Numéro 2, décembre 2020 Marx, critique du capital et de la société Sous la direction de Éric N. Duhaime et Jean-François Filion
Sommaire (12 articles)
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Introduction
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Marx et la critique de la technique : réflexions à partir des Grundrisse et du Capital
Maxime Ouellet
p. 23–43
RésuméFR :
Cet article consiste en une réflexion sur la nature de la technique dans les écrits de Marx. Dans un premier temps, la manière dont Marx aborde la question de la technique à partir de son ontologie de l’autoproduction de l’être générique sera présentée. Par la suite, la critique marxienne du machinisme sera analysée à l’aune de son ontologie de l’autoproduction. L’analyse du machinisme proposée par Marx dans le chapitre XIII du Capital permettra de faire un retour critique sur le désormais célèbre passage des Grundrisse communément désigné en tant que « Fragment sur les machines », et qui est mobilisé par de nombreux théoriciens contemporains du post-capitalisme tels que les cognitivistes ou les accélérationnistes. Contre leur vision productiviste, il s’agira de proposer une lecture qui permettrait de dépasser les apories auxquelles mènent les analyses unilatérales du développement technologique sous le capitalisme, que celles-ci soient progressistes ou romantiques.
EN :
This article consists of a reflection on the nature of technique in the writings of Marx. First, the manner in which Marx raises the question of technique from his ontology of the auto-production of species being will be presented. From there on the Marxist critique of the machine is analyzed according to its ontology of auto-production. The analysis of the machine proposed by Marx in chapter XIII of Capital allows a critical return to the now famous passage from the Grundrisse, commonly designated as a “fragment on machines” and mobilized by numerous contemporary post-capitalist theorists such as the cognitivists and accelerationists. Against their productivist vision, the aim will be to advance a reading that would allow the overcoming of the aporias resulting from the unilateral analyses of technological development under capitalism, be they progressive or romantic.
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Marx, l’industrie et son désoeuvrement
Émilie Bernier
p. 45–69
RésuméFR :
Ce texte propose une réflexion sur la pertinence actuelle de la confiance que Marx plaçait dans le mouvement de l’industrialisation. En analysant les modalités de production de la valeur qui ont cours au sein des économies postfordistes, l’auteure décrit une forme d’exploitation intensifiée se basant de plus en plus sur des processus cognitifs, communicationnels et affectifs, qu’elle comprend d’après ce qu’elle appelle un « paradigme pornographique ». Loin de constituer une entrave à la critique et à la résistance, ce modèle présente le capitalisme actuel comme structure de relations : la matière « biopsychique » qui fait l’objet de cette domination en est une qui, par définition, résiste. L’auteure défend l’hypothèse qu’une certaine faculté plastique et créatrice du vivant permet d’envisager que la poursuite et l’approfondissement du processus industriel attendus par Marx se renversent en désoeuvrement, c’est-à-dire en une composition telle que la puissance productive, dans son propre approfondissement, échappe à toute forme de valorisation.
EN :
This text proposes a reflection on the present relevance of Marx’s confidence in the movement of industrialization. The author analyzes the specific modes of capitalist value production within post-Fordist societies and depicts an intensification of exploitation as it is increasingly based on cognitive, communicational and affective processes, according to a pattern she calls the “pornographic paradigm”. Far from hindering resistance and critique, such a model portrays capitalism as a structure of relations; “biopsychic” matter as the object of domination is here one that, by definition, resists. Hence, the author defends the hypothesis that living processes have certain plastic and creative faculties leading us to envision that the continuation and development of the industrial process anticipated by Marx will reverse into idleness. In other words, productive power may yield to compositional dynamics in which its very development escapes valorization altogether.
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L’éternelle saison des amours : la soumission virtuelle de la pratique sociale au capital
Éric N. Duhaime
p. 71–96
RésuméFR :
Cet article vise à problématiser les enjeux qui se rattachent au rôle de plus en plus central que jouent la science et la technologie dans l’économie. Développant notre réflexion à partir de l’oeuvre de Marx, nous cherchons d’abord à rendre compte des concepts de soumission formelle et de soumission réelle qu’il développa à son époque. En tenant compte du passage du capitalisme industriel au capitalisme avancé, nous proposons ensuite le concept de soumission virtuelle de la pratique sociale au capital afin de problématiser les enjeux liés à une nouvelle stratégie monopolistique qui fut mise en place par de grandes corporations au milieu du XXe siècle et qui conjugue la R-D et le marketing, c’est-à-dire la production et la commercialisation d’inventions brevetées. Il en résulte alors un contrôle sur la détermination des objets d’usage futurs qui viendront prendre place dans nos sociétés, lequel renvoie précisément au concept de soumission virtuelle de la pratique sociale au capital.
EN :
This article aims to problematize the issues linked to the increasingly central role played by science and technology in the economy. Developing our reflection from the works of Marx, we first seek to account for the concepts of formal and real subsumption developed in his day. Keeping in mind the transition of industrial capitalism to its advanced form, we then propose the concept of the virtual subsumption of social practice to capital in order to problematize the issues tied to a new monopolistic strategy put in place by large corporations in the middle of the 20th century bringing together marketing and R&D: the production and commercialization of patented inventions. The result is control over the determination of objects of future use that will take place in our societies, which precisely refers to the concept of virtual subsumption of social practice to capital.
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Art et marchandise : penser le travail artistique avec Marx
Pascale Bédard
p. 97–129
RésuméFR :
Comment penser l’art, comme réalité objective et pratique de création, mais aussi en tant que marchandise ou contre-marchandise ? Cet article prend pour point de départ la critique de la marchandise proposée par Marx afin de poser un regard sur le fonctionnement social, culturel et économique de l’art aujourd’hui. Il soutient que l’oeuvre d’art entretient un rapport complexe et nuancé au monde marchand, ce qui entraîne des conséquences importantes sur l’intégration sociale du travail artistique. Le problème principal de l’articulation entre art et marchandise demeure la question du travail, c’est-à-dire celle de l’artiste lui-même, qui cherche à reproduire sa vie économique, tout en maintenant une pratique fondée dans un autre ordre de finalité. Dans le contexte du capitalisme contemporain, où les valeurs d’authenticité et de créativité triomphent sur les marchés, le travail artistique ne peut être compris sans interroger la notion de vocation et son usage social. Ce faisant, c’est aussi les questions du travail productif, du travail libre, de l’exploitation et du fétichisme qui peuvent renouveler la réflexion sociologique sur la pratique de l’art aujourd’hui.
EN :
How might we conceive of art as an objective reality and a practice of creation, but also as a commodity, or counter-commodity? This paper takes Marx’s critique of the commodity as its starting point in order to examine the social, cultural and economic functioning of art today. It argues that the work of art has a complex and nuanced relationship with the world of the market with important consequences for the social integration of artistic labour. The principal concern in the articulation between art and the commodity form remains the question of labour, more specifically the labour of the artist himself, who seeks to make a living while maintaining a practice founded in another order of finality. In the context of contemporary capitalism, where authenticity and creativity are highly valued, artistic labour cannot be understood without questioning the notion of vocation and its social use. In that sense, questions concerning productive labour, free labour, exploitation, and fetishism can also serve to renew sociological reflections on the practice of art today.
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Phénoménologie de l’esprit pétrifié : Marx, critique de l’organisation capitaliste
François L’Italien
p. 131–149
RésuméFR :
La théorie critique du capital proposée par Marx dans son ouvrage éponyme contient des matériaux conceptuels susceptibles de rendre compte de la formation et des caractéristiques d’un nouveau mode de régulation de la pratique succédant à celui qui a animé les institutions politiques dans le monde moderne. Partant des analyses avancées dans la section IV du Capital, qui portent sur les formes typiques de l’organisation capitaliste, le présent article soutient qu’elles peuvent être lues comme une contribution sociologique à la théorisation critique du système de domination contemporain, caractérisé par le déploiement de dispositifs de contrôle tendanciellement dépourvus de toute réflexivité et de toute finalité substantielle. C’est cependant dans le miroir de la relecture critique de la philosophie hégélienne de l’État qu’une telle contribution peut être pleinement appréciée, puisqu’elle y trouve le motif philosophique et sociologique fondamental par lequel est saisie la logique de l’organisation comme autodéveloppement d’un principe rationnel objectif subordonnant les pratiques particulières à une totalité à portée universelle.
EN :
The critical theory of capital proposed by Marx in his eponymous work contains conceptual materials that can account for the formation and characteristics of a new mode of regulation of practice succeeding that which animated the political institutions of the modern world. Springing from analyses advanced in section IV of Capital concerning the typical forms of the capitalist organization, the present article argues that they can be read as a sociological contribution to the critical theorizing of the contemporary system of domination, characterized by the deployment of control mechanisms which tend to be devoid of any reflexivity or substantive aim. It is nevertheless in the mirror of a critical rereading of the Hegelian philosophy of the State that such a contribution can be fully appreciated, since it recoups within it the fundamental sociological and philosophical motive through which organizational logic, as the self-development of an objective rational principle subordinating particular practices to a totality of universal reach, is seized.
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Marx, lecteur d’Épicure
Gilles Labelle
p. 151–170
RésuméFR :
La thèse de doctorat de Marx, Sur la différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et Épicure, qu’il présente et défend en 1841 à Iéna, est un de ses écrits les moins commentés. Quand c’est le cas, c’est souvent pour en faire un « moment » de son parcours philosophique, comme si les intuitions initiales du « matérialisme antique » (la triade Démocrite, Épicure et Lucrèce) étaient le lointain point de départ du « matérialisme historique et dialectique », après avoir transité par le « matérialisme bourgeois » du XVIIIe siècle. A contrario de ces lectures, nous tenterons ici ce que Miguel Abensour désigne comme une opération de « libération du texte » de Marx, qui exige, avant tout, de lire sa thèse pour elle-même, c’est-à-dire de l’interroger sans l’inscrire d’emblée dans un parcours dont la connaissance qu’on aurait de son point d’arrivée autoriserait rétrospectivement à en faire une des « étapes » y menant plus ou moins inéluctablement. Ce faisant, il apparaît que Marx, loin de faire d’Épicure un « matérialiste », en fait plutôt un penseur de la « conscience de soi », plus précisément de ce que Marx désigne comme « singularité abstraite », à laquelle il oppose une « singularité concrète ». Une telle opposition, entre abstraction et concrétude, est de nature à permettre de saisir en quoi, comme l’indique Marx dans une lettre à Ferdinand Lassalle de 1857, sa thèse avait pour lui un sens politique plutôt que simplement philosophique au sens étroit du terme.
EN :
Marx’s doctoral thesis, The Difference Between the Democritean and Epicurean Philosophy of Nature, presented and defended in 1841 at Jena, is one of his least discussed writings. When this is the case, it is often made out as a mere “moment” of his philosophical journey, as if the initial intuitions of “ancient materialism” (the triad Democritus, Epicurus and Lucretius) were the distant starting point of “historical and dialectical materialism”, after having passed through the “bourgeois materialism” of the 18th century. Contrary to these readings, we will attempt here what Miguel Abensour designates as an operation of “freeing the text”, above all requiring that the thesis be read for itself, that is to say without immediately reducing it to the starting point of a course inevitable leading toward an end point more or less devoid of any mystery. In doing so, it appears that Marx, far from making Epicurus out as a “materialist”, rather makes him a thinker of “self-consciousness”, or more precisely of what Marx designates as an “abstract singularity”, to which he opposes a “concrete singularity”. Such an opposition between abstraction and concreteness allow us to understand how, as indicated in an 1857 letter to Ferdinand Lassalle, Marx’s thesis had for him a political sense rather than simply a philosophical one in the strict sense.
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Autopsie d’une erreur de jeunesse : les apories de la critique marxienne de l’institutionnalisme de Hegel
Jean-François Filion
p. 171–203
RésuméFR :
La Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, rédigée en 1843 par un Karl Marx alors âgé de vingt-cinq ans, s’avère une oeuvre cruciale de l’histoire de la pensée, qui demeure aujourd’hui d’une grande importance théorique et pratique. C’est en ayant à l’esprit le fait que Marx adhère à une forme d’optimisme anthropologique méconnaissant la nécessité de la médiation politico-juridique pour l’autonomie subjective que nous tenterons d’exposer en quoi son rejet du soi-disant « mysticisme » hégélien s’avère une brillante erreur de jeunesse qu’il reproduira, cependant, dans ses textes ultérieurs. En effet, après plus d’un siècle de sciences sociales et psychologiques, nous savons que la constitution de l’identité implique une dialectique de la reconnaissance intersubjective garantie par la médiation d’un tiers symbolique institué. Nous proposons également de relativiser la radicalité de la critique marxienne de Hegel en tentant de réinscrire la pensée spéculative des institutions dans la signification ontologique du surgissement de la vie sur Terre et du rôle que prennent les médiations culturelles et politico-juridiques dans le maintien et le développement de l’existence humaine.
EN :
Critique of Hegel’s Philosophy of Right, written in 1843 by a twenty-five-year-old Karl Marx, turns out to be a crucial work in the history of thought, whose theoretical and practically importance remains to this day. Since Marx assumes a form of anthropological optimism, ignoring the need for political mediations for subjective autonomy, we will attempt to explain how his rejection of the so-called Hegelian “mysticism” turned out to be a brilliant youthful mistake which he has reproduced, however, in his later texts. Indeed, after more than a century of social and psychological sciences, we know that the constitution of identity involves a dialectic of intersubjective recognition guaranteed by the mediation of an instituted symbolic Other. Then, we also propose to relativize the radicalness of Marx’s critique of Hegel by attempting to reinscribe the speculative thought of institutions in the ontological meaning of the emergence of life on Earth and of the role that cultural and political mediations take in maintaining and developing the human existence.
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De la production au travail : à propos d’un changement de paradigme, ou comment Marx est devenu antiproductiviste
Franck Fischbach
p. 205–228
RésuméFR :
Nous défendons dans cet article la thèse selon laquelle l’évolution de sa pensée a conduit Marx à passer d’un paradigme philosophique à un autre, en l’occurrence du paradigme de la production à celui du travail. Nous cherchons à établir qu’il ne s’agit pas seulement du passage d’une pensée de la production à une pensée du travail, mais bel et bien d’une rupture dans la mesure où la philosophie du travail du dernier Marx est une philosophie explicitement antiproductiviste. Enfin, nous nous demandons quelles conséquences il est possible pour nous de tirer aujourd’hui, dans le contexte à la fois de crise du néolibéralisme et de crise écologique globale, de la thèse selon laquelle la position ultime de Marx a été celle d’une philosophie antiproductiviste du travail.
EN :
In this article, we argue that the evolution of Marx’s thought drove him to pass from one philosophical paradigm to another, in this case from a paradigm of production to that of labour. We seek to establish that it is not simply a transition from thought regarding production to thought regarding labour, but indeed a rupture to the extent that the philosophy of labour in later Marx is an explicitly antiproductivist philosophy. Finally, we examine the consequences we can draw, for the present context of neoliberal and global ecological crises, in the thesis claiming that Marx’s ultimate position was that of an antiproductivist philosophy of labour.
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Les lieux du Capital
Olivier Clain
p. 229–257
RésuméFR :
Les distinctions entre les travaux particuliers et le travail général, d’une part, et entre la plus-value et les formes particulières de l’accroissement de la valeur, d’autre part, constituent deux innovations théoriques majeures du Capital. L’article examine leur portée dans la critique de l’économie politique classique et illustre la thèse selon laquelle elles attestent d’un déplacement des topoï du discours dialectique qui concernent le lieu d’effectuation du procès dialectique et le statut des idéalités, celui des idéalités théoriques en particulier. Il montre que dans l’ensemble de l’oeuvre ces déplacements touchent également les opérateurs du discours dialectique que sont la négation, la contradiction, l’unité de l’identité et de la différence ou encore la manière de différencier les moments du procès dialectique. Bref l’article pose que l’avancée théorique de Marx consista à reconfigurer le noyau dialectique de la critique. Il soutient que c’est par là qu’il serait destiné à demeurer notre contemporain.
EN :
The distinctions between concrete and abstract labour, on the one hand, and between surplus-value and the particular forms of value enhancement, on the other, constitute two major theoretical innovations of Capital. The article examines their significance in the critique of classical political economy and illustrates the thesis that these innovations attest to a shift in the topoï of dialectical discourse concerning the effective site of the dialectical process and the status of idealities, of theoretical idealities in particular. It shows that in the work as a whole, these displacements also affect the operators of dialectical discourse, namely negation, contradiction, the unity of identity and difference, and the manner in which the moments of the dialectical process are differentiated. In short, the article posits that Marx’s theoretical advance consisted in reconfiguring the dialectical core of critique. It argues that this is how he would be destined to remain a contemporary.
Recensions et notes critiques
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Note critique – Émancipation et égalité contre le travail chez Rolande Pinard / Rolande Pinard, L’envers du travail. Le genre de l’émancipation ouvrière, Montréal, Lux, 2018, 382 pages
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Note critique – Partir des textes avec Miguel Abensour / Manuel Cervera-Marzal, Miguel Abensour, critique de la domination, pensée de l’émancipation, Paris, Sens & Tonka, 2013, 252 pages / Gilles Labelle, L’écart absolu : Miguel Abensour, Paris, Sens & Tonka, 2018, 380 pages