Volume 39, numéro 1, 2003 Les imaginaires de la voix Sous la direction de Marie-Pascale Huglo
Sommaire (13 articles)
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Mot du directeur
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Présentation
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Le critique et la voix : la double injonction
Jean-Pierre Martin
p. 13–23
RésuméFR :
On tend à distribuer les rôles : à l’écrivain la voix, au critique le savoir réflexif. D’un côté, une mystique de l’écriture (aujourd’hui souvent dominante), de l’autre, l’obsession scientiste. Dans la tradition de la pensée critique française, ce dualisme simpliste n’est pas sans conséquences. Il réduit trop souvent l’exercice de la pensée à la construction impersonnelle d’une glose, où la subjectivité n’est plus assumée. Leiris, Quignard, Barthes, Sartre, Calvino, Adorno ont tour à tour posé dans toute sa complexité cette question du rapport entre la voix et le savoir, entre la subjectivité et la grammaire, invitant à une écriture critique où la rigueur ne s’oppose plus au rythme, où une voix singulière, informée et vivante s’adresse à un lecteur dans une relation tout à la fois spéculative et émotionnelle.
EN :
To allocate roles has become self-evident: to the writer, the voice, to the critic, reflexive knowledge. On the one hand, the writer’s mystique, often dominant today, on the other, the scientific obsession. In the tradition of French critical writing, this simplistic dualism is not without consequences. Too often, it reduces the exercise of thought to the impersonal construction of a discourse where subjectivity is no longer accepted. Leiris, Quignard, Barthes, Sartre, Calvino, Adorno have, in turn, questioned the relation between voice and knowledge, between the subject and the grammar, calling forth a critical discourse in which a rigorous analysis does not clash with rhythm, in which a singular voice, alive and well-informed addresses the reader within a relationship both speculative and emotional.
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« Le chaudron fêlé » : la voix perdue et le roman
Dominique Rabaté
p. 25–37
RésuméFR :
À partir du commentaire d’une page célèbre de Madame Bovary, dans laquelle le narrateur flaubertien définit la « parole humaine » comme un « chaudron fêlé », cet article analyse comment le roman procède à la mise en scène ironique des discours communs. Contre l’idéal chimérique de la parole pleine, le roman choisit la parole triviale, la parole vide, le retrait de la voix dans l’écriture. C’est ainsi sous l’emblème de ce chaudron fêlé que sont examinées certaines des représentations que le roman donne à l’incomplétude fondamentale de la parole, ou encore le jeu qu’il instaure entre complétude désirée et incomplétude constatée. Ce mouvement général conduit à accentuer certaines solutions esthétiques propres au roman du xxe siècle, notamment dans les figures de l’enfant (en tant qu’ in-fans ), ou dans la problématique du chant impossible. La voix perdue, chez Bernanos, des Forêts ou Quignard, fait office de fétiche en ce qu’elle désigne l’irrémédiable deuil de l’unité originelle. Singulière et pourtant étrangère à celui qui la profère, la voix — parce qu’elle s’absente de sa source physique — est ce par quoi s’exerce le charme toujours recommencé de la littérature.
EN :
Starting with the close reading of a well-known page of Madame Bovary, in which Flaubert describes the “human speech” as “a cracked cauldron,” this article analyses how the novel puts up the ironic staging of common discourses. Against the illusory ideal of a full word, the novel elects the trivial and blank speech, the withdrawal of the voice into writing. Under the emblem of the cracked cauldron, are examined some of the representations that the novel gives to the essential non-fulfillment of speaking, and how it gives space to the interaction between the wish of fulfilment and the report of incompletedness. This general movement brings to underline some of the aesthetic solutions that the 20th century novel has chosen, especially through the figures of the infant (as in-fans ) or through the impossibility of singing. Lost voice, in the works of Bernanos, des Forêts or Quignard, stands as a fetish, bearing the mourning of original unity. Singular and yet strange to the one who utters it, the voice — because it withdraws from its physical source — is that through which the ever renewed charm of literature acts.
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La Pythie de Créteil : voix et spectacle dans La compagnie des spectres de Lydie Salvayre
Marie-Pascale Huglo
p. 39–55
RésuméFR :
Cet article vise à mettre en évidence le lien entre voix narrative, spectres et spectacle, à montrer en quoi la voix projette un espace de parole complexe qu’on ne saurait réduire à la figure de la narratrice dans La compagnie des spectres de Lydie Salvayre. La saisie de la voix narrative dans ce roman est indissociable de la reconnaissance d’une tonalité générique qui fait appel à la mémoire du lecteur et qui engage des modes d’enchaînement spécifiques à différents niveaux. En conjoignant l’analyse minutieuse du tressage narratif et une compréhension du roman dans son ensemble, cet article vise à problématiser la notion même de voix narrative. L’importance d’une prise en compte de la mémoire (discursive, générique, commune) pour une reconsidération de cette notion ressort tout particulièrement de ce parcours.
EN :
This paper examines the relationship between narrative voice and spectacle in Lydie Salvayre’s La compagnie des spectres. Its aim is twofold: to combine a minute analysis of the narrative’s “twists and turns” with a global understanding of Salvayre’s novel and to problematize the approach of the narrative voice itself. The role of memory (that of genres or discourses) is one important issue of this paper which should enable us to reconsider the spectrum of narrative voice.
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Un loup étouffé au dehors : Pas à pas jusqu’au dernier de Louis-René des Forêts
Sarah-Dominique Rocheville
p. 57–66
RésuméFR :
Le livre posthume de Louis-René des Forêts, Pas à pas jusqu’au dernier, composé de fragments réunis et révisés par l’auteur peu avant sa mort, apparaît d’abord comme un testament extrêmement lucide destiné aux êtres « animés » que sont le langage et la mémoire, mais aussi, il montre avec une exigence qui ne tolère aucune pudeur la recherche d’une voix qui, au fond, n’aura jamais été la sienne. Ce moment rare chez l’écrivain, vécu en sachant la mort imminente, s’est écrit, nous semble-t-il, dans un élan presque déjà rétrospectif. En « s’accordant les bienfaits que procure la perspective de la mort », des Forêts a joué contre la linéarité classique du temps, mais en la suivant, pour ainsi dire, pas à pas. L’auteur, et ce sera le soupçon qui guidera notre lecture, aura tenté jusqu’à la fin de saisir non seulement le dernier instant, qui le ferait entrer dans le neutre de la mort, mais également de conjurer l’impossibilité de l’ après-dernier instant, dans lequel sa voix coïnciderait avec ce qui le presse tant d’accueillir : la grande voix du monde.
EN :
The posthumous work of Louis-René des Forêts, Pas à pas jusqu’au dernier, made up of joined fragments revised by the author before his death, first appears as an extremely lucid testimony intended for the “animated” beings that are language and memory, while it shows, with a strictness exempt of all prudery, the quest for a voice, that would never have been his. This rare moment in the writer’s work, lived with the consciousness of his imminent death, seems to be inscribed in an impulsion already retrospective. In opening himself to “ les bienfaits que procure la perspective de la mort,” des Forêts has played against the classical linearity of time, while following it step by step, or rather “ pas à pas.” The author, and this will be the underlying proposition of this paper, will have attempted to grasp not only the last instant that would welcome him in the neutral space of death, but also the after-last instant upon which his voice would coincide with the Voice of the world.
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La voix du chef-d’oeuvre. Figurations et enjeux de la voix dans le récit contemporain
Frances Fortier et Andrée Mercier
p. 67–80
RésuméFR :
Le récit contemporain, défini ici comme un ensemble générique, apparaît le plus souvent dominé par une voix introspective, celle d’un « je » énonciatif dont les diverses postures traduisent un accès difficile à la parole. Les deux textes retenus dans le cadre de cette étude (« Un simple soldat » tiré de Douze coups de théâtre de Michel Tremblay et « Le chef-d’oeuvre » tiré du recueil Un sourire incertain de Bernard Lévy) inversent toutefois ces paramètres. Ainsi, plutôt que de jouer de l’insuffisance de la parole et de son incomplétude, si souvent mises de l’avant, les deux textes recourent au récit pour illustrer les potentialités de la voix mais aussi, paradoxalement, pour faire valoir sa nécessaire neutralisation. Ce faisant, ces deux récits, chacun à leur manière, prennent le contre-pied d’une certaine doxa littéraire.
EN :
Contemporary narrative, defined here as a generic body of texts, seems to be most often dominated by an introspective voice, that of an enunciative “I” whose various postures reveal the difficult access to the spoken word. The two texts studied in this paper (“Un simple soldat” from Douze coups de théâtre by Michel Tremblay and “ Le chef-d’oeuvre ” from the collection Un sourire incertain by Bernard Lévy) nonetheless reverse these parameters. Rather than rely on the insufficiencies and incompletedness of the spoken word, the two texts use the narrative to illustrate the potentialities of the voice, but also, paradoxically, to bring out the necessity of neutralising that very voice. In doing so, both narratives, each in its own way, go against a certain literary orthodoxy.
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Quand la voix tient à un fil
Jean-François Chassay
p. 81–97
RésuméFR :
Cet article s’intéresse à l’imaginaire de la voix par le biais d’une figure importante de la fiction contemporaine, celle du savant, et à l’espace du laboratoire auquel il se voit naturellement rattaché. L’analyse porte plus spécifiquement sur deux textes, diamétralement opposés, pour montrer comment l’imaginaire du téléphone a pu provoquer des effets très contrastés : d’abord Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco, qui met en scène un individu nommé Pekisch, sorte de proto-scientifique, expérimentateur patenté et créateur d’une variante du téléphone (nommé logophore) au xixe siècle, puis Le premier cercle de Soljénitsyne, qui situe une importante partie de l’action de son roman dans deux laboratoires de l’Institut de recherches scientifiques de Mavrino.
EN :
This article deals with the imageries of the voice by means of an important character of the contemporary novel, the scientist, and his laboratory. This study focuses specifically on two very different novels, in order to point out how the imagery of the telephone can be very much contrasted. On the one hand, Châteaux de la colère by Alessandro Baricco, which introduces a character named Pekisch, a sort of scientist, a strange experimenter who created a “telephone” (named “logophore”) in the 19th century. On the other hand, Le premier cercle by Soljénitsyne, in which an important part of the action takes place in two laboratories of the Institute of Scientific Research in Mavrino.
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Vers une critique comparatiste de la voix au théâtre
Sébastien Ruffo
p. 99–110
RésuméFR :
La voix des personnages de théâtre inspire d’ordinaire à la critique théâtrale des commentaires plus fantasmatiques que descriptifs. Examinant la possibilité d’une histoire des voix dramatiques (comme thème dans les textes et comme phénomène sur les planches), puis celle d’une analyse comparatiste des performances vocales, possibles ou enregistrées sur vidéo, cet article propose d’objectiver le travail phonostylistique des comédiens en le soumettant à l’épreuve d’approches propres au champ du littéraire. En conclusion, l’article suggère, comme étant l’approche la plus adéquate à ce nouvel objet d’étude, une méthode comparant les performances d’un même rôle par différents comédiens.
EN :
The voice of drama characters often inspires theatre scholars to come up with interpretations that are more fantasmatic than plainly descriptive. By examining the possibility of a history of the dramatic voices (as a motif in literature or as produced on stage), and by investigating the feasibility of different comparative analysis of recorded or imagined performances, this article aims at giving to the vocal craftsmanship of actors a more objective existence through its integration to the broad field of literary studies. Finally, the article proposes, as the most adequate, a method of comparison highlighting the differences between performances of the same character played by different actors.
Article remanié pour la version numérique
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Vers une critique comparatiste de la voix au théâtre (nouvelle version avec extraits vidéos)
Sébastien Ruffo
p. 99–110
RésuméFR :
La voix des personnages de théâtre inspire d’ordinaire à la critique théâtrale des commentaires plus fantasmatiques que descriptifs. Examinant la possibilité d’une histoire des voix dramatiques (comme thème dans les textes et comme phénomène sur les planches), puis celle d’une analyse comparatiste des performances vocales, possibles ou enregistrées sur vidéo, cet article propose d’objectiver le travail phonostylistique des comédiens en le soumettant à l’épreuve d’approches propres au champ du littéraire. En conclusion, l’article suggère, comme étant l’approche la plus adéquate à ce nouvel objet d’étude, une méthode comparant les performances d’un même rôle par différents comédiens.
EN :
The voice of drama characters often inspires theatre scholars interpretations that are more fantasmatic than plainly descriptive. By examining the possibility of a history of the dramatic voices (as a motif in literature or as produced on stage), and by investigating the feasibility of different comparative analysis of recorded or imagined performances, this article aims at giving to the vocal craftsmanship of actors a more objective existence through its integration to the broad field of literary studies. Finally, the article proposes, as the most adequate, a method of comparison highlighting the differences between performances of the same character played by different actors.
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Le bercail et la voix. À propos de The Thin Red Line de Terrence Malick
Johanne Villeneuve
p. 111–124
RésuméFR :
Cet article propose une analyse de la fonction de la voix-off dans le film de Terrence Malick, The Thin Red Line. À partir de certaines considérations théoriques sur la fonction et la matérialité des voix au cinéma (Chion, Bonitzer, Deleuze, Balasc, Gryzik), cette étude expose différents problèmes révélés par le film : la fonction matérielle de la voix-off en relation avec un imaginaire du « bercail », une voix qui permet d’accéder aux images en devenant elle-même « image » ; la double structuration d’une épopée guerrière et d’un poème philosophico-lyrique suggéré par le lien scellé entre le vivant et le mort, entre la nature et l’humanité ; la voix en tant que témoin et sa présence/absence, sa subjectivation/désubjectivation en tant que témoignage ; la tension entre une intériorité moderne et un héroïsme épique ; les aspects mécaniques du cinéma en tant que médium comportant sa propre réalité entre la vie et le langage ; le caractère polyphonique de la rencontre avec le « même » ; l’impossibilité de la destination et ses traits énigmatiques.
EN :
This article presents an analysis of the function of the voice-over in Terrence Malick’s film The Thin Red Line. Starting with some theoretical reflections on the function and the materiality of voices in films (Chion, Bonitzer, Deleuze, Balasc, Gryzik), this analysis tackles different problems revealed within the film: the maternal function of the voice-over related to an image of “home,” a voice that allows to enter images and becomes image itself; the double structure of the epic of war and the philosophical lyric suggested by the relationship between life and death, between nature and humanity; the voice as witness and its presence/absence, subjectivity/objectivity as testimony; the tension between modern interiority and epic heroism; the mecanic aspects of cinema as medium which has its own reality between life and language; polyphonic aspects of the encounter with “sameness”; the impossibility of destination and its enigmatic aspects.
Exercices de lecture
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L’image de Baudelaire dans le discours critique aragonien
Alain Trouvé
p. 127–136
RésuméFR :
La relation d’Aragon à Baudelaire est ici interrogée à partir des seuls textes de commentaire, envisagés de façon diachronique, puis synthétique. Si Aragon le surréaliste privilégie le romantique révolté, contre la vision de Valéry qui situe la modernité de Baudelaire à la pointe d’un certain classicisme, le poète de la Résistance, lui, célèbre en l’auteur des Fleurs du mal l’héritier d’une tradition placée sous le double signe du réalisme et de la nation. Malgré les revirements de circonstance, la prédilection d’Aragon pour la prose baudelairienne demeure : elle nourrit, au fil de cinquante années, sa recherche d’une parole dépassant les clivages génériques et organisant sa propre contestation.
EN :
Diachronic and synthetic approaches will be used to examine Aragon’s critical commentaries on Baudelaire and his relation to the author of Les fleurs du mal. If Aragon the surrealist is mainly concerned with Baudelaire as romantic rebel, in contradiction with Valery who placed his modernity at the forefront of a certain form of classicism, Aragon the poet of the French Resistance writes in praise of Baudelaire as the heir of a tradition pertaining both to realism and national exaltation. For fifty years, Aragon’s predilection for Baudelaire’s poetic prose never fundamentally faltered despite occasional reversals of opinion. It nourished his personal search for a poetic language that would transcend all genre distinctions and generate its own contestation and criticism.
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L’amour impossible de l’autre et l’itinéraire vers la folie : Le dernier amour de George Sand
Alexie Tcheuyap
p. 137–152
RésuméFR :
Le dernier amour de George Sand offre des pistes fructueuses dans l’exploration du discours féminin. La sexualité et la relation à autrui s’arriment à un parcours vers la folie qui permet de revisiter les fondements du patriarcat jusque dans ses manifestations les plus inattendues. Cet article aborde le conditionnement social du féminin et sa mise en folie par un ensemble de constructions linguistiques, idéologiques et sociologiques.
EN :
This paper bases its analysis on George Sand’s Le dernier amour which offers useful tools for the analysis of female madness in 19th century French literature. In a context of phallocracy and social deconstruction, love becomes an irreversible madness process which eventully leads the female character to suicide. It is an illustration of a male gaze under a female signature.