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L’attention que le monde accorde à la Chine ne date pas d’hier. Par sa taille, sa démographie, son histoire et aussi par sa situation géographique, la Chine a toujours su être présente dans le paysage international. Toutefois, victime de bouleversements politiques, sociaux et économiques et de crises majeures, elle a vécu, au cours des derniers siècles, des périodes sombres qui l’ont empêchée de s’établir comme nation réellement influente dans le monde.

Cependant, depuis que la Chine a entamé un processus de réforme et d’ouverture à la fin de l’année 1978, elle est revenue en force au centre des intérêts. Jusqu’au début des années 2000, les regards se portaient essentiellement sur la capacité de celle-ci à surmonter les innombrables problèmes liés à son développement, dont la réalité a souvent été remise en cause, entre autres par Brown (1994), Segal (1999), Chang (2001) et Rawski (2002). Depuis quelque temps pourtant, on ne s’interroge plus sur la possibilité ou non de l’ascension de la Chine sur la scène internationale, mais on cherche plutôt à mesurer l’ampleur du phénomène afin de mieux en anticiper les conséquences. La Chine devient une grande nation aujourd’hui, si grande que beaucoup la qualifient déjà de superpuissance. « bric », « Chindia » et « G2 » sont autant de termes qui ont été inventés pour tenter de décrire la place de la Chine, dont l’émergence dans le monde semble incontestable et inévitable.

Le réveil de la Chine est accompagné de multiples bouleversements ayant des conséquences majeures pour le développement des pays à l’échelle planétaire. Dans les faits, les répercussions de cette montée en puissance de la Chine se traduisent par des bouleversements tant économiques que politiques, sociaux et environnementaux. L’ascension de la Chine sur la scène internationale suscite ainsi dans le monde de vives réactions telles que des acclamations ou de l’admiration, mais encore davantage d’interrogations, d’inquiétudes, voire de l’indignation et des contestations. Plusieurs n’hésitent même pas à parler ouvertement de « la menace chinoise » ou du « péril jaune » (Mearsheimer 2006).

Plus que jamais, le phénomène de l’émergence de la Chine devra donc être étudié et compris. En effet, pays à la culture millénaire et aux traditions uniques, la Chine représente un mystère à bien des égards. Par ailleurs, étant encore un pays en voie de développement et surtout un pays en transition, la Chine ne manque pas aujourd’hui de « problèmes ». Ainsi, les études sur la Chine soulèvent un défi épistémologique et méthodologique majeur et exigent une approche pluridisciplinaire ainsi qu’une ouverture d’esprit permettant d’éviter des extrapolations et des spéculations hasardeuses. Pour bien comprendre la situation et anticiper l’évolution future de la Chine, il faudrait être capable d’analyser la situation de ce pays non seulement horizontalement, c’est-à-dire par rapport à celle des pays les plus performants dans le monde d’aujourd’hui, mais aussi, et même surtout, verticalement, par rapport à son passé récent – le parcours réalisé au cours des trente dernières années.

Ainsi, sans vouloir être exhaustif, ce numéro spécial se focalise sur quelques aspects majeurs liés à l’émergence de la Chine dans le monde, à savoir 1) la viabilité et l’universalité de l’expérience de développement chinoise, 2) les influences économiques, politico-culturelles, diplomatiques et militaires de la Chine dans le monde d’aujourd’hui et 3) deux défis fondamentaux, parmi bien d’autres, auxquels la Chine doit faire face, à savoir le développement de l’innovation et de la technologie et le développement de la liberté individuelle dans la société. Ce numéro spécial vise ainsi à fournir quelques éléments de réponse à plusieurs questions fondamentales que le monde entier pose aujourd’hui à l’endroit de la Chine : Que s’est-il réellement passé en Chine au cours des trente dernières années ? Quelle est la situation actuelle de la Chine ? Quel serait l’avenir de la Chine ? Quels sont et quels seront les impacts réels de l’émergence de la Chine sur les pays du monde ? Quelle est la portée de l’expérience chinoise ?

Le parcours emprunté par la Chine dans son développement au cours des dernières années défie à bien des égards l’idéologie et le paradigme dominant actuellement le monde. Plusieurs n’hésitent pas à le qualifier de « modèle chinois » (Zhang 2008) ni même à parler du consensus de Beijing (Ramo 2004). À ce sujet, le professeur Zhiming Chen, dans son article, considère que l’expérience chinoise est plus qu’une voie, un modèle ou un paradigme. Selon lui, le concept de modèle implique une fausse cohérence et consistance de l’expérience chinoise, qui est en réalité contradictoire, ambiguë et non uniforme. L’expérience chinoise est plutôt caractérisée par un processus graduel, expérimental et simultané d’industrialisation, de marchéisation et de mondialisation sous la direction de l’État qui préserve le marché, dans un processus de libéralisation économique et sans libéralisation politique. D’une manière originale, le professeur Chen résume les caractéristiques distinctes de la « voie chinoise de développement » en sept points, à savoir : 1) réforme : à la fois une rupture et une continuité des politiques de l’ère de Mao ; 2) expérimentation : gradualisme et pragmatisme ; 3) décalage : une réforme économique avant la réforme politique ; 4) fédéralisme : décentralisation sans démocratisation ; 5) privatisation : un droit d’usage sans propriété ; 6) marchéisation : un marché en parallèle du plan ; 7) prix : un système à double voie. Ainsi, l’auteur considère que ni le consensus de Beijing et ni le consensus de Washington[1] ne sont une description exacte de l’expérience chinoise, cette dernière n’étant nullement une antithèse parfaite du consensus de Washington, comme l’a prétendu M. Ramo. Après avoir analysé les caractéristiques de la « voie chinoise », l’auteur a mené une réflexion intéressante sur la viabilité, la durabilité et l’universalité de la « voie chinoise », en considérant que l’expérience chinoise « pourrait probablement offrir quelques espoirs pour les voies de développement non traditionnelles et encourager l’exploration de possibilités qui jusqu’à récemment étaient considérées comme inconcevables ».

La Chine est-elle déjà une superpuissance mondiale ? Dispose-t-elle d’une influence sur le monde correspondant à un statut de superpuissance mondiale ? Il est clair que dans la littérature la notion de puissance ainsi que sa mesure ne font nullement l’unanimité. Sans vouloir nous engager dans un débat sémantique en la matière, nous considérons que la notion de puissance est dynamique et comporte plusieurs facettes, qui, du moins, allient hard power (économique et militaire) et soft power (idéologique, culturel et diplomatique), et qu’elle doit être définie en termes de pouvoir d’exercer une réelle influence sur les autres. Ainsi, quatre articles de ce numéro spécial tentent d’apporter quelques éclaircissements au sujet des influences réelles de la Chine dans le monde d’aujourd’hui sur les plans économique, idéologico-culturel, diplomatique et militaire.

Dans son article, M. Zhan Su tente de définir la place de la Chine dans l’économie mondiale par une analyse des impacts réels des produits made in China sur le monde, car « c’est l’ascension des industries manufacturières chinoises sur le marché international qui suscite le plus de réactions dans le monde ». Dans son travail, l’auteur a analysé de façon détaillée, tour à tour, l’évolution de la Chine dans ses efforts de s’insérer dans la nouvelle division internationale du travail dans un contexte de mondialisation, les contributions réelles des acteurs, chinois comme étrangers, à la réalisation des produits made in China et les défis majeurs qui conditionneraient l’avenir des produits made in China. Selon lui, il serait bien simpliste d’analyser la percée spectaculaire des produits made in China sur le marché international en termes « gagnant-perdant », car ces produits sont souvent le résultat d’une production organisée globalement dans le cadre de la nouvelle division internationale du travail, avec la participation coordonnée des entreprises de nombreux pays. La Chine n’est pas le maître des produits made in China, ce sont plutôt les filiales des entreprises étrangères implantées en Chine : 55 % des exportations chinoises sont le fait d’entreprises étrangères installées en Chine et même 80 % si l’on s’en tient au secteur des nouvelles technologies. Les produits made in China devront ainsi être davantage considérés comme des produits made with China que comme des produits made by China. Il est clair toutefois que l’essor des produits made in China a provoqué des bouleversements majeurs, positifs comme négatifs, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Chine. Ainsi, le gouvernement chinois a amorcé depuis quelques années une stratégie nationale en faveur de la création de la « valeur chinoise ». Cependant, d’après l’auteur, le seul passage du « prix chinois » à la « création chinoise » ne garantit pas le succès futur des produits made in China sur le marché international. « La recherche d’une division internationale du travail “gagnant-gagnant” avec les autres pays du monde ainsi que d’une plus grande efficacité économique, sociale, environnementale serait une condition primordiale si la Chine souhaitait poursuivre son ascension au sein de l’économie mondiale. » De plus, selon l’auteur, il est temps pour la Chine de se transformer aussi en un « marché chinois » : « Si en 1978 la Chine n’avait pas d’autre choix que de se lancer dans l’exploitation de ses avantages comparatifs en termes de coûts et de ressources pour conquérir le marché international, le temps est venu pour elle d’intégrer les ressources internationales pour développer son marché intérieur ». Autrement dit, au lieu de tenter de tout faire par elle-même, la Chine devrait adopter une politique claire favorisant made with the world, et non pas uniquement made for the world.

L’article du professeur Barr porte sur un sujet actuellement très « chaud » qui est le soft power de la Chine. En effet, si l’importance de l’attrait d’un pays en relations internationales relève plutôt de l’évidence, c’est grâce aux récents travaux de Joseph Nye (2004) que le pouvoir en matière de force d’attraction s’inscrit dans le discours théorique, sous le nom de soft power. Alors que le hard power est la capacité d’amener les autres à vouloir ce qu’un pays veut par la coercition ou la motivation, le soft power, pour sa part, réside dans la capacité à former les préférences des autres par l’attrait de ses valeurs, de sa culture et de ses politiques.

La Chine prend conscience depuis peu de l’importance d’utiliser le soft power pour développer son influence à l’échelle internationale. Différentes initiatives ont été prises : les instituts Confucius font la promotion de la langue et de la culture chinoises partout dans le monde ; la Chine accueille des étudiants étrangers en plus grand nombre chaque année ; elle intensifie sa présence diplomatique en participant activement à divers forums internationaux ; l’expérience chinoise du développement économique, l’instrument le plus puissant du soft power chinois, semble rallier d’autres pays en voie de développement. La Chine devient ainsi de plus en plus la référence pour certains pays pauvres, au détriment des pays occidentaux qui ont joué ce rôle depuis la décolonisation. Le développement du soft power chinois a pour conséquence de changer la donne au sein de la communauté internationale, particulièrement pour l’Occident.

Dans son article, Michael Barr tente de clarifier et démystifier le soft power de la Chine, qui est considéré par plusieurs dans les pays occidentaux comme une nouvelle forme de la menace chinoise. Il met en lumière des confusions importantes dans les analyses actuelles sur le soft power de la Chine (par rapport à son hard power) et estime qu’un objectif clé de la campagne du soft power de la Chine a été d’améliorer son image internationale et de lutter contre ce que Beijing considère comme les perceptions erronées de la réalité de la Chine par les médias étrangers. « L’espoir semble être qu’une meilleure image du régime chinois peut également aider à garantir la légitimité du Parti et limiter l’attraction d’idéologies occidentales dans le pays. En bref, un objectif du soft power de la Chine est de réfuter la thèse de la « menace chinoise » et d’aider à convaincre le monde des intentions pacifiques de la Chine. » L’auteur met ainsi en garde contre la conséquence néfaste d’une exagération du soft power de la Chine : « […] la façon dont la communauté internationale conçoit et répond à la montée de la Chine pourrait devenir une source en soi de la puissance et de l’influence chinoises, conduisant à une sorte de prophétie autoréalisatrice. »

L’article de MM. Mamoudou Gazibo et Olivier Mbabia traite de l’impressionnante activité diplomatique et économique déployée par la Chine sur le continent africain, un autre sujet d’actualité important et qui fait souvent la une dans les médias. Contrairement au courant dominant dans la littérature qui consiste à cantonner les relations sino-africaines aux dix dernières années et, notamment, à les ramener à l’idée que la Chine est d’abord motivée par la volonté d’assurer la sécurité de ses approvisionnements en pétrole, les deux auteurs ont adopté un angle d’analyse original qui porte sur les relations sino-africaines dans une perspective historique. Rappelons que, bien que l’on puisse faire remonter les liens commerciaux entre la Chine et l’Afrique au 2e siècle avant J.-C., pendant la dynastie des Han (Wu 2006), les premiers liens diplomatiques établis officiellement entre la Chine et un pays africain datent de 1956 (il s’agissait de l’Égypte).

Selon les deux auteurs, les relations sino-africaines ont été un processus fluctuant de « consensus et de camouflage » au fil des soixante dernières années, au gré de l’évolution des intérêts nationaux chinois. Le renouveau de la politique africaine de la Chine au début des années 1990 s’est fait dans un contexte international qui lui était hostile, ce qui a forcé la Chine à commencer à mettre en place une stratégie internationale d’ensemble, une grand strategy, destinée à créer un environnement favorable à son développement économique, à réduire les risques de réactions négatives à sa montée en puissance économique, diplomatique et militaire et aussi à sécuriser ses approvisionnements en ressources naturelles et ses débouchés commerciaux. Cependant, si le pouvoir d’attraction que la Chine exerce sur ses partenaires africains obtient de réels succès, les défis demeurent encore entiers pour la stratégie africaine de la Chine, d’autant plus que plusieurs autres pays émergents se montrent de plus en plus dynamiques sur ce continent et que les opérateurs traditionnels, européens et américains, ne s’y désengagent point.

Quant à l’article du professeur Zhiming Chen qui s’intitule « La stratégie militaire asymétrique de la Chine : logique et conséquences », son objectif est de faire comprendre la réalité de la puissance militaire de la Chine par un examen de la stratégie militaire adoptée par ce pays. D’après l’auteur, le pouvoir national pouvant être conçu sur trois niveaux différents, à savoir les ressources, les stratégies et les résultats, la Chine considère la puissance avant tout comme des stratégies. Ainsi, contrairement à ceux qui exagèrent une menace chinoise du fait des efforts de la Chine pour moderniser son armée (Eland 2003), le professeur Chen considère que la stratégie militaire de la Chine est avant tout défensive et que la Chine tente plutôt de maximiser son avantage sur son rival essentiellement dans certains secteurs clés de la compétition militaire. « La Chine tente de concentrer ses ressources limitées pour développer des capacités asymétriques de façon à pouvoir contrôler certains secteurs clés de l’opération militaire dans une guerre locale dans des conditions d’informatisation. » Cependant, « la stratégie de la Chine n’est pas asymétrique dans le sens “traditionnel” du terme, parce que la doctrine et la stratégie de la Chine sont les mêmes que celles de son homologue américain. C’est parce que la Chine estime que la faiblesse militaire américaine se trouve exactement là où sa force à elle réside. » Toujours selon l’auteur, c’est cette asymétrie qui guide en réalité les efforts de modernisation militaire de la Chine, et qui explique son désir de développer la capacité de saisir la supériorité de l’information. Ainsi, la Chine s’emploie particulièrement à développer des « capacités militaires asymétriques » telles que, entre autres, des armes antisatellites, l’exploitation du réseau informatique et les missiles balistiques antinavires.

Enfin, les deux derniers articles de ce numéro spécial, celui de la docteure Joy Zhang et celui de la professeure Hélène Piquet, examinent les deux défis majeurs qui conditionneraient l’avenir de la Chine, à savoir le développement de l’innovation et de la technologie et le développement de la liberté individuelle. Depuis 2007, le gouvernement chinois a adopté une nouvelle stratégie qui vise un développement plus efficace, plus social et plus écologique. La Chine vise même à figurer parmi les 20 premiers pays innovateurs en 2020. Il est clair qu’étant donné la particularité du système politique et économique chinois, les investissements massifs en R-D ne garantissent pas, à eux seuls, le succès de la Chine dans la poursuite de cette stratégie de « montée en gamme ». Tout indique que ce passage ne pourra se faire sans heurts et que de nombreuses conditions fondamentales s’imposent au préalable à la Chine. Ainsi, l’article de la docteure Zhang, sous un angle d’étude original, se consacre à l’émergence du « cosmopolitisme » de la science en Chine. Selon l’auteure, les stratégies chinoises de promotion de la R-D diffèrent nettement dans le temps : il y a cinquante ans, les expériences de recherche étaient réalisées dans un esprit d’autosuffisance, alors qu’aujourd’hui les scientifiques chinois sont encouragés à participer à des activités avec des chercheurs de l’Occident et à bâtir des ententes internationales. En se basant sur une étude empirique dans plusieurs centres de recherche dans le domaine des sciences de la vie, Mme Zhang a démontré comment les Chinois ont développé une sensibilité (cosmopolite) aux méthodes concurrentes de raisonnement scientifique et de quelle manière ils ont contribué au cosmopolitisme de la science.

Certes, il serait inconcevable de parler de la Chine d’aujourd’hui ou de demain sans examiner ce sujet fondamental que sont les droits de la personne en Chine. La professeure Piquet, dans son article, traite du mythe du « Chinois non revendicateur ». Selon elle, il y a une rupture entre les représentations officielles et la pratique des acteurs en Chine. Les justiciables chinois n’hésitent pas aujourd’hui à saisir les tribunaux afin de faire valoir leurs droits, relativisant ainsi l’argument qu’ils sont prêts à sacrifier leurs droits afin de préserver l’harmonie ou la croissance économique. La possibilité de dérives portant atteinte à la stabilité de la société chinoise est donc bien réelle, surtout si les justiciables optent pour se faire justice eux-mêmes parce qu’ils sont insatisfaits de la réponse du système judiciaire étatique. La Chine peut-elle suivre sa propre voie sans avoir à copier l’Occident à ce sujet ? Malgré plus de 30 ans de changements, cette question demeure toujours entière aussi bien pour la Chine que pour le monde.