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Introduction

Cet article propose une catégorisation des pratiques de communication interactive qui relèvent de l’usage public des langues, en recherchant un degré d’abstraction qui permet de les englober dans un nombre restreint de catégories. La première partie énonce les raisons pour lesquelles la démarche vise l’usage public des langues au Québec et, plus précisément, se centre sur la place que le français occupe dans l’espace partagé avec l’anglais et d’autres langues. La partie suivante présente un regard critique de la conceptualisation de l’usage public dans les diverses enquêtes réalisées dans la population québécoise jusqu’à maintenant. L’appareillage conceptuel de la catégorisation proposée dans cet article est présenté dans la troisième partie. La dernière partie a pour but d’amorcer une discussion sur la pertinence de la catégorisation proposée et sur sa nécessaire opérationnalisation en méthodologie d’enquête.

La place dévolue au français par la Charte de la langue française et la politique linguistique

La Charte de la langue française, en proclamant le français langue officielle du Québec, préconise une place prépondérante pour le français dans le domaine public. La Charte (1977) précise que : « le français est la langue de l’État et de la Loi, aussi bien que la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires ». Mais le champ de la communication publique est plus vaste que le domaine public qui tombe sous la juridiction directe de la Charte. En témoigne la citation suivante tirée du site internet du Conseil supérieur de la langue française, qui énonce clairement l’étendue de ce qui est en cause : « Cette charte, d’une portée plus large que les lois linguistiques qui l’ont précédée, réaffirme la volonté des Québécoises et des Québécois de faire du français la langue normale et habituelle de la vie publique, celle par laquelle s’exprime la vitalité sociale, culturelle, intellectuelle et économique du Québec. » Cette citation sous-entend une variété de domaines, en plus de ceux où la Charte exerce sa juridiction, où se déroule une grande partie de la vie publique. C’est ce champ qu’il faut explorer.

Il a fallu attendre près de 20 ans après la promulgation de la Charte de la langue française en 1977 pour que les instances gouvernementales prennent en compte ouvertement l’intention première de la politique linguistique et s’intéressent spécifiquement à l’usage public des langues. C’est grâce à un comité interministériel, dont le rapport s’intitulait Le français langue commune (1996), que le ton en ce sens a été donné. Diverses contributions qui ont par la suite voulu dresser le portrait de la place du français dans la vie publique de la société québécoise seront examinées dans la deuxième partie.

L’intérêt pour ce thème est soutenu par la complexité de la situation linguistique au Québec. Le projet de société du Québec depuis l’époque de la Révolution tranquille vise l’amélioration du statut de la langue française tout en accordant une juste place à l’anglais et aux autres langues parlées sur le territoire. Si le statut du français demeure prédominant dans cette mouvance linguistique, la dynamique du contact des langues a occasionné un accroissement du bilinguisme et de pratiques bilingues, voire plurilingues, qui sont une source importante, parmi d’autres, de la diversité qui marque la société québécoise. Plusieurs facettes de cette diversité sont clairement perceptibles dans les données statistiques sur la situation linguistique au Québec, telles que celles présentées tout récemment dans un rapport de l’Office québécois de la langue française (OQLF) (2019). Le portrait des caractéristiques linguistiques de la population basées sur le dénombrement des langues maternelles et l’usage des langues dans la vie privée, surtout la ou les langues parlées à la maison, montre une facette importante de la diversité linguistique. Mais nous concentrons surtout notre attention sur certaines données présentées qui visent clairement l’usage public des langues. Le rapport de l’OQLF (ibid.) comprend un large éventail de sources de données de cet ordre : la langue d’enseignement, la langue de consommation des produits culturels, la langue d’affichage, la langue d’accueil et de service dans les commerces et la langue de travail.

Pour trois de ces domaines – la langue d’enseignement, la langue de consommation des produits culturels et la langue d’affichage –, les données proviennent de sources administratives, c’est-à-dire sans qu’on n’ait à interroger personne. Pour les deux autres – la langue dans les commerces et la langue de travail –, il faut s’appuyer sur des sources impliquant le témoignage de personnes ou l’observation directe. La catégorisation des actes d’usage des langues que nous allons présenter recoupe les interactions qui ont lieu dans ces deux domaines, mais elle réfère aussi à beaucoup d’autres usages.

Diversité d’approches des études quantitatives sur l’usage public des langues

Nous cherchons dans cette partie à cerner comment l’usage public est conceptualisé par les méthodes d’enquête des études réalisées jusqu’à maintenant sur la population québécoise. Nous ne visons pas ici à présenter une recension de toutes les enquêtes réalisées à ce jour, mais plutôt à recenser les diverses méthodologies élaborées pour l’étude des langues dans l’espace public dans les enquêtes et à discuter du concept d’usage public sous-jacent.

La méthode des situations spécifiques d’usage des langues

La vaste enquête réalisée en 1997 par le Conseil de la langue française (dénomination de l’époque) est la première tentative de construire un indicateur syncrétique de l’usage public des langues. Le rapport de l’enquête précise que le but visé par la création d’un indicateur de langue d’usage public (ILUP) était « de refléter par une seule statistique l’usage des langues dans le domaine public » (Béland 1999 : 41). Le domaine public couvre alors un large éventail de lieux publics : les commerces, les services financiers, les associations professionnelles et non professionnelles, les services de santé, les établissements d’éducation et l’administration publique. L’ILUP constitue « une synthèse des langues utilisées lors de ces activités » (ibid. : 7).

La création d’un indicateur unique incluant l’information relative à toutes ces situations s’est avérée être une entreprise quelque peu périlleuse qui a été la cible de diverses critiques, entre autres dans le rapport de la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française (2001), où l’on peut lire : « Faute de pondération des situations de communication d’importance inégale, les situations de travail ou de transaction commerciale pesant davantage sur les choix linguistiques individuels que les communications avec le commerçant du coin ou le médecin, les hauts taux d’usage du français obtenus semblent peu représentatifs de la dynamique linguistique en jeu. »

D’autres critiques pertinentes ont souligné que l’éventail de situations ciblées par l’enquête est plutôt restreint. Ainsi, Monnier (1999) écrit :

Deuxièmement, l’ILUP repose en bonne partie sur l’examen d’activités où la communication est rudimentaire : le consommateur utilise généralement peu de mots dans une large part des activités étudiées ; l’auto-service y étant très répandu. On peut parler ici d’aphonie ou de quasi-aphonie. Par contre, la vie culturelle (médias) qui implique un usage plus lourd du langage est laissée de côté dans le calcul de l’indice. Comment compter sur cette base le nombre de francophones et prétendre obtenir un indice comparable à celui de la langue utilisée au foyer ?

Parmi les publications de l’OQLF consacrées au suivi de la situation linguistique, il faut citer l’enquête sur la langue de travail dans des entreprises de 100 employés et plus réalisée par Moffet et al. (2008). Dans cette enquête, un questionnaire explore la ou les langues utilisées au travail dans pratiquement toutes les situations où il y a communication interne et externe. Cette enquête réitère l’approche de l’usage des langues en fonction de situations désignées, mais en s’assurant que la longueur du questionnaire permette d’atteindre la presque totalité des situations de l’espace public en question. On évite ainsi la critique portant sur le choix des situations d’usage, mais cela est en même temps une limite, étant donné les coûts qu’implique la réalisation de l’enquête. Cette enquête a été conçue pour de grandes organisations et elle n’est ainsi pas transférable dans d’autres types d’organisations ni dans la vie publique hors du travail.

L’espace public non spécifié

Le Conseil supérieur de la langue française a publié en 2004 une étude touchant l’usage public des langues française et anglaise par les immigrants arrivés au Québec à l’âge adulte (Carpentier 2004). Une étude connexe s’intéresse aux descendants d’immigrants scolarisés au Québec avant la loi 101 et après l’implantation de celle-ci (Girard-Lamoureux 2004). Dans les deux études, la ou les langues utilisées en public sont révélées par les réponses à une question générale : « Quelle est la langue que vous utilisez le plus souvent à l’extérieur de la maison avec des personnes autres que vos parents et amis ? » Cette question a déjà été posée dans l’enquête ILUP. C’est une question générale à laquelle la très grande majorité des personnes peuvent répondre. C’est là un avantage indéniable. Les situations d’usage public auxquelles font référence les répondants varient sans doute considérablement. Si les personnes qui occupent un emploi pensent en premier lieu à la langue ou aux langues qu’elles y utilisent, la question les incite également à penser à leur comportement linguistique hors du travail. Les personnes qui n’occupent pas d’emploi vont faire référence à diverses situations sociales qui varient selon l’âge, le lieu de résidence, etc. Pour l’interprétation des réponses à cette question, il importe peu que les situations auxquelles renvoient les personnes ne soient pas les mêmes, car l’essentiel est d’obtenir du répondant une déclaration concernant la langue qu’il utilise le plus souvent lorsqu’il évolue hors de son foyer et de son cercle d’amis intimes. Le piège d’une énumération de lieux plus ou moins exhaustive est ainsi évité. Cependant, il faut souligner qu’il n’est guère satisfaisant au plan conceptuel de renvoyer ainsi à un espace d’utilisation des langues qui est désigné par ce qu’il n’est pas : autre que le foyer et le cercle d’amis. Notre objectif consiste ainsi à donner de la substance à l’expression « hors du foyer et du groupe d’amis ».

Le Conseil supérieur de la langue française a réalisé en 2010 une vaste enquête (Conscience linguistique et usage du français) pour recueillir des données sur la perception qu’ont les Québécois de l’importance et de la priorité du français, d’une part (Pagé et Olivier 2012), et sur l’usage qu’ils font des langues en public, d’autre part (Pagé et al. 2014). Concernant l’usage, l’enquête pose la même question générale que les études précédentes.

La méthode des domaines d’usage des langues

Le recensement de 2001 a amorcé cette méthode en posant pour la première fois une question sur la langue dans le domaine du travail comportant deux volets (langue le plus souvent utilisée et autre langue régulièrement utilisée). Il s’agit d’un domaine clé de la sphère publique, celui du travail, auquel plus de la moitié des Canadiens consacrent une partie importante de leur journée.

L’étude de Béland publiée en 2014 par le Conseil supérieur de la langue française sur « l’usage des langues au travail dans le secteur public au Québec en 2011 » utilise les données qui proviennent de l’Enquête nationale sur les ménages de Statistique Canada, où sont utilisées les deux questions du recensement sur la langue du travail.

La méthode par domaines est aussi l’approche méthodologique de l’Enquête sur la vitalité des minorités de langue officielle (EVMLO), dont les données relatives au Québec sont analysées par Corbeil et Houle (2013). L’enquête EVMLO s’intéresse notamment au volet de l’usage public des langues dans près d’une quinzaine de secteurs et de contextes, lesquels, aux fins de simplification, sont regroupés en cinq facteurs : avec les amis à l’extérieur du foyer, dans les réseaux sociaux et le voisinage, dans les services (personnels et publics) et les commerces, durant la consommation des médias, et au cours d’activités principalement liées au domaine du travail. Cette enquête de grande envergure présente un modèle d’exploration de l’usage public des langues qui délaisse clairement la référence à une multiplicité de situations spécifiques comme dans l’enquête ILUP. Les cinq domaines d’utilisation des langues découpent l’espace public en pans plus larges, ce qui représente un gain. Le nombre élevé de questions relatives à chaque domaine permet de construire des échelles statistiques chiffrant la cohérence des domaines.

Enfin, une étude publiée par l’OQLF (Presnukhina 2012) explore quelle est la langue du travail des répondants par une question générale bien ficelée : « Dans le cadre de votre travail, lorsque vous parlez, lisez ou écrivez, quelle est la langue que vous utilisez normalement ou habituellement ? »

Synthèse critique des méthodes d’enquête utilisées jusqu’ici

L’approche selon les situations spécifiques se révèle difficilement exploitable dans une étude de type enquête à cause de deux écueils. Ou bien le choix de situations que propose le questionnaire d’enquête est bien loin de couvrir l’ensemble de l’activité publique, en quel cas la critique se fait sévère. Sans compter qu’il est difficile de proposer des situations qui sont fréquentées par tous les répondants à des fréquences suffisantes. Ou bien l’ensemble de situations que l’on propose est exhaustif, mais cela n’est possible qu’au prix d’un questionnaire très élaboré, et on ne peut couvrir toutes les situations que dans des secteurs bien délimités où les pratiques de communication sont connues de façon précise.

Cette approche se bute aussi à une autre réalité : la présence des personnes dans les diverses situations couramment ciblées n’est pas aussi fréquente qu’on le suppose. C’est ce que révèlent les données de l’Enquête sociale générale de Statistique Canada, où l’on peut constater, pour les activités qui se déroulent en dehors du foyer (achat de biens et de services, bénévolat, autres activités sociales), que la proportion de participants de 45 à 54 ans est en moyenne inférieure à 50 % et que le nombre d’heures cumulées qui y sont consacrées ne dépasse pas deux heures par jour ; ce nombre est de moins de deux heures par jour dans la plupart des cas. D’où le constat qu’il n’est pas très avisé de ne cibler que quelques situations spécifiques dans les enquêtes.

L’approche opposée, qui ne spécifie rien concernant l’espace public en l’évoquant par l’expression « hors du foyer et du cercle d’amis », est une méthode d’enquête plus économique. Mais elle pose pourtant un problème. En ne spécifiant pas ledit espace, on ne sait pas quelle situation de référence ont en tête les répondants de l’enquête et cela complique l’interprétation des données. Elles englobent donc dans un tout indifférencié le domaine du travail et les autres domaines de l’espace public, alors que les facteurs qui peuvent influencer l’usage des langues ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Ceux qui sont au travail, par exemple, répondent-ils en fonction de cette situation surtout ou seulement ? Quelle part font-ils à l’espace public hors du travail ?

La méthode de l’espace public découpé en domaines présente des avantages, surtout lorsque les réponses pour chaque domaine se situent dans une échelle statistique constituée de quelques situations d’usage, comme c’est le cas dans l’EVMLO. Le choix des domaines tel que celui fait dans l’EVMLO demeure ouvert à la critique, dans la mesure où il ne cherche pas une ligne de démarcation qui identifie l’usage public. On cible la communication entre amis qui a souvent un caractère exclusivement privé même lorsqu’elle se déroule en un lieu public (restaurant, salle de sport, etc.). La consommation des médias ne se fait pas toujours dans des lieux publics comme les salles et les théâtres. Elle se fait très souvent dans le cadre privé du foyer, suivant des motivations personnelles, et elle peut donner lieu à des interactions entre personnes qui peuvent relever de la vie privée aussi bien que publique. Si l’on s’intéresse à la communication publique en premier lieu, ce domaine n’est pas une source d’information sûre. Si l’on admet que les cinq domaines de cette enquête ne couvrent pas le tout de l’activité de communication interactive en public et qu’il s’agit plutôt d’un échantillonnage, quels seraient les autres domaines à couvrir ? Selon quelle logique pourrions-nous conceptualiser ces domaines ?

Conceptualisation de l’usage public des langues basée sur les buts de la communication interactive

Pour dresser un portrait substantiel de l’usage des langues dans le vaste champ de la communication « hors de la famille et du groupe d’amis », l’approche que nous exploitons consiste à catégoriser les cas d’usage des langues dans les situations publiques.

Pour amorcer, nous devons circonscrire ce qu’est l’expérience de la communication en elle-même, du point de vue des théoriciens qui se sont intéressés à la communication en tant qu’acte social interactif. Nous adhérons au paradigme de référence que Mucchielli (1985) appelle le paradigme communicationnel. Selon lui, « la communication n’est plus une affaire de transmission, mais une affaire de participation à l’élaboration continue et émergente d’un monde relationnel qui lui-même participe à la définition de chaque identité et du monde commun de référence. La communication est une affaire de modelage mutuel d’un monde commun au moyen d’une action conjuguée » (ibid. : 71).

L’école de Palo Alto, dont Watzlawick (1974) est le membre le plus célèbre, est très connue pour sa contribution au développement de la psychologie de la communication suivant ce paradigme. Nombreux sont les théoriciens de la communication qui se sont inscrits dans cette lignée, dont Charaudeau (2002) et Ghiglione (2008). Mucchielli précise la signification de l’énoncé théorique par lequel il définit le paradigme communicationnel en définissant des « enjeux » propres à la communication interhumaine, qu’il est nécessaire de « penser comme échange social entre acteurs, présents dans une situation dont la représentation est partagée » (1985 : 82). Parmi les cinq enjeux qu’il identifie[1], il en est un qui doit nous intéresser particulièrement. C’est celui qui donne à comprendre la communication interhumaine comme un processus d’influence mutuelle (la mobilisation de l’autre). Il s’agit ici particulièrement de ce que l’on entend couramment par l’influence, soit vouloir orienter la pensée ou les comportements de quelqu’un dans un sens désiré. Ceci est d’ailleurs, il faut le préciser dès maintenant, un processus réciproque. Deux partenaires engagés dans une interaction communicative cherchent à s’influencer mutuellement, à produire un effet l’un sur l’autre dans un événement dont ils acceptent les contours et les balises. Dans ce processus d’influence réciproque, les partenaires co-construisent quelque chose que Charaudeau (2002) choisit d’appeler un « contrat de communication ».

Par exemple, dans une interaction communicative qui se déroule dans un commerce et impliquant un vendeur et un client, il est facile de concevoir de façon générale le processus d’influence réciproque qui se joue. Le client doit amener le vendeur à comprendre ce qu’il recherche et à lui présenter les différents objets qui peuvent y correspondre. Ce dernier doit amener le client à voir les avantages et inconvénients de chacun des objets possibles pour choisir le plus approprié. L’influence réciproque consiste pour le client à amener le vendeur à fournir de l’information utile sur le produit recherché. Le vendeur peut contribuer à ce que le client précise ou modifie la conception qu’il se fait de l’objet qu’il convoite. Le contrat de communication est complété lorsque l’achat se fait si un objet convient ou ne se fait pas si aucun objet ne satisfait le client.

Dans un autre exemple de communication interactive au travail, les interlocuteurs peuvent chercher à s’influencer mutuellement pour réussir à coordonner leur action afin de réaliser ensemble une tâche exigeant la contribution de chacun. Pour y parvenir, chacun doit chercher à orienter la conduite de l’autre de façon à ce que les gestes qu’ils posent puissent se compléter plutôt que de se nuire.

Quel que soit le cas concret que nous imaginons, le processus d’influence mutuelle se joue immanquablement en fonction d’un but à atteindre dans l’échange. C’est la clé de la théorie de la communication d’Argyle[2]. Le but visé par les interlocuteurs dans un acte de communication interactive devient un paramètre clé pour construire les catégories de faits de communication. La notion de but ou intention est présente dans toutes les disciplines scientifiques qui étudient la communication interactive depuis le début des années 1970. Une importante discipline de référence à ce sujet est l’ethnographie de la communication, dont l’auteur phare est Dell Hymes (1972). Son célèbre modèle SPEAKING comprend une entrée d’analyse des faits de communication nommée ENDS. Qu’il s’agisse de buts, d’intentions ou de fonctions du langage, l’élément fondamental est que l’interaction est un processus d’influence réciproque dans un cheminement menant à l’atteinte d’une finalité partagée, assumée mutuellement.

Pour comprendre ce qu’est spécifiquement un but conversationnel, il est utile de distinguer deux types de buts auxquels se rapporte un fait de communication. Il y a d’abord un but que l’on poursuit dans la vie courante (devenir propriétaire d’un produit, réaliser un projet collectif, etc.). Ensuite, il y a le but de l’échange verbal qui aide à réaliser ce premier but : transiger avec un vendeur pour devenir propriétaire d’un produit, s’entendre avec des collaborateurs pour réaliser un projet collectif. Le but est en général le résultat que l’on veut voir découler d’un acte de communication. Charaudeau (2002) donne les exemples suivants : prescrire une chose à faire, obtenir de l’information d’une autre personne, donner de l’information à quelqu’un, induire l’autre à faire quelque chose, instruire l’autre, élaborer un point de vue. La référence au but visé dans un fait de communication dialogique est le socle de la catégorisation de ce fait de communication. La référence au but permet de cerner ce que Charaudeau (ibid.) appelle des situations globales de communication[3].

Les situations globales de communication désignent le niveau d’abstraction où nous voulons situer la catégorisation des échanges de paroles dans la sphère publique. Pour y arriver, nous devrons cerner les différents buts des échanges de paroles, ce qui constitue le premier critère de la catégorisation. Les cinq catégories de faits de communication publique interactive que nous proposons par la suite sont donc une explicitation du concept de situation globale.

Tout corpus de recherche dans lequel on peut puiser pour déterminer ces buts doit appréhender l’expérience de la communication interactive en public sous l’angle de l’influence que peuvent avoir l’un sur l’autre les interlocuteurs impliqués dans un fait de communication. Nous faisons référence ici aux écrits sur les fonctions du langage et au modèle de la compétence communicative développé par Hymes (1972). Dans la foulée des exemples de faits donnés par Charaudeau (cités plus haut), nous relevons cinq buts distincts des interactions publiques, sur la base desquels nous proposons cinq catégories de faits de communication.

Pour caractériser les faits de communication reliés à ces buts comme étant de l’espace public et pour distinguer ceux qui se passent dans le monde du travail et dans la vie publique hors du travail, nous devons considérer trois autres paramètres qui constituent le legs de la sociolinguistique de Fishman (1972). Ces trois paramètres sont bien connus : l’identité des interlocuteurs (qui parle à qui), le sujet dont on parle (topic) et les circonstances où l’interlocution se déroule (lieu). Ce sont ces paramètres qui permettent de caractériser un acte de communication de l’espace public.

L’identité (qui parle à qui) des personnes dans les actes de communication qui se produisent dans la sphère publique ne se caractérise pas par leur histoire personnelle, leurs aspirations dans la vie, leurs goûts, etc. Ces réalités idiosyncrasiques doivent même rester en retrait, et l’identité pertinente dans la communication publique se décrit par le statut des personnes l’une par rapport à l’autre et par le rôle qu’elles assument dans l’échange. Dans les commerces, les statuts sont vite établis : ce sont ceux de vendeur et de client. Chacun joue son rôle de façon à s’ajuster au rôle joué par l’autre. Le vendeur ne se mutera pas dans le rôle du client pour décider à sa place quel produit convient le mieux. Son rôle consiste à présenter les caractéristiques des produits disponibles. Ses goûts personnels n’ont pas leur place. Le client joue son rôle en s’informant le mieux possible et en décidant en fonction de ses critères. Le rôle joué par chacun des partenaires de l’interaction est le médiateur du processus d’influence mutuelle. C’est un paramètre si important que nous choisissons de nommer « rôle » ce paramètre plutôt qu’identité.

Le topic (ce dont on parle) : un fait de communication porte toujours sur au moins un sujet qui, dans le cas de la communication en public, n’émane pas de la vie intime des personnes (à l’exception de la consultation de professionnels de la santé) ; il s’agit plutôt de sujets qui peuvent être partagés entre des personnes qui se connaissent peu ou qui n’ont pas, en tout cas, de relation sociale privilégiée et qui ont un échange essentiellement centré sur le sujet : un objet à vendre, une tâche à effectuer, par exemple.

Les circonstances matérielles : le lieu et le moment où a lieu l’échange sont d’autres paramètres qui caractérisent un acte de communication. Dans toutes ces situations, les interlocuteurs interagissent suivant des conventions, des règles interactionnelles qui sont codifiées dans la culture explicite et implicite. En participant à un fait de communication, une personne vit un rôle interactif se conformant aux balises à l’intérieur desquelles elle doit agir. Il s’agit dans un premier temps de données matérielles concrètes, dont la variété imaginable est très grande. Il s’agit aussi de conventions conversationnelles propres à des lieux déterminés. Le salut comme entrée en matière est le plus souvent de mise. Le vouvoiement s’impose dans nombre de circonstances. Ne pas parler trop fort afin de ne pas interférer avec les autres interactions en cours est très souvent recommandé, au restaurant, par exemple. Qui interpelle l’autre le premier est parfois prescrit. En somme, tout ce qu’on entend par culture commune est ce à quoi nous faisons référence ici, ce qui forme un pan important de l’éducation visant l’acquisition de la compétence à communiquer dans les lieux publics.

Par exemple, dans les transactions qui ont lieu dans les commerces et les services, il est de mise de saluer, de présenter un sac pour transporter ses achats, de fournir la carte pour payer, etc. Surtout, il importe de ne pas personnaliser l’échange verbal, en faisant référence à des aspects personnels. Quand on achète un légume, par exemple, il n’est pas opportun d’exprimer à la vendeuse à quel point on aime ce légume et ce que l’on va en faire. Alors qu’avec les intimes, il peut être plus opportun de s’exprimer sur ses goûts personnels et d’écouter les autres à ce sujet. Un des traits marquants de la communication à caractère public se révèle donc être la codification des échanges et la non-personnalisation de l’interaction. Cela n’exclut pas que la communication à caractère public puisse aborder des sujets intimes, comme lors de la consultation de professionnels de la santé. Mais l’intimité n’implique pas la personnalisation des échanges, qui demeurent dans les balises d’un service professionnel demandé et reçu.

Dans une réunion de travail, les gens peuvent être amenés à exprimer leur point de vue sur le sujet de la discussion, suivant un ordre de prise de parole déterminé, et en donnant un point de vue basé sur l’expertise, les intérêts de l’organisation. Les préférences et les goûts personnels n’ont que très peu de place dans ce cas.

En terminant, le concept très connu de compétence communicative permet de donner une vue d’ensemble de ce qui est traité dans cette partie. La compétence communicative est la capacité à accomplir les rôles qui conviennent, conformément aux conventions culturelles qui prévalent dans les circonstances, pour produire les effets que vise la réalisation de buts communs.

Catégories de faits de communication en milieu de travail

La première catégorie de faits de communication interactive en milieu de travail comprend les échanges à but transactionnel. Le but particulier en ce cas est de satisfaire par une réponse adéquate une demande exprimée à propos d’un sujet. C’est la caractéristique fondamentale de la transaction en tant que « situation globale de communication ». Ce but peut se réaliser dans une variété de rôles : une personne soignante, un vendeur, un réparateur d’appareils, un comptable, etc.

Dans la transaction commerciale ou la prestation de soins et de services, la demande est le fait d’un client ou d’un patient, elle a un sujet (topic) précis, qui est l’objet visé par l’achat à effectuer dans une transaction commerciale, le mal à soigner dans une transaction médicale, etc. Il y a un lieu précis, donc un magasin, le comptoir d’un département, un bureau, une salle de consultation. Il y a des attentes quant au rôle que doit jouer chaque interlocuteur. Le client s’attend à ce que le vendeur agisse d’une façon déterminée ; le client ne demande rien qui ne soit pas dans les prérogatives ou dans le rayon d’action du vendeur.

La seconde catégorie de faits de communication qui se passent en milieu de travail est déterminée par le but d’établir et, surtout, d’entretenir des liens affiliatifs. Il ne s’agit pas d’amitié ni de relations intimes. Nous pensons à ces fréquentes « petites conversations » sur les lieux de travail au moment des pauses, autour de la distributrice de café, dans le hall d’entrée de l’édifice, etc. Le but ici est d’exprimer à quelqu’un qu’on le reconnaît, qu’on tient à entretenir une relation avec lui, et de se montrer soi-même avenant, joyeux, content d’être là. Le sujet de l’échange de paroles importe peu, ce peut être la température, les résultats sportifs, l’actualité, les activités de la fin de semaine, les succès sportifs du fils, etc. Sur le plan des rôles attendus, chacun s’attend à ce que l’autre joue le jeu d’une conversation dont le but n’est pas d’apprendre, d’informer, mais d’échanger des impressions. Ils n’approfondissent pas le sujet, ce n’est pas le temps des grandes analyses ; ils sont le plus souvent d’accord, peu importe.

La troisième catégorie d’échanges de paroles est fréquente dans les cas où des travailleurs doivent coordonner leur action pour accomplir une tâche. Ces échanges remplissent différentes fonctions : stimuler au travail, guider l’action, synchroniser les gestes, répartir les tâches, etc. Les échanges ont lieu entre travailleurs impliqués dans une tâche, entre les superviseurs ou patrons et les employés. Le sujet de ces échanges est précisément la manière d’effectuer la tâche. Le lieu est celui où la tâche doit être exécutée, là où se trouvent le matériel, l’outillage et l’équipement. Les rôles attendus dans ces échanges impliquent la disponibilité à recevoir ou donner des consignes, au moment opportun, et de rester concentré sur la tâche en évitant le bavardage distrayant.

La quatrième catégorie de faits de communication au travail peut impliquer la plupart des travailleurs, quel que soit le milieu. Il s’agit d’échanges de paroles qui visent le partage des points de vue sur la bonne décision à prendre pour la réalisation d’une tâche, une réparation à effectuer, la conduite de l’entreprise ou de l’organisation. Le champ de compétence de chacun des membres et les informations qu’ils possèdent relativement au problème à résoudre constituent le sujet de l’échange. Le rôle attendu de chacun est qu’il fasse part de ses meilleures idées et informations, qu’il entende bien ce que les autres ont à apporter, qu’il contribue à faire le tri des bonnes et mauvaises idées. Un rôle important consiste à participer à l’échange de façon ordonnée en respectant le tour de parole, etc. Le lieu où se déroule ce genre d’échanges peut être une salle de réunion, un atelier de réparation, un chantier de construction, etc.

La cinquième catégorie englobe les faits de communication dont le but est d’échanger du savoir, des connaissances, de l’information acquise par l’étude ou l’expérience. Ce type de communication interactive est très exploité dans les médias, où les connaissances destinées au public sont échangées sur-le-champ avec un interviewer intéressé par le sujet. Dans le monde du travail, l’information est souvent transmise d’un employé à d’autres pour qui elle est une clé dans la compréhension de leur tâche. Nous visons par cette catégorie les faits de communication qui se produisent en interaction, pendant les pauses ou la période des repas partagés ou dans des occasions plus formelles planifiées par l’entreprise. Les rôles sont partagés, les détenteurs du savoir jouant celui de le transmettre, les destinataires jouant celui de récepteur de ce savoir.

Catégories de faits de communication hors du travail

Qu’est-ce qui caractérise l’usage public des langues hors des situations de travail ? Ce n’est pas seulement que ces échanges verbaux ont lieu hors du foyer et du cercle intime des amis. Car on peut toujours avoir une conversation de famille dans un lieu public, tel qu’un restaurant, par exemple. Nous reconnaissons cinq catégories de faits de communication en public qui, sous l’angle des buts visés, sont la réplique des cinq catégories distinguées pour le domaine du travail. Mais les buts visés n’ont pas les mêmes enjeux et les lieux, les sujets abordés et les rôles accomplis ne sont pas les mêmes.

Une part des faits de communication publique d’une personne hors du travail a lieu avec des personnes qui sont dans l’exercice d’un emploi comportant une fonction déterminée. Tous ces faits de communication s’insèrent dans le domaine transactionnel dont nous avons déjà traité. Ce qui caractérise ce premier type d’échanges de parole en public est que l’un des interlocuteurs au moins se trouve dans l’exercice d’une fonction et que la communication s’insère dans les paramètres délimités par cette fonction : caissier, agent de la paix, vendeur, etc. L’interlocuteur peut être connu, familier, faisant en sorte que le ton est plus détendu, mais l’échange de paroles s’insère dans les paramètres d’une fonction ou d’un rôle. Ainsi, cette première catégorie d’échanges de paroles est une transaction qui implique une personne en demande de quelque chose et une autre personne qui propose quelque chose pouvant satisfaire cette demande.

Le contenu des propos échangés est délimité par l’objet de la transaction : un produit, un soin, un traitement, etc. Il peut être relativement intime, comme lors d’une consultation médicale, par exemple, mais le caractère intime ne change pas la base, soit que ce contenu est abordé à l’intérieur de paramètres reliés à une fonction, qui suppose un rôle attendu de part et d’autre. Ces échanges se déroulent dans des lieux publics le plus souvent, un magasin, un bureau de consultation, mais il se peut aussi qu’ils se déroulent dans le domicile du demandeur, dans le cas du service d’un réparateur.

Dans tous les cas, les rôles attendus sont déterminés. Le demandeur doit formuler clairement ce qu’il veut, poser les questions appropriées pouvant favoriser l’achèvement de la transaction. Il évite les propos personnalisés, ceux dont le sujet implique les caractéristiques personnelles. Il n’a pas à « raconter sa vie » ni à interroger l’interlocuteur sur la sienne. L’échange de paroles s’en tient au sujet de la transaction et ne doit pas dériver vers des thèmes personnels qui n’ont rien à voir avec le but de l’échange.

Hors du contexte du travail organisé, il se produit aussi des faits de communication qui témoignent de la recherche d’un rapport affiliatif, l’exemple typique étant ces conversations avec des personnes du voisinage ou des personnes connues ou inconnues croisées dans les lieux publics. Souvent, le sujet de ces conversations n’a pas grand intérêt en lui-même, c’est le fait de tenir cette conversation qui compte, une interaction qui établit ou entretient une relation sociale sans grande implication personnelle, mais qui prend tout son sens en rendant l’environnement social plus familier et chaleureux. Parfois, ces conversations plus ou moins impromptues s’étendent sur un sujet, sur lequel les gens donnent leurs impressions, sans vouloir ni convaincre ni instruire, seulement partager. On peut concevoir que des conversations s’insérant dans ce fait de communication puissent être longues et aborder une grande variété de sujets.

Hors du travail, de nombreux faits de communication surviennent dans des rencontres sociales au cours desquelles les échanges de paroles visent à coordonner la participation de plusieurs personnes. Ces faits se produisent dans des contextes très variés, comme les bingos, les parties de cartes, les réunions associatives, les activités d’un club de loisir ou d’une ligue de sport amateur, etc. La participation à des organismes communautaires, à des associations ou à des groupes d’intérêt est aussi le lieu où se pratique un quatrième type de faits de communication, lorsque les participants/intervenants doivent se concerter pour déterminer des plans d’action, des répartitions de tâches ou de territoires, etc.

Enfin, une cinquième catégorie englobe les faits de communication interactive où des personnes échangent des connaissances qu’elles possèdent sur un sujet d’intérêt commun. Il n’est pas rare qu’au cours d’une seule conversation, plusieurs sujets différents soient abordés. Cela peut se produire dans différents contextes où les personnes se rencontrent en public ; il n’y a pas de rôles formels qui sont joués, le tout se déroule dans une interaction à bâtons rompus, où la spontanéité prédomine. Ici encore, l’analogie avec le style de l’entretien exploité par les médias est évidente.

Les faits de communication peuvent se produire simultanément, en s’entremêlant. Par exemple, on conçoit facilement que pendant un échange de paroles visant à décider d’une action à poser, des épisodes concomitants d’échanges affiliatifs peuvent contribuer à faciliter la prise de décision. Mais il faut aussi concevoir que les faits de communication se produisent séparément et qu’une catégorie englobe l’entier déroulement d’une conversation.

Un tableau synthétique présenté en annexe rassemble les faits de communication expliqués dans ce point.

Avantages de l’approche proposée

Il est possible de concevoir le genre de questions d’enquête que peut inspirer cette conceptualisation des faits de communication dialogique au travail et hors du travail. Voici quelques exemples.

  • Vous arrive-t-il dans votre travail de parler à des gens pour vendre un produit, donner un service ou un soin ?

  • Vous arrive-t-il au travail de bavarder avec des collègues pendant les pauses, entre les allées et venues ?

  • Vous arrive-t-il au travail de devoir parler avec vos partenaires pour mener à bien une tâche réalisée ensemble ?

  • Vous arrive-t-il de participer à des réunions visant à prendre une décision pour la bonne marche de votre milieu de travail ?

  • Vous arrive-t-il de participer au travail à des échanges d’information portant sur les réalités de votre milieu ?

  • Vous arrive-t-il de parler à des gens dans le but d’acheter un produit, de recevoir un service, un soin ?

  • Vous arrive-t-il de parler avec des personnes que vous croisez dans des lieux publics de divers sujets comme la météo, la vie quotidienne, l’actualité ?

  • Vous arrive-t-il de parler avec d’autres personnes pour assurer la bonne marche d’une activité réalisée ensemble, comme jouer aux cartes, s’occuper d’un jardin communautaire, participer à une opération de nettoyage saisonnier ?

  • Vous arrive-t-il de participer à des réunions publiques visant à décider quelque chose d’important concernant votre milieu ?

  • Vous arrive-t-il de participer à des conversations où on partage des connaissances sur des sujets d’intérêts variés ?

Dans le but d’estimer le degré d’utilisation du français, de l’anglais ou d’une langue tierce, chacune de ces questions pourrait être suivie d’une question du genre : Quelle langue utilisez-vous le plus souvent à ces occasions ? Le choix de réponses proposé pourrait être : 1) Seulement le français ; 2) Beaucoup plus le français que l’anglais ; 3) Le français et l’anglais à égalité ; 4) Beaucoup plus l’anglais que le français ; 5) Seulement l’anglais ; 6) Le français et une autre langue ; 7) L’anglais et une autre langue ; 8) Une autre langue que le français et l’anglais ; 9) Le français, l’anglais et une ou plusieurs autres langues.

Ces exemples sont des suggestions ; les véritables questions d’enquête ne pourront être établies qu’après des travaux d’expérimentation auprès de sujets cibles qui constituent une étape indispensable pour s’assurer que les questions sont comprises et que ce que comprennent les répondants correspond au projet de l’enquête.

Cette étape de la recherche est essentielle, car seule la méthode scientifique peut valider le cadre conceptuel sous-jacent et lui conférer une validité scientifique. En plus de vérifier empiriquement la validité des catégories existantes, il n’est pas exclu que d’autres catégories de faits de communication impliquant un dialogue entre deux personnes ou plus soient à prendre en compte, en plus des cinq relevés dans cet article.

Cette étape est d’autant plus importante que les variables sous-jacentes aux questions se situent à un degré d’abstraction qui renvoie au noyau de l’expérience concrète, mais qui occulte les situations variées dans lesquelles cette expérience prend place. Il n’y a pas de raison valable de douter qu’un travail méthodique de mise au point des questions parvienne à produire des formulations compréhensibles et valides référant à ces différentes finalités de la communication publique. Un nombre peu élevé de questions peut permettre ainsi d’évoquer une large variété de situations de communication publique dans lesquelles se trouvent les répondants, dont les contours particuliers varient considérablement.

Une enquête utilisant cette approche méthodologique permettrait d’obtenir le portrait recherché de la situation du français dans l’usage public des langues. Il est déjà connu qu’au travail, les faits transactionnels vécus par un employé peuvent se dérouler parfois en français, parfois en anglais, selon les exigences ou préférences de la clientèle. Ce qui l’est moins, c’est que dans la communication avec les collègues de travail à des fins affiliatives ou de coordination, le même employé peut n’employer que le français, comme cela fut observé dans l’enquête qualitative de Lamarre et Lamarre (2009). Un questionnaire construit suivant l’approche proposée ici permettrait de recueillir de l’information sur la diversité des cas d’usage des langues dans une grande population au travail et hors du travail.

Pour comprendre plus avant la dynamique sous-jacente aux choix linguistiques chez les personnes qui utilisent plus d’une langue, notre approche catégorielle peut se joindre à celles de l’ethnographie et de la sociolinguistique. L’étude des phénomènes d’alternance dans l’usage des langues doit cibler les paramètres que sont le sujet, le lieu et l’identité en tant que variables cooccurrentes avec les changements de langue. En posant la question « Who speaks what language to whom and when ? », Fishman (1972) a effectivement posé la base sur laquelle la recherche sur les langues en contact et une sociolinguistique du bilinguisme allaient se bâtir.

La prise en compte de ces paramètres pourrait permettre de répondre à des questions essentielles : pourquoi une personne bilingue choisit-elle de communiquer en français dans une situation et en anglais dans une autre ? Ou même pourquoi une personne bilingue utilise-t-elle les deux langues dans une même situation ? Quels sont les enjeux qui sous-tendent ces différentes situations ? Comment ces enjeux sont-ils perçus et évalués par le locuteur et quelles sont les représentations qui le mènent à choisir d’utiliser une langue plutôt qu’une autre, les deux alternativement, ou d’adopter un parler « bilingue » ? Voilà autant de questions pour lesquelles il faut trouver une réponse pour finalement comprendre les choix de langue dans un contexte de bilinguisme.