu d’habitat.

De l’idéal géographique à l’idéal communautaire

Notre étude visait à saisir dans quelle mesure les représentations qu’un individu a de son milieu de vie participent à la détermination de son engagement sur l’espace public (Breux, 2007). La réalisation d’entretiens semi-directifs et de cartes mentales auprès de personnes s’engageant différemment sur la scène publique a permis de mettre en évidence la relation de codétermination existant entre les représentations territoriales qu’un individu se fait de son milieu de vie et sa participation publique.

L’objectif de notre propos n’est pas ici de reprendre l’entièreté de notre démonstration doctorale. Il s’agit davantage de mettre au jour les relations entre différentes notions que notre enquête de terrain nous a permis de tisser. En effet, cette enquête a dévoilé les liens existant entre les représentations territoriales, l’idéal géographique, le lieu d’habitat (et la question du choix ou de l’absence de choix de ce lieu) d’une part, et la territorialité et l’identité, d’autre part.

Plus précisément, l’ensemble des représentations qu’un individu a du lieu où il réside alimente une forme d’idéal géographique. Cet idéal est distinct d’une personne à l’autre. Sa nature dépend de la place occupée par le territoire dans le parcours identitaire de l’individu. Pour certains, l’idéal géographique est incarné par le territoire où ils sont nés. Pour d’autres, un territoire distinct de leur lieu de naissance représente l’idéal géographique. Dans ce cas, ce territoire idéal est souvent empreint d’une expérience personnelle, relative à un souvenir spécifique par exemple.

Qu’ils résident ou non dans ce lieu dit « idéal », l’existence de cet idéal géographique oriente leur choix d’habitat. Plus spécifiquement, l’idéal géographique est un but à atteindre ; il s’interpose donc dans l’ensemble des variables pouvant avoir une influence sur la nature de ce choix. Si l’une (ou plusieurs) de ces variables rend impossible la correspondance entre l’idéal géographique poursuivi et le lieu d’habitat – pensons comme l’a très justement montré Lévy (1994) aux variables socioéconomiques – la quête de cet idéal géographique n’en demeure pas moins présente.

Ce lieu d’habitat, qu’il ait été choisi ou non, détient une influence sur les territorialités des individus. En effet, les individus qui résident dans le territoire où ils ont vu le jour font coïncider leur idéal géographique et leur lieu d’habitat. Toutefois, cet idéal géographique réfère au passé, aux souvenirs – bien souvent magnifiés – de leur enfance. Ces individus ne ressentent plus le besoin de s’investir au sein de ce territoire qu’ils connaissent depuis longtemps : leurs territorialités se tournent vers l’extérieur, vers la réalisation de valeurs qui comportent une dimension géographique moindre. Pour ceux qui résident dans un territoire qu’ils ont choisi, distinct de leur lieu de naissance, ce territoire forme l’idéal géographique. Le besoin de s’y investir est grand : leurs territorialités sont repliées sur ce territoire, car elles participent à la construction de cet idéal géographique. Cela peut expliquer pourquoi certains s’engagent au sein de leur milieu de vie tandis que d’autres s’investissent à l’extérieur.

L’existence de ces territorialités diverses reflète la variété des identités. La dimension géographique de l’identité est parfois très forte. C’est le cas, par exemple, des personnes qui résident dans le quartier où elles ont vu le jour, quartier qui par ailleurs forme leur idéal géographique. Pour d’autres, la dimension géographique de leur identité est en construction. Les personnes ayant choisi un lieu d’habitat distinct de leur lieu de naissance, illustrent ce cas. Bien que l’identité ne soit jamais figée, il est possible de penser que l’identité de l’individu puisse être tantôt très ancrée géographiquement, tantôt beaucoup moins : en fonction du moment et de son interlocuteur, l’individu fait primer une dimension de son identité sur l’autre (Frideres, 2002 ; Gervais-Lambony, 2004).

Par ailleurs, le caractère pluriel de l’identité permet de sonder les différentes facettes de la notion de communauté. Définie comme un ensemble de valeurs pour une zone géographique donnée (Bherer et al., 2000), la communauté diffère selon l’importance accordée au milieu de vie. En effet, ceux qui sont nés dans le quartier où ils résident, partagent un même territoire et des valeurs semblables depuis longtemps. Ils sont donc en quête d’une communauté distincte, basée sur un ensemble de valeurs, mais dont les contours territoriaux sont encore malléables ou flous. L’appartenance à une nouvelle communauté, distincte mais complémentaire à celle qu’ils fréquentent depuis leur naissance, constitue leur objectif. Quant à ceux qui ont choisi leur lieu de résidence – lieu distinct du lieu de naissance –, ils souhaitent partager les valeurs de ce lieu qu’ils considèrent comme idéal. Ainsi, l’idéal géographique constitue également un idéal communautaire, qui témoigne d’une certaine volonté de vivre ensemble.

La réalisation de ce vivre-ensemble implique toutefois une participation de l’individu. L’engagement sur la scène publique – quelle que soit sa nature – est compris dans cette participation. L’idéal géographique participe de la sorte à la détermination de l’engagement de l’individu sur la scène publique. Ainsi, les représentations territoriales qu’un individu a de son milieu de vie – et qui forment son idéal géographique – entrent en ligne de compte dans la formation de la participation publique de l’individu à l’échelle locale et urbaine.

Si ces résultats ont permis d’établir un lien entre le territoire (ainsi que ses représentations) et l’acte politique individuel, ils n’en offrent pas moins un riche terreau intellectuel pour penser le lieu, et plus précisément le lieu d’habitat de l’individu. Dans le cadre de notre réflexion, nous reprendrons les résultats exposés ci-dessus afin de voir dans quelle mesure ils nous renseignent sur le lieu d’habitat et les différentes relations que l’individu entretient avec ce lieu.

Suggestions taxinomiques sur le lieu d’habitat

Notre recherche doctorale a montré premièrement que les représentations qu’un individu a de son milieu de vie forment un idéal géographique dont la nature dépend de la place et de l’importance du territoire dans l’identité de chacun. Cet idéal géographique se décline en deux modes : le mythe ou l’utopie. Pour certains, il est un mythe, une forme d’âge d’or. La quête de l’âge d’or perdu se base sur le souvenir, celui d’une expérience individuelle spécifique. Cette quête révèle une forme de « desiderium d’un état de complétude perdu » (Dubois, 1987 : 309). Ceci relève d’un sentiment de désenchantement après la chute de l’éden. L’attrition qui résulte de cette perte crée le besoin de retrouver cet âge d’or. Cet âge d’or, cet éden, a été connu, puis perdu : ces contours sont donc clairement définis. Dans le cadre de nos résultats, l’âge d’or (Ao) est incarné par les représentations d’un quartier défini (q), le quartier tel que défini institutionnellement, que l’individu a connu à un moment donné de sa vie.

Pour d’autres, l’idéal prend la forme d’une porte de sortie susceptible d’extraire l’individu d’une réalité insuffisante, qui ne répond pas à ses besoins. Un tel désir d’émancipation peut se lire comme la foi en un eldorado. Cet avenir meilleur n’a jamais été connu; il s’incarne donc dans un territoire aux limites floues, rappelant l’étymologie du terme utopie, c’est-à-dire dans aucun lieu. Il serait même possible de parler d’une « eutopie » (Brunel, 1999: 15), puisque cette utopie est positive. Dans le cadre de notre enquête, l’utopie (U) est incarnée par des représentations territoriales qui dépassent les limites géographiques et institutionnelles du quartier (Q). L’individu n’a jamais connu ce territoire.

Deuxièmement, l’idéal géographique poursuivi, quelle que soit sa nature, guide le choix d’habitat, dans la mesure où l’individu souhaite que son territoire d’habitat incarne son idéal. La logique qui sous-tend le choix de l’habitat ou l’absence de choix vise donc la réalisation de cet idéal géographique et participe ainsi à la définition des territorialités individuelles. Dans ce cadre, l’idéal géographique poursuivi a pour objectif d’accéder à un lieu précis, une localisation spécifique (celle qui incarne l’idéal géographique), mais est également soumis à une capacité de déplacement, mesurée par la liberté que l’individu détient de choisir son lieu d’habitat.

L’identification des territorialités dépend ainsi de la possibilité qu’a chaque individu de se déplacer, déplacement qui n’est pas sans lien avec la possibilité qu’il a ou qu’il n’a pas de choisir son lieu d’habitat. De telles considérations nécessitent de revenir sur la notion de déplacement. Mercier (2002) définit ainsi cette notion : « Déplacement physique d’un sujet qui l’amène à habiter un lieu ou encore à l’occuper pour y faire quelque chose ou à quitter un lieu ».

De plus, il est également important de noter, en s’inspirant des propos de Mercier que le déplacement de l’individu s’effectue en trois temps, selon son origine (là d’où il vient), sa position (là où il est) ainsi que sa destination (là où il va ou aimerait aller). Dans le cadre de notre recherche, ces trois temps correspondent au territoire natal de l’individu, au quartier où il réside actuellement, et à l’idéal géographique qu’il poursuit. L’idéal géographique est composé des représentations territoriales que l’individu a de son origine géographique (son quartier natal) et de celles qu’il a du territoire où il habite actuellement.

Les trois temps du déplacement permettent d’élaborer un schéma des différentes facettes qu’un tel mouvement peut prendre. Ainsi, si la position de départ de l’individu se confond avec son territoire natal (l’origine), elle ne constitue pas une destination finale. Toutefois, si la position de départ se confond avec la destination, alors elle est finale, car la destination est atteinte. L’ensemble de ces caractéristiques permet de revenir à notre problématique de départ et de proposer une taxinomie du lieu, selon les représentations territoriales des individus, leur choix d’habitat, leur origine, leur position actuelle et leur destination idéale (mythique ou utopique). Partant de l’hypothèse que :

  • l’idéal géographique (I) visé par l’individu se décline en deux modes différents, l’âge d’or (Ao) ou l’utopie (U) ; soit I = Ao ou U,

  • les représentations territoriales qu’un individu a de son milieu de vie (Rt) sont en adéquation avec les limites institutionnelles du quartier (Rtq) ou dépassent de telles limites (RtQ) ; soit Rt = RtQ ou Rtq,

  • si les représentations territoriales qu’un individu a de son milieu de vie dépassent les limites du quartier telles que définies institutionnellement (RtQ), alors ces représentations territoriales conduisent à la définition d’un territoire utopique (U),

  • si les représentations territoriales qu’un individu a de son milieu de vie coïncident avec les limites du quartier tel que défini institutionnellement (Rtq), alors ces représentations territoriales conduisent à la définition d’un territoire édénique (Ao),

À partir de telles relations, il est alors possible de dire que :

  • si l’origine géographique d’un individu (O) correspond à sa position actuelle (P) et si cette origine géographique ne revêt pas les caractéristiques du territoire édénique, du territoire de l’âge d’or (Ao), alors la destination de l’individu (D) s’oriente vers la quête d’un territoire utopique (U) et les représentations territoriales que l’individu a de son milieu de vie dépassent les limites institutionnelles du quartier (RtQ), soit :

  • si O = P et si O ≠ Ao alors D = U et Rt = RtQ

  • si l’origine géographique d’un individu (O) ne correspond pas à sa position actuelle (P) et si la destination de l’individu (D) s’oriente vers la quête d’un territoire utopique (U), alors les représentations territoriales que l’individu a de son milieu de vie dépassent les limites institutionnelles du quartier (RtQ), soit :

  • Si O ≠ P et si D = U alors Rt = RtQ

  • si l’origine géographique d’un individu (O) correspond à sa position actuelle (P) et si la destination de l’individu (D) s’oriente vers la quête de son origine géographique (O), alors l’origine géographique correspond à l’âge d’or (Ao) et les représentations territoriales que l’individu a de son milieu de vie coïncident avec les limites institutionnelles du quartier (Rtq), soit :

  • Si O = P et si D = O alors O= Ao et Rt = Rtq

  • si l’origine géographique d’un individu (O) ne correspond pas à sa position actuelle (P) et si la destination de l’individu (D) s’oriente vers la quête de son origine géographique (O), alors l’origine géographique correspond à l’âge d’or (Ao) et les représentations territoriales que l’individu a de son milieu de vie coïncident avec les limites institutionnelles du quartier (Rtq), soit :

  • Si O ≠ P et si D = O alors O = Ao et Rt = Rtq

  • si l’origine géographique d’un individu (O) ne correspond pas à sa position actuelle (P) et si la destination de l’individu (D) ne s’oriente pas vers la quête de son origine géographique (O), alors la destination de l’individu (D) s’oriente vers la quête d’un territoire utopique (U) et les représentations territoriales que l’individu a de son milieu de vie dépassent les limites institutionnelles du quartier (RtQ), soit :

  • Si O ≠ P et si D ≠ O alors D = U et Rt = RtQ

  • etc.

Ces relations invitent à repenser l’idée de déplacement. Selon Mercier (2002), tout déplacement varie selon deux variables. La première est celle de l’orientation topologique, c’est-à-dire le lieu où se dirige l’individu, et qui permet de savoir si l’individu sort ou entre dans un lieu spécifique. La seconde est celle de la régulation politique, c’est-à-dire du contrôle qu’un individu exerce sur ses déplacements. Ainsi, Mercier (2002) rappelle que « le déplacement est exorégulé quand une contrainte s’exerce par surdétermination sur la décision de l’acteur » et le « déplacement est endorégulé quand une surdétermination induit le renforcement de la liberté de l’acteur ». Dans le cadre de notre recherche, le déplacement est motivé, d’une part, par la recherche d’une localisation qui reflète l’idéal poursuivi (soit, en reprenant la typologie de Mercier, « l’orientation topologique ») et, d’autre part, le déplacement est dépendant d’une variable exogène ou endogène (ce que Mercier appelle « la régulation politique ») soit, en d’autres termes, la capacité qu’un individu détient de choisir son lieu d’habitat.

Par la suite, Mercier identifie huit trajectoires possibles qui façonnent le lieu, qui constituent une structure géographique, et qu’il exprime ainsi :

Tableau 1

Trajectoire et structure géographique

Régulation politique

Orientation

Entrée

Non-entrée

Sortie

Non-sortie

Endorégulation

Rassemblement

Évitement

Évasion

Confinement

Exorégulation

Concentration

Repoussement

Dispersion

Captivité

Source : Mercier, 2002

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Dans le cadre de notre recherche, il est nécessaire de préciser cette notion de trajectoire, qui définit le déplacement chez Mercier. Selon nous, deux types de déplacement peuvent être distingués : la trajectoire d’une part et le tracé d’autre part. Certes, la distinction entre une trajectoire et un tracé est mince. Toutefois, cette différence réside dans le caractère dynamique de la trajectoire, absente de la définition du parcours (Godbout, 2004). Plus précisément, Godbout affirme que « du point de vue étymologique, [le mot trajectoire] est dérivé de trajet, qui a d’abord le sens de traversée. […] Mais en plus de son sens métaphorique courant de chemin parcouru, le terme trajectoire désigne d’abord la ligne que décrit le centre de gravité d’un corps en mouvement » (Ibid. : 1). A contrario, le tracé implique un chemin préalablement dessiné, préalablement construit, dont il est difficile de s’écarter. Ces termes et leurs spécificités permettent de définir la communauté territoriale dont il est question et de poursuivre ainsi la théorie du lieu amorcée par Mercier (2002).

Le terme « trajectoire » caractérise les déplacements des personnes qui disposent d’un choix d’habitat et qui s’affranchissent des limites d’un lieu, c’est-à-dire qu’elles franchissent une frontière, pour accéder au lieu de leur choix, leur âge d’or par exemple. Leur trajectoire a pour conséquence l’entrée dans un lieu choisi. Cette trajectoire aboutit ainsi à un rassemblement, effectué sur la base de valeurs partagées qui ont pour but de ressusciter l’éden perdu. Le rassemblement vise donc un idéal mythique qui est atteignable.

Par ailleurs, on parle de trajectoire lorsqu’un individu souhaite quitter un lieu qu’il a choisi, c’est-à-dire sortir de ce lieu, pour en trouver un autre qui correspond davantage à ses attentes. Il y a donc un franchissement des limites du lieu choisi, dans le but de s’évader vers un autre lieu. Nous sommes ici en présence d’une redéfinition de l’idéal géographique dont les soubassements peuvent être tant mythiques qu’utopiques. L’idéal géographique est donc, dans ce cas, à atteindre (tableau 2).

Parmi les personnes qui jouissent d’un choix d’habitat, certaines préfèrent rester là où elles résident actuellement : elles choisissent donc de ne pas sortir de ce lieu et de rester confinées dans un lieu qui répond davantage à leurs attentes. Leur déplacement est une trajectoire car leur immobilité, le non franchissement des frontières du lieu est volontaire. Leur trajectoire donne lieu à un confinement, c’est-à-dire à un enfermement volontaire dans les limites d’un lieu spécifique. Il est possible de penser que leur position correspond à leur destination et que, par conséquent, l’idéal est – pour le moment – atteint. De même, certaines personnes ne souhaitent pas pénétrer dans un lieu spécifique, elles désirent ne pas entrer dans ce lieu, selon la trajectoire qu’elles souhaitent suivre : il existe donc une forme de rejet d’un certain type de lieux, non conformes aux exigences de l’idéal poursuivi. L’idéal est donc à atteindre.

Par ailleurs, le terme tracé désigne les déplacements des personnes dont l’habitat n’est pas le fruit d’un choix, car dans ce cas, il n’y a pas de possibilité de sortir du lieu, de franchir des frontières du lieu pour aller dans un autre lieu. Donc, il est question d’une forme de captivité, c’est-à-dire, contrairement au confinement, à l’enfermement non volontaire dans un lieu non choisi. Dans ce cas, l’idéal mythique ou utopique est à atteindre. Parmi ces personnes dont le choix d’habitat est contraint, le terme tracé définit les personnes qui n’ayant pas choisi leur lieu d’habitat, disposent d’une possibilité pour sortir de ce lieu. Il n’est pas possible ici de parler de trajectoire, car en dépit du franchissement des limites qui résultent de la sortie du lieu non choisi, cette sortie est subie et n’est donc pas l’entrée dans un territoire choisi : on parlera, dans ce cas-ci, de dispersion. De même, la non-entrée dans un lieu résulte d’un repoussement de l’individu à franchir les frontières du lieu. Enfin, le tracé tend à rassembler les individus dont les conditions économiques sont les mêmes, on parlera donc de concentration. Dans les deux cas, l’idéal, quelle que soit sa nature est à atteindre.

Tableau 2

Nature de la structure géographique en fonction du déplacement

 

Le déplacement et ses motivations

Nature de la structure géographique

Tracé

Régulation politique:

variable exogène,

absence de choix d'habitat

Trajectoire

Régulation politique:

variable endogène,

présence d'un choix d'habitat

Orientation topologique

État de l'idéal poursuivi

 

Concentration

 

Entrée

À atteindre

 

 

Rassemblement

Entrée

Atteint

 

Dispersion

Évasion

Sortie

En cours

 

Repoussement

Évitement

Non-entrée

À atteindre

 

Captivité

Confinement

Non-sortie

Atteint ou à atteindre

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Conclusion

Au terme de cette analyse, il nous semble que la prise en compte de la place que revêt le territoire dans les parcours biographiques des citoyens pourrait amener à une compréhension plus fine du lieu et de ses différentes dimensions. Plus encore, l’analyse de l’idéal géographique poursuivi par un individu à un moment donné de sa vie permet de repenser la notion de territorialité. En effet, la territorialité désigne un rapport chargé de valeurs, de souvenirs et de symboles, qui participent à la création d’un certain nombre d’idéaux. Si, comme le souligne Paul Claval (2001a), la lecture des mythes constitue un moyen de saisir le sens que revêt l’expérience humaine, il conviendrait de réaliser une telle lecture de façon plus systématique afin de comprendre la complexité de la territorialité individuelle contemporaine et les actes auxquels elle donne lieu (Claval, 2001b : 366) :

Les géographes ont besoin de comprendre ce qu’impliquent les mythes dès qu’ils s’interrogent sur l’action humaine, ses motivations et ses fins. C’est le refus de prendre en considération le domaine des normes qui a longtemps limité la portée des travaux de la géographie humaine; celle-ci ne savait guère que dresser des constats du présent. Faute de s’ouvrir sur les valeurs, elle ne pouvait éclairer des domaines aussi importants que ceux de l’aménagement du territoire ou des stratégies géopolitiques.

Plusieurs géographes ont d’ailleurs posé cette question du sens et de la définition du mythe en tant que récit, révélateur des pratiques (Berdoulay et Turco, 2001 ; Claval, 2001a et 2001b ; Turco, 2001). On peut également émettre l’idée selon laquelle l’analyse des liens entre les représentations territoriales et l’engagement public individuel permettrait de compléter l’étude de Berdoulay et al. (2001) sur la part du mythe de l’imaginaire et de la culture dans la définition de l’espace public, d’une part, et sur les différentes dimensions de la citoyenneté contemporaine, d’autre part.

Notre réflexion, basée sur une étude de cas, devrait être poursuivie afin que nos conclusions puissent être généralisées. Nos conclusions et suggestions théoriques sont donc à prendre comme des pistes de réflexion.