Présentation

Un siècle de physiognomonie[Notice]

  • Valérie Stiénon et
  • Érika Wicky

Dès les premières traductions françaises des traités de Lavater à la fin du xviiie siècle, la physiognomonie prend une place prépondérante dans la pensée et les arts en France. Appuyées par la diffusion des études phrénologiques de Gall, cette théorie paramédicale et la conviction qui la soutient, selon laquelle il est possible d’atteindre les profondeurs de l’intériorité humaine par l’observation d’éléments extérieurs, connaissent un retentissement considérable au xixe siècle. Ce succès est à l’origine de nombreuses ramifications parmi lesquelles figurent, notamment, une physiognomonie ethnologique et une physiognomonie zoologique. C’est aussi dans cette théorie que la morphopsychologie et l’anthropométrie trouveront une partie de leur fondement. Loin de se limiter au champ des sciences, l’intérêt suscité par la physiognomonie et ses postulats infiltre, à divers degrés, toutes les modalités de l’expression et de la représentation qui caractérisent cette époque. Marquant durablement l’histoire des représentations de la figure humaine, ces conceptions paramédicales ont, en effet, offert de riches moyens cognitifs et esthétiques au peintre, à l’illustrateur, à l’homme de lettres ou à l’historien. Elles ont animé l’ambition de saisir les manifestations les plus évanescentes et intrinsèques de la physionomie et de les individualiser, faisant de la voix, du mouvement, de l’odeur corporelle et de l’empreinte graphique autant de marques identitaires. Elles ont permis de penser les multiples rapports possibles entre la morphologie et l’expression d’une intériorité, contribuant, dans le contexte de l’émergence des sciences humaines et sociales, à la traversée de nombreuses frontières dans la compréhension de l’être humain : le latent et le manifeste, le corps et l’âme, l’être et le paraître, décelant ce qui fait signe pour trouver, en quelque sorte, la figure dans le visage. Produit syncrétique et protéiforme d’une très longue histoire, la physiognomonie remonte au moins au Pseudo-Aristote (ive-iiie siècle av. J.-C.). Très tôt, l’essentiel est déjà posé : il s’agit de considérer les manifestations physiques de l’âme. À la faveur des xvie et xviie siècles, cette étude se précise avec l’association de telle détermination somatique à telle spécificité de caractère, fondant l’explication des moeurs des hommes par des traits corporels considérés comme autant de signes à interpréter. Une distinction vient ensuite faire le départ entre les caractéristiques fixes du corps et du caractère, et leurs aspects mutables. À la fin du xviiie siècle, sous l’influence du sensualisme et après l’étude des passions qui avait occupé le siècle classique, cette distinction fonde la séparation entre une physiognomonie au sens restreint et une pathognomonie consacrée à l’étude des signes physiques traduisant le caractère en mouvement et les signes fugitifs de l’expression humaine. La suite de cette histoire, au xixe siècle, fait l’objet du présent numéro d’Études françaises, qui remet en perspective les formes et les influences de la physiognomonie à ce moment stratégique de son développement. Le bouleversement des hiérarchies socio-culturelles et l’industrialisation des objets socialement distinctifs (vêtements, bijoux, cannes, ombrelles, etc.) ont certainement contribué à accentuer l’intérêt pour la physiognomonie en rendant indispensable la maîtrise d’un certain savoir social. Mais l’engouement qu’elle suscite se caractérise surtout, à ce moment, par la création de foyers institutionnels spécifiques qui la dotent d’un ancrage dans des associations scientifiques, des cercles intellectuels et des organes de presse. Il s’agira donc, indissociablement, de comprendre les raisons d’un succès et d’examiner les reconfigurations d’un héritage. La physiognomonie attire dans le champ de l’empiriquement observable des phénomènes relevant du jugement subjectif, mais aussi des états qui peuvent être cachés ou feints. Bien que ses partisans se soient employés à lui donner les caractères d’une science, leur prétention disciplinaire n’en repose pas moins …

Parties annexes