Corps de l’article

Le dernier gardien de l’arbre[2], roman du Camerounais Jean-Roger Essomba, se présente comme une fable dont l’action se situe dans un village imaginaire perdu dans la forêt équatoriale en Afrique. Comme dans la plupart des contes de la forêt, un être faible mais investi de pouvoirs surnaturels — dans ce cas précis, un jeune garçon nommé Mevoa — est appelé à braver des épreuves et de puissants adversaires pour sauver son peuple d’un péril certain. La mission du jeune homme consiste à veiller sur un arbre situé dans un jardin aménagé au coeur d’une forêt sacrée par la prêtresse de la tribu. La foi professée par celle-ci est que la floraison de cet arbre, attendue depuis des siècles, recréera l’union entre les hommes de toutes les races et scellera la réconciliation entre l’humanité et Mada, l’ancêtre commun de tous les humains. Le roman s’achève par une sorte d’épilogue dans lequel Antoine Olobo, arrière-petit-fils d’un des personnages de l’histoire, présente un arbre mystérieux à deux ethnologues français en visite chez les Pygmées. Cet instituteur et guide touristique, qui est peut-être le narrateur du roman, soutient que son histoire n’est qu’une des nombreuses légendes entourant l’arbre énigmatique que tout le monde peut apercevoir de loin, mais qui s’éloigne à mesure qu’on essaye de s’en rapprocher[3].

Ce qui frappe d’emblée, c’est la relation intertextuelle qu’on peut établir entre cette légende africaine et le récit biblique, en comparant par exemple Mada et son épouse Vévé à Adam et Ève, l’espace aménagé de la forêt sacrée au jardin d’Éden et l’arbre en son centre à l’arbre de vie. De même, les noms des deux fils de Mada et Vévé, Labé et Nica, sont des anagrammes de ceux des personnages bibliques Abel et Caïn. Le rapprochement entre le texte littéraire et le récit biblique de la création donne au roman d’Essomba les allures d’un mythe et permet au narrateur de remonter aux origines lointaines d’un peuple africain pour expliquer son présent et explorer son avenir. Parlant du jardin biblique, Henriette Levillain soutient justement que, s’il imprègne l’imaginaire littéraire et artistique, c’est parce que les questions d’ordre théologique qu’il soulève dépassent les cercles de savants et les frontières religieuses pour interpeller tout individu ou toute collectivité qui s’interroge sur son destin[4]. Artistes et écrivains s’approprient alors l’idée du jardin en la réactualisant dans des contextes socio-historiques particuliers, non seulement pour exprimer la nostalgie d’un état de félicité à jamais révolu, mais aussi pour se projeter vers l’avenir. La narration de Jean-Roger Essomba s’inscrit ainsi dans la longue tradition de la réécriture des mythes des origines associés au jardin. Elle s’ancre subtilement dans l’histoire, et il nous semble pertinent de voir comment ces mythes se réactualisent dans une perspective postcoloniale.

Le lieu de l’action du roman d’Essomba est, en effet, un village de Pygmées colonisé par des Européens. Le siège du gouvernement colonial est à Bikri (anagramme de Kribi, une ville du Cameroun). Le moment de l’action du roman est la Première Guerre mondiale et, lorsque la puissance colonisatrice des Tuzis est défaite, ceux-ci sont sommés de quitter le village, que les vainqueurs reprendront certainement en compensation des dommages subis pendant la guerre[5]. On déduit de ces faits historiques que le roman relate de manière parabolique la colonisation allemande du Cameroun et la rencontre entre les civilisations africaine et européenne. Le jardin mis en récit dans ce contexte sert d’outil d’analyse par lequel le roman articule un discours critique sur les faits historiques rapportés. On retrouve du reste dans le roman d’Essomba la dualité que Geneviève Sicotte présente comme la caractéristique principale du jardin : à la fois évocation mythologique et espace géographique et social réel, le jardin sert de support aux discours symboliques et idéologiques qui fondent les civilisations[6]. Il traduit la perception de la nature propre à un peuple, de même que le mode idéal d’interaction entre l’humain, l’environnement social et l’environnement non humain, ainsi que le note Bernard St-Denis[7]. Réinvestie dans un récit sur la rencontre des cultures, la thématique du jardin permet ainsi d’aborder les questions de l’identité collective, définie par la manière dont un peuple se définit, s’approprie l’espace et l’aménage en territoire, ainsi que celles de l’altérité, qui renvoie à la relation avec d’autres peuples et d’autres cultures. Partant de l’hypothèse d’Hervé Brunon et Monique Mosser selon laquelle « l’étude des jardins peut […] constituer une clef de lecture privilégiée pour comprendre les préoccupations et l’imaginaire d’une société[8] », cet article tente d’analyser ces problématiques en se référant à la rencontre des civilisations européenne et africaine. Attentif à la stratégie littéraire d’Essomba, qui ramène la confrontation des cultures à une mise en parallèle de différents mythes du « lieu idéal », il cherche à élucider les causes de l’irréductible dissension entre les colonisateurs et les colonisés, et à identifier les forces destructrices de l’utopie africaine avant, pendant et après la colonisation.

Rivalités et inégalités entre le Nord et le Sud au prisme des mythes du jardin

Dans Le dernier gardien de l’arbre, la confrontation entre l’Occident (le Nord) et l’Afrique (le Sud) est avant tout celle des imaginaires de « l’habitat rêvé ». La colonisation s’y présente comme une rivalité territoriale fratricide découlant d’un antagonisme premier, sorte de péché originel, dont l’enjeu était aussi le territoire. Selon le mythe fondateur des Tuzis, l’ancêtre commun, Mada, a laissé en héritage à Nica et Labé, ses enfants, un monde uni. À chacun des deux fils qui formeront les deux branches de sa descendance, il a légué un hémisphère du globe et des plantes dont la fleur est porteuse de bonheur. Si un initié animé de bonnes intentions souffle sur la fleur en direction des hommes dont les plantes n’ont pas encore atteint la maturité, ces derniers connaîtront aussi ce bien-être. Mais l’ancêtre n’indique pas exactement la ligne de démarcation entre le Nord et le Sud. Incapables de s’entendre au sujet de cette frontière, les fils de Mada s’organisent en factions rivales. Leur inimitié cause tant de chagrin à l’ancêtre défunt qu’il inonde de ses larmes les tranchées que les fils ont creusées, créant ainsi les fleuves et les océans. Les arbres confiés aux descendants du Nord fleurissent en premier et leur apportent beaucoup de richesses, mais, réfractaires au sentiment de pardon, ceux-ci ne partagent pas leur bonheur avec leurs frères du Sud, commettant ainsi une deuxième faute, qui scelle la rupture définitive avec Mada.

Ce mythe offre des pistes d’interprétation de l’inégalité entre l’Occident et l’Afrique. Il sous-entend, en effet, que malgré la première faute sanctionnée par la division du monde en continents séparés par des océans, la descendance du Nord a eu le privilège de jouir du paradis terrestre, tandis que celle du Sud demeure encore dans l’espoir d’y parvenir le jour où ses arbres fleuriront. La richesse et le confort matériel de l’Occident sont ainsi lus comme une bénédiction de l’ancêtre commun. Cependant, n’ayant pas tenu la promesse de partager les fruits de cette grâce ancestrale avec tous les humains, celle-ci se transforme en infortune, et le paradis devient invivable. En témoignent les guerres meurtrières qui sévissent dans les pays du Nord ainsi que le sentiment d’insécurité et d’insatisfaction qui poussent leurs habitants à parcourir le monde en quête de toujours plus de richesse et de puissance[9]. Aussi s’esquisse-t-il une divergence fondamentale entre l’imaginaire du lieu idéal du Nord et celui du Sud : pour le premier, l’habitat de rêve se conçoit comme la construction par l’homme d’un paradis de substitution à celui qu’il a perdu; pour le deuxième, il s’agit de remonter le temps pour retrouver l’espace de félicité originel promis par Mada. En d’autres termes, les deux imaginaires conçoivent l’espace idéal comme une utopie pour l’un et comme un paradis pour l’autre.

Du reste, comme l’affirme Corin Braga, « il faut observer que si, d’un point de vue thématique, l’utopie est un avatar du Paradis, d’un point de vue dynamique, son émergence est amorcée par la négation du Paradis terrestre[10] ». L’imaginaire des Nordistes dans le roman d’Essomba est proche de celui des chrétiens que Braga décrit dans son essai. Comme à ces derniers, l’Éden leur est définitivement interdit à cause de la faute. L’impossible retour en arrière se traduit dans la culture du Nord par le rejet du temps cyclique au profit du temps linéaire et irréversible qui les porte vers l’exploration du futur. Ils valorisent la foi en l’homme, qu’ils investissent de tous les pouvoirs nécessaires pour soumettre le monde sans avoir recours aux dieux, aux démons ni à aucune entité surnaturelle. C’est le fantasme de toute-puissance de l’Homme désireux de dominer et de refaçonner le monde. Les Tuzis, quant à eux, envisagent un possible retour aux origines pour recréer l’harmonie initiale avec les ancêtres, avec la nature et avec le monde. L’enjeu de la guerre coloniale dans Le dernier gardien de l’arbre revient en fait à savoir quel visage donner au jardin, cet espace sacré situé au coeur de la forêt équatoriale : faut-il le préserver pour y faire pousser l’arbre de Nica, ou le transformer en ville-capitale de l’empire coloniale ? Cette divergence des vues révèle les forces et les faiblesses des cultures en présence, lesquelles se rejettent réciproquement la responsabilité de la faillite du monde en usant du paradigme, somme toute réversible, de la civilisation et de la barbarie.

Les frères du Nord sont convaincus, au vu de leur prospérité et de leur puissance, que leur vision du monde est la meilleure. Leur succès s’interprète comme une bénédiction, un signe qu’ils ont été choisis pour donner un sens au monde, contrairement aux frères du Sud, qui végètent depuis des siècles. Ce bonheur fulgurant, qui s’obtient en soumettant les êtres et les choses, est aussi la preuve, aux yeux des frères du Nord, que l’habitat idéal ne saurait être un espace clos. L’étendue forestière que les Tuzis protègent jalousement devient, dans cette perspective nordiste, un espace inculte dont l’énorme potentiel ne peut se réaliser que sous l’action transformatrice des humains. Le paradis cesse d’être un donné pour devenir une conquête. Il s’associe, comme l’écrit Patrick Imbert au sujet des conquêtes territoriales en Amérique, au thème de l’expansion géographique et symbolique, car, le jardin reçu en legs étant perdu, « il faut parcourir le monde, prendre la route, refonder une civilisation meilleure et réinventer ces temps idylliques en se tournant vers l’avenir[11] ». Le paradis se conçoit au Nord comme tout espace réputé vierge et ouvert à l’établissement d’une nouvelle civilisation.

Le paradis perdu du Nord et l’expansion géographique

Cela explique la posture conquérante de Néola, le leader des descendants de Mada installés au Nord, qui décide d’étendre son domaine d’influence au Sud, au mépris des prescriptions de l’ancêtre commun. En enseignant à ses deux héritiers que leurs arbres ne fleuriraient pas en même temps, Mada sous-entendait que toutes les civilisations sont légitimes et complémentaires, malgré la différence du rythme et du niveau de développement humain qu’elles garantissent. Le narrateur présente l’expansion européenne dans le Sud comme une conséquence de l’ignorance de ce principe fondamental, adoptant de ce fait une posture critique qui manifeste, dans la configuration intermédiale du roman, un parti pris évident en faveur des Sudistes. Par sa mobilité, son symbolisme et son rôle dans le récit de fondation des Tuzis, l’arbre de Nica évoque l’essigan — aussi appelé bubinga —, un arbre considéré comme « le roi de la forêt[12] » et entouré de légendes et de mythes qui en font l’emblème de la puissance mystique et du pouvoir dans la tradition orale des Beti du Cameroun. L’absorption de ces mythes et légendes dans le roman procède de ce qu’Élisabeth Routhier nomme remédiation opaque et qui résulte de « la modélisation d’une production médiatique réelle, c’est-à-dire d’un produit médiatique antérieur et extérieur au roman, et de sa médialité[13] ». Prolongement de l’intertextualité ou « référence intermédiale[14] » au sens où Irina O. Rajewsky l’entend, cette forme d’intermédialité, qui n’affecte pas la matérialité du roman, y fonctionne comme une stratégie de production de signification. Dans le roman d’Essomba, elle permet en effet d’imprégner le récit d’une culture localisée et de présenter l’histoire coloniale suivant la perspective de l’ex-colonisé qui la perçoit, certes, comme une défaite militaire, mais davantage comme un désastre culturel.

Le narrateur s’étend alors sur les effets concrets de la dilution du message de Mada. Se fondant sur les conseils de ses hommes de science, Néola recommande que tous les arbres qui ne produisent pas de fruits soient abattus et remplacés par des espèces importées du Nord. Il se profile derrière cette recommandation des scientifiques du Nord la problématique du voyage des plantes. Qu’on l’envisage dans la perspective de l’art du jardin ou dans celle de l’histoire de la botanique, le voyage des plantes invite, comme l’écrivent Brunon et Mosser, à s’interroger sur les effets de la culture des végétaux déplacés d’un espace à un autre[15]. Ces préoccupations sont résumées par Graham Huggan et Helen Tiffin dans l’expression impérialisme écologique[16]. Ce concept, qui permet, ainsi que le fait Zaheer Baber par exemple, de théoriser le rôle des sciences naturelles dans l’entreprise coloniale et d’analyser les diverses implications du déplacement des végétaux d’un écosystème à un autre[17], ouvre le message de Néola à une multitude d’interprétations qui sont autant de griefs contre la colonisation et la mondialisation.

La première acception de l’impérialisme écologique présente ici est liée à la dualité qui, dans la pensée occidentale, oppose la culture et la nature. La culture étant ce qui est désirable, la nature n’y parvient qu’à la suite d’une profonde transformation dont l’agent principal est la raison. Toute possession territoriale qui ne procède pas d’une démarche rationnelle ou scientifique est alors disqualifiée. L’impérialisme écologique consiste effectivement à s’approprier un espace jugé naturel, c’est-à-dire insuffisamment travaillé par la raison et la culture. Le narrateur d’Essomba, en opposant les hommes de science du Nord, qui recommandent la destruction de la forêt pour réaménager l’espace en fonction des besoins de l’Occident, à l’ancêtre Mada, dont la pensée gouverne les rapports des Tuzis avec le monde, met en exergue une différence essentielle entre les deux cultures en présence. L’une pose la nature en objet à soumettre ou même à détruire, l’autre impose qu’on la respecte, qu’on s’ajuste à son rythme pour pouvoir la conserver.

Et il faudrait considérer qu’au-delà de la destruction de l’environnement physique, en abattant les arbres, les frères du Nord détruisent en même temps un système de croyances, à savoir que la nature est un don des ancêtres qu’on ne peut abîmer impunément, et le mode de vie des frères du Sud. Les hommes blancs venus du Nord sont du reste peints comme des barbares qui voleraient tout et dont la technologie sème la mort sans discrimination, l’allusion étant clairement faite ici aux armes à feu et aux morts de la guerre entre l’Allemagne et la France. Aux cultes autochtones qui reconnaissent la nature comme le sanctuaire des dieux et des ancêtres, ils substituent le christianisme. Ils recherchent l’immortalité dans le marbre, la pierre et la science, alors que les autochtones se fient aux enseignements des ancêtres. Aux matériaux de construction biodégradables des indigènes, les nouveaux venus substituent « de solides briques de terre cuite, dans les règles de l’art occidental[18] ». Mais si, pour l’Européen, une demeure solide assure la protection des hommes, pour les hommes de la forêt, elle est une barrière qui les étouffe et les sépare de la nature. L’expansion géographique du Nord se lit ainsi, au prisme des mythes des Tuzi, comme une violation du « contrat naturel [19]» qui, selon Michel Serres, permet à chaque communauté de s’unir à sa terre à partir d’expériences locales. Le discours scientifique qui l’accompagne s’apparente à la « pollution culturelle[20] », ce double processus de disqualification de l’économie de subsistance et de promotion de l’économie de marché qui, à son tour, favorise la pollution matérielle, technique et industrielle.

D’ailleurs, la deuxième acception de l’impérialisme écologique consiste en l’altération matérielle d’un écosystème par l’introduction de nouvelles espèces animales et végétales. Le message de Néola est clair : les arbres de Nica, jugés improductifs, doivent être abattus et remplacés par des espèces importées du Nord. En extrapolant à partir des indices historiques mentionnés plus haut, qui situent les événements rapportés dans le roman au moment de la colonisation allemande du Cameroun, on peut soutenir que le narrateur d’Essomba décrit subtilement un autre aspect de la vocation capitaliste de la colonisation, à savoir l’introduction des cultures de rentes dans les colonies. La culture du caféier, du cacaoyer et de l’hévéa, entre autres, imposée par le colon allemand, s’est accompagnée de conséquences écologiques et socio-économiques durables pour les colonisés. L’économie des plantations substitue à l’agriculture familiale de subsistance l’agriculture extensive, qui est l’une des causes principales de la déforestation. Violence contre la nature, cette nouvelle agriculture soumet aussi l’indigène à la brutalité de l’entrepreneur étranger. Contraint au travail forcé et produisant des denrées à exporter, le colonisé perd le contrôle de son territoire du moment qu’il ne l’exploite plus en fonction de ses besoins ou en conformité avec sa vision du monde. Il entre de force et sans préparation dans le marché global uniquement comme un producteur de matières premières, ainsi qu’Achille Mbembe l’écrit dans son essai sur l’Afrique décolonisée[21].

Il apparaît, en somme, qu’avec la référence intermédiale à l’oralité africaine, le roman d’Essomba soulève les questions de la réappropriation de l’environnement et de l’accès équitable aux ressources naturelles par les sujets (post)coloniaux, en même temps qu’il dévoile la dimension culturelle et la portée locale de la crise écologique globale. Par cette stratégie littéraire qui recourt au mythique/mystique pour opérer la jonction entre le postcolonial et l’écologie, Le dernier gardien de l’arbre se rapproche d’oeuvres telles que Petroleum de Bessora[22], Ce que murmurent les collines de Scholastique Mukasonga[23] ou En compagnie des hommes de Véronique Tadjo[24], qui, s’appuyant sur l’intertextualité avec les productions culturelles de l’Afrique traditionnelle, donnent aux discours environnementaux une prise sur l’histoire et les réalités locales. Dans ces textes, la description d’un univers socioculturel local fondé sur la communion avec la nature intègre l’histoire de l’environnement à celle des peuples, de sorte que l’intrusion impérialiste de l’Occident se présente, ainsi que l’écrivent Elizabeth DeLoughrey et George B. Handley, comme un phénomène à la fois politique, écologique et culturel[25]. Du reste, dans Le dernier gardien de l’arbre, la colonisation apparaît comme un processus de déshistoricisation de la nature qui passe par l’invalidation des acquis des civilisations locales.

Ré-imaginer le jardin pour refonder un monde en péril

Dans Le dernier gardien de l’arbre, les changements structurels apportés par la colonisation sont vécus avec angoisse par les hommes de la forêt comme la fin chaotique de leur monde. Confrontés à la « barbarie » des hommes du Nord, les Tuzis s’ingénient alors à sauver ce qui peut encore l’être de leur culture ancestrale. Ils pensent avec nostalgie aux moments plus ou moins lointains où le monde se limitait aux frontières de leur territoire. Ce faisant, ils opposent aux incohérences de la civilisation occidentale qu’on leur impose la logique et les principes locaux, de sorte qu’il se dessine un monde idéal tuzi à l’image inversée du modèle européen. Le conflit militaire et sociologique se déporte sur le plan des représentations mentales, qui fonctionnent, en fin de compte, comme l’ultime moyen de résistance à l’invasion étrangère. En effet, comme Corin Braga l’écrit, l’utopie peut se concevoir comme

“une réaction de dépassement d’un conflit dramatique, représentation mentale, la plupart du temps, d’un conflit d’ordre sociologique”. Cette dialectique explique pourquoi les époques de crise et de bouleversement engendrent, par paires, des visions apocalyptiques et des visions utopiques. Les premières […] sont l’expression de l’angoisse, d’un irrationnel qui échappe à tout contrôle. Les deuxièmes sont, en revanche, des visions compensatrices, qui se proposent d’imposer un ordre excessif pour exorciser le sentiment de chaos et de perte. L’utopie et l’anti-utopie sont les deux faces de ces tensions imaginaires[26].

John Dixon Hunt adopte une posture similaire à travers sa théorie des « trois natures » (three natures). Il pense qu’en plus de la nature vierge de toute influence humaine et de la nature reconfigurée par le travail humain, il faut distinguer la nature imaginée, qui résulte des allusions, évocations et représentations issues des deux premières à travers des récits politiques, théologiques, philosophiques ou autres[27].

Le roman d’Essomba reprend justement des représentations des mêmes espaces naturels ou transformés qui sont différentes, voire contradictoires, du fait de la tension suscitée par la présence de peuples séparés par leurs parcours historiques ainsi que par leurs habitudes socioculturelles. La forêt sacrée des tuzis, enjeu de la confrontation, se présente alors en espace intermédiatique, du moins si on l’analyse suivant l’axe de pertinence de Jürgen E. Müller. Cet axe de pertinence intermédiatique ne limite pas l’intermédialité à l’interaction entre les médias, mais l’étend à l’imagination et aux utopies ainsi qu’aux effets et fonctions sociales du processus intermédiatique[28]. Le télescopage des utopies qui sous-tend les actions et les interactions dans le roman s’apparente ainsi à l’intermédialité, d’autant plus qu’il est possible, comme le note Routhier, de « repenser la notion de média (“traditionnel” ou pas) non plus comme ce qui est au milieu, mais comme un milieu, au sens presque écologique du terme[29] ». Dans le texte romanesque, l’effet esthétique de cette conception du média et de l’intermédialité, écrit encore Routhier, est qu’au lieu d’être « représentés, les objets sont médiés — mis en médiation —, et les jeux sur les modes et aspects des médias peuvent créer des moments de remédiation qui accroissent le dynamisme de ces objets[30] ». Du fait de ces médiations et remédiations, l’univers romanesque d’Essomba s’élabore en un système binaire suivant lequel la culture du Nord représente l’apocalypse et celle du Sud le salut et la renaissance.

Les symboles importants de la culture tuzi renvoient à l’enfance du monde. Contrairement aux frères du Nord qui misent sur la science et la puissance technologique, les Sudistes envisagent l’immortalité comme le résultat d’un processus initiatique menant de la faute au pardon, de la déchéance à la rédemption. Les dieux et les ancêtres occupent une place centrale dans cette culture, car leur amitié représente un gage contre la dégénérescence de l’homme. Et, pour regagner leurs faveurs, l’homme doit recréer le cadre et les conditions de vie qui prévalaient au matin du monde, lorsque l’humain n’avait pas encore trahi sa promesse de fidélité à son créateur et que les fils étaient encore dignes de l’héritage des ancêtres. Cette possibilité de remonter le temps se traduit chez les habitants de la forêt du roman d’Essomba par un usage abondant de motifs circulaires. Le narrateur justifie en effet la forme arrondie des habitations ainsi que leur disposition en cercle parfait par le fait que « [l]es Tuzis affectionnaient et idolâtraient le rond qui, pour eux, était la forme choisie des dieux. La lune, le soleil, la terre et les étoiles n’ont-ils pas cette forme ? Et la voûte céleste, abri des esprits, est-elle carrée ? Non, elle n’est pas carrée, elle est arrondie[31] ». L’esthétique et l’architecture de la clôture traduisent donc la volonté de recréer le lieu idéal en reproduisant le modèle du jardin divin. D’ailleurs, alors que les Nordistes conquièrent la forêt des Tuzis pour la transformer, ceux-ci se battent pour la préserver telle qu’elle a toujours été, car c’est dans son état primitif que la forêt sert de lieu de rapprochement entre l’humain et les dieux. L’arbre sacré que, de génération en génération, les prêtresses tuzi protègent avec zèle de la folie destructrice des Occidentaux dans un recoin caché de la forêt apparaît ainsi comme l’antithèse positive des artefacts qui séparent l’humain de la nature et des dieux. Il représente, au vu des rites et des restrictions dont on l’entoure, le contrat de vie qui assure la médiation entre les hommes de la forêt et les dieux.

En associant ce contrat de vie à l’arbre et à l’espace protégé au centre duquel il pousse, on obtient un lieu en plusieurs points analogue au jardin d’Éden chrétien, du moins si l’on s’en tient à l’interprétation d’Henriette Levillain, pour qui « […] la spécificité la plus notable [du jardin de la Genèse] tient moins à la nature et au contenu du jardin, si singulier qu’il soit, qu’au contrat de vie qui est proposé par son propriétaire au premier des jardiniers, Adam[32] ». La description de la forêt sacrée évoque en effet les traits communément associés au jardin d’Éden dans la littérature, à savoir « un climat tropical orné de fleurs multicolores soumis à une rhétorique et à une esthétique enthousiastes[33] », selon les termes de Patrick Imbert. Le colonel Wolf, digne représentant de la civilisation occidentale dans le roman d’Essomba, décrit en effet la forêt sacrée, « véritable jardin dessiné par les dieux[34] », en ces termes :

Comme c’est étrange tout de même, on ne se croirait pas du tout en plein milieu de la jungle équatoriale. On se croirait dans un immense parc comme seuls les Anglais ont l’art et la manière de les dessiner. Rien ici, ni la disposition des plantes ni le choix des couleurs, ne semble être le seul fait du hasard[35].

Ce lieu, sur lequel Wolf décide finalement d’ériger sa capitale, évoque le paradis terrestre par son contenu et par son symbolisme. Verger clos et fécond, le jardin est aussi un rempart sûr contre les dangers extérieurs et les besoins physiologiques de l’homme. Pour les Tuzis, le jardin de la forêt sacrée représente effectivement le

[…] rêve qui leur donnait une vision presque enfantine d’un monde pétri d’amour, de bonheur et de paix. Un monde où le mot guerre, qui ne pouvait plus être éradiqué, n’aurait plus signifié conflit, invasion, génocide, extermination, mais où il aurait évoqué le claquement retentissant des baisers[36].

C’est justement ce sentiment de sécurité qui envahit les colons et les ramène à un état d’insouciance enfantine lorsqu’ils foulent le sol de la forêt sacrée pour la première fois :

[…] le chef de l’équipe des scientifiques laissa tomber ce qu’il avait en main et sur le dos et se mit à courir après les papillons aux mille couleurs qui voltigeaient au-dessus des fleurs parfumées et pleines de suc. Le colonel dont vous connaissez pourtant tous la dureté de coeur, retomba brutalement en enfance et l’imita. Il fut très vite suivi par tout le reste de l’expédition[37].

Avec ce thème du retour à l’enfance, l’utopie africaine d’Essomba rejoint celle des poètes de la négritude, qui voyaient en l’Africain « la veine de la vie à travers laquelle le rêve d’une humanité réconciliée avec la nature, voire la totalité de l’existant, trouverait de nouveau visage, voix et mouvement[38] ». Elle s’inscrit aussi dans le sillage des artistes et penseurs occidentaux de la deuxième moitié du 20e siècle qui assignent au continent africain un rôle prépondérant dans le projet d’une humanité à venir[39].

En réalité, ainsi que Danièle Duport le note, les mythes du jardin traduisent le désir d’une régénération morale et philosophique parce que le jardin est une utopie aussi bien par sa forme que par ses intentions[40]. La représentation de l’Afrique en paradis terrestre en fait une terre de rédemption. À cet égard, Le dernier gardien de l’arbre est un roman sur la faute et les voies de rachat. Heinz Klüppelholz y voit une invitation au lecteur européen à s’engager « dans une “acculturation à rebours” hautement expiatoire[41] ». Le roman recèle un important aspect moralisateur, notamment à travers le traitement des personnages qui sont dotés, chacun, de caractéristiques dominantes renvoyant au bien ou au mal. Le narrateur s’érige en justicier qui mène ces personnages à l’humiliation, à la mort ou à la gloire suivant leur posture dans cette société romanesque dont l’organisation manichéenne n’admet pas de demi-mesure. Les personnages africains sont collectivement désignés comme appartenant au camp du pardon ou à celui de la vengeance, tandis que ceux venus d’Europe sont soit violents et arrogants, à l’instar du colonel Wolf et du prêtre Simmons, soit humbles, comme le frère Nicolas. L’objet de la quête de chaque personnage ou groupe de personnages est associé à un programme narratif à connotation positive ou négative, selon qu’il se conforme ou s’écarte de l’idée du monde idéal de l’ancêtre Mada.

Nicolas arrive chez les Tuzis comme religieux et subalterne de Simmons. Mais cela n’est qu’un prétexte. Ce fils de riche a été esclavagiste dans une autre vie et, pour avoir spolié l’Afrique de ses enfants, il compte réparer ce tort en se mettant au service du continent. Et comme par hasard, sa première affectation l’amène au coeur du village tuzi dont il enleva Tambô, un fils choisi pour devenir gardien de l’arbre sacré. Nicolas s’intègre progressivement dans la communauté des indigènes, abandonne ses habits de prêtre chrétien, confesse ses crimes passés et obtient le pardon de Minoba, la prêtresse tuzi. Il est aussi adopté par les dieux et les ancêtres qui se servent de lui comme médium. Ce privilège l’élève au rang de gardien de l’arbre, et on peut dire qu’il remplace effectivement Tambô. Alors que Simmons menace de faire rapatrier son second, Mevoa, qui, comme Tambô, avait fui le village pour échapper à son destin de gardien de l’arbre sacré, revient, porteur d’un message intimant aux Allemands de quitter le territoire. Nicolas le bon, qui se conforme à l’idéal de pardon de Mada, sort vainqueur du conflit qui l’oppose aux méchants Wolf et Simmons, partisans de la violence et de l’exploitation des faibles. La conséquence de cette expulsion des méchants du village est qu’Anakan, Atila et Akoba, leurs alliés locaux du camp de la vengeance, se trouvent humiliés et abandonnent à leur tour le village. Les messagers de la violence et de la vengeance perdent ainsi face à ceux du pardon, de la paix et de la réconciliation, puis s’éloignent du jardin apprêté pour régénérer l’arbre de vie.

La perfection du jardin, un reflet de la perfection humaine ?

Mais le déroulement des différents conflits présente aussi un intérêt moral. Tout arrive par hasard et en dépit de la réalité du rapport des forces en présence, comme s’il suffisait de se conformer à l’idéal de la réconciliation de l’ancêtre pour triompher. La réalisation du paradis passe ainsi par un parcours introspectif de l’homme, et le jardin s’apparente au reflet de la moralité d’une société. Ce sont les qualités et les valeurs humaines qui se transposent sur l’environnement extérieur et le transforment en paradis. C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre l’ordre de l’ancêtre de souffler sur la fleur afin de répandre la splendeur et la richesse sur le monde. Entretenir l’arbre prend ainsi le sens de cultiver les valeurs morales enseignées par les dieux et les ancêtres. L’autre leçon qui s’impose est que l’avènement du paradis est instantané et qu’il n’est point besoin d’atteindre l’au-delà pour en connaître les félicités. La rédemption est terrestre et à la portée de l’homme. On y parvient, dans Le dernier gardien de l’arbre, par un parcours qui parodie le récit biblique du salut chrétien.

Le premier point de comparaison entre les deux utopies est le principe même du paradis. Contrairement au paradis chrétien[42], celui des hommes de la forêt n’est pas céleste mais bien terrestre, comme on vient de le voir. Il n’est pas non plus réservé à quelques-uns mais ouvert à tous. Et contrairement au Dieu chrétien, les dieux qui le régissent sont bons, « non parce qu’ils auraient fendu les eaux pour y engloutir l’ennemi, mais parce qu’ils auraient ouvert les coeurs, tous les coeurs, sans élus ni maudits, pour y déverser des tonnes d’amour[43] ». Ensuite, l’engendrement de la prêtresse qui entretient le jardin sacré et intronise l’homme désigné par les ancêtres pour souffler sur la fleur de l’arbre de Nica parodie l’immaculée conception. Officiellement, cette prêtresse n’a pas de père parce que les esprits descendent sur sa mère et la féconde. Mais ce qui se passe en réalité est que la mère de la prêtresse prend possession d’un homme endormi et lui subtilise ses semences. Enfin, l’homme choisi pour souffler sur la fleur de l’arbre sacré a un statut de messie. Choisi par les dieux, à la fois homme et esprit, Mevoa est capable de faire des miracles. Il est le guide qui, sacrifiant sa virilité, montrera la voie du paradis. Il apparaît clairement que, dans le roman d’Essomba, l’Afrique se présente comme une réplique perfectionnée du paradis biblique : sa situation terrestre, en un pays aux coordonnées géographiques connues, ainsi que l’immense bonté de son créateur la rendent en effet plus facilement accessible à tous que le paradis céleste occidental.

Il est à noter cependant que, si Le dernier gardien de l’arbre montre le décalage entre les promesses de bonheur du discours occidental et l’agressivité du monde façonné par ce même discours, il ne reprend pas béatement les thèses romantiques de la négritude dite sereine sur une Afrique précoloniale paradisiaque. L’Afrique du Dernier gardien de l’arbre est une promesse de paradis, un paradis en puissance qui tarde à s’actualiser du fait de l’intrusion de l’Occident certes, mais aussi et surtout à cause de facteurs internes. La plus évidente des forces internes destructrices de l’utopie africaine est la désunion. La persistance de factions rivales prêtes à livrer le frère aux forces étrangères ennemies au sein de la communauté tuzi montre bien que l’Afrique s’est elle-même fragilisée au moment d’affronter les puissances impérialistes. Les camps de la vengeance et du pardon des Tuzis symbolisent les divisions internes, les querelles idéologiques et les guerres d’intérêts, et peuvent ainsi se lire comme une représentation romanesque des nombreux conflits interethniques qui déstabilisent quelques pays africains et retardent leur décollage socio-économique. Les autres facteurs qui minent l’utopie africaine de l’intérieur sont le narcissisme des leaders et l’excessive crédulité des populations, ainsi qu’on peut le voir à travers la fin tragique du « sauveur » Mevoa.

Par un concours de circonstances, Mevoa, qui voulait échapper à la castration, condition essentielle pour devenir gardien de l’arbre sacré des Tuzis, est enrôlé de force par des combattants africains de la liberté. Au cours d’une bataille contre un détachement de l’armée allemande, il se castre accidentellement et, capturé, il est confié à un groupe de religieux et de scientifiques. Ces derniers, qui essayent de percer le mystère de sa rapide guérison, lui apprennent à parler et à lire leur langue. Mevoa profite de ce rapport de proximité pour espionner ses ravisseurs. C’est ainsi qu’ayant vu la lettre annonçant la fin de l’emprise allemande sur le territoire africain, il la subtilise avant de se mettre en route pour le village qu’il avait fui quelques années plus tôt. En même temps, de nombreux présages annoncent l’arrivée d’un être exceptionnel dans le village de Mevoa et, lorsque ce dernier se présente avec en plus la lettre qui sonne le départ du colonel Wolf et de Simmons, tout le monde l’accueille en messie.

L’avènement de ce messie complète la liste des conditions à remplir pour que se réalise la promesse du paradis de Mada, réalisation à laquelle le camp du pardon travaille depuis de longues années. Les villageois s’enthousiasment et célèbrent leur héros, qu’ils élèvent rapidement au rang des dieux malgré l’avertissement de Nicolas, pour qui Mevoa n’est ni un esprit ni un messie, mais un homme appelé à remplir une mission importante. Obnubilé par sa soudaine puissance, Mevoa s’installe dans la demeure laissée par Wolf, s’entoure de gardes et de serviteurs, puis perd progressivement le contact avec les villageois ainsi que le sens du devoir. Incapable de lui faire entendre raison, Nicolas se résigne à garder l’arbre sacré en ses lieu et place. Lorsque la fleur apparaît enfin, Mevoa est devenu trop gros pour marcher jusqu’à la forêt sacrée ou pour grimper dans l’arbre et souffler sur elle. On l’y transporte et on essaye de le hisser sur l’arbre en fleur, mais les branches cèdent sous son poids, et sa chute fatale met fin au rêve africain du paradis.

La cause de cet échec, qui caricature parfaitement la faillite des indépendances africaines, est attribuée en premier lieu aux populations locales, qui accordent facilement leur confiance aux leaders. Cette confiance immodérée découle elle-même d’une croyance exagérée en les dieux et en les ancêtres qui, suivant les mythes populaires, choisissent les hommes de pouvoir, les inspirent, garantissent leur bonté et guident leurs actions. « Tout pouvoir vient de Dieu », entend-on souvent répéter des politiciens en mal de légitimité populaire. Ce que le roman d’Essomba dénonce ici, c’est le messianisme laïc des populations africaines qui, en recherchant l’homme providentiel en toute circonstance, finissent par créer des démiurges insouciants des responsabilités qui leur incombent. Achille Mbembe décrit du reste le rituel politique de la société postcoloniale comme une liturgie profane qui confère au potentat des attributs du divin, tels que le droit de vie et de mort sur ses sujets par exemple[44]. C’est cette dimension narcissique du leader postcolonial que le portrait de Mevoa illustre.

La deuxième cause de l’échec est justement liée à la personnalité de Mevoa. En s’installant dans le siège laissé par le colon allemand, il adopte aussi le fantasme de toute-puissance qui caractérisait ce dernier et ne se préoccupe plus que de sa propre grandeur. Les victoires remportées et les louanges que lui chantent ses concitoyens flattent son égo à un point tel qu’au lieu de se considérer comme un instrument des dieux, il se prend pour Dieu. Et pour concrétiser ce fantasme du moi grandiose, il soumet les êtres et les choses à sa seule volonté, puis se fait servir au lieu de servir. L’individualisme, le culte de la personnalité et la volonté de puissance se substituent alors au sens de la communauté et du bien-être collectif sur lequel se fonde l’idée du paradis de Mada. Ce dénouement évoque les nombreux « pères de la nation » africains qui, après avoir été célébrés comme des héros de la libération, se focalisent principalement sur la conservation de leur pouvoir et des avantages qu’il offre, puis deviennent d’infréquentables dictateurs. Il indique que le jardin, paradis ou lieu idéal, demeurera un mirage et que la vie sera une interminable errance aussi longtemps que la quête du bonheur ne passe pas par une régénération morale. L’arbre inatteignable à la fin du roman, dans lequel vit l’âme de Nicolas, le dernier gardien de l’arbre sacré, montre que le lieu idéal ne peut prendre forme qu’avec l’avènement de l’homme idéal. À cet égard, la fille métissée que Minoba, la dernière prêtresse, a subtilisée à Nicolas, serait un indice : l’homme idéal se définirait non par sa race et ses filiations idéologiques, mais par ses principes moraux et son aptitude à faire fi des frontières et des différences pour se consacrer avec abnégation à l’édification d’une humanité heureuse.

On peut noter, pour conclure, que Jean-Roger Essomba se sert dans son roman des différences de l’imaginaire du jardin conçu comme habitat idéal pour revisiter de manière critique les enjeux associés à la rencontre des cultures occidentale et africaine. L’idée de paradis évolue dans ce roman en passant d’un jardin inspiré par les ancêtres, autrement dit d’un espace géographique particulièrement propice à la vie, à tout espace habitable sur lequel l’homme soufflerait sa propre bonté. Le jardin d’Éden des mythes occidentaux et le jardin des prêtresses tuzi sont ainsi renvoyés dos à dos, puisque la perfection de l’environnement extérieur dépend des prédispositions intimes de l’homme. Ce n’est donc pas nécessairement la différence culturelle entre l’Afrique et l’Occident qui a transformé leur contact en conflit, mais le déficit des valeurs morales susceptibles de rassembler tous les hommes en une seule communauté. Au jardin en tant qu’utopie ou lieu idéal imaginaire, le roman oppose un idéal d’homme, transculturel et sans race, produit d’une régénération morale et philosophique de l’humanité présente.