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L’espace n’existe que parce qu’il est perçu; tout espace, dès lors qu’il est représenté, transite par l’imaginaire

Gracq, 1988, p. 28

Introduction

Il existe une multitude d’approches théoriques de l’espace et de la ville, qu’elles soient sociologiques, anthropologiques, sémiologiques, architecturales ou encore artistiques. D’ailleurs, sous l’influence du tournant spatial, ces différentes perceptions ont contribué à modifier notre rapport au temps et à l’espace – à la fois en termes de visibilité et de lisibilité – notamment en faisant éclater le lieu et en accentuant l’importance conférée à la notion d’espace. En sciences humaines et sociales, la promenade articule le déplacement au lieu, de sorte qu’elle peut être envisagée à la fois en tant qu’objet pour les études littéraires (Montandon, 2000), la géographie culturelle (Grésillon, 2014) et l’histoire (Loir & Turcot, 2011). En tant qu’expérience sensible partagée, elle constitue donc un champ de recherche en plein essor.

Le thème de ce numéro nous amène ainsi à nous interroger, à partir du dispositif de la promenade, sur les formes de médiation possibles entre arts et villes et, plus spécifiquement, sur les liens entre la création – littéraire et artistique – et la déambulation au sein de l’espace urbain. Croisant études littéraires et sciences de l’information et de la communication, cet article s’appuiera sur l’approche géocritique telle que la définit Westphal, soit sur une « poétique dont l’objet serait non pas l’examen des représentations de l’espace en littérature, mais plutôt celui des interactions entre espaces humains et littérature » (2007, p. 45). Pour ce faire, nous avons procédé à une sélection d’interactions de formes déambulatoires de la littérature contemporaine, « hors du livre », ciblées sur les territoires de la France et du Québec. Il s’agit de pratiques littéraires inventives particulièrement présentes au Québec sous l’intitulé « arts littéraires » (Bisenius-Penin, 2019a, 2019b) et qui selon certains théoriciens (Rosenthal & Ruffel, 2010), offrent un déplacement de la littérature hors du livre en recourant à de multiples formes (performances, déambulations, lectures publiques, créations sonores, visuelles, numériques).

Dans un premier temps, afin de situer notre propos, nous essaierons de mieux saisir les enjeux soulevés par la promenade en recourant à une démarche critique s’appuyant sur des approches conceptuelle, sémantique et théorique. Dans un deuxième temps, cette étude tentera de montrer, à partir des hypothèses posées dans la partie précédente, comment la promenade, qui relève d’un enjeu de participation régulièrement recherché et toujours complexe à susciter, peut être perçue, d’une part, comme un médium artistique – à la fois acte et support – et, d’autre part, comme une forme d’interaction sociale et collective mettant en scène un imaginaire des lieux, une cartographie des interstices de la ville, tant sur le plan littéraire qu’artistique.

1. Les enjeux de la promenade : essai de définition à la croisée des disciplines

L’objectif de cette partie de notre étude est de contextualiser, d’expliciter et d’articuler les divers concepts mobilisés dans l’étude de la promenade à partir d’un spectre de notions plus ou moins apparentées qui incite le chercheur à recourir à un terme ou à un autre : marche, déambulation, flânerie, balade, etc. Ainsi, se référer à l’appropriation ou aux usages de l’un d’entre eux peut d’autant moins se passer d’une réflexion lexicale que la notion fait partie du vocabulaire de base, comme si sa signification relevait de l’évidence. Or force est de constater que la promenade recouvre de nombreux domaines en fonction des disciplines qui l’étudient, ce qui induit une sorte de flou s’ajoutant à la polysémie inévitable du terme.

1.1 Approche sémantique et théorique

Le premier sens attribué au terme promenade met l’accent sur « l’action de se promener, d’aller à l’extérieur pour se divertir ou faire de l’exercice » (Analyse et traitement informatique de la langue française [ATILF], 1994); il s’agirait ainsi d’un « déplacement effectué », d’un « trajet parcouru pendant cette action », ce qui inclut, au sens figuré, un éventuel « cheminement mental, intellectuel, spirituel ». Par métonymie, le second sens insiste sur la dimension spatiale du terme, soit l’« endroit ou [le] chemin au long duquel on se promène », et peut également désigner un « lieu spécialement aménagé dans ou aux abords d’une ville pour la déambulation, la flânerie » (ATILF, 1994). Cette rapide investigation nous renvoie d’emblée à la possibilité de se saisir de la promenade en fonction des pratiques, des représentations et des aménagements qui émergent de cette notion dans une perspective diachronique.

Bien qu’il ne soit pas ici question de dresser un historique de la promenade (voir Loir & Turcot, 2011), il convient néanmoins de souligner que, dès l’Antiquité, la notion se présente pour les philosophes comme un lieu d’inspiration in situ permettant de penser en marchant, alors qu’elle deviendra, sous la plume d’un Baudelaire et d’un Benjamin, flânerie, promenade sans hâte, au hasard, expérience dans laquelle l’individu « s’abandonn[e] à l’impression et au spectacle du moment » (Miaux & Roulez, 2014). Dans les années 1960, cet investissement de l’urbain par le discours des artistes et intellectuels induira une posture situationniste (Debord, 1958) mettant de l’avant la dérive comme méthode déambulatoire « consist[ant] à parcourir et réciter un itinéraire effectué dans la ville » (Bonard & Capt, 2009). Cette méthode

prend en compte comme élément central la subjectivité de la situation d’enquête, et plus encore celle des références des observateurs. [Sa] mise en oeuvre […] permet de découvrir une dimension métaphorique des espaces étudiés et de leur donner une valeur poétique

Bonard & Capt, 2009

Il s’agit en fait d’une autre manière d’actualiser la marche, qui offre la possibilité de décrypter par « une ethnographie sensible de ces expériences déambulatoires » (Thomas, 2004) les conduites publiques pouvant être appréhendées de différentes façons en fonction des théories artistiques (Davila, 2002; Frizot, 1997; Lugon, 2000), philosophiques et littéraires (Le Breton, 2000; Montandon, 2000; Schelle, 1996; Solnit, 2002; Thoreau, 1994; Westphal, 2007), ou encore sociologiques (Paquot, 2004; Sansot, 1998; Urry, 2005).

Pour la sociologue Thomas (2007), les théories qui tentent de se saisir de cette pratique de l’espace mettent en exergue une « dimension physique et fonctionnelle du déplacement », une « dimension sociale de la mobilité urbaine » et une « dimension esthétique du mouvement dans l’espace »; elle explique par ailleurs que,

[s]i la photographie et la danse s’attachent à déchiffrer et représenter les manières dont le corps bouge dans l’espace, la littérature, elle, témoigne des sensations presque désengagées du piéton en ville. De ce point de vue, la flânerie ou la promenade, dont l’étude occupe la plupart des travaux de ce champ, ont une portée essentiellement esthétisante : elles situent le piéton en spectateur du théâtre de la rue.

Pour les créateurs, la promenade, en tant que forme possible de la marche, devient donc, entre perception et imagination, l’objet d’un questionnement esthétique se posant sur ce qui fait sens en tant qu’espace. Il ne s’agit pas d’une coupure épistémologique, mais, au contraire, d’une perspective critique offrant la possibilité de croiser des disciplines telles que l’art et la géographie par l’étude des mobilités artistiques (Grésillon, 2014; Volvey, 2014). L’enjeu devient ainsi l’analyse des effets expressifs des formes littéraires ou artistiques qui privilégient certaines perceptions visuelles et sensations corporelles en fonction des dispositifs spatiaux utilisés.

1.2 Entre dispositif et narration

En sciences sociales, le « dispositif » est une notion débattue, éclatée au-delà de ses diverses définitions, qui soulève des questions d’agencement d’éléments, d’intention et d’effets, et qui révèle une tension entre liberté et déterminisme. Selon Foucault, le dispositif peut être défini comme

le réseau qu’on établit entre ces éléments […] un ensemble résolument hétérogènes comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales philanthropiques; bref du dit aussi bien que du non-dit […]

2001, p. 299

Ainsi se compose-t-il d’éléments immatériels (pensées, énoncés, propositions), de discours, de techniques, d’éléments solides (ensemble architectural) et d’instruments. À la suite de Foucault, Deleuze précise que les dispositifs sont « des machines à faire voir et à faire parler » et que les éléments qui les composent, « les objets visibles, les énoncés formulables, les forces en exercice, les sujets en position sont comme des vecteurs ou des tenseurs » (2003, p. 316) participant à modifier les trajectoires des lignes qui parcourent l’espace social. Appliquée aux dispositifs artistiques et culturels comme la promenade, cette approche permet d’explorer les liens qui se nouent entre création, institution et public, tout en portant sur les oeuvres littéraires et les pratiques artistiques un regard à la fois interne (sur leurs éléments constitutifs, les intentions et les représentations dont ils sont porteurs, les stratagèmes et les méthodes qui président à leur agencement) et externe (sur les conditions et les formes de leur mise en scène, de leur présentation au public, de leur réception individuelle et collective).

Mais le dispositif en tant que combinatoire complexe et fluctuante sollicite aussi une autre notion, particulièrement récurrente dans les formes déambulatoires qui seront observées, soit celle de la narration. D’un point de vue conceptuel, il convient de préciser les distinctions proposées par la narratologie (Genette, 1966; Todorov, 1966). Sans refaire ici le parcours historique de l’évolution de la notion de narration, on rappellera ce qui, selon Genette, la distingue de l’histoire et du récit :

Je propose […] de nommer histoire le signifié ou contenu narratif (même si ce contenu se trouve être, en l’occurrence, d’une faible intensité dramatique ou teneur événementielle), récit proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et narration l’acte narratif producteur et, par extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place

1972, p. 72

Tout acte narratif suppose une construction, c’est-à-dire une mise en intrigue qui combine, tout comme le dispositif, plusieurs critères définitionnels, comme

une succession d’événements, une unité thématique, un procès (c’est-à-dire une action qui forme un tout, comprenant un début, un noeud et un dénouement, similaire à la mise en intrigue de Ricoeur), une causalité narrative qui excède l’enchaînement chronologique, une évaluation finale configurante

Adam, 2005, p. 24

De plus, l’approche pragmatique (Bakhtine, 1978) a mis en évidence les principes d’échange dialogique et de mise en situation de la narration; selon le sémioticien Eco, ces principes correspondent à une véritable dimension ontologique : « Le roman comme genre peut disparaître. Mais la narrativité, elle, non. C’est une fonction biologique » (1990, p. 9) ou, à tout le moins, un procédé textuel ou artistique offrant au « lecteur coopérant » (1979) la possibilité de pénétrer cet espace narré, ce système où se tresse un réseau d’instructions et d’attentes cristallisant le jeu relationnel complexe entre narrateur et narrataires.

En cela, la promenade doit être envisagée dans son aptitude communicationnelle, dans la relation que sollicite son énonciation par une mise en immersion imaginaire capable de rendre compte de l’expérience sensible unique que chacun vit dans ses rapports au territoire. À l’issue de cette mise au point, nous proposerons une typologie permettant d’identifier les diverses formes de narration matérialisées par la promenade, à la fois en tant que médium artistique et en tant qu’interaction sociale et collective.

2. Typologie des promenades culturelles

Il s’agit ici de catégoriser quelques formes possibles de déambulation en fonction des caractéristiques observées et afin d’en saisir les spécificités. De Alÿs en passant par Orozco ou encore Norma (artistes dans le domaine du Land Art), au gré des chemins, des directions, l’espace urbain devient un parcours sensible et transfiguré par le geste créateur qui s’actualise dans une multiplicité de narrations; il l’est également parce que « la discipline géographique, comme l’ensemble des sciences humaines, est ainsi devenue une ressource majeure de la production artistique elle-même » (Quiros & Imhoff, 2014, p. 65).

2.1 Narrations artistiques

Selon Besse, la marche est « une expérimentation du monde et de ses valeurs [car elle] requalifie l’espace, au sens propre du terme : elle lui donne des nouvelles qualités, de nouvelles intensités » (2009, p. 59) qui participent d’une construction artistique. Afin d’identifier ce type de narration, il est intéressant de porter notre attention sur les divers procédés (marches performances, éditions graphiques et sonores) inventés par l’Agence Touriste, créée en 2010 par les artistes Poisson, plasticien performeur, et Thomas, chorégraphe, expérimentant la marche comme médium artistique. Des quartiers nord de Marseille et de l’étang de Berre jusque sur les sentiers de Grande randonnée (GR), l’organisme se définit comme un dispositif d’expérimentation offrant une lecture sensible du territoire, « une agence de promenade locale et expérimentale qui propose d’inventer et de pratiquer un tourisme singulier pour explorer des territoires méconnus (quartiers sans monuments, périphéries de villes, lieux abandonnés) » (Association -able, 2016a). Toujours selon ses concepteurs,

[e]lle organise des dérives, des visites guidées et produit des documents (cartes subjectives, récits, performances in situ, expositions…) invitant d’autres touristes à arpenter ces espaces. Une telle entreprise a pour but de rendre le visiteur disponible à une lecture sensible de ces lieux traversés et à faire l’expérience de la transcription de ses déplacements

Association -able, 2016a

La promenade est alors pensée comme une narration de l’espace, un outil de perception du paysage et de création; c’est ce dont en atteste par exemple le dispositif des promenades floues, « explorations guidées avec des lunettes modifiant la vision » (Association -able, 2016b). Ce dispositif vise à offrir à la personne guidée un parcours construit dans l’objectif de lui permettre de centrer son attention sur l’ensemble de ses sens.

Ainsi, il constitue un mode d’appropriation de l’espace dans sa dimension sensorielle et corporelle. L’anthropologie, la philosophie et l’urbanisme ont mis en lumière la notion de « culture sensible » (Le Breton, 2000) et la manière dont « les paysages ne sont pas que des objets de contemplation, mais aussi des contextes intimes de rencontres et d’interactions. Ils ne sont pas uniquement vus, ils sont aussi vécus à travers tous les sens »[1] [traduction libre] (Bender, 2002, p. 136).

La narration peut être aussi mise en abyme grâce à un autre dispositif, celui de « la bibliothèque sauvage » (Poisson, 2010), qui consiste, durant la déambulation, à mettre en place plusieurs lectures de textes suivant différents itinéraires, une sorte de bibliothèque ambulante offrant au public la possibilité de vivre cet espace narré qui mélange espace géographique et livresque. Par rapport à sa démarche de recherche et à sa pratique d’artiste marcheur, Poisson emprunte aussi à la géographie la carte comme objet scientifique, à la fois ressource plastique et conceptuelle, afin de la détourner et de se saisir des « interstices de la ville » par ses « partitions de promenades » (Poisson, 2009). Il s’agit de raconter l’espace urbain et de rendre visible cette expérimentation sensible de la promenade en réalisant des cartes présentant leurs propres règles, afin de procurer une impression de mouvement au lecteur et un éclairage sur le lieu traversé (voir des exemples de cartes aux Figures 1 et 2).

Figure 1

Mathias Poisson, Entre les dalles, Rennes, 2009. Impression offset, 55 x 60 cm.

Source : Poisson, n. d., p. 12

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Figure 2

Mathias Poisson, Ligne d’horizon, Alger, 2010. Encre de Chine, 25 x 32 cm.

Source : Poisson, n. d., p. 19

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L’artiste marcheur renverse les codes en se jouant du dispositif des cartes et en y inscrivant ses parcours pour inverser le lissage de la surface cartographique et créer de la profondeur. Il emprunte ainsi des voies inattendues en revisitant les frontières banales de différents espaces dont l’espace urbain. Cette narration graphique constitue une trace de l’expérience spatiale du promeneur qui nous suggère son point de vue sur un quartier, une ville, un sentier, sa vision du monde, tout en nous renvoyant à la dimension artistique de la marche :

[T]el est, dans le domaine de l’art, le destin de la déambulation : elle est capable de produire une attitude ou une forme, de conduire à une réalisation plastique à partir du mouvement qu’elle incarne, et cela en dehors ou en complément de la pure et simple représentation de la marche (iconographie du déplacement), ou bien elle est tout simplement elle-même l’attitude, la forme

Davila, 2002, p. 15

Pour les artistes, la marche devient un outil permettant de recomposer le récit fragmenté de la ville et un moyen de créer une relation poétique avec l’espace qui permet la métaphore, la narration.

2.2 Narrations littéraires

Sous de multiples formes – flânerie, déambulation, errance, dérive, balade –, la promenade intervient dans le procédé de création pour de nombreux auteurs, que l’on pense à Baudelaire, Rousseau ou Gracq, ou encore à certains écrivains géographes contemporains. Cité dans le Dictionnaire de géographie et de l’espace des sociétés (Lévy & Lussault, 2013), Perec, en mettant de l’avant une pratique de la promenade constituant une manière intégrale « d’habiter l’espace » (White, 1987, p. 12), donne à penser – entre identité individuelle et mémoire – la dimension spatiale du vécu quotidien. Le procédé de la déambulation est ainsi au coeur de son processus littéraire, peut-être parce que, pour lui, « vivre c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner » (Perec, 1974, p. 16) et que l’homme est avant tout un être de spatialités qui se construit dans la mobilité.

Or ce passage permanent d’un espace à un autre s’actualise dans la promenade, qui offre selon Perec la possibilité d’expérimenter par le vécu quotidien des espaces diversifiés, limités, fissurés, à la marge : des errances nocturnes dans Un homme qui dort (1974), roman empruntant à Debord la « théorie de la dérive » (1997, p. 51), à l’essai L’infra-ordinaire (Perec, 1989), qui offre au lecteur le récit de promenades à Beaubourg et à Londres, Perec ne cesse d’utiliser la flânerie comme un médium artistique. Présenté comme « le journal d’un usager de l’espace » par l’auteur lui-même, Espèces d’espace (1974) relate son expérience de la promenade :

[M]archant dans la rue, un carnet et un stylo à la main, je m’efforce de décrire les maisons, les magasins, les gens que je rencontre

p. 108

J’aime marcher dans Paris. Parfois pendant tout un après-midi, sans but précis, pas vraiment au hasard, ni à l’aventure, mais en essayant de me laisser porter. Parfois en prenant le premier autobus qui s’arrête (on ne peut plus prendre les autobus au vol). Ou bien en préparant soigneusement, systématiquement, un itinéraire. Si j’en avais le temps, j’aimerais concevoir et résoudre des problèmes analogues à celui des ponts de Koenigsberg, ou, par exemple, trouver un trajet qui, traversant Paris de part en part, n’emprunterait que des rues commençant par la lettre C

p. 124

Cet attrait pour la promenade, qui induit une véritable cartographie des lieux, est également identifiable de manière originale au Québec, notamment chez des écrivains déambulateurs privilégiant la recherche-création. En effet, la littérature contemporaine québécoise compte certains auteurs qui incarnent la figure du poète déambulant dans les rues de la ville. En plus des Miron, Acquelin ou Lamy, l’écrivain Carpentier (2008) a développé les flâneries en ruelles montréalaises ou dans les cafés de la ville qui offrent aux publics « un imaginaire comme expression de résistance individuelle et sociale face au pouvoir, qui permet une esthétisation de la vie sociale » (2009, p. 7). Selon lui, flâner est un moyen d’explorer physiquement et littérairement les lieux :

Or, je suis, dans mes cafés, comme précédemment dans les ruelles, pareil à un écrivain en résidence. C’est là une manière d’habiter l’espace : y figurer en sujet incarné, le corps implanté au milieu des choses et des gens, en maintenant une attention flottante

Carpentier, 2008, p. 113

Sous l’impulsion de Carpentier et de Bouvet, ces narrations de l’espace ont pris place au sein d’une forme plus institutionnelle, à travers la création en 2004 à l’Université du Québec à Montréal de l’atelier de géopoétique La Traversée. Grâce au dispositif de l’« atelier nomade », une forme innovante de recherche-création a vu le jour, centrée sur les déambulations articulant exploration in situ (dans un quartier, dans une gare, sur un pont, un cours d’eau) sur le mode du cheminement, des interventions issues du champ scientifique et de la société civile, et, enfin, des narrations littéraires et artistiques, sur un mode individuel ou collectif.

Cette déambulation nomade, à l’instar du projet Hochelaga imaginaire[2] par exemple, interroge à partir de plusieurs principes la manière dont on occupe ce quartier de Montréal : la sélection du site (territoire urbain), un cheminement (parcours établi, dérive, promenade nocturne), une perception intime de l’environnement. Le dispositif proposé associe aussi une interaction avec les populations dans le but de recueillir diverses données (historiques, géographiques, sociologiques, etc.), notamment par des entretiens menés auprès d’anciens et de nouveaux résidents ou encore des chauffeurs de taxi. Cet apport a également permis d’alimenter l’imaginaire urbain des promeneurs et d’enrichir les productions artistiques réalisées (textes poétiques, photographies, tracés, notes de terrain) à partir de la promenade. L’enjeu consistait, au moyen de l’écriture littéraire, à s’approprier la ville en marchant afin d’établir une sorte de cartographie imaginaire entre mouvement et mots, ce que décrivait déjà Carpentier (2009) :

Le flâneur témoigne d’un imaginaire propre, entendu comme modalité d’après laquelle se fonde le rapport au monde, et comme conscience imaginante et imageante. Un imaginaire comme expression de résistance individuelle et sociale face au pouvoir, qui permet une esthétisation de la vie sociale. Un imaginaire qui se donne entre autres pour fonction de maintenir vivants les faits et gestes d’individus croisés lors de flâneries. Un imaginaire qui s’occupe à décrire, tels qu’ils sont perçus et interprétés, des êtres épars chez lesquels il devine des signes d’une ressemblance. Un imaginaire qui joue son rôle de lieu d’accueil d’une multiplicité d’identités

p. 24

De fait, les diverses narrations sur la ville ou « énonciations piétonnières » (Certeau, 1990, p. 148) constituent bien une méthode de captation poétique intéressante qui questionne la dimension esthétique de la promenade. Mais tout imaginaire des lieux ne se construit-il pas, dans la tension entre l’expérience déambulatoire et les strates qui composent sa mémoire (historique, géographique, littéraire, personnelle), c’est-à-dire à partir de cette articulation entre expérience du monde, création et transmission?

2.3 Narrations mémorielles

Davila (2001) rappelle que lorsqu’il y a déplacement, il y a nécessairement mémoire, car

produire de la mémoire, fabriquer des souvenirs : tel est un des points d’articulation entre les déplacements du flâneur et le contexte dans lequel ils s’insèrent. Construire une mémoire du flâneur et, par ce biais, insérer ce dernier dans l’organisme urbain, tel est le propos de la marche

p. 8

Le dispositif de la promenade enclenche, par la dimension symbolique propre au déplacement, une narration mémorielle inventée ou réinventée par l’oeuvre et visant à créer du lien social, à partager les lieux, à fabriquer des souvenirs. Selon Thomas, la marche sollicite différentes « activités d’ancrage » d’ordre pratique, perceptif, affectif et social qui offrent ainsi à chacun l’opportunité de construire son rapport à l’univers urbain :

Une promenade en commun est aussi une unité parce qu’elle réunit, pour quelques heures peut-être, un certain nombre d’individus animés par une intention commune, par exemple se dégourdir. Les marcheurs ne sont pas simplement juxtaposés dans ce cas, mais entrent dans une action réciproque des uns avec les autres

Simmel, 1981, p. 50, cité par Thomas, 2007, p. 11;

[i]l s’agit alors de comprendre ces processus à l’oeuvre et la manière dont ils influent sur le cours de la marche

p. 11

Dans le cadre de l’approche comparée que nous empruntons afin de montrer comment la promenade peut être, à travers ses dimensions sensorielles et corporelles, une forme d’interaction sociale et collective, nous examinerons maintenant deux formes de narrations mémorielles, à la fois sur le territoire québécois et sur le territoire français.

La Promenade des écrivains de Québec offre depuis 2008 un dispositif original aux touristes et aux habitants de la ville amateurs de littérature une autre façon de découvrir la capitale sur les traces des auteurs et poètes; il s’agit de huit parcours imaginés par Sévigny, en partenariat avec la Maison de la Littérature. Durant deux heures, la promenade collective « entre réel et imaginaire » (pour citer l’affiche de l’édition 2011) est ponctuée par des stations, autant d’arrêts enclenchant la lecture d’extraits d’oeuvres, complétée par des informations historiques ou des anecdotes sur les lieux concernés. Cette médiation fondée sur les textes littéraires procure une occasion de déambuler ensemble qui diffère de la flânerie urbaine, plus solitaire, et procure aux visiteurs de passage et aux citadins une lecture sensible de l’environnement : en effet, « la promenade invente l’exotisme du familier, elle dépayse le regard en le rendant sensible aux variations de détails » (Le Breton, 2000, p. 40). Au détour des ruelles, parcs et cimetières, l’immersion littéraire et sonore procure aux promeneurs un moyen d’accéder aux lieux plus en profondeur et d’appréhender ainsi la totalité de l’espace hodologique, c’est-à-dire vécu, pratiqué, raconté (Besse, 2009).

À titre d’exemple, la promenade intitulée Méfiez-vous des Plaines offre un circuit entraînant les marcheurs sur la crête du cap Diamant et sur les plaines d’Abraham, sur les traces de Maud Graham, personnage créé par la romancière de polar Chrystine Brouillet. La Colline parlementaire, les tours Martello ou encore la bibliothèque de l’Assemblée nationale, autant de lieux qui provoquent le redéploiement imaginaire des lieux, entre « topophilie » et « topophobie » (Tuan, 1974). La déambulation construite autour des extraits littéraires lus durant le parcours devient dès lors un vecteur essentiel d’appropriation de l’espace environnant, de son intériorisation dans la mémoire et l’imaginaire des marcheurs. Selon la conceptrice, elle-même auteure, la promenade « s’articule autour d’une tension narrative, d’une véritable mise en intrigue qui entremêle situation fictive et réelle, lieux et mémoire afin de maintenir sur la durée l’intérêt du public dans cette exploration géopoétique de la ville de Québec[3] ». Le dispositif envisage ainsi la médiation littéraire comme un moyen d’accès au territoire de la ville par l’altérité, c’est-à-dire par la reconstruction du récit de certaines mémoires oubliées, et propose un regard sur la ville qui diffère de ses représentations officielles parce qu’il intègre les effets d’une fracture géographique entre urbanité et imaginaire en fonction des quartiers parcourus. Cette expérience de médiation, hors du livre et réalisée lors d’une douzaine de circuits littéraires, montre la manière dont la promenade constitue un processus d’appropriation des lieux, une sorte de « marquage symbolique et idéel » de l’espace (Ripoll & Veschambre, 2005, p. 10). Ainsi, autour d’un même axe de connivences (la littérature) et d’une communion collective temporaire (le circuit), la Promenade des écrivains est susceptible de produire des sociabilités publiques autour d’une dimension patrimoniale, tout en étayant cette expérience relationnelle à un imaginaire commun :

Le patrimoine littéraire existant, comme celui à venir par la commande de textes inédits, deviennent alors matière à vivre un paysage qui a peut-être changé depuis, que l’oeil des poètes a peut-être transformé – et ce faisant, à travers le déploiement du territoire imaginaire entre le réel et le public, à fabriquer une mémoire qui donnera voix au littéraire dans le grand récit urbain

Sévigny, 2017, p. 181

En tant qu’expérience sensible et créatrice, la promenade se donne ainsi comme un moyen de raconter son espace, dans la confrontation avec l’altérité, à travers le prisme collectif et social – dans la mesure où cet espace se voit raconté tant pour les visiteurs que pour les habitants des quartiers visés. Selon cette perspective, l’évolution récente des pratiques cartographiques, notamment la contribution de plus en plus courante des habitants à l’analyse territoriale, incite à s’interroger à nouveaux frais sur l’approche sensible des territoires, l’intérêt des narrations mémorielles.

C’est là le parti pris des balades urbaines. Par exemple, les Promenades sonores proposées par la station marseillaise Radio Grenouille, média associatif atypique à l’initiative de nombreux projets – studio de création sonore, résidences, ateliers, etc. – et d’expériences du territoire s’actualisant à travers diverses pratiques : journalisme, démarches participatives, documentaires, etc. Le dispositif des Promenades sonores, mis de l’avant depuis 2013, repose sur un site web offrant le téléchargement de plus d’une trentaine de balades dans le sud-est de la France (voir la Figure 3), qui s’écoutent « in situ, dans un paysage et dans une situation choisie » (Radio Grenouille, n. d. -a).

Figure 3

Carte « Les points d’écoute » (détail), tirée du site Promenades sonores, générée à l’aide de Google Maps

Source : Radio Grenouille, n. d. -b

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L’objectif est de tenter d’appréhender le territoire, les frontières entre ville et nature, entre imaginaire, souvenirs et données géolocalisées, en se laissant guider par une piste audio qui comporte « des sons naturels, des voix d’habitants, des personnages de fiction, autant de récits qui documentent, musicalisent ou poétisent la découverte à pied du territoire » (Radio Grenouille, n. d. -a). L’originalité de la démarche se situe dans la volonté de mettre en place des parcours créés par des habitants, en association avec des artistes, des journalistes et des documentaristes, dans le but de faire partager la ville en recourant aux souvenirs, aux regards décalés composant une cartographie singulière du territoire. Il s’agit d’une conception participative de la promenade, étant donné que des groupes d’habitants ont été sollicités afin de coconstruire le support avec Radio Grenouille. De plus, afin d’enrichir le parcours, chaque promeneur peut contribuer en procurant des ressources (sons, images fixes, vidéos) recueillies dans le cadre de sa propre expérience de la balade. Par exemple, la promenade sonore no 35, intitulée Le grand souffle, nous fait découvrir le quartier marseillais du Vallon des Auffes en suivant les indications géographiques organisant le déplacement et, surtout, en prêtant l’oreille aux voix des habitants, comme celle de Bernard, pêcheur de 84 ans, mémoire du lieu racontant son rapport à la mer.

La promenade no 38[4], qui cartographie le quartier populaire et ouvrier de la Belle de Mai, a été imaginée en collaboration avec Brouettes et Compagnie, collectif regroupant des habitants, des « jardiniers culturels » (Radio Grenouille, n. d. -c) militant pour une amélioration du cadre de vie du site. Sous le regard d’une quinzaine de citoyens, notamment de celui d’un carrossier relatant ses souvenirs, on découvre la Friche et plus spécialement la transformation de sa vocation : lieu à vocation industrielle (manufacture de tabac), il est devenu patrimonial et culturel; on y offre aujourd’hui les apéros Brouettes et des espaces de jardinage en commun à proximité des rails. L’audioguide permet également la découverte de l’ancienne maternité, d’un ensemble d’anecdotes, des usages passés et actuels de l’espace, des désirs de réaménagement. Marcher, se promener – pour rencontrer aussi, peut-être, ses propres voisins?

Ce dispositif sonore et artistique génère une narration mémorielle qui se joue de l’ensemble des traces discontinues du passé que les habitants, tout comme les promeneurs, mobilisent et reconfigurent au présent grâce à l’imagination. À la fin émerge de cette expérience une autre vision du paysage par le truchement de performances collectives locales; en cela, ce genre de promenade partage avec l’urbanisme contemporain la préoccupation de renouer avec une pratique de l’espace public comme expérience relationnelle. L’art devient ainsi un mode d’investissement de l’espace social et peut être considéré, pour citer Chaudoir, « comme [une] manifestation d’une esthétique qui se publicise » (1999, p. 53). À partir des arts de la rue qui recourent aussi au dispositif de la promenade, le sociologue décrit la manière dont l’espace urbain constitue une « fabrique contemporaine de l’imaginaire » (2008, p. 51) :

[S]i à notre époque nous partageons largement le sentiment que la ville a perdu sa capacité de fréquentation publique, que la ville se patrimonialise et, plus largement, que le lien social, toujours en ville, se dilue, en réponse, ces nouvelles formes d’intervention culturelle prennent le pari volontaire d’un déblocage de l’ordre urbain par l’irruption d’une vie publique mais aussi, souvent, politique. Sous cet angle, les arts de la rue se spécifient par des formes d’action susceptibles de recréer du lien social et de la vie politique et sociale, et ceci dans une logique anti-individualiste et dans un renouveau festif. Dans cette perspective, le spectacle de rue met en oeuvre des propositions tant artistiques que théoriques qui réfèrent à la question de la fonction sociale de l’art, en particulier à travers la mise en oeuvre de modes d’interpellation du public en espace urbain et de la constitution d’un imaginaire du collectif

p. 53

La déambulation artistique, sous des formes diverses, permet au public de passer par cette expérience sensible grâce au procédé immersif et mémoriel de la promenade, qui redéploie l’espace et constitue « un système d’action complexe qui génère à la fois du déplacement et de la rencontre (ou a minima de la coprésence) » (Thomas, 2004, p. 12).

Conclusion

Cette analyse de la promenade littéraire et artistique, à travers une approche comparée explorant les territoires français et québécois, nous a donné l’opportunité de contextualiser et d’expliciter les divers concepts théoriques relatifs à cette question, qui s’articule notamment autour des notions de dispositif et de narration. Il nous a en outre semblé essentiel de dresser une typologie des diverses formes de narration de l’espace répertoriées à partir de trois catégories opératoires : narration artistique, narration littéraire et narration mémorielle. Ainsi, la promenade apparaît-elle comme un outil d’investigation spatiale et de production artistique qui, en fonction des démarches investies, met en scène un imaginaire des lieux en dépliant sa carte imaginée. Un lieu n’existe qu’à partir du moment où il est appréhendé, actualisé par une présence, voire une expérience, dans une relation construite. Enfin, qu’elle soit sonore ou littéraire, la déambulation, par ses dimensions sensorielles et corporelles, constitue un mode d’appropriation de l’espace visant à créer du lien social, à partager les lieux et à fabriquer de la mémoire.

La promenade ne gagnerait-elle pas aussi au sein de la ville à être pensée en relation avec les concepts d’hyper-lieux ou de culture néogéographique (Lussault, 2017), qui s’appuient eux-mêmes sur d’autres territoires, dédiés aux applications mobiles et aux artefacts numériques? À l’instar des expérimentations de l’artiste montréalais Boyer (notamment Permis10h57, 2017), qui se jouent des échelles spatiales en détournant les réseaux sociaux afin d’y disséminer des fragments de textes, des énoncés mis en scène dans un paysage urbain réel ou fictif, la promenade virtuelle ne constitue-t-elle pas pour les artistes une nouvelle façon d’élaborer des récits ou d’invoquer, voire de créer, des souvenirs rattachés à un lieu?