Circuit
Musiques contemporaines
Volume 17, numéro 1, 2007 Le génome musical
Sommaire (11 articles)
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Éditorial : l’idée avant l’oeuvre
Jonathan Goldman
p. 5–10
RésuméFR :
Le Human Genome Project (hgp ) a été initié par le Département états-unien de l’énergie et des instituts nationaux de la santé, et avait pour but de découvrir les 20 000 à 25 000 gènes humains, afin de les rendre accessibles à l’étude biologique. Par analogie, l’auteur présente le numéro comme un parcours dans les « gènes » de l’oeuvre musicale contemporaine qui interroge ce qui se trouve à l’origine de l’oeuvre et qu’on désigne habituellement par « l’idée musicale ». Soulignant la provenance de ce terme chez Arnold Schoenberg, qui a fait un effort délibéré pour ressusciter le concept de « musikalische Gedanke » dans le discours sur la musique moderne, l’auteur avance que le caractère équivoque de ce concept — qui désigne à la fois une entité se situant avant et dans l’oeuvre — le rend pratique en tant qu’outil heuristique malléable et informe dont se sert le compositeur pour désigner un objet qui n’a pas encore de fonction, c’est-à-dire, dont il ignore encore le statut ontologique aux stades initiaux de son cheminement.
EN :
The Human Genome Project (hgp) was initiated by the U.S. Department of Energy and the National Institutes of Health with the purpose of discovering the estimated 20 000-25 000 human genes, and to make them accessible to biological study. By analogy, the author presents this issue as an exploration of the ‘genetic material’ of the contemporary musical work thtought a look at how a work originates, and which is often designated by the term “musical idea”. Pointing out the Schoenbergian origins of this term, since Arnold Schoenberg made a conscious effort to resuscitate the concept of « musikalische Gedanke » in the discourse on modern music, the author claims that the equivocal character of this concept — which designates both an entity before and in the work — makes it practical as a malleable heuristic tool which is used by the composer to designate an object which does not yet have a function, that is, whose ontological status is not yet known at a given stage of compositional activity.
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Towards an Analysis of Compositional Strategies1
François Delalande
p. 11–26
RésuméEN :
The author is interested in the process of composing, i.e. the invention of a piece of music from the initial spark of intuition to the final product. His study is based on the “Germinal” project, an experiment in composition involving fourteen composers working with identical technical resources in computer studio 123 of the grm (Groupes de recherches musicales) in Paris in 1985. Their creations all followed a common work schedule in four stages, with each composer adopting a very personal strategy at each of these stages. Describing their strategies amounts to giving an account not only of their actions, but also of the attitudes and decisions that led from an initial project to a final product. Four levels of criteria governing the decision-making process are then proposed: technical quality, grammaticality, the musical idea and the topic. The first two conform to a search for regularity while the latter two suggest a desire for singularity. These levels determine work attitudes in relation to sound and machines, i.e., poietic attitudes. From this comparative study several strategies have emerged, three of which are explained. Finally, the author develops the concept of singularity, which is a central concern of composers, and which may also be viewed as a challenge to computers and music analysis.
FR :
L’auteur s’intéresse à une analyse de l’acte même de composer, ou plus généralement d’inventer une musique, depuis l’étincelle initiale jusqu’à l’objet fini. L’étude est basée sur le projet « Germinal », une expérience de réalisation mettant en jeu les mêmes ressources du studio informatique 123 du grm (Groupe de recherches musicales) à Paris avec quatorze compositeurs en 1985. Les réalisations ont toutes suivi un plan de travail commun en quatre étapes tout en empruntant, pour chaque étape, des stratégies très personnelles de composition. Décrire ces stratégies revient à rendre compte de l’histoire réelle non seulement des actes, mais aussi des attitudes et des décisions qui mènent d’un projet initial à un objet final. L’auteur étudie ensuite les quatre niveaux de critères qui président à la prise de décision : la qualité technique, la grammaticalité, l’idée musicale, le propos. Les deux premiers expriment la recherche de régularité alors que les deux derniers manifestent un souci de singularité. Ces niveaux déterminent des attitudes de travail face au son et aux machines — les attitudes poïétiques. De cette étude comparative se dégagent plusieurs stratégies, dont trois sont exposées. L’auteur développe enfin le concept de singularité, central dans les préoccupations des compositeurs, et qui constitue une sorte de défi à l’informatique et à l’analyse.
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Phrases musicales : la musique dans la philosophie de Wittgenstein
Antonia Soulez
p. 27–47
RésuméFR :
L’auteure examine ici la portée du paradigme musical dans la philosophie de Wittgenstein. Le cadre de cet examen est l’approche à partir de Wittgenstein de ce que les philosophes ont aujourd’hui à dire de la signification musicale. Deux styles d’approche sont suggérés, l’un projectif bien marqué par l’idée de « musikalische Gedanke » dans le Tractatus et révélateur d’une filiation à laquelle appartient Wittgenstein, et l’autre horizontal suivant l’axe grammatical du rapport esthétique d’appropriation du geste de l’oeuvre à travers une écoute active. Cette conception intègre une exploration de la résonance des aspects, dans une troisième phase qui ne sera pas développée. Comment Wittgenstein remplit-il certains critères d’appartenance à ce que Lydia Goehr appelle « la quête formelle de l’autonomie du musical » est une question qui conduit l’auteure à re-situer le nouage musique et société chez Wittgenstein, par contraste avec Adorno, en mettant en relief les conditions auxquelles une compréhension interne d’un « contenu formel » (Granger) peut se combiner ici avec le contexte d’une pratique.
Soulez met donc l’autonomie musicale selon Wittgenstein à l’épreuve du contexte des formes de vie, dans une phase où dominent les « jeux » d’une grammaire comparative motivée par l’analogie de la compréhension d’une phrase du langage avec celle de la compréhension d’une phrase musicale. Mettant l’accent sur le caractère actif de la compréhension, doublée d’une performance, l’auteure entend montrer comment Wittgenstein pense la musique avec la société autrement qu’Adorno, donc sans référence dialectique. La clef est une connexion inédite entre immanentisme de la signification musicale à l’échelle d’une phrase, comme le pense Wittgenstein et ses contemporains de l’École de Vienne, et un schéma esthético-pragmatique de « context-dependency ». De là s’ensuit une forme d’autonomie compatible avec la sphère extramusicale. Si « tout un monde se tient dans une phrase musicale », comme le dit Wittgenstein, c’est bien au sens où un motif répercute certains aspects d’un « monde » auquel nous contribuons en le « faisant ».
EN :
The author examines here the importance of the musical paradigm in Wittgenstein’s philosophy. The framework for this examination is to start from Wittgenstein, and to look at what today’s philosophers have to say about musical meaning. Two styles of approach are suggested, one projective and marked by the idea of “muskalische Gedanke” as it is found in the Tractatus and reveals a tradition within which Wittgenstein’s work can be inscribed, and the other horizontal, following the grammatical axis of the aesthetic relationship of the appropriation of the gesture of the work through active listening. This conception integrates an exploration of the resonance of these aspects, in a third phase which the other does not develop here. How does Wittgenstein satisfy certain criteria for belonging to what Lydia Goehr calls “the formal quest for the autonomy of the musical” is a question which leads the author to resituate the bond between music and society in Wittgenstein, in contrast to Adorno, by showing the conditions with which an internal comprehension of “formal content” (Granger) can be combined here with the context of a practice.
Soulez then confronts Wittgenstein’s notion of musical autonomy with the context of forms of life, in a phase in which the “games” of a comparative grammar dominate, motivated by the analogy of the comprehension of a linguistic proposition with the comprehension of a musical phrase. Placing the accent on the active character of comprehension, doubled with a performance, the author shows how Wittgenstein thinks about music and society differently than Adorno, and without reference to dialectics. The key to this is a newly found connection between an immanent approach to musical meaning at the level of the phrase, as Wittgenstein and his Vienna School contemporaries understood it, and an aesthetico-pragmatic schema of context-dependency. From there, a form of autonomy follows, compatible with the extra-musical sphere. When Wittgenstein says that “a whole world is held in a musical phrase”, he means it in the sense of a motif which reflects certain aspects of a “world” to which we contribute by having “made” it.
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De l’idée à l’oeuvre : figures, fonctions, formes, langage dans la Notation I pour orchestre de Pierre Boulez
Antoine Bonnet
p. 49–64
RésuméFR :
La transfiguration de quelques mesures de piano en un morceau pour grand orchestre fournit une bonne occasion de comprendre comment une petite idée musicale peut engendrer tout un univers sonore. Cet article montre comment Boulez crée la Notation I pour orchestre (1978) en composant l’aura de la Notation I pour piano (1945). La composition est réalisée à partir d’opérations déductives sur les caractéristiques structurelles des figures de piano, opérations qui permettent de définir des fonctions, puis de varier des formes et finalement de construire un langage. Le déploiement musical se présente alors comme intégralement sous-tendu par la tripartition anacrouse-accent-désinence, tripartition héritée de Messiaen mais que Boulez systématise en en faisant le principe d’articulation de tous les niveaux de la composition.
EN :
The transfiguration of a few measures of a piano piece into an orchestral work offers a fine opportunity to understand how a little musical idea can generate an entire sound world. This article shows how Boulez created Notation I for orchestra (1978) by composing the aura of the first piano Notation (1945). The composition is created out of deductive operations of the structural characteristics of the piano figures, operations which allow for the definition of functions, and for the variation of forms, which, in the end, is used to construct a language. The entire musical canvas is then seen as being entirely subtended by the tripartite structure of anacrusis-accent-decay, a tripartition inherited from Messiaen, but which Boulez systematizes by making it a principle of articulation on all levels of the composition.
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Enquête : neuf idées musicales
Jonathan Goldman, Petar Klanac, Philippe Leroux, Bruno Mantovani, Chris Paul Harman, Klas Torstensson, Brian Current, Mauro Lanza, Jean-François Laporte et Johannes Maria Staud
p. 65–77
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De la musique comme situation : entretien avec Helmut Lachenmann
Abigail Heathcote
p. 79–91
RésuméFR :
2005, année du soixante-dixième anniversaire de Helmut Lachenmann, a vu le début d’un soudain intérêt pour l’oeuvre du compositeur. Cet entretien a eu lieu le 19 janvier 2006 à Paris, pendant la série de concerts « Lachenmann/Mozart » à la Cité de la Musique. Dans cet entretien révélateur, Lachenmann parle de sa conception de la forme musicale comme transformation constante de catégories de sons qui dépassent les divisions des instruments traditionnels. Le compositeur décèle aussi le rapport continu à son travail de la notion de « son-structure », exposée pour la première fois dans son essai de 1966 Klangtypen der Neuen Musik. Prenant la forme d’une typologie de sons, Klangtypen débute par la perception purement physique du son et culmine avec la notion de « son-structure » (Strukturklang). Point crucial, à travers ce dernier concept, la musique est considérée comme un objet dialectique de la perception. Autrement dit, dans un Structurklang les sons sont expérimentés non seulement en soi mais aussi par rapport à leur relation au contexte plus large et aux différentes relations qu’ils entretiennent. L’écoute structurale pour Lachenmann comprend donc sur un niveau un mode de perception qui n’est pas fondé seulement sur la compréhension, ou « recognition du connu », mais sur une forme d’écoute plus profonde, qui pourrait être entendue comme une sorte d’intuition sans coordonnées fixes. « L’idée de structure, dit Lachenmann, n’est pas quelque chose d’intellectuel, mais quelque chose qui me touche. » Liée à une sorte de renonciation de la prétention à la maîtrise totale du son — Lachenmann appelle celle-ci « une sorte de dé-subjectivation » — l’oeuvre ne représente plus une image préconçue, mais joue une forme d’ouverture créative vers l’extérieur : « savoir ce que c’est, mais aller au-delà de la chose ». Or, précisément, la position de Lachenmann n’est pas une position de relativisme. La dialectique entre le connu et l’inconnu est très importante : les relations implantées dans le passé d’un son, par exemple, forment une partie essentielle de l’expérience d’écoute. À travers un processus de transformation ou de recontextualisation du déjà connu — en « rompant la magie » — Lachenmann nous pousse à écouter les sons de nouveau. En gros, son travail regarde en arrière, vers la tradition, mais seulement pour mobiliser cette tradition, lui injecter une nouvelle immédiateté. La musique n’est pas seulement objet d’entendement, mais aussi quelque chose qui doit être expérimenté — elle est une situation musicale en transformation constante.
EN :
2005, the year of Lachenmann’s seventieth birthday, saw the beginning of an explosion of international interest in the composer’s work. This interview took place on 19 January 2006 in Paris, during the concert series ‘Lachenmann/Mozart’ at the Cité de la Musique. During this revealing interview, Lachenmann discusses his conception of musical form as the constant transformation of sound categories which transcend traditional instrumental divisions. The composer also reveals the continued relevance to his work of the notion of ‘sound structure’, set out formally for the first time in his 1966 essay, ‘Klangtypen der Neuen Musik’. Taking the form of a sound typology, ‘Klangtypen’ begins with the purely physical perception of sounds and culminates with the notion of ‘sound structure’ (Strukturklang). Crucially, in this latter concept, music is seen as dialectical object of perception. In other words, in a Strukturklang sounds are experienced not only in themselves but also in terms of their relation to their wider context and the various relationships which they form. Structural listening for Lachenmann, then, involves on one level a mode of perception which is not based solely on understanding, or recognition of the familiar, but on a deeper form of listening, which could be understood as a form of intuition without fixed co-ordinates. ‘The idea of structure’, says Lachenmann, ‘is not an intellectual thing but a touching thing’. Linked to a kind of renunciation or relaxation of the pretence of total subjective control — Lachenmann calls it ‘a sort of desubjectification’ — the work no longer represents a pre-conceived image, but enacts a form of creative opening-up to the outside. Yet crucially Lachenmann’s position isn’t one of total relativism. The dialectic between the familiar and the unfamiliar is all important: the relationships embedded in a sound’s past, for example, are an essential part of the listening experience. Through a process of transforming or recontextualising what we already know — by ‘breaking the magic’ of the familiar — Lachenmann prompts us to hear sounds anew. In a broader sense, his work looks backwards at tradition, but only in order to mobilise that tradition, to inject it with a new immediacy. The music is something not only to be understood but also to be experienced — it is a musical situation undergoing constant transformation.
Cahier d’analyse
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Rencontre Haydn/Wagner dans les Berliner Momente de Walter Boudreau
Maxime McKinley
p. 93–113
RésuméFR :
Cet article propose, dans un premier temps, un parcours des diverses époques et tendances esthétiques à travers lesquelles Walter Boudreau a peu à peu construit son langage musical. Ce parcours débute par le courant de la contre-culture québécoise dans les années 1960, nous menant ensuite à Darmstadt et au structuralisme des années 1970, pour se terminer avec le développement du postmodernisme musical québécois dans les années 1980. Les généralités brossées dans ce parcours trouvent leur application dans la seconde partie de l’article, qui consiste en une analyse du cycle des Berliner Momente. Ce cycle, pour orchestre symphonique, est une oeuvre monumentale sur laquelle Boudreau travaille depuis près de vingt ans. L’analyse qui en est ici proposée, non exhaustive, s’attelle à faire la lumière sur les fondements herméneutiques de l’oeuvre, à montrer comment ceux-ci ont déterminé le choix des matériaux, à donner des exemples de manipulations effectuées sur ces matériaux. Il se révèle ainsi que les Berliner Momente, entièrement inspirés par l’histoire du peuple allemand, utilisent comme principaux matériaux le quatuor de Haydn servant d’hymne national à l’Allemagne et un corpus de motifs puisés dans la Tétralogie de Wagner. Pour Boudreau, le pôle « Haydn » des Berliner Momente symbolise l’aspect noble et digne du peuple allemand, tandis que le pôle « Wagner » en symbolise l’aspect sombre et tragique. Les évènements puisés dans l’histoire de l’Allemagne ont suggéré au compositeur diverses façons de manipuler ces deux paradigmes, créant de multiples jeux de frictions, de tensions et de confrontations. La dernière partie de l’article suggère qu’avec les Berliner Momente, Walter Boudreau participe à de nouveaux jalons pour la postérité wagnérienne.
EN :
This article offers first of all a journey through the various eras and aesthetic tendencies which have shaped Walter Boudreau’s musical language. This journey began in the heart of Québécois counter-culture of the 1960s, runs through Darmstadt and the structuralism of the 1970s, and arrives at Québécois musical postmodernism in the 1980s. The general concepts introduced in this survey are then applied in the second part of this article, which consists of an analysis of Boudreau’s Berliner Momente cycle. This cycle, for orchestra, is a monumental work which was composed over the course of nearly twenty years. The non-exhaustive analysis proposed here looks at the hermeneutic foundations of the work, and how these shaped the choice of materials and their manipulation. It is revealed that the Berliner Momente, entirely inspired by the history of the German people, uses as its principle musical material the Haydn string quartet which became Germany’s national anthem, as well as a corpus of motives taken from Wagner’s Ring cycle. For Boudreau, the “Haydn pole” of the Berliner Momente symbolizes the noble and worthy aspects of the German people, while the “Wagner pole” symbolizes the darker and more tragic aspects. The events taken from the history of Germany suggested to the composer a variety of ways of manipulating these two paradigms, creating frictions, tensions and confrontations. The final part of the article suggests that without being an epigone, Boudreau with his Berliner Momente gives a new addition to the Wagnerian legacy.
Actualités
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De-Composing Tristan Murail: The Collected Writings, 1980-2000 / Review of Models & Artifice: The Collected Writings of Tristan Murail, Contemporary Music Review, Vol. 24, Nos. 2/3, April/June 2005, Joshua Fineberg and Pierre Michel (eds.)
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À propos de Fausto Romitelli : Le Corps électrique / Recension de Le corps électrique : voyage dans le son de Fausto Romitelli, textes réunis par Alessandro Arbo, Paris, L’Harmattan, 2005. Textes d’Alessandro Arbo, Pierre Michel, Marco Mazzolini, Pierre-Albert Castanet, Éric Denut. Entretiens avec Véronique Brindeau, Danielle Cohen-Levinas, Omer Corlaix, Éric Denut.