Corps de l’article

INTRODUCTION

Cet article s’intéresse aux élèves nouvellement arrivés au Québec, depuis cinq ans et moins, intégrés dans des classes multiethniques ordinaires au primaire et qui maîtrisent partiellement le français. En effet, plusieurs éléments teintent l’expérience socioscolaire de ces élèves. Sur le plan relationnel, des études ont montré que les élèves nouvellement arrivés risquent de vivre un détachement émotionnel et une discontinuité culturelle (Gorgorio et Planas, 2005) et des deuils de séparation avec les membres de la famille ou les amis restés dans le pays d’origine (Papazian-Zohrabian et al., 2018). Certains sont confrontés aux défis d’apprendre rapidement le français (Armand et al., 2010; Kanouté et al., 2016) et de progresser dans les autres matières scolaires enseignées en français. En fait, à leur arrivée au Québec, certains élèves ne maîtrisant pas suffisamment le français transitent par la classe d’accueil avant d’intégrer la classe ordinaire, surtout dans la grande région de Montréal. Cette classe constitue une première étape dans leur apprentissage d’une nouvelle langue qui se poursuit dans les classes ordinaires (Collin et al., 2011). Outre le défi linguistique, certains élèves se retrouvent au sein d’une école porteuse d’une culture nouvelle et caractérisée par la diversité (Arbour, 2013; Potvin et al., 2013) qu’ils n’avaient peut-être pas connue avant. Cette situation exige potentiellement de ces élèves des stratégies d’insertion et de (re)construction de leur identité individuelle et scolaire durant leur interaction avec de nouvelles expériences culturelles et sociales (Aaseb et Willibergh, 2022; Gibbons, 2002; Gorgorio et Planas, 2005; Piquemal et Bolivar, 2009). D’ailleurs, des défis d’intégration rencontrés par ces élèves relèvent également de l’absence de reconnaissance et de valorisation de leurs propres cultures, langues et valeurs. Dagenais (2008) constate que ces élèves risquent l’échec scolaire quand leurs pratiques langagières et leurs référents culturels ne sont pas du tout pris en considération en classe.

Ainsi, vis-à-vis de ces défis et pour soutenir l’intégration des élèves récemment arrivés au Québec, ainsi que leur apprentissage, le personnel enseignant est incité à instaurer des pratiques scolaires équitables visant la justice sociale et luttant contre les discriminations (Apple, 2011; Borri-Anadon et al., 2015; Kincheloe et al., 2011; Potvin, 2017). Pour ce faire, il est appelé à ajuster son enseignement pour répondre aux besoins diversifiés des élèves (André, 2018; Armand, 2013; Bergeron, 2019; Gremion et Kalubi, 2015; Koubeissy, 2019), à connaître et à comprendre leurs conditions, contextes et expériences de vie (Lea, 2010; Rahm et al., 2021) et à reconnaître et à considérer leurs parcours pré et postmigratoires (Bouchamma, 2015; Papazian-Zohrabian et al., 2018). Par ailleurs, pour sortir d’une pensée déficitaire, le personnel enseignant a besoin de développer ses compétences interculturelles (Akkari, 2006) et de se mettre dans une posture de décentration pour prendre conscience des obstacles à l’intégration (Conus, 2021).

C’est dans cette optique que cet article vise à comprendre l’expérience socioscolaire d’élèves nouvellement arrivés au Québec, à travers les regards croisés de deux enseignantes et de trois élèves, autour des pratiques de soutien à l’apprentissage mises en place par les enseignantes dans des classes ordinaires au primaire. Plus spécifiquement, l’objectif de l’article est d’analyser les différents points de vue des actrices sur les pratiques de soutien mobilisées. Pour ce faire, nous inscrivons ces pratiques de soutien dans le concept de médiation sociale (Cole, 1999; de Abreu et Elbers, 2005), lequel permet de mieux comprendre, d’une part, les interactions entre l’élève et l’enseignante qui se déroulent lors du soutien et, d’autre part, le rôle des ressources, voire des outils, dans le processus d’apprentissage des élèves.

CADRE THÉORIQUE

La médiation sociale : interaction par l’intermédiaire d’un outil culturel

La médiation sociale s’inscrit dans l’approche sociohistorico-culturelle (SHC), laquelle tient compte de la nature sociale et culturelle du développement de l’individu (Vygotsky, 1978). Selon cette approche, le développement et l’apprentissage ont lieu grâce à des activités sociales partagées et médiatisées par des outils culturels avec lesquels l’individu interagit (Santos et Lacomblez, 2007; Schneuwly, 1985; Vygotsky et Luria, 1994). Le terme « médiatisé » renvoie à la médiation sociale qui correspond à l’interaction de l’individu avec autrui par l’intermédiaire d’un outil culturel aboutissant au développement d’une fonction psychique chez lui (Vause, 2010). Lantolf (2000) précise, entre autres, deux formes de médiation : l’interaction avec un expert (p. ex. : le personnel enseignant) et avec des pairs. Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons à la médiation sociale entre l’enseignante et l’élève visant le soutien de ce dernier à travers un outil culturel (nous y reviendrons dans la section qui suit). À la lumière de ce concept de médiation, le processus d’enseignement-apprentissage n’est plus vu comme une simple transmission de savoirs, mais plutôt comme un processus interactif de coconstruction basé sur la mobilisation des ressources convenables (Cole, 1996; Santos et Lacomblez, 2007; Vygotsky et Luria, 1994). L’élève apprend et construit son univers de sens selon les interprétations qu’il donne à la pratique (Cole, 1996; Vygotsky, 1978). En lien avec l’approche SHC, Goussot (2015) ajoute à l’apprentissage un aspect critique, le concevant comme un processus de libération et d’émancipation, donc en rupture avec ce qu’il nomme des « situations de dressage », au cours desquelles les élèves se transforment en robots automatisés sans avoir la capacité d’agir d’une manière critique envers leur propre apprentissage.

Les outils culturels

Concept de base de l’approche SHC, l’outil culturel est destiné à aider à maîtriser les processus mentaux et les comportements de l’individu. Il s’insère entre l’individu et son entourage ou entre l’individu et autrui au cours du cycle du développement humain (Bodrova et Leong, 2012; Vygotsky, 1928). Il est peut-être de nature physique (livre, tableau, crayon, carte, etc.) ou de nature psychologique (langage, signes, dialogue, exposé verbal, etc.). Les outils culturels sont aussi des expériences de vie, des valeurs, des normes et d’autres produits de la culture (Wells, 2000). Certains sont universels et d’autres sont propres à une culture donnée (Kozulin, 2003). Pour pouvoir comprendre l’expérience socioscolaire des élèves et la manière dont ils s’approprient les outils lors du soutien, nous nous référons à la théorie de médiation sociale (Cole, 1996; de Abreu et Elbers, 2005) qui propose trois niveaux hiérarchisés de l’utilisation des outils par l’individu, voire l’élève. Le niveau primaire correspond à leur utilisation directe dans la production de la vie matérielle et sociale. Autrement dit, l’élève utilise directement l’outil proposé par l’enseignante. Le niveau secondaire comporte les représentations sur les outils primaires et sur leurs modes d’utilisation dans l’action. Les outils secondaires incluent les croyances, les normes et les prescriptions qui règlent les interactions entre les individus. Le niveau tertiaire correspond à l’effet de la structure sociale et institutionnelle sur la manière dont l’acteur comprend et utilise les outils. L’appropriation des outils par l’élève n’est donc pas un processus mécanique isolé du contexte social et culturel de la classe. Il ne suffit pas que l’outil soit présent pour que l’élève se l’approprie (Weisser, 2005), mais un phénomène de négociation suivi d’une intersubjectivité sur le sens de l’outil se produit (Bruner, 2008). Elbers (2004) considère que l’intersubjectivité se produit lorsque les individus réussissent à dépasser leurs mots et à créer un vocabulaire commun de façon temporaire. En contexte de classe, comme l’affirme Boiron (2009), par le soutien qu’il apporte à l’élève, le personnel enseignant n’agit pas seulement à travers ce qu’il dit, mais aussi à travers ses façons d’être et la qualité des relations qui s’établissent entre l’élève et lui. L’élève, pour sa part, agit selon ses propres conceptions sur l’outil et la manière dont il le perçoit. Tout le bagage et les expériences culturels des participants entrent en jeu lors de l’interaction. Il est donc évident que, dans une classe multiethnique, un nouveau système plus riche en outils soit nécessaire pour médiatiser l’apprentissage de l’élève et l’aider à progresser dans sa scolarité (Bodrova et Leong, 2012; Kozulin, 2003).

Partant de cette définition de la médiation sociale, nous considérons la pratique de soutien comme une pratique sociale dynamique soumise aux interactions entre le personnel enseignant et l’élève à travers un outil. Elle trouve son sens à partir des interprétations que les deux donnent à la situation et aux outils utilisés, d’où notre intérêt à explorer leurs points de vue sur le soutien.

MÉTHODOLOGIE

Les résultats présentés dans cet article proviennent d’une recherche de type qualitatif qui porte sur les pratiques enseignantes de soutien auprès d’élèves immigrantes récemment arrivées au Québec et maîtrisant partiellement le français comme langue d’apprentissage. L’objectif général est de comprendre le soutien offert par le personnel enseignant à ces élèves intégrées dans une classe ordinaire au primaire, dans les matières scolaires, et ce, tout en tenant compte de l’ensemble de la classe.

Pour le recrutement[1], nous avons ciblé des écoles à concentration élevée en élèves immigrants dans un centre de services scolaire situé sur la rive sud de Montréal. Nous avons recruté deux enseignantes, Sophie et Carla, de 3e et 6e année du primaire dans deux écoles différentes, et trois de leurs élèves immigrantes, Windy, Tina et Jana, dont deux nouvellement intégrées en classe ordinaire après un séjour en classe d’accueil (voir Tableau 1 pour les profils).

Tableau 1

Profil des participantes

Profil des participantes

-> Voir la liste des tableaux

Collecte et analyse de données

Les données sont issues de quatre sources d’information.

1) La première source d’information repose sur des observations en classe qui ont été réalisées à raison de deux jours par semaine par classe sur une période de trois mois. La collecte des données s’est déroulée simultanément à l’analyse. Nous avons défini « une unité d’observation » (Savoie-Zajc, 2011) et utilisé une grille d’observation ouverte tout en nous basant sur un support audio pour enregistrer les moments d’interaction enseignante-élève participante. Il s’agissait d’observer une ou plusieurs tâches[2] appartenant à une même activité d’apprentissage et d’évaluation (AAE), et qui s’étalaient différemment dans le temps, et de situer les pratiques de soutien dans leur contexte de déroulement. Une analyse journalière a été effectuée pour faire une première sélection des tâches. Dans un premier temps, nous avons sélectionné les tâches qui comportent une ou plusieurs interactions[3] directes ou indirectes avec l’élève participante et, dans un deuxième temps, nous avons retenu celles qui comportaient une ou plusieurs interactions directes ou indirectes dans une perspective de soutien aux apprentissages avec l’élève participante. Par la suite, nous avons retenu des unités d’observation qui correspondent au nombre d’interactions qui visent le soutien entre l’enseignante et l’élève participante dans une tâche donnée, unités que nous avons nommées « séquences de soutien ». Nous avons donc défini une séquence de soutien comme étant : une interaction entre enseignante-élève(s); dans le but de soutenir; par l’intermédiaire d’un outil; une élève (des élèves); dans une tâche.

2) La deuxième source correspond à une entrevue semi-structurée (Fortin, 2010), réalisée avec chaque élève au début de la collecte de données, d’une durée d’environ 20 minutes et qui abordait deux thèmes : le profil, et le vécu à la maison et le vécu à l’école. Notons que la maîtrise du français des élèves est suffisante pour faire les entrevues en français. Deux entrevues semi-structurées ont été également effectuées avec chacune des deux enseignantes au début et à la fin de la collecte de données, pour une durée moyenne de 75 minutes. La première entrevue abordait trois thèmes : le profil sociodémographique des enseignantes, la réalité de la classe et les pratiques de soutien. La deuxième entrevue portait sur le soutien en général, les séquences de soutien, les limites du travail, les services de soutien, etc.

3) La troisième source d’information fait référence à des séquences de soutien correspondant à une tâche précise; des entrevues individuelles spécifiques avec les participantes ont été sollicitées pour comprendre leur point de vue au sujet du soutien. Ces entrevues de 10 à 20 minutes se sont déroulées tout au long de la collecte de données et sont inspirées du rappel stimulé (Tochon, 1996) et des entrevues cognitives (Perraudeau, 2002).

4) Finalement, la quatrième source relève des traces écrites des élèves participantes lors de certaines tâches (exercices en mathématiques, texte écrit, etc.); elles ont été consultées, lorsque possible, avant les entrevues spécifiques de façon à situer l’apprentissage ou la progression de l’élève.

En somme, 22 séquences de soutien ont été retenues, 9 chez Carla correspondant à 4 tâches et 13 chez Sophie correspondant à 5 tâches. Pour les fins de l’article, nous retenons deux tâches, une par enseignante, qui correspondent à trois séquences de soutien : une chez Carla et deux chez Sophie (voir Tableau 2). Nous choisissons les deux tâches les plus représentatives des points de vue des trois élèves et qui renvoient aux deux matières scolaires (mathématiques et lecture).

Tableau 2

Description des séquences de soutien appartenant à des tâches différentes

Description des séquences de soutien appartenant à des tâches différentes

-> Voir la liste des tableaux

Nous avons procédé à une analyse de contenu manifeste (Kelly, 1984) des données issues de l’observation et des entrevues avec les participantes, en lien avec les trois séquences retenues. Des pseudonymes sont utilisés pour désigner les participantes.

RÉSULTATS : LE RAPPORT AU SOUTIEN : UN REGARD CROISÉ

L’analyse menée sur les trois séquences de soutien s’articule autour d’un thème central, soit le rapport des participantes au soutien. L’analyse fait émerger trois cas de figure qui renvoient aux différents aspects de la médiation sociale, que nous nommons « empêchée », « fluide » et « opaque ». Il nous semble que certaines séquences de soutien illustrent plus que d’autres l’un des cas de figure, et chaque cas de figure représente une élève. Pour un regard croisé, nous abordons à l’intérieur de chaque cas une description de l’interaction et les points de vue des actrices autour du soutien, notamment l’outil de soutien utilisé et les difficultés de l’élève dans la tâche. Nous insérons des extraits issus de leur discours.

Une médiation sociale empêchée (Carla, Jana; séquence 1)

Un premier cas de figure est la médiation que nous qualifions « d’empêchée » du fait que, d’une part, l’élève n’apprécie pas l’outil et que, d’autre part, l’enseignante se trouve devant le défi d’adapter son outil de soutien au contexte de la classe. Prenons l’exemple de Carla et de Jana pour la tâche de résolution d’exercices en mathématiques en grand groupe (séquence 1) au cours de laquelle Jana a donné une réponse erronée. La difficulté de Jana semble être un imprévu non seulement pour Carla, mais aussi pour Jana elle-même qui ne s’attendait probablement pas à ce que sa réponse soit erronée. L’analyse montre que Carla avait pris la décision d’échanger avec Jana devant toute la classe pour la soutenir au lieu de lui donner une réponse rapide : « Donner la réponse, c’est facile, mais ça ne sert à rien. » Elle avait le souci de faire réaliser à l’élève qu’elle « s’était trompée » et de lui « permettre de revoir les étapes d’arrondissement dans sa tête ». L’outil de soutien est le dialogue, qui a duré deux minutes. Jana ne réagit pas tout au long de l’échange, elle reste passive, n’exprime pas ses difficultés et répond aux questions de l’enseignante. Puisque c’est une tâche en grand groupe, Carla ne se sent pas à l’aise de prendre beaucoup de temps avec Jana. C’est comme si elle ressent une tension entre ce qu’elle souhaite faire et ce qu’elle peut faire dans le contexte de sa classe; elle finit par donner rapidement la réponse à l’élève : « Je ne peux pas ignorer et faire attendre les autres élèves de la classe qui sont prêts à passer à une autre chose. » Elle n’a pas le choix « d’aller plus vite » dans son soutien, sinon elle craint de « perdre le reste du groupe ». En général, il semble que Carla se trouve contrainte à s’adapter au contexte : « Ce n’est pas évident avec un groupe de 23 élèves de s’adapter à l’élève en difficulté. C’est très exigeant de travailler avec chaque élève en classe à cause des niveaux différents. […] Je souhaite accompagner Jana davantage et la motiver plus. » Elle se sent mal outillée : « […] il y a un manque de formation », ce qui la rend « démunie. »

Jana perçoit mal le soutien individuel à travers un dialogue devant toute la classe. Elle « n’aime pas [ça] » et se sent « gênée » quand Carla l’interroge devant toute la classe : « Non, pas devant toute la classe, je n’aime pas. Mais devant toute la classe, même quand je lis, je fais beaucoup de fautes, moi, je lis comme il faut. » Vu que c’est sa première année en classe ordinaire, Jana semble ne pas s’approprier la culture de la classe au regard de la prise de parole. Par exemple, sur le plan personnel et l’image de soi, Jana « s’inquiète » quand elle lève la main pour poser des questions sur des notions qu’elle n’a pas comprises et « ça [la] dérange d’être en classe sans comprendre vraiment tout ». Le rapport à l’autre semble aussi être un défi pour elle : « Je suis nouvelle. […] les autres élèves sont nés là, habitués là et sont amis et moi je ne suis pas leur amie. » Elle n’est pas non plus habituée à la présence de garçons en classe qui « dérangent et [...] se moqu[ent] » d’elle quand elle lit. Elle ajoute qu’elles étaient « toutes des filles » dans l’école de son pays natal.

Carla reconnaît les propos de Jana et partage la même impression : « Jana se sent regardée par les autres, observée, jugée en classe, ce qui fait que c’est rare qu’elle pose des questions en groupe. » Elle attribue la situation aux caractéristiques personnelles de l’élève : « Jana a de la difficulté à accepter cet écart. […] Elle a son petit orgueil qui la pousse à dissimuler. »

En outre, l’analyse montre que les deux ne partagent pas le même sens de la difficulté de Jana dans la tâche. Carla situe sa difficulté sur le plan conceptuel, soit les étapes de l’arrondissement : « Elle est allée rapidement sans réfléchir aux étapes que je lui avais données. […] Elle avait oublié qu’à partir de cinq et plus, il faut ajouter un. » Pourtant, Jana ne semble pas partager la même idée. Elle croit que sa difficulté vient plutôt de la position de la virgule : « J’ai regardé avant la virgule. » Le lendemain, Jana a décidé d’aller en récupération pour mieux comprendre l’exercice.

Une médiation sociale fluide (Sophie, Tina; séquence 2)

Un autre cas de figure qui se dégage de l’analyse est la médiation sociale que nous nommons « fluide » du fait que l’élève apprécie l’outil de soutien et que cet outil s’ancre dans la compréhension de ses besoins. Il semble que la vigilance des enseignantes et leur anticipation des besoins linguistiques des trois élèves impliquent une adaptation des pratiques et une mise en place d’un soutien en petit groupe pour leur expliquer certaines tâches avant de leur demander de travailler individuellement. C’est ce que Sophie a fait, à titre d’exemple, dans la tâche d’évaluation en lecture (séquence 2), au cours de laquelle les élèves doivent développer une carte d’organisation des idées après la lecture du texte. Elle a anticipé des difficultés linguistiques chez ses élèves qui n’ont pas le français comme langue maternelle, surtout à cause des nouveaux mots : « Les élèves allophones auront de la difficulté avec le mot “tentative” qui fait partie de la carte d’organisation des idées. » Son anticipation des difficultés prend même un aspect différencié; Sophie met en place un soutien en petit groupe formé de six élèves, dont Tina et Windy. Elle anticipe chez eux « des difficultés linguistiques particulières » et elle ne veut pas que « ces difficultés bloquent leur compréhension du texte » et qu’ils se sentent « démunis devant un mot qu’ils ne comprennent pas ». Ce soutien est de 14 minutes et l’outil utilisé est l’échange verbal. Elle les interroge sur le sens des mots et les laisse poser des questions. Son objectif est de s’assurer qu’ils comprennent le texte avant de passer au travail individuel. En effet, Sophie dit « changer ses pratiques en classe multiethnique ». Elle revient toujours au sens des mots, surtout les mots de base : « Si je lis un texte, je m’arrêterais tous les six mots pour expliquer le texte. Contrairement, dans une école francophone [elle parle d’une classe qui contient seulement des élèves francophones], je n’ai pas besoin d’expliquer ce qu’est un canot ou une pirogue ou d’autres termes spécifiques et expressions connues au Québec. »

Tina, l’élève, semble apprécier le soutien en petit groupe à travers l’échange verbal. Elle se souvient de ce dernier et mentionne lors de l’entrevue que Sophie a lu le texte avec le groupe et qu’elle a expliqué certains mots : « Madame Sophie m’a expliqué la “campagne” et la “souche”. » Il semble qu’elle se sente plus à l’aise d’exprimer ses difficultés et de poser des questions lors de l’échange en petit groupe : « Parce que moi, j’aime ça, parce que comme ça, je peux demander des questions. » L’enseignante est « plus proche ». Tina réalise l’effet de cet outil de soutien sur son apprentissage; il lui permet de « comprendre le sens des mots pour travailler »; sans lui, elle rencontrerait « plus de difficulté ». Finalement, il semble que cet outil couvre les besoins de Tina dans la tâche parce qu’elle l’a accomplie seule sans avoir recours à de l’aide supplémentaire.

Une médiation sociale opaque (Sophie, Windy; séquence 3)

Le dernier cas de figure renvoie à une médiation que nous nommons « opaque », au cours de laquelle l’élève n’a pas totalement apprécié l’outil et l’enseignante n’arrive pas à discerner les difficultés de l’élève dans la tâche. Pour la même tâche d’évaluation en lecture, après l’échange en petit groupe (séquence 2), Sophie soutient Windy individuellement pour compléter la carte d’organisation des idées, à travers un dialogue qui a duré six minutes (séquence 3) : « Je n’ai pas le choix. Il faut que je continue à la faire progresser, donc je la prends, je ne peux pas l’abandonner et la laisser seule avec ses difficultés. » Sophie intervient selon sa propre compréhension des difficultés de l’élève. Elle commence le dialogue par une question en lien direct avec le thème du texte dans le but de saisir ce que Windy appréhende du texte. Tout au long du dialogue, Sophie ne semble pas comprendre la difficulté de Windy dans la tâche et avance certaines hypothèses à ce sujet : « La prononciation de Windy est déficiente à un point [tel] qu’elle ne comprend pas ce qu’elle lit, car elle ne prononce pas le bon mot. […] Le problème de Windy au cours de la tâche est comme changé; au début elle a dit “Charlemagne”, et ça, il y a plusieurs qui m’ont écrit ça; […] elle n’a pas compris le dialogue dans le texte. […] elle n’a pas vraiment compris ce texte-là; peut-être le concept de creuser autour des racines, elle n’a pas vu l’image dans sa tête. » Windy ne participe pas activement au dialogue, elle répond aux questions posées par Sophie, mais ne s’exprime pas au-delà. Sophie semble attribuer cette incompréhension à la personnalité de Windy : « C’est difficile de cerner les difficultés de l’élève, car elle n’est tellement pas émotive, pas de réaction, pas de rétroaction, elle ne dit rien. […] Elle n’a pas l’habitude d’exprimer ce qu’elle aime et ce qu’elle ressent et a de la difficulté à utiliser son imagination, à aller chercher toutes les informations. »

Pour sa part, Windy avoue qu’elle n’a pas eu une bonne expérience en classe d’accueil : « [à] l’autre école [où elle a fait sa classe d’accueil], le prof n’aime pas qu’on pose des questions », ce qui la rend réticente à exprimer ses difficultés et à poser des questions dans sa classe ordinaire. Windy ne semble pas apprécier l’effet du soutien : « Je peux faire seule, car c’est facile. » Elle paraît perplexe quant à ses difficultés qu’elle n’arrive pas à préciser au début de l’entrevue : « Je sais tout », puis elle avoue qu’elle éprouve de la difficulté à trouver les réponses et doit lire le texte une deuxième fois pour les trouver : « Les résultats. […] c’est difficile de trouver. […] J’ai lu le texte une deuxième fois [pour trouver la réponse]. » Malgré la complexité de la médiation et le manque de consensus sur le sens de la difficulté, Windy a progressé et a trouvé l’une des réponses, mais son enseignante n’est pas sûre de l’effet du soutien sur sa compréhension du texte : « Je suis allée au bout de la réponse avec elle parce qu’elle n’a pas compris le texte […] et a trouvé la réponse avec aide, aide, aide. »

DISCUSSION : S’APPROPRIER LES OUTILS CULTURELS

L’analyse met en exergue trois aspects de la médiation qui reflètent la particularité des interactions entre l’élève et l’enseignante lors du soutien et la manière dont elles perçoivent et utilisent les outils. Deux outils de soutien ont été mobilisés par les enseignantes : l’échange verbal en petit groupe et le dialogue. Chaque outil a sa particularité par rapport au contexte de son utilisation et à la forme de soutien, en petit groupe et en individuel. La divergence qui émerge parfois de leurs points de vue témoigne d’un processus d’enseignement-apprentissage interactif qui se coconstruit à travers des outils convenables pour l’élève (Vygotsky, 1978; Vygotsky et Luria, 1994). Nous avons mentionné plus haut que la pratique de soutien est une pratique sociale dynamique. Nous en discutons à la lumière de notre cadre théorique, soit les trois niveaux d’utilisation des outils (Cole, 1996; de Abreu et Elbers, 2005).

Pour le premier niveau, prenons l’exemple de Tina (séquence 2) qui s’est approprié l’outil et a accompli la tâche seule. Il semble que l’échange verbal en petit groupe lui a ouvert un espace pour s’exprimer et poser des questions à l’enseignante. Ce soutien correspond à un niveau de soutien plus personnalisé, plus interactif et plus adapté à ce groupe d’élèves, et permet à l’enseignante de déceler un peu plus facilement leurs difficultés.

Windy et Jana ne se sont pas approprié complètement le dialogue comme outil de soutien à l’apprentissage, et ce, pour différentes raisons. Cela va à l’encontre de plusieurs études dans le cadre de l’approche SHC qui ont privilégié le soutien individuel pour répondre aux besoins des élèves (Cloutier, 2009; Masters et Yelland, 2002; Nassaji et Cumming, 2000; Rodgers, 2005). En effet, à la lumière du deuxième niveau, l’analyse des deux séquences 1 et 3 a fait ressortir que l’enseignante et l’élève ne partagent pas le même sens du soutien, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas les mêmes définitions de la difficulté. L’intersubjectivité produite lors du soutien est donc fragile (Wertsch, 2004), ce qui rend la médiation sociale empêchée ou opaque. L’outil utilisé ne les a pas aidées à arriver à un consensus sur le sens du soutien. Les élèves n’ont pas pu investir l’espace de la réalisation de la tâche (Brunet, 2009), surtout que les enseignantes étaient omniprésentes dans le dialogue. Dans le cas de Carla et de Jana, l’enseignante situait la difficulté de l’élève à un niveau conceptuel alors que, pour Jana, c’était la position de la virgule. Cette fragilité pourrait être attribuable à deux enjeux qui se complètent l’un et l’autre : la mauvaise appréciation de l’outil par Jana parce qu’elle a été soutenue devant toute la classe; le contexte de la classe qui pose des limites à Carla. Jana interagit selon son expérience, son rapport aux autres élèves et les défis qu’elle ressent quant à sa compréhension de la culture de la classe au sujet de la prise de parole. Pour sa part, Carla interagit selon les prescriptions et sa marge de manoeuvre limitée par les conditions de la classe, ce qui l’a poussée à procéder rapidement dans son soutien pour ne pas perdre les autres élèves. Cela s’avère cohérent avec les résultats de recherche de Mencacci et Guélidi (2010) qui ont soutenu que les personnes enseignantes établissent une limite dans leur enseignement pour ne pas perdre l’ordre en classe. Dans le cas de Sophie et de Windy, ce n’est pas le contexte de la classe qui a limité l’interaction, mais l’incompréhension des difficultés de Windy. En fait, le soutien individuel durait six minutes, mais Sophie n’en sort pas satisfaite. Comme Jana, Windy interagit selon son expérience antérieure en classe d’accueil. Malgré l’espace que le dialogue pourrait lui offrir, elle n’a pas pu trouver sa place pour exprimer ses difficultés. Par ailleurs, bien que Sophie reconnaisse le parcours de l’élève, il semble que le dialogue ne lui a pas permis de s’ajuster à ses besoins, malgré tous ses efforts. En effet, plusieurs études ont constaté qu’il est parfois difficile pour la personne enseignante de déceler les difficultés des élèves et d’agir selon leurs besoins (Bodrova et Leong, 2012; Vallat, 2012).

Pour terminer avec le troisième niveau de l’utilisation des outils, nous nous interrogeons sur le rôle de la structure et du système institutionnels dans les défis rencontrés par les enseignantes et les élèves lors du soutien. Nous nous interrogeons également sur la disposition de l’école à accueillir et à intégrer les nouveaux arrivants et à former les enseignantes pour intervenir en contexte de diversité. Cela exige le développement d’un climat scolaire inclusif nécessitant des changements dans les rôles conventionnels de l’école et du personnel enseignant (Ramel, 2015; Tremblay, 2020). C’est à l’école qu’incombe la responsabilité de se transformer et de s’adapter à tous les élèves (Borri-Anadon et al., 2020; Plaisance, 2015), dont les nouveaux arrivants, et de leur garantir l’accessibilité des savoirs, quelles que soient leurs diversités et difficultés (Issaieva et Scipion, 2020).

N’est-il pas probable que les élèves se sentent encore comme des intruses à l’école et qu’elles aient besoin de pratiques scolaires plus inclusives pour développer une expérience socioscolaire plus positive? Et que les enseignantes se sentent épuisées ou « démunies », selon le terme de Carla, et qu’elles doivent être mieux outillées et formées pour gérer la diversité et contribuer à développer une expérience socioscolaire plus positive de leurs élèves?

CONCLUSION ET LIMITES

L’expérience socioscolaire des élèves se construit dans les interactions avec leurs enseignantes à travers des outils de soutien qui leur conviennent. Cet article a rapporté les points de vue de deux enseignantes et de trois de leurs élèves immigrantes sur le soutien à l’apprentissage mis en place par les enseignantes. Tout au long de l’article, nous avons été conscientes de notre posture de chercheuses afin de ne pas apporter un regard normatif et déficitaire sur le rôle des enseignantes ainsi que sur celui des élèves. Pour ce faire, nous avons analysé les résultats en effectuant un rapprochement de leurs points de vue. Toutefois, ce rapprochement se heurte à plusieurs enjeux, voire limites d’un point de vue méthodologique. En premier lieu, les entretiens avec les élèves étaient plus succincts que ceux avec les enseignantes, ce qui risque de donner une place plus large aux propos des enseignantes. Les élèves n’ont pas nécessairement dévoilé tout ce qui relate les séquences de soutien, et, par conséquent, nous n’avons pas toutes les données suffisantes pour bien comprendre le processus de médiation afin de pouvoir l’interpréter. En deuxième lieu, les caractéristiques du contexte et les prescriptions qui entrent en jeu lors de la mise en place du soutien n’ont pas été toutes considérées dans le cadre de cet article. De plus, l’analyse s’est limitée aux trois séquences de soutien sans inclure toutes les tâches, ce qui limite l’exploration des enjeux de l’expérience socioscolaire des élèves. Toutefois, cette recherche soutient les points de vue des élèves immigrants nouvellement arrivés, un volet primordial qu’il faut développer dans des recherches futures pour favoriser leur expérience socioscolaire et développer leur sentiment d’appartenance sociale.