Corps de l’article

Si cela fait plus de vingt ans que l’expression recherche-création (RC) est employée au Québec, peu d’écrits ont porté spécifiquement sur l’historique de cette forme de recherche en milieu universitaire[1]. Selon Pluta et Losco-Lena (2015, p. 43) : « les articles explorent peu, pour le moment, la question de son historicité ». En fait, les premiers écrits ont surtout porté sur sa définition ou encore sur des préoccupations d’ordre méthodologique (Laurier et Gosselin, 2004 ; Bruneau et Villeneuve, 2007 ; Gosselin et Le Coguiec, 2009, Chapman et Sawchuk, 2012). En effet, une première question aura été de savoir qu’est-ce que la RC et, ici comme ailleurs, les appellations et les définitions varient selon les auteurs[2]. Dans cet article et à l’instar de Candy (2006), la RC est abordée comme une nouvelle forme de recherche et s’inscrit dans un cadre universitaire. Suivant Borgdorff (2012), la RC doit répondre aux exigences de la recherche scientifique et elle repose sur une hybridité, notable sur plusieurs plans dont : les acteurs impliqués (chercheurs universitaires et artistes professionnels), le contexte de production (en milieu universitaire/en milieu artistique), le produit comme tel (de type artistique et de type recherche), le contexte de diffusion (en milieu universitaire/en milieu artistique), etc.

Le présent article explore trois temps de développement de la RC au Québec à partir du modèle d’Yves Gingras (1991) portant sur l’institutionnalisation de la recherche en milieu universitaire. À partir de documents d’archives[3] ainsi qu’à partir de données quantitatives du financement, l’article propose un cadrage sociohistorique et fait ressortir des points de tensions, des enjeux, mais également des avancées de la RC au Québec. L’article constitue aussi une occasion de réflexion critique quant à l’articulation des exigences de formation, de recherche scientifique et de production artistique.

L’institutionnalisation de la recherche chez Gingras (1991)

Dans un texte paru en 1991, Gingras propose une conceptualisation de l’institutionnalisation de la recherche en milieu universitaire. Bien que chaque champ disciplinaire, sous-discipline ou forme de recherche ait son propre contexte d’émergence et de développement, Gingras présente son modèle en mettant en évidence certains traits communs dans la formation des disciplines scientifiques. C’est en ce sens que ce modèle est adapté pour analyser le développement sociohistorique de la RC, plus précisément son émergence en milieu universitaire au Québec.

Gingras (1991) propose trois invariants ou trois aspects dans le processus de formation des disciplines, soit : a) l’émergence d’une nouvelle pratique, b) l’institutionnalisation de la pratique (par reproduction et diffusion, qui se manifestent notamment par la création de programmes de doctorat et de bourses aux études supérieures, le développement d’une structure départementale, etc.) et c) la création d’une identité sociale (celle d’une discipline ou d’un champ, l’organisation disciplinaire, la présence de porte-parole, etc.). En fait, Gingras utilise aussi la notion de modèle dans la formation des disciplines, on peut comprendre que sa notion d’invariant réfère à quelque chose de constant.

L’avantage de cette conceptualisation est qu’elle permet de penser l’apparition de nouvelles pratiques et de mettre en évidence le travail que les acteurs porteurs de cette nouvelle pratique doivent faire pour transformer leur environnement de façon à le rendre compatible avec leur manière d’agir

Gingras, 1991, p. 44

La figure 1 illustre notre adaptation de cette conceptualisation de Gingras (1991), mais selon notre chronologie, soit un découpage en trois périodes.

Figure 1

Trois temps de développement de la recherche-création au Québec (adaptation à partir du modèle de Gingras, 1991)

Trois temps de développement de la recherche-création au Québec (adaptation à partir du modèle de Gingras, 1991)

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INVARIANT 1 : Émergence de la recherche-création au Québec

Afin de retracer l’émergence de la RC, il importe de se pencher sur la période d’intégration de l’enseignement des arts à l’université et au contexte des réformes des années 1960. Historiens, historiens de l’art, sociologues, politologues et autres chercheurs de différents domaines ont abondamment étudié la période des années 1960 au Québec. Charnière historique à bien des égards, les années 1960 représentent un vent de changement comme l’indiquait jadis le slogan du Parti libéral du Québec (C’est le temps que ça change !) aux élections de 1960. Bien que des éléments progressistes (individus, mouvements) aient été à l’origine des années plus tôt de plusieurs de ces changements, la décennie qui s’amorce annonce des réformes et des mouvements sociaux et politiques importants.

L’enseignement des arts à l’université

La réforme du système de l’éducation, à la suite du rapport Parent (1964)[4], en est un exemple. Une réforme éducative, synonyme de démocratisation et de laïcisation de l’enseignement, a notamment conduit à la création d’un réseau universitaire public (UQ/Universités du Québec). Les années 1960 sont également animées par des manifestations étudiantes. L’enseignement des arts fera partie des secteurs connaissant des transformations. En effet, durant la seconde moitié du XXe siècle, l’introduction des programmes d’art à l’université modifie graduellement la vision de l’enseignement des arts, mais également la vision de la recherche qui entoure la pratique artistique. II y a là les jalons d’une formation qui est encore discutée aujourd’hui au sein des universités et des départements d’art.

La fin d’un modèle Beaux-arts ?

Au début des années 1920, la création des Écoles des beaux-arts (Montréal et Québec) concrétise l’enseignement public et professionnel des beaux-arts. La mission de ces écoles est de former des artistes, mais également des artisans, c’est-à-dire de former une main-d’oeuvre par l’apprentissage d’un savoir technique. « Le programme académique était calqué sur le modèle des écoles d’art en France » (Langlois, 1997, p. 61). Fernand Harvey (2018) rappelle qu’à ses débuts, la direction des Écoles des Beaux-arts de Montréal et de Québec était assumée par des Français. Plusieurs membres du corps professoral étaient aussi originaires de France.

L’influence française prend la forme d’une esthétique « beaux-arts » fondée sur le culte du Beau et l’inspiration des modèles classiques. Cette approche aurait pu mener à une imitation servile de sujets français en peinture et en sculpture. Cependant, dans l’esprit de [Athanase] David[5], il importe, en contrepartie de cette influence technique et institutionnelle, de promouvoir l’expression d’un art canadien qui puisse traduire des thématiques canadiennes, particulièrement en ce qui concerne le paysage

Harvey, 2018, p. 94

Un modèle beaux-arts s’est alors implanté au Québec, jumelant le savoir de l’école (théories esthétiques, histoire de l’art, matière technique) à celui de l’atelier (la transmission du savoir du maître à l’étudiant) (Giraldeau, 1986). À cet égard, l’École du meuble de Montréal est un exemple intéressant. Créée en 1935 sous le gouvernement Taschereau, cette école entraîne la professionnalisation des artisans et la formation d’une main-d’oeuvre davantage centrée sur les besoins de l’industrie. Cette école sera également le lieu d’une certaine éclosion des pratiques professionnelles, outre le travail du bois (cuivre, étain, verre, etc.) (Dubois, 2007-2008).

La querelle de l’Art vivant entre Paul-Émile Borduas, professeur à l’École du meuble dès 1937, et Alfred Pellan, peut être vue ici comme une étape importante d’un rejet des canons de l’académisme et de l’émergence de nouvelles approches pédagogiques relatives à l’enseignement des arts[6]. On observe alors un certain rejet de l’académisme et l’adoption d’approches plus modernes. Ces premières transformations de la vision de l’enseignement des arts contribuent aussi à mieux comprendre les mouvements étudiants des années 1960.

Le contexte social et le rapport Rioux

Les années 1960 sont aussi le théâtre de plusieurs manifestations et mouvements sociaux, dont les grèves et les revendications étudiantes. Une première grève a lieu à l’automne 1965 à l’École des beaux-arts de Montréal. En mars 1966, une deuxième grève est déclenchée. Cette fois, elle réunit les étudiants des beaux-arts et des arts appliqués, mais provenant également des conservatoires de musique et d’art dramatique (Couture et Lemerise, 1992). Tout en questionnant la place de l’art dans le système d’éducation, et de manière plus générale, dans la société québécoise, les étudiants réclament la création d’un comité d’étude sur l’enseignement des arts. Dans le cadre de ces grèves de courte durée (une semaine chacune), les étudiants des écoles d’art et des conservatoires reçoivent l’appui de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ)[7], ce qui donne plus d’appui au mouvement (Couture et Lemerise, 1992).

Ainsi, en mars 1966, dans la foulée des revendications des étudiantes et étudiants des établissements d’art au Québec, une commission d’enquête sur l’enseignement des arts est créée sous la présidence de Marcel Rioux, professeur et sociologue. Cette commission remet en question la séparation des écoles professionnelles (conservatoire, beaux-arts) et émet la possibilité d’intégrer les arts au nouveau réseau universitaire. Ces établissements de formation ne relèvent pas du même ministère. Les Écoles des Beaux-arts sont intégrées au ministère de l’Éducation durant les années 1960 et les conservatoires (musique et art dramatique) deviennent la responsabilité du ministère des Affaires culturelles. À tout le moins, les manifestations étudiantes de l’École des beaux-arts de Montréal des années 1960 témoignent d’une revendication pour une nouvelle formation intellectuelle qui, elle, s’inspire du modèle scientifique de l’université (Couture et Lemerise, 1992). Dans un entretien en 1992, Réal Gauthier, ancien membre de la commission Rioux, indique ceci sur la nature des revendications étudiantes : « [n]os demandes étaient globales. Le mandat de la Commission Rioux les a directement reflétées. Il associait l’enseignement des arts et la modernisation de la culture dans la société québécoise » (Gauthier, 1992, p. 14-15).

En effet, en filigrane, cette commission se veut une occasion de s’interroger sur la place de l’art dans la société industrielle et participe d’une réflexion plus large sur la définition d’une culture proprement québécoise. Celle-ci est déterminante dans l’histoire de l’enseignement des arts au Québec, car elle « entreprend la tâche difficile de définir l’art comme mode de connaissance et comme fonction sociale » (Couture et Lemerise, 1992, p. 12). Dans son mémoire de maîtrise portant sur la genèse de l’Université du Québec, Hébert (2007, p. 75) soutient que l’intégration « des arts dans le milieu universitaire est aussi importante pour la formation des maîtres puisque le Rapport Rioux propose que l’enseignement des arts soit inclus à tous les niveaux de l’enseignement ». Dans le contexte précis des disciplines artistiques, recherche et création doivent faire partie de la mission ou des objectifs de l’université. On peut donc s’attendre à de nouveaux cheminements aux cycles supérieurs.

Au cours des années 1970, plusieurs efforts sont déployés afin de reconnaître la recherche dans des domaines autres que scientifiques. En 1974, le Conseil des universités publie le Rapport intérimaire du conseil des universités sur les objectifs de la recherche universitaire. Plusieurs universités présentent des mémoires qui vont dans le sens de l’intégration des activités créatrices, une diversification des recherches dans diverses disciplines ou encore la reconnaissance des domaines autres que scientifiques[8].

L’intégration de l’ÉBAQ à l’Université Laval 

Si les paragraphes précédents témoignent d’une intégration progressive du secteur des arts aux universités, le travail des premiers professeurs d’art se trouve confronté à des traditions et à des paradigmes de recherche existants. L’intégration de l’École des beaux-arts de Québec (ÉBAQ) à l’Université Laval permet de bien illustrer ce premier enjeu. L’ÉBAQ est intégrée à l’Université Laval à la fin des années 1960. Un comité de développement et de planification de l’enseignement et de la recherche voit le jour à l’Université Laval ; le comité Roy sous la présidence de Lorenzo Roy. Le rapport Roy suggère notamment un renouvellement des pratiques pédagogiques (entre autres, revoir la place de l’enseignement magistral). Il souligne aussi l’importance du transfert des connaissances (Hébert, 2007, p. 78).

À la première réunion du comité mixte sur le passage de l’École des beaux-arts de Québec (ÉBAQ) à l’Université Laval qui a eu lieu le 13 mai 1969, les membres ont notamment statué sur le mandat de ce comité. Il s’agit d’un comité tripartite composé de professeurs de l’École des beaux-arts, de membres de l’Université Laval et des représentants du ministère de l’Éducation. Lors de cette première rencontre, M. Kerwin, alors vice-recteur de l’Université Laval, « fait remarquer que l’université n’est pas intéressée à intégrer l’E.B.A.Q .» (PV, 13 mai 1969, fonds d’archives P433/D 5, 4, p. 3). En fait, on remarque, au fil des discussions rapportées dans les procès-verbaux des rencontres, que l’université souhaite intégrer l’enseignement des beaux-arts et non l’École des beaux-arts. « On apporte dans les discussions qu’il n’y a pas, au niveau universitaire, de professeurs capables d’adapter leur enseignement à une perspective artistique, perspective qui intéresse les étudiants » (PV, 13 mai 1969, fonds d’archives P433/D 5, 4, p. 3). Les différentes tractations entre les membres de ce comité témoignent des vues parfois opposées, notamment sur la question de la sélection du corps enseignant et de son évaluation.

Dans la foulée des travaux du comité de passage de l’École des beaux-arts de Québec (ÉBAQ) à l’Université Laval, un sous-comité concernant les critères pour l’embauche des professeurs est mis sur pied. En février 1970, ce dernier dépose un rapport en détaillant ses principales recommandations concernant l’embauche des nouveaux professeurs universitaires. Ce comité reprend d’ailleurs les critères utilisés par l’UQAM lorsqu’elle intègre l’École des beaux-arts de Montréal (ÉBAM). On y précise que les critères se divisent en quatre catégories : a) les qualifications professionnelles, b) la recherche, c) la durée de l’enseignement et d) la qualité de l’enseignement. Il est question de « qualifications reconnues », soit essentiellement les diplômes et les degrés universitaires obtenus au fil du temps par le candidat. Des points sont attribués selon le diplôme : 1 point pour le baccalauréat ou le diplôme de l’École des beaux-arts, 2 points pour la maîtrise ou l’équivalent et 3 points pour le doctorat ou l’équivalent (Fonds d’archives P433/D5,4, p. 13). À cette époque, des statuts d’équivalence pour les professeurs du domaine des arts étaient définis par le Règlement de la commission de la fonction publique du Québec relatif au personnel enseignant. Ainsi, pour les professeurs des Écoles de beaux-arts, afin d’obtenir une équivalence de scolarité (classe III, niveau doctorat), cette personne doit répondre à au moins deux des exigences suivantes :

a) posséder un diplôme ou une attestation d’études valable d’une école de beaux-arts reconnue ; b) avoir obtenu une ou des bourses d’études ou de recherches accordées au mérite artistique et mises à profit ou avoir obtenu un prix reconnu valable par le jury ou mis à profit ; c) posséder une appréciation d’un grand maître jugée pertinente ; d) avoir participé seul ou en groupe à des expositions d’envergure nationale ou internationale ; e) avoir vendu des oeuvres importantes à des musées reconnus ou à des collections réputées ou avoir réalisé une oeuvre de prestige ; f) faire une carrière artistique objectivement prouvée par le dossier du candidat et indiscutablement reconnue dans la spécialité qu’il doit enseigner

Règlement de la commission de la fonction publique du Québec relatif au personnel enseignant. Normes de classification du personnel enseignant de la fonction publique, Assemblée nationale du 24 mai 1967, article 9.43

Concernant la deuxième catégorie de critère pour l’embauche de professeurs, soit la recherche, on la définit comme suit :

Par recherche on entend l’activité professionnelle du professeur, autre que celle de l’enseignement. Cette cote s’établit essentiellement en regard de la Production personnelle ou collective du professeur [souligné dans le texte] par le biais des expositions des participations à des symposiums elle doit tenir compte également d’activités secondaires telles que les conférences, les publications, etc.

Rapport du sous-comité des critères, 1970, Fonds d’archives, P433/5,4, p. 4

La recherche est associée ici à une pratique artistique professionnelle dont les résultats et la diffusion sont prioritairement orientés vers le monde de l’art. Après un examen des dossiers selon quatre catégories, le dossier d’un candidat est classé selon : 1. professeur apte à enseigner à l’université, 2. professeur à perfectionner en vue d’enseigner à l’université, 3. artiste à attacher à l’université à titre de résident (chercheur), 4. professeur à orienter à un autre niveau d’enseignement. En somme, « un professeur apte à enseigner à l’université » est celui qui détient un doctorat ou l’équivalent. Le corps professoral issu des écoles d’art se trouve donc face à un enjeu de reconnaissance de sa production et de ses qualifications en regard de critères existant pour l’attribution des postes universitaires. Cependant, on observe une ouverture en ce qui concerne la définition de la recherche afin d’y inclure la production artistique et les expositions.

L’introduction du tiret entre recherche et création

L’introduction du tiret réunissant recherche et création est aussi révélatrice et marque une étape importante de cette première période de développement de la RC. Les extraits de discussion ci-dessous sont tirés des réunions du Département d’arts plastiques de l’UQAM en 1979 (Fonds 93U-960 : 02/1). Lors de la réunion du 17 décembre 1979, les professeurs et les membres du département Louis Archambault, Claude Courchesne, Maurice Georges Dyens, Bruno Joyal, Mario Merola, Yves Trudeau discutent de la définition de la recherche en contexte de pratique artistique. Certains professeurs comme Mario Merola suggèrent des définitions très personnelles de la recherche : « [n]ous devrons commencer par nos expériences vécues personnellement, on pourrait ainsi faire la synthèse...» (PV, Fonds d’archives 93U-960 : 02/1, p. 1) De son côté, Claude Courchesne indique :

[c]réation et recherche scientifique c’est la même chose qui diffère sur la démarche, le tempo. Il faut se définir comme création ; d’autre part, ici, certains professeurs sont de vrais créateurs qu’on devrait absolument valoriser. D’autres sont créateurs hybrides, et d’autres sont des pédagogues, des techniciens-es [...] les deux derniers peuvent faire de la création, mais s’ils font de la recherche elle doit être scientifique, eux aussi doivent être encouragés

PV, Fonds d’archives 93U-960 : 02/1, p. 1

Dans le cadre de cette discussion, Yves Trudeau avance l’idée du tiret : « [p]our définir ce qu’on veut exprimer, on devrait accoler recherche avec création » (PV, Fonds d’archives 93U-960 : 02/1, p. 2). Plus loin, Trudeau poursuit : « [j]’accolais les mots “recherche-création” pour m’opposer à la recherche fondamentale et appliquée, pour identifier le milieu » (PV, Fonds d’archives 93U-960 : 02/1, p. 3). Il s’agit d’un élément très fort et un point d’ancrage dans la juxtaposition des termes recherche et création. On constate qu’au tournant des années 1970 et 1980, la réflexion mûrit et fera en sorte que l’utilisation de l’expression recherche-création deviendra plus courante.

Il faut savoir que toutes ces discussions entourant la définition de la RC reposent notamment sur un enjeu de positionnement et de reconnaissance des arts et de cette forme de recherche au sein de l’université. « Je crois qu’il faut remarquer que le sociologue, mathématicien, physicien ne connaissent pas l’art. Nous sommes universels, ils sont spécifiques. Nous sommes dans un complexe d’infériorité, d’insécurité, ils sont dans un complexe de supériorité », indique Archambault (PV, Fonds d’archives 93U-960 : 02/1, p. 3). On dénote déjà également un autre enjeu : celui de la porosité des frontières entre les organismes subventionnaires de la recherche et les professionnels lorsqu’il s’agit de définir le concept. En fait, cette discussion entourant la définition de la recherche en contexte de pratique artistique semble pour certains un exercice laborieux. « Trop de purisme. On parle de création aussi dans les formulaires du Conseil des arts », indique Mario Merola (PV, Fonds d’archives 93U-960 : 02/1, p. 3).

En fait, l’apposition du terme recherche à la notion de création constitue en quelque sorte un moyen de légitimation de l’art et de la création dans le milieu de la recherche universitaire. Kathrin Busch (2009) indique qu’une vision plus académique de la recherche en art a entraîné un changement dans la finalité des productions artistiques. Il ne s’agit plus de produire des oeuvres d’art, mais bien de générer des savoirs par la recherche en pratique artistique. Il y a là un changement épistémologique important. En somme, ce premier invariant est marqué de tensions entourant le statut, l’embauche, le processus d’octroi des professeurs d’art qui ont fait leur entrée au sein de l’université. La notion de résultats attendus et la reconnaissance des productions artistiques s’avèrent matière à débat. Par ailleurs, plusieurs changements sont notables dont la transformation progressive du modèle « Beaux-arts », la volonté d’intégration des arts et de la création aux activités de recherche ainsi que l’association des termes recherche et création.

INVARIANT 2 : Institutionnalisation de la recherche-création

Toujours selon la conceptualisation de Gingras (1991), l’étape d’institutionnalisation des pratiques constitue un moment crucial dans le développement d’une discipline ou d’un type de recherche. Il s’agit notamment d’une étape où des structures sont établies afin d’assurer la reproduction et la continuité des pratiques. La période des années 1990-2000 est l’occasion d’aborder les mécanismes de reproduction de la RC, notamment par la création de programmes aux cycles supérieurs en art et de premiers programmes de financement en RC. Comme l’indique Gingras (1991, p. 47) : « [d]évelopper les études supérieures dans les universités ne consiste pas seulement à créer de nouveaux diplômes. Cela entraîne aussi une refonte de leur mode de fonctionnement. »

Nouveaux programmes aux cycles supérieurs

La création des programmes aux cycles supérieurs, notamment des programmes de doctorat de nature interdisciplinaire, participe de cette étape d’institutionnalisation. Le premier doctorat comportant un volet de recherche-création, le doctorat en études et pratiques des arts (DEPA) de l’UQAM, est créé en 1997. Ses origines remontent à la fin des années 1980. Des membres des départements d’arts plastiques, d’histoire de l’art et de théâtre forment le comité DEPA et déposent un rapport en janvier 1987. Des discussions auront lieu notamment avec Denise Pelletier, alors adjointe à la doyenne aux études avancées et à la recherche. Le rapport de 1987 fait état des recommandations de madame Pelletier :

Madame Pelletier a fait remarquer que l’encadrement d’étudiants de doctorats dans d’autres universités, la participation à des groupes de recherche, le développement de projets de publication et le regroupement d’intérêts communs sont considérés comme des activités de recherche dynamiques et peuvent aider à faire valoir la qualité des ressources et compétences du corps professoral dans chacun des départements

DEPA – Document de travail aux fins de consultation auprès des assemblées départementales concernées, 93U-523/1, p. 3

À partir de 1987, le comité DEPA présentera plusieurs versions du programme avant d’accueillir la première cohorte d’étudiantes et d’étudiants en 1997. Depuis, de nombreuses autres universités offrent des programmes intégrant un volet de RC. Le tableau suivant, sans être exhaustif, illustre l’intégration de la RC dans les orientations stratégiques des établissements. La RC y est clairement mentionnée. Quant aux programmes d’études, dans les exemples retenus, la RC se traduit par des nouveaux cours (méthodologie, épistémologie) et une nouvelle forme du projet final au terme des études supérieures (dissertation et création/production).

Financement de la recherche-création

Le début des années 2000 est aussi marqué par la mise sur pied de programmes de subvention dédiés à la RC. Le premier programme de l’ancien fonds FCAR – formation de chercheurs et l’aide à la recherche, Établissement de nouveaux chercheurs-créateurs s’amorce en 2000. Les règles du concours mentionnent que le FCAR collaborera avec le Conseil des arts et lettres du Québec (CALQ) afin de constituer le comité de sélection. Du côté des fonds fédéraux, en 1999, le CRSH met sur pied un Groupe de travail sur l’avenir des humanités dont le mandat était de cerner les enjeux actuels et de définir les tendances futures pour la recherche et les chercheurs en humanités au Canada. En mars 2001, le groupe de travail publie un rapport intitulé Les humanités en 2010. Mo[n]des de pensée. Tout comme le Québec, le CRSH évoquait notamment dans ce rapport l’idée de créer des liens ou des collaborations plus étroites avec le Conseil des arts du Canada, afin de soutenir les initiatives de recherche dans les disciplines de la création et de l’interprétation. C’est d’ailleurs un sous-comité sur les beaux-arts de l’organisme fédéral qui a donné lieu à une recommandation importante ; c’est-à-dire celle de créer un programme pilote destiné aux chercheurs-créateurs des établissements d’enseignement supérieur[9]. Ainsi, en 2003, le programme Subventions de recherche-création en arts et lettres voit le jour et sera en vigueur jusqu’en 2010[10].

Les prochains paragraphes présentent les résultats issus de la constitution de deux bases de données : une première base de données fut élaborée à partir de 183 projets financés par le FRQSC de 2002 à 2018. Du côté du CRSH, la période de 2003 à 2010 a été considérée, dont uniquement les projets du Québec (41 projets), notamment afin d’analyser uniquement les projets du programme mentionné. Enfin, pour les deux organismes subventionnaires, des données, comme le nombre de projets de recherche, les disciplines représentées et les lieux de production de la RC (universités), sont présentées.

Tableau 1

Exemples d’orientations stratégiques, de programmes d’études et de cours en RC dans quelques universités québécoises

Exemples d’orientations stratégiques, de programmes d’études et de cours en RC dans quelques universités québécoises

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Financement provincial

Concernant le FRQSC, trois programmes ont été recensés : appui à la recherche-création/individuel, appui à la recherche-création/équipe, soutien à la recherche-création pour la relève professorale[11]. Les projets ont été regroupés par domaines, entendus ici comme des pratiques artistiques qui explorent des médias, techniques ou approches similaires suivant les catégories établies par le fonds de recherche. Pour la période étudiée (2002-2018), le nombre moyen de projets financés annuellement est de 11.

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En consultant la figure 2, p. 123, on constate que pour les 183 projets financés durant cette période, 57 sont issus des arts visuels et médiatiques (soit près de 31 % des projets financés). Les domaines du cinéma et des communications (15,3 %) et de la littérature (14,8 %) représentent également un lot important de projets soutenus par le fonds subventionnaire.

À l’examen détaillé des projets financés, on constate que pour d’autres disciplines telles que la musique, les arts vivants et le design, la composante technologique et numérique fait souvent partie des projets. Ainsi, bon nombre de projets sont en lien avec les nouvelles technologies. Or, il faut savoir que la catégorie arts visuels et médiatiques regroupe le plus grand nombre de projets et comprend des pratiques arrimant arts visuels et ingénierie, arts et nouvelles technologies, robotique et arts numériques, etc. Deux établissements se distinguent, soit l’Université Concordia (60 projets sur 183, environ 32 %) et l’UQAM (45 projets sur 183, soit environ 24 %) (figure 3).

Figure 2

Nombre de projets financés par domaine, programmes du FRQSC (2002-2018)

Nombre de projets financés par domaine, programmes du FRQSC (2002-2018)

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La carte des programmes et les orientations stratégiques de ces établissements y sont pour quelque chose, notamment la présence d’une certaine tradition de recherche s’apparentant à une démarche recherche-action ou recherche-production dans le domaine des communications et de la création médiatique (Paquin et Noury, 2020). Ces programmes offrent une formation ancrée dans la pratique et ont certes une parenté avec les méthodologies associées à la RC. On peut croire également que le réseau Hexagram (RC en arts, culture et technologies) fondé en 2002, dont l’UQAM et Concordia sont membres partenaires, incarne un terreau fertile à de tels projets de RC. En consultant les disciplines des projets par université, pour l’Université Concordia, les arts visuels et médiatiques (27 projets sur 60) et le cinéma et les communications (18 projets sur 60) sont justement les plus représentés. À l’UQAM, la répartition est plus variée. Cependant, 16 projets sur 45 sont en arts visuels et médiatiques.

Figure 3

Nombre de projets de RC financés par université, programmes du FRQSC (2002-2018)

Nombre de projets de RC financés par université, programmes du FRQSC (2002-2018)

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Financement fédéral

Comme mentionné précédemment, le CRSH emboîte le pas au FRQSC afin de financer la RC. Les figures et les paragraphes des pages suivantes illustrent les données pour le Québec de 2003 à 2010. Le nombre de projets par année de financement varie entre 6 et 12, pour une moyenne d’environ 8 projets par année. La figure 4 illustre les universités de provenance pour tous les projets soutenus financièrement dans le cadre de ce programme.

Sur ce point, la dominance de l’Université Concordia est claire, soit 23 projets sur 41, suivie de l’Université McGill et de l’Université de Montréal, mais dans une plus faible proportion. On peut émettre l’hypothèse que plusieurs chercheures-créatrices et chercheurs-créateurs de langue anglaise de ces universités trouvent plus aisément du financement auprès du CRSH. Par ailleurs, dans le rapport d’évaluation formative du programme, un sondage effectué auprès des chercheures-créatrices et chercheurs-créateurs a révélé que la taille de l’université et le statut du chercheur n’ont pas suffisamment été pris en compte dans le processus d’attribution des bourses[12].

Bien que certains chercheures-créatrices ou chercheurs-créateurs aient reçu des subventions à la fois du fédéral et du provincial au fil des années, ce ne sont généralement pas les mêmes personnes qui sont financées au CRSH qu’au FRQSC. Cela va en quelque sorte dans le sens de l’hypothèse de Stévance et Lacasse (2013), à savoir que selon les critères d’admissibilité et d’évaluation qui diffèrent, les projets soutenus, notamment la portion recherche de la RC, ne sont pas envisagés de la même manière. À titre d’exemple et en ce qui a trait au projet de RC création en musique, Stévance et Lacasse (2013, p. XV) soutiennent que :

le FRQ-SC considère forcément les doctorants-créateurs sont plus compétences et expérimentés, sur le plan scientifique, que les doctorants-chercheurs qui ont soumis une demande, puisqu’ils ont été plus nombreux à recevoir une offre du gouvernement québécois.

Figure 4

Nombre de projets soutenus par université de provenance, CRSH (2003-2010)

Nombre de projets soutenus par université de provenance, CRSH (2003-2010)

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Cela revient à dire que l’interprétation de certains critères est différente entre les deux fonds. Afin de creuser davantage cette piste et à l’instar de la recherche de Lamont (2009), il serait sans doute opportun de se pencher notamment sur la composition des comités, les rôles et responsabilités dédiés au président de ceux-ci, la perception du rôle et la préparation des membres de comités. Comme l’indique l’auteure : « how panels are formed and what panelists are asked to do – is not widely known ? » (Lamont, 2009, p. 22)[13].

Figure 5

Répartition des projets par discipline, CRSH (2003-2010)

Répartition des projets par discipline, CRSH (2003-2010)

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On peut également se demander quel est le poids du Québec dans le financement des projets octroyé par le CRSH au Canada. Au total, 158 projets ont été financés au Canada entre 2003 et 2010 dans le cadre de cette subvention. La portion du Québec représente 25,9 % des projets, une part substantielle du financement[14]. À titre indicatif, les universités de l’Ontario ont reçu 34,8 % (55 sur 158 projets) du financement et les universités de la Colombie-Britannique ont reçu 22,8 % (36 sur 158 projets), ce qui place le Québec en deuxième position des provinces les plus financées pour ce programme.

Suivant la figure 5, on remarque que selon les catégories de disciplines employées pour classifier les projets, le nombre peut varier. Cependant, on constate que les arts visuels et médiatiques regroupent un plus grand nombre de projets. Comme à l’échelle provinciale, le plus grand nombre de projets dans ces domaines n’est pas étranger à la réalité et aux changements vécus au sein du milieu culturel professionnel. Les initiatives artistiques mobilisant de nouvelles technologies ont été plus largement soutenues. Dans un rapport portant sur les arts médiatiques au Québec, Poirier et ses collègues (2016) extraient et analysent des données de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec, notamment des dépenses de l’administration publique québécoise consacrées aux arts médiatiques. En 2001-2002, moins de 1 million est consacré à ce domaine comparativement à près de 7 millions en 2011-2012. En somme, comme l’indiquent Chapman et Sawchuk (2012, p. 6) : « [i]n the present era, research-creation is often associated with new media experimentation ».

Ajoutons qu’au-delà de l’avènement du numérique, de plus en plus de projets de RC se sont structurés autour de nouvelles dynamiques de collaboration, notamment entre arts et sciences et technologies et arts[15]. Le fait de retrouver un bon nombre de projets pour les arts multidisciplinaires et interdisciplinaires correspond bien à cette réalité. Néanmoins, la présence de certaines disciplines dans certaines universités s’explique par celle d’une expertise particulière et de regroupement de recherche. Par exemple, les trois projets en musique soutenus par le CRSH, durant la période de 2003 à 2010, sont de l’Université McGill[16].

Ce survol du financement en RC indique que se dessinent certains foyers ou noyaux de chercheures-créatrices et chercheurs-créateurs dans certaines universités. Les projets en arts visuels et médiatiques ou toute forme de projets liée aux nouvelles technologies occupent une large part du financement, ce qui concorde également avec la montée des nouveaux médias dans le milieu artistique professionnel.

INVARIANT 3 : Identité sociale et communauté de chercheures-créatrices et chercheurs-créateurs

Le troisième invariant dans la conceptualisation de Gingras (1991) s’apparente au développement d’une culture de recherche au sein d’une communauté. C’est l’étape également où la communauté acquiert une certaine visibilité sociale et définit en quelque sorte son identité. La consolidation de cette communauté passe notamment par l’organisation de colloques et d’événements autour de la RC, favorisant ainsi une visibilité et une reconnaissance à cette forme de recherche. Aussi, la création de réseaux, de revues ou plateformes numériques contribue à l’échange d’idées et permet aux chercheures-créatrices et chercheurs-créateurs de débattre de leur vision de la RC. Ces canaux de diffusion et lieux d’échanges sont riches également en information concernant les préoccupations, les questionnements et les débats animant une telle communauté. À l’instar de l’analyse de Mottram (2009, p. 3), ce sont bien les acteurs de la RC qui définissent et forgent une culture de recherche particulière : « when talking about research cultures in academia, it is the academics that have de responsibility for determining the specifics of that cultural environment in which they might wriggle and grow ».

L’artiste à l’université : nouvelle identité sociale

La figure de l’artiste-théoricien ou de l’artiste scientifique n’est pas nouvelle[17]. Il y a néanmoins un contexte particulier au Québec pour les chercheures-créatrices et chercheurs-créateurs au sein des universités. À l’origine du façonnement de cette nouvelle identité sociale se trouvent des facteurs identifiés et mentionnés précédemment dans l’émergence et l’institutionnalisation de la RC. Une forme d’académisation des artistes et une intellectualisation du discours sur l’art vont de pair avec la transformation de cette identité. En effet, parallèlement aux changements qui s’opèrent dans le milieu universitaire, d’un point de vue social et culturel, un certain nombre de phénomènes sociaux dans le milieu artistique professionnel a certes eu une influence sur la conduite des activités d’enseignement et de recherche chez les artistes ayant intégré les universités québécoises. À cet égard, la prise de parole des artistes, la professionnalisation de ceux-ci et les liens étroits entre les institutions universitaires et les organismes culturels et artistiques ainsi que l’apport des nouveaux médias dans le champ de l’art constituent trois phénomènes importants.

Selon Fournier (1986), le rôle ou le titre de la fonction exercée par l’artiste-professeur a sensiblement évolué au fil du temps. Avant les années 1920, Fournier parle « d’artisan-entrepreneur », ensuite « d’artiste-professeur » pour les années allant de 1940 à 1965, et enfin « d’artiste-chercheur » après les années 1970. Corollairement, les fonctions de l’artiste ont aussi évolué, de même que les objectifs de formation de plusieurs générations d’artistes. Si, au départ, l’atelier était le lieu tout désigné pour développer un savoir technique dans une finalité « décorative » de l’art, le passage de la formation des arts à l’université a grandement changé la donne. Fournier (1986) parle alors de fonctions de l’art et de ses institutions associées à la production de connaissances, à l’expérimentation et à la création de réseaux de spécialistes. Dans des entrevues accordées à Marcel Fournier au début des années 1980, l’artiste sculpteur Robert Roussil tient ces propos sur l’artiste à l’université :

À l’université, c’est un standing que l’on donne à l’artiste. L’artiste n’a pas un standing social. Le docteur va à l’université parce que c’est une raison vraie : c’est là que tu apprends la médecine. Mais ce n’est pas là que tu apprends à peindre

Propos rapportés par Fournier, 1986, p. 110-111

Concernant la professionnalisation des artistes, Bellavance et Laplante (2002) ont identifié plusieurs facteurs liés à ce phénomène, dont l’émergence d’industries culturelles, le développement des programmes de formation pour les artistes et la création de certaines institutions culturelles. Ces dernières sont créées durant la même période que la réforme éducative des années 1960, notamment le Conseil des arts du Canada (1957) et le ministère des Affaires culturelles (1961). À la même époque, Bellavance et Laplante (2002) observent également l’impact de l’audiovisuel sur le secteur artistique. « Souvent d’ailleurs la structuration du secteur audiovisuel précède celle du secteur artistique » (2002, p. 316). En ce sens, les initiatives de recherche et d’expérimentation en lien avec les nouveaux médias ont certainement nourri les chercheures et chercheurs et les créatrices et créateurs. L’évolution des appellations des programmes d’étude témoigne aussi de ces changements.

La dénomination « beaux-arts » s’est graduellement transformée dans les années 1960, sous l’influence moderniste, en l’appellation « arts plastiques » (laquelle est encore d’actualité dans les programmes d’étude au collégial, ainsi que plus largement en France). Celle-ci est ensuite devenue, au cours des années 1980, « arts visuels ». Vers la fin des années 1990, « arts visuels et médiatiques » fut la dernière formulation adoptée, du moins par l’Université du Québec à Montréal. Parallèlement, d’autres milieux institutionnels et culturels voyaient émerger l’expression « art des nouveaux médias »

Bachand, 2012, p. 7

De plus, Bénichou (2010) constate qu’au tournant des années 1960-1970, non seulement l’artiste produit une oeuvre, un discours, mais s’engage également dans la diffusion et la documentation de cette oeuvre. Enfin, comme l’observe Fournier (1986), cette prise de parole, cette professionnalisation et la volonté d’insertion des arts aux universités sont autant de manifestations de la modification de cette identité sociale.

La fin des années 1990 est notamment marquée par l’utilisation plus importante des nouveaux médias dans le secteur artistique. Certaines parleront même d’une nouvelle économie créative, suivant les termes de Florida (2002). De leur côté, Uzel et Cron (2011) notent que les années 1990 sont marquées par des investissements et la création de programmes de subventions pour les entreprises liées aux nouvelles technologies. Au dire d’Uzel et Cron (2011, p. 7), cette nouvelle économie créative :

a été innervée par l’accès à un milieu universitaire et à ses départements en arts des plus énergiques ; par l’ouverture de laboratoires de recherche et de fondations privées ; par l’engagement des pouvoirs publics qui ont mis sur pied des programmes d’aides financières spécifiques aux arts médiatiques, mais aussi par le développement fulgurant de l’industrie du multimédia qui, dans son ensemble, font de la métropole, une e-cité modèle.

Uzel et Cron (2011) remarquent cependant que l’émergence des technologies dans les pratiques artistiques, particulièrement à Montréal, remonte à la fin des années 1960. Période marquée aussi par un contexte social et politique particulier, comme mentionné plus haut. De nouvelles pratiques telles que la vidéo indépendante, les arts médiatiques, le cinéma d’auteur constituent un terrain fertile d’exploration en écho aux mutations sociales, culturelles et politiques de l’époque.

Dans les années 1990, de telles pratiques se développent également au sein de plusieurs groupes et centres de recherche universitaires, dont les objets de recherche portent sur les nouveaux médias et dont les projets sont de facture interdisciplinaire. Rien d’étonnant aussi au fait qu’au début des années 2000, le comité responsable de l’évaluation des programmes en RC du FRQSC (2003) indique que la moitié des demandes couvrant la période de 2001 à 2004 était en arts électroniques et multidisciplinaires. Cette observation est tout à fait cohérente avec la précédente description relative au financement des projets en RC. Il faut aussi considérer une plus grande convergence des arts et des sciences. « Ce besoin de conjuguer recherches scientifiques et création artistique est d’ailleurs d’autant plus pressant et incontournable que certaines réalisations nécessitent une expertise qui n’existe pas. » (Poissant, 1997, p. 5) Des collaborations entre les arts, sciences, technologies ont assurément favorisé et teinté le développement de la RC.

En somme, il s’opère donc de nombreux changements durant les années 1970 à 2000 dans le milieu artistique professionnel, particulièrement en lien avec les nouveaux médias, qui pavent la voie à certaines initiatives en recherche-création. Par exemple, plusieurs membres du corps professoral, des chercheures ou chercheurs artistes, impliqués dans les activités des centres d’artistes autogérés, se trouvent au coeur de nombreux projets et expérimentations. En 2002, le Regroupement des centres d’artistes autogérés du Québec (RCAAQ) amorce une enquête auprès de 48 centres d’artistes afin de dresser un portrait de l’édition au sein de ces organisations, et ce, sur une période de cinq ans (1998-2002). Au nombre des résultats de cette étude, les centres sondés considèrent l’artiste comme le principal collaborateur des publications (61,8 %) (RCAAQ, 2004, p. 17), ce qui va de pair avec la participation et la contribution de l’artiste à la diffusion des oeuvres et à sa documentation. Plus que cela, le RCAAQ cherche aussi à savoir qui sont les principaux partenaires lorsque les centres font de la coédition. En majorité, ceux-ci ont répondu (40 %) « autre partenaire » comme des centres d’exposition ou des universités (RCAAQ, 2004, p. 18). En ce sens, la structuration des activités de recherche et celles entourant la diffusion de projets artistiques ne se formalisent pas nécessairement de la même manière que dans d’autres champs disciplinaires. Dans de nombreux cas, les pratiques de recherche dans les domaines artistiques se réalisent dans deux champs, le champ artistique professionnel et le champ universitaire.

Colloques, rencontres et canaux de diffusion

Les congrès, colloques et rencontres institutionnelles sont souvent l’occasion de rassembler une communauté de chercheures et chercheurs et de contribuer à un champ de recherche. En effet, à partir des années 2000, de nombreux forums et colloques témoignent de l’intérêt pour le RC chez plusieurs chercheures-créatrices et chercheurs-créateurs québécois. En 2010, un colloque intitulé Créer à l’université : Pourquoi ? Comment ? Enjeux et devenirs de la recherche-création à l’Université Laval a lieu. En collaboration avec le FRQSC, l’Université Concordia et l’UQAM, des colloques s’organisent sur la question : La recherche-création dans l’Université du 21e siècle (ACFAS, Montréal, 2012), La recherche-création : territoire d’innovation méthodologique (UQAM, Montréal, 2013). En 2013, le Forum, Arts, culture et mieux-être a lieu en réponse à l’appel du scientifique en chef Rémi Quirion afin de favoriser des initiatives intersectorielles en art et culture. Enfin, en mai 2016, la première édition des États généraux de la recherche-création se déroule à l’Université Laval. Ces événements constituent un des facteurs de développement ou de renforcement d’une identité collective puisque la vision et la définition de la RC y sont nécessairement débattues. À cet égard, l’UQAM et l’Université Laval semblent représenter deux pôles de cette vision[18]. Le colloque organisé par des chercheures et chercheurs de l’UQAM propose une variété d’intervenantes et d’intervenants en RC et fait une bonne place aux artistes et au processus de création inhérent aux projets. Les discussions au cours des États généraux organisés par les directeurs de l’OICRM (Laval) se rapprochent davantage d’une pragmatique de recherche plus anglo-saxonne. Elles demeurent plus près des définitions de la RC du CRSH et s’avèrent très critiques à l’égard d’une composante trop centrée sur la création au FRQSC.

Enfin, la diffusion passe aussi par la publication d’articles et celle des travaux en RC sous diverses formes. En effet, plusieurs projets de publication et de diffusion en RC ont vu le jour ces dernières années. Des numéros spéciaux de revues au Québec et au Canada sont consacrés à la question[19].

Conclusion

Ce cadrage sociohistorique à partir du modèle de Gingras (1991) a fait ressortir trois périodes de développement de la RC au Québec. La RC est une forme de recherche singulière, encore jeune et qui doit faire sa place parmi des traditions, des disciplines et des champs recherche bien établis en milieu universitaire. Gosselin et Le Goguiec (2009), en introduction de leur ouvrage collectif, mentionnent que l’expression RC suit l’intégration et le développement des arts à l’université.

On voit alors apparaître l’expression recherche/création, avec une barre oblique, suggérant de comprendre « recherche ou création » sans avoir nécessairement à le dire. Puis, la barre oblique a eu tendance à disparaître pour faire place à « recherche-création » avec un tiret ou tout simplement à « recherche création »

Gosselin et Le Goguiec, 2009, p. 1

À l’image des transformations des appellations en RC, la place de la recherche dans la création artistique a certes évolué depuis l’intégration des arts à l’université.

Les enjeux soulevés par la recherche-création sont nombreux. La RC doit se définir entre différents modèles de recherche (universitaire et professionnelle) et met de l’avant de nouvelles approches et paradigmes méthodologiques. À cet égard, rappelons le rôle différencié des organismes de financement de la recherche scientifique (CRSH, FRQSC) et de création artistique (CALQ et Conseil des arts du Canada). Sur le plan épistémologique et méthodologique, la RC engendre certaines résistances au sein du milieu universitaire. Si elle présente une certaine parenté avec la recherche en sciences humaines, ses mécanismes de diffusion s’éloignent des modes plus traditionnels de dissémination des connaissances (publication savante). Les outils bibliométriques, généralement utilisés afin de témoigner du poids et de l’importance de la production scientifique des chercheurs, sont mal adaptés pour évaluer des résultats de nature non discursive.

En somme, la RC participe à sa manière à la transformation de plusieurs pratiques universitaires. La mouvance pour des méthodologies plus participatives, le décloisonnement des secteurs de recherche, la participation des citoyens aux définitions de problématiques de recherche, les potentialités du numérique quant à l’accès et à la communication des informations résonnent d’une manière toute particulière lorsqu’on pense à la RC. La communauté de chercheurs-créateurs doit aussi poursuivre ses efforts afin de se doter des meilleures conditions de réalisation et de reconnaissance de cette forme de recherche au sein de l’université.