Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Volume 17, numéro 2-3, printemps 2007 La théorie du cinéma, enfin en crise Sous la direction de Roger Odin
Sommaire (12 articles)
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Note de la rédaction
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Présentation
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Theory, Post-theory, Neo-theories: Changes in Discourses, Changes in Objects
Francesco Casetti
p. 33–45
RésuméEN :
Over the past ten years, film theory has been openly challenged by the tenets of film history, cultural studies, aesthetics and philosophy. The decline of so called “Grand Theory” has made possible the emergence of a new paradigm. This relative eclipsing of film theory is the sign of a three-fold problem within cinema studies. First, film in its new formats and with its new supports is no longer a unique and consistent object which can be subjected to specific forms of research. Film theory’s weakness is thus a sign that “film,” as an object, is now dispersed. Second, cinema has always been at the crossroads of a great number of different fields. Its history is an amalgam of the history of media, the performing arts, visual perception, modern forms of subjectivity, etc. Film theory’s weakness is symptomatic of the urgent need to rethink a history that was never unique or unified. Third, in our post-modern era any recourse to rationality seems to be a trap, the object of study itself being refractory to any kind of schematization. Film theory’s weakness is indicative of the need to maintain an open approach to the subject. Through these three issues, we are witnessing the emergence of a new theory, both informal and dispersed, which is manifested in a variety of discourses that are content to gloss the phenomenon in order better to understand the cinema and facilitate its social recognition.
FR :
Au cours de la dernière décennie, les tenants de l’histoire du cinéma, des « cultural studies », de l’esthétique et de la philosophie ont ouvertement mis en question la théorie du cinéma. Le déclin de ce que l’on a appelé la Grand Theory a permis l’émergence d’un nouveau paradigme. Cette relative éclipse de la théorie du cinéma est l’indice d’un triple problème au sein des études cinématographiques. Premièrement, le film, qui se manifeste désormais par l’entremise de nouvelles modalités et de nouveaux supports, n’apparaît plus comme un objet unique et consistant, susceptible de se prêter à des recherches spécifiques. La faiblesse de la théorie du cinéma indique donc que l’objet « film » est maintenant une entité dispersée. Deuxièmement, le cinéma a toujours été, au fil du temps, au croisement d’une grande variété de domaines et son histoire est un amalgame d’histoire des médias, du spectacle, de la vision, des formes modernes de subjectivité, etc. La faiblesse de la théorie du cinéma est symptomatique d’un besoin pressant de repenser une histoire qui n’a jamais été unique, ni unifiée. Troisièmement, en cette ère postmoderne, tout recours à la rationalité apparaît comme un piège, l’objet de recherche lui-même étant réfractaire à toute forme de schématisation. La faiblesse de la théorie du cinéma témoigne, en fait, de la nécessité de maintenir une approche ouverte du sujet. À travers ces trois problématiques, c’est à l’émergence d’une nouvelle théorie que nous assistons, une théorie à la fois informelle et dispersée, qui se manifeste par l’entremise d’une variété de discours se contentant de gloser sur le phénomène, en vue de mieux comprendre le cinéma et de faciliter sa reconnaissance sociale.
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A Film Aesthetic to Discover
Dudley Andrew
p. 47–71
RésuméEN :
Challenging today’s ascendant digital aesthetic, this essay retraces one powerful line of French theory which treats film as an art which “discovers” significance rather than “constructs” meaning. Champions of today’s technology find that the digital at last permits complete control over image construction and therefore over “cinema effects.” Opposed to this aesthetic which targets the audience, the French aesthetic stemming from Roger Leenhardt and André Bazin concerns itself with the world the filmmaker engages. An interplay of presence and absence, as well as of human agency in the non-human environment, characterizes the French aesthetic at each phase of the filmic process: recording, composing and projecting. This article focuses on the central phase, composing, and on the terminological shift from “image” to “shot” picked up after Bazin by the Nouvelle Vague and passed forward to our own day through Serge Daney. In short, there is a Cahiers du cinéma line of thought, applied to questions of editing, which emphasizes the filtering implied in shots and the ellipses implied in their order. Conventional editors, on the other hand, manipulate or juxtapose images (using processes known as “compositing” today). The Cahiers line of thought developed in symbiosis with neo-realism and with a spate of post-war essay films of the “caméra-stylo” sort (Resnais, Franju) wherein editing works to cut away and filter out the inessential so that a mysterious or abstract subject can be felt as beginning to appear. Rivette, Rohmer and Godard have passed this line of thought on to a later generation represented by Philippe Garrel and a still later one for which Arnaud Desplechin stands as a good example.
FR :
Dans le contexte de l’avènement de la nouvelle esthétique du numérique, le présent article retourne à cet important principe de la théorie française voulant que le cinéma en tant qu’art permette de « découvrir » une signification plutôt que de « construire » du sens. Les tenants des nouvelles technologies considèrent que le numérique permet enfin une maîtrise parfaite de la construction de l’image, et conséquemment des « effets de cinéma ». À l’opposé de cette esthétique centrée sur le spectateur, l’esthétique française définie par Roger Leenhardt et André Bazin se préoccupe plutôt de l’univers dans lequel le cinéaste est engagé. Une telle esthétique se fonde d’abord et avant tout sur le jeu qui, à chacune des étapes de la production cinématographique (captation, composition et projection), s’articule entre présence et absence, entre facteur humain et environnement non humain. Le présent article insiste sur l’étape centrale, la composition, et sur le passage de la notion d’« image » à celle de « plan », selon la terminologie reprise de Bazin par les cinéastes de la Nouvelle Vague et relayée jusqu’à nos jours par Serge Daney. Il existerait ainsi, sur le montage, une ligne de pensée nettement identifiable aux Cahiers du cinéma, qui met l’accent sur le filtrage produit par la prise de vues et sur les ellipses produites par l’agencement des plans. Ce que les monteurs traditionnels manipuleraient et juxtaposeraient de leur côté, ce serait simplement des images (en utilisant des procédés comme le « compositing »). La ligne de pensée des Cahiers s’est développée en symbiose avec les productions néoréalistes et la myriade de films d’après-guerre répondant aux principes de la « caméra-stylo » (Resnais, Franju), dans lesquels le montage visait à éliminer l’accessoire, de manière à permettre l’émergence d’un sujet mystérieux ou abstrait. Rivette, Rohmer et Godard transmettront cette ligne de pensée à la génération qui a suivi avec, par exemple, un Philippe Garrel ou, plus récemment encore, un Arnaud Desplechin.
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Penser la télévision avec le cinéma
Gilles Delavaud
p. 73–95
RésuméFR :
Est-il légitime de parler de la télévision en utilisant le vocabulaire critique ou théorique du cinéma ? Quelle est la pertinence et l’utilité, pour décrire et analyser les réalisations télévisuelles, de notions comme celles de « plan », « continuité », « découpage » ou « montage » ? Et si l’on importe de telles notions dans le champ des études télévisuelles, n’y prennent-elles pas nécessairement un sens inédit ? Ces interrogations peuvent être éclairées par le témoignage des observateurs de la télévision naissante ainsi que par celui des premiers réalisateurs. Les uns et les autres se sont en effet attachés à explorer méthodiquement les potentialités expressives du nouveau média qu’ils découvraient. Leur souci commun que les réalisations télévisuelles s’émancipent du modèle du film les a notamment amenés à reconsidérer la relation entre continu et discontinu, à repenser la fonction du découpage, à expérimenter de nouvelles formes de réglage entre le son et l’image, à redéfinir la notion de montage. La réflexion autour de ces différentes questions a été, pendant la première décennie de la télévision, en grande partie déterminée par les impératifs de la transmission en direct. Il est toutefois remarquable que nombre de problèmes soulevés et de solutions proposées ont conservé leur validité au cours des décennies suivantes, alors que la pratique de l’enregistrement des émissions et de la diffusion en différé était devenue dominante. À quoi il faut ajouter le fait que, dès le milieu des années 1950, plusieurs critiques de cinéma ont éprouvé le besoin de faire référence à la notion de direct… pour parler du cinéma et rendre compte de formes cinématographiques nouvelles.
EN :
Is it legitimate to speak about television using the critical or theoretical vocabulary of cinema? Is it well-advised or useful, when describing and analysing television shows, to use such concepts as “shot,” “continuity,” “découpage” and “editing”? And if we import such concepts into television studies, don’t they inevitably take on new meaning? These questions can be discussed in light of comments by television observers and directors in its early days. Both were involved in methodically exploring the expressive possibilities of the new medium they were discovering. Their shared concern that television shows free themselves from the model of cinema led them to think about the relation between the continuous and the discontinuous, to rethink the use of découpage, to try out new ways of relating sound to the image and to redefine the concept of editing. During television’s first decade, ideas on these topics were largely determined by the imperatives of live broadcasting. Nevertheless, it is remarkable that a number of the problems raised and solutions proposed were still valid decades later, when pre-recorded broadcast had become the dominant model. To which we must add that, since the mid-1950s, various film critics have felt the need to refer to the concept of “liveness” in their discussion of cinema and new cinematic forms.
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Théories du cinéma et sens commun : la question mimétique
Laurent Jullier
p. 97–115
RésuméFR :
Le livre Le démon de la théorie. Littérature et sens commun d’Antoine Compagnon (1998), auquel le titre de cet article fait allusion, brosse le portrait de la guerre à laquelle se livrent, depuis des siècles, les théoriciens (armés de leurs outils d’analyse) et les lecteurs de tous les jours (armés de leur bon sens). L’article a pour objet de montrer qu’une guerre semblable traverse le champ du cinéma à propos de la question mimétique, à laquelle Compagnon consacre un chapitre, intitulé « Le monde ». La littérature parle-t-elle du monde ? se demande-t-il. La guerre, dans ce champ, oppose les champions du bon sens, qui pensent ce rapport sous l’angle de la mimésis, aux théoriciens de l’autoréférentialité du langage littéraire, qui le pensent sous l’angle de la sémiosis. Dans le champ du cinéma, il en va de même. Les images sont-elles le reflet du monde ? Le cinéma est-il totalement analogique ou, quoique sa part d’arbitrarité conventionnelle saute moins volontiers aux yeux que celle des signes du langage littéraire, symbolise-t-il peu ou prou ce qu’il montre ? L’article explore différentes réponses apportées à ces questions suivant les époques et les disciplines. Enfin, il propose une solution de compromis. Car l’image de cinéma est plus ou moins indicielle, plus ou moins construite, plus ou moins dépendante de l’usage qui en est fait… Seule une recherche interdisciplinaire — incluant l’esthétique, la sociologie et les sciences cognitives — peut venir à bout de questions comme celles-ci, ou du moins démonter les présupposés les plus fragiles des questions qui y répondent : c’est la conclusion de l’article.
EN :
The title of this article alludes to Antoine Compagnon’s book Démon de la thérie (1998), whose subtitle is Littérature et sens commun. The book describes the war that has been waged for centuries by theorists (armed with their analytical tools) and everyday readers (armed with their common sense). The goal of the present article is to show that a war of this kind is being waged in film studies around the question of mimesis, to which Compagnon devotes a chapter, entitled “The World.” Does literature, he asks, talk about the world? In literature, this war pits the champions of common sense, who think about this question in light of mimesis, against theorists of the self-referential quality of literary language, who think about it in light of semiosis. The same is true of cinema studies. Do images reflect the world? Is cinema completely analogous or, even though its conventional arbitrariness is less noticeable than that of literary signs, does it more or less symbolize what it shows? This article explores the various answers to these questions, depending on the era and discipline involved. Finally, it proposes a compromise solution. For the cinematic image is more or less indexical, more or less constructed, more or less dependent on the use to which it is put. Only an interdisciplinary approach, encompassing aesthetics, sociology and the cognitive sciences, can answer questions such as these, or at least, the article concludes, disassemble the most fragile suppositions of the questions to which they correspond.
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Éléments de sociologie du film
Jean-Pierre Esquenazi
p. 117–141
RésuméFR :
Dans le présent article, l’auteur cherche à approfondir la « sociologie du cinéma » amorcée par Pierre Sorlin en posant les jalons d’une sociologie du film capable d’intégrer les apports de l’analyse de film. En s’appuyant sur les acquis des travaux d’histoire du cinéma, sur la réflexion patiente des historiens d’art et, aussi, sur deux études de cas portant sur l’oeuvre de Hitchcock et celle de Godard, il trace les contours théoriques d’une sociologie du film. Elle commence avec une définition originale du film, considéré comme un processus qui traverse des états différents tout au long de son histoire. Cette définition suppose un ensemble de concepts que l’auteur s’attache à présenter, avec l’espoir d’en réduire le nombre et de les adapter aux différentes pratiques de recherches. On appelle institution cinématographique le lieu où les films sont fabriqués suivant des directives caractéristiques : les directives définissent les genres et les formats des projets de film entrepris. Les cinéastes, pour réaliser ces directives, utilisent des modèles énonciatifs qui relèvent de leur compétence. Ainsi, chaque film peut être mesuré par rapport aux habitudes et conventions que ces modèles impliquent. En ce sens, il constitue une image ou une paraphrase de son institution : il en figure la logique propre. L’interprétation du film achevé procède de l’une ou l’autre logique du lieu où il est présenté. On appelle institutions d’interprétation de tels lieux. Un film y est interprété suivant le savoir culturel des publics qui, à partir de leur conception du monde et à partir du contexte de fabrication du film, lui appliquent les modèles interprétatifs qu’ils jugent appropriés. Ce qu’on appelle « le sens » d’un film est donc exactement le résultat d’un processus interprétatif particulier, et la sociologie du film doit nécessairement tenir compte du fait qu’un film possède en général plusieurs significations, chacune d’elles résultant de la rencontre entre le film et un public spécifique.
EN :
In this article, the author develops Pierre Sorlin’s idea of a “sociology of the cinema” by laying down the basis for a sociology of the film which could incorporate the contributions of film analysis. Using what we know from histories of the cinema and the patient work of film historians, in addition to two case studies, on Hitchcock and Godard, he sketches the theoretical framework for a sociology of the film. This sociology begins with an original definition of film, seen as a process which takes various forms throughout its history. This definition presupposes a range of concepts which the author introduces in the hope of reducing their number and adapting them to different research practices. The site of film production is known as the cinematic institution, where films are made according to typical directives; these directives define the genre and format of the films being produced. In order to carry out these directives, filmmakers use models of enunciation within their own field of activity. In this way, any film can be measured against the customs and conventions involved in these models. In this sense, the film is an image or paraphrase of its institution: it gives form to its internal logic. Interpretation of the completed film is carried out according to a particular logic of the place where it is shown. Such places are known as interpretative institutions. There, a film is interpreted according to the cultural knowledge of audiences who, using their conception of the means by which and context in which the film was produced, apply the interpretative models they deem appropriate. What we call a film’s “meaning” is thus the exact result of a specific interpretative process, and a sociology of the film must take into account the fact that a film usually has several meanings, each one the result of an encounter between a film and its specific audience.
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Théorie, mon beau souci
Martin Lefebvre
p. 143–192
RésuméFR :
L’interprétation des films a fait l’objet de plusieurs critiques ces dernières années de la part du mouvement cognitiviste en études cinématographiques. Selon d’aucuns, les énoncés interprétatifs seraient dépourvus de sens. Cet article cherche à démontrer le contraire en faisant appel à la philosophie pragmatique et sémiotique de Charles S. Peirce. L’argumentaire se divise en deux parties. La première porte sur le pragmatisme de Peirce et explique pourquoi toute théorie est inférentielle et interprétative. L’auteur distingue entre les méthodes pragmatique et scientifique, puis étudie le rôle que joue l’habitude pour pallier le dualisme qui oppose l’esprit et la matière. Enfin, il est question du réalisme et de la doctrine peircéenne du sens commun critique. La seconde partie de l’article examine certaines idées qui ont récemment dominé les débats sur l’interprétation en études cinématographiques et littéraires. Plus particulièrement, l’auteur s’interroge sur la critique de l’interprétation élaborée par David Bordwell et la façon dont elle se fonde sur des principes à la fois sceptiques et nominalistes empruntés au théoricien de la littérature Stanley Fish. Il montre comment la distinction bordwellienne entre compréhension et interprétation repose sur le rôle que joue, au cinéma, la perception sensorielle, puis critique cette distinction en faisant appel à l’empirisme peircéen, dont l’une des particularités est de ne pas se réduire au sensualisme. Pour Peirce, en effet, la perception se déploie de façon continue entre le monde extérieur et le monde intérieur. Suit un bref commentaire sur les travaux d’Umberto Eco quant à la distinction entre interprétation et surinterprétation qui conduit l’auteur à considérer le rôle du vague dans l’entreprise interprétative ainsi qu’à traiter des problèmes que soulèvent la visée et la pertinence des interprétations lorsque celles-ci sont définies à partir de tout ce qui s’impose à notre esprit au contact direct — ou même indirect — d’un film. Enfin, l’auteur conclut que l’interprétation d’un film relève d’un processus de croissance rationnel des signes — y compris des signes esthétiques.
EN :
In recent years, the practice of film interpretation has come under attack by cognitive film theorists. It is said that interpretive claims are not truth-apt and have no cognitive value. This essay contests this claim by calling on the pragmatic and semeiotic philosophy of Charles S. Peirce. The essay is divided into two parts. The first part examines Peirce’s pragmatism and the notion that theories are inescapably inferential and interpretive. The author distinguishes between the pragmatic and the scientific methods, examines the role of habit as a way to bridge the gap of mind/matter dualism, and considers Peirce’s realism in the context of his critical common-sensism. The second section looks at some leading ideas in film/literary scholarship on interpretation. In particular, the author questions David Bordwell’s critique of interpretive criticism and its reliance on skeptical and nominalist principles borrowed from Stanley Fish. It is shown how Bordwell’s distinction between comprehension and interpretation in the cinema rests on the role played by sensory perception in the film experience. The distinction is criticized by adopting a form of empirism—that of Peirce—that is not limited by sensualism. Indeed, for Peirce, perception spreads continuously between the external and the inner worlds. A brief commentary on the work of Umberto Eco and the distinction between interpreting and overinterpreting then leads the author to consider the role of vagueness in interpretation and the problems raised by purpose and relevance of interpretation now defined as all that compels the mind of the spectator through direct—or even indirect—contact with a film. This turn opens up the issues of truth, rationality and normativity in interpretation. The paper concludes with the author arguing that film interpretation constitutes a process whereby signs—including aesthetic signs—can grow in rationality.
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Un film peut-il être un acte de théorie ?
Jacques Aumont
p. 193–211
RésuméFR :
Il ne manque pas d’exemples historiques de films qui ont été des manifestes ou des gestes critiques, et ce, dès les années 1920. L’auteur du présent article se demande, de manière consciemment provocante, si un film peut aller jusqu’à théoriser. Des travaux récents ont insisté sur la capacité des images à être un véhicule, voire un site de la pensée, mais la théorie est une activité spécifique de l’esprit humain qui semble ne pouvoir se passer du recours au langage verbal. Un film ne peut donc prétendre à la théorisation que lato sensu — mais en rencontrant, tout de même, certaines des valeurs majeures de l’activité théorique en général : la force spéculative, la cohérence, la valeur d’explication. Le plus facile à reconnaître est le rapport entre un film et la cohérence d’un énoncé ; la plupart des films « expérimentaux » radicaux font preuve d’un calcul intensif et précis. Pour ce qui est de la capacité spéculative, l’auteur postule ici qu’elle découle de la reconnaissance, ancienne, de formes non verbales de la pensée ; il ajoute en outre qu’un film ne peut guère spéculer que sur les conditions d’une expérience qui a rapport avec l’expérience filmique. En revanche, le film possède une moindre capacité explicative, limité qu’il est par la nature indirecte de sa réflexion théorique. L’auteur propose enfin quelques conditions selon lesquelles, sans construire une théorie, un film peut être assimilé à un acte théorique (limité) : en restreignant l’objet de sa recherche et de sa réflexion ; en devenant clairement une expérience ; enfin, en exaltant sa capacité poétique et sa capacité d’invention.
EN :
Since the 1920s, there has been no lack of films which have been manifestos or critical gestures. The author of the present article wonders, in a consciously provocative manner, if a film can go so far as to theorize. Recent work has insisted on the ability of images to be a vehicle or even a site of thought, but theory is a specific activity of the human mind which seems unable to forego the use of verbal language. A film can thus be theoretical only in a broad manner of speaking. Just the same, it shares some of the major qualities of theoretical activity in general: speculative force, coherence, the value of explanation. The easiest to recognize is the relationship between a film and the coherence of an énoncé: most radical “experimental” films demonstrate an intense and precise calculation. As far as speculative ability is concerned, the author suggests that it arises out of the ancient recognition of non-verbal forms of thought; he adds that a film can only speculate about the conditions of an experience related to the film experience. On the other hand, films possess a lesser ability to explain, limited as they are by the indirect nature of their theoretical thinking. To conclude, the author proposes a few conditions under which a film, while not constructing a theory, may be likened to a (limited) theoretical act: by limiting the subject of its research and reflection; by clearly becoming an experience; and finally by exalting its poetic abilities and capacity for invention.
Hors dossier / Miscellaneous
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Pour une nouvelle approche de la périodisation en histoire du cinéma
André Gaudreault et Philippe Marion
p. 215–232
RésuméFR :
La périodisation est essentielle pour permettre à l’historien de structurer son appréhension du passé et possède une finalité relativement pédagogique. Tout exercice de périodisation est cependant un discours sur l’histoire et procède d’un croisement entre présent (celui du sujet historien) et passé (celui de l’objet historique). Un croisement qui relèverait d’ailleurs davantage du sujet percevant et de son contexte que de l’objet temporel supposément perçu. La périodisation serait ainsi fondamentalement un exercice proprement constructiviste. Premier exemple de périodisation, pour l’histoire du cinéma : le centenaire, en 1995. Mais que célèbre-t-on, au juste, au bout de cette période de cent années ? L’événement « originel » serait-il l’invention du Cinématographe Lumière et le dépôt du brevet ? Si tel est le cas, parler sans ambages du « centenaire du cinéma », c’est faire l’économie de la démonstration à la base de pareil positionnement, qui établit une adéquation biunivoque entre cinématographe et cinéma. Serait-ce plutôt la fameuse première projection publique payante du 28 décembre 1895 au Grand Café à Paris ? Quel statut aurait alors la toute première projection du Théâtre optique d’Émile Reynaud, qui a eu lieu au moins trois ans avant l’invention du Cinématographe Lumière ? Quel statut auraient les projections de lanterne magique ? Il s’agira de montrer ici que, dans le cas d’un média complexe comme le cinéma, l’on ne peut utiliser la notion de périodisation que si on la conjugue au pluriel et que tout essai de périodisation doit entrer en relation avec les diverses séries culturelles au croisement desquelles adviennent les médias. On verra qu’il n’est somme toute guère aisé de faire se croiser le maillage inextricable d’un média complexe comme le cinéma et une notion aussi unilinéaire et simplificatrice que celle de « période ».
EN :
Periodization is essential if film historians are to structure their understanding of the past and have relatively pedagogical aims. Any exercise in periodization, however, is a discourse on history and the result of a meeting of the present (that of the historical subject) and the past (that of the historical object). The resulting hybrid is closer to the position of the perceiving subject than it is to that of the temporal object supposedly being perceived. Periodization is thus a fundamentally constructivist exercise. An initial example of periodization in film history was its centenary in 1995. But what exactly did we celebrate at the end of this one-hundred-year period? Was the “primordial” event the invention of the Lumière Cinematograph and its patenting? If this is the case, to speak without equivocation of “cinema’s centenary” is to skirt the proof underlying such a position, which establishes a concordance between Cinematograph and cinema. Or were we celebrating the famous first paying, public screening on 28 December 1895 at the Grand Café in Paris? If so, what is the status of the first screening of Émile Reynaud’s Théâtre optique at least three years prior to the invention of the Lumière Cinematograph? What would be the status of magic lantern shows? This article will demonstrate that, in the case of a complex medium such as the cinema, the concept of periodization can only be used in the plural and that any attempt at periodization must accommodate the various cultural series out of whose encounter media arise. We will see that, in the end, it is not an easy task to make the inextricable meshing of a complex medium such as the cinema intersect with a concept as unilineal and simplistic as “period.”