Un monde compassionnel ?[Notice]

  • Viviane Châtel et
  • Shirley Roy

Le pari de ce numéro des Cahiers de recherche sociologique sur le thème de la compassion est d’ouvrir le débat sur ce terme équivoque comme transcription d’un monde contemporain tourné vers l’autre et soucieux de l’Autre. Les images de guerres, de catastrophes naturelles, de famines qui nous arrivent en temps réel de toutes les parties du monde (même si les faits nous contraignent à être plus circonspects sur cette idée d’un partage à l’échelle globale des événements, des idées et des catastrophes), ont développé et développent un fort sentiment compassionnel. Comme l’écrit Paul Ricoeur, la souffrance « affecte et désorganise […] le rapport à soi-même en tant que porteur d’une variété de pouvoirs et aussi d’une multiplicité de relations avec d’autres êtres… », mais elle affecte (ou non d’ailleurs), avec plus ou moins de force, les spectateurs et spectatrices de cette souffrance, qu’elle soit le fruit de la maladie, d’une catastrophe naturelle ou de ce que les êtres humains sont capables d’infliger à leurs semblables. Cette question est d’autant plus pertinente en cette période de pandémie mondiale de la Covid-19. Bien que n’ayant pas été préparé dans ce contexte, ce numéro rencontre de manière quelque peu brutale l’actualité d’une catastrophe annoncée (depuis, au moins, l’épidémie de H1N1). Si nous pouvons certes y voir l’occasion d’une compassion généralisée, d’un souci, enfin marqué, pour ceux et celles qui prennent soin, certains indices signalent, au contraire, le rejet, la stigmatisation voire l’hostilité dans certains lieux, montrant par là même que sécurité, liberté et compassion ne font pas toujours bon ménage. L’être humain aime la catastrophe, il s’en repaît même, diraient certains. Ambrose Gwinnett Bierce écrivait ainsi, dès 1906, dans son fameux Dictionnaire du diable que « le bonheur est une sensation que nous éprouvons au spectacle du malheur d’autrui ». Faut-il voir, dans la compassion, la volonté de se repaître du malheur d’autrui ? Sans doute pas, et nous n’irons pas jusqu’à cette lecture audacieuse. Cependant, nous pouvons postuler ici quelques évidences tant la compassion, bien que clairement affichée et revendiquée, s’est révélée, in fine, plutôt inopérante quant aux modifications des pratiques et des politiques. La question essentielle, qui alimente notamment le monde journalistique, dépasse celle de la frontière entre voyeurisme et témoignage, pour rejoindre celle de l’utilité, celle de l’efficace de ces photos et de ces reportages sur les désastres humains pour amener une prise de conscience généralisée. Comme l’exprimait le photo-journaliste Patrick Chauvel en 2013 : « La photo empêche de dire “on ne savait pas”, aujourd’hui, on peut juste dire “je ne veux pas savoir”. » Cette dernière formule valide en tout point le constat fait, en 2013, par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie qui, la même année, pointait une « fatigue de la compassion », mêlée à un certain défaitisme et sentiment d’impuissance, [comme élément explicatif] de la baisse de l’importance accordée à la solidarité interindividuelle dans la cohésion sociale ». Autrement dit, tout en regardant les informations les plus désespérantes du monde humain (guerres, crimes, catastrophes naturelles, pandémies, etc.), le sentiment compassionnel semble s’effriter et s’épuiser au regard de leur démultiplication mais aussi de l’impuissance individuelle à agir. La mise en mouvement par la compassion semble bel et bien éphémère au regard de la répétition des actions, de l’impossibilité d’agir ou de l’impuissance à vraiment aider. Le psychologue étatsunien Charles Figley évoquait, dès la fin du XXe siècle, « the cost of caring for others in emotional pain » et, à l’appui d’autres analystes, notait la perte de la compassion comme résultat de ce travail permanent en présence de …

Parties annexes