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« Jardiner » : les raisons d’une transitivité

Au printemps 2011, une exposition-atelier destinée aux enfants était organisée à la Cité de l’architecture et du patrimoine, à Paris. Elle avait pour titre Jardiner la ville[1]. Un peu plus d’un an plus tard, en octobre 2012, était organisé à Strasbourg un colloque intitulé Villes jardinées et initiatives citoyennes[2], dont l’objectif était de valoriser « l’apport des initiatives citoyennes et des collectivités dans la construction d’une ville plus jardinée et plus humaine[3] ». Depuis cette date, les formules comportant le verbe « jardiner » se sont multipliées : on parle de « Jardiner la rue » pour une série de colloques et de journées techniques pilotées en 2016 et 2019 par Plante & Cité[4]; dans la littérature scientifique, Magali Paris parle en 2011 de « jardiner les abords de l’habitat en ville[5] »; en 2014, Kaduna-Ève Demailly parle de « jardiner les vacants[6] » et Marion Ernwein, de « jardiner la ville néo-libérale[7] » en 2015. Concluons ce rapide inventaire non exhaustif par le titre de l’entretien avec le paysagiste Gilles Clément, mené par Hervé Brunon et publié en 2016 dans la revue Vacarme : il s’agit dans ce cas de « jardiner le monde[8] ».

Parallèlement, depuis le début des années 2000, les municipalités françaises se sont dotées de dispositifs visant à inviter les citadins à jardiner non plus seulement à l’intérieur de jardins, mais dans les espaces publics urbains. Alors que Paris, Lille ou Dijon inventent des « permis de végétaliser[9] » permettant à chaque citoyen de jardiner dans la rue, au pied des arbres d’alignement, le long des façades ou encore dans les plates-bandes municipales, Rennes lance le programme Jardiner ma rue[10] et Nantes, Ma rue est un jardin[11]. Si le verbe « jardiner » semble rencontrer un succès certain, on peut s’étonner du contexte dans lequel il est mobilisé. Dans les expositions, les formations, la littérature scientifique et la presse spécialisée, le verbe « jardiner » a envahi les discours sur la fabrication de la ville. Il est devenu un véritable objet médiatique — au sens conventionnel du terme, se rapportant aux outils technologiques de communication —, mais également médiateur, amenant à faire dialoguer ceux qui font la ville et ceux qui la vivent.

Désignant la forme d’action relative à l’espace du jardin, « jardiner » comme synonyme de « cultiver » et de « travailler au jardin » est un verbe intransitif, qu’il soit employé au sens propre ou de manière métaphorique[12]. Il n’est pas besoin de lui adjoindre un objet, puisque celui-ci — le jardin — constitue l’unité significative dont il est dérivé. Or, dans les exemples que nous venons de citer, deux changements s’opèrent : non seulement le verbe « jardiner » est employé de manière transitive — on parle bien de jardiner la ville et non de jardiner en ville —, mais surtout l’objet que l’on y adjoint n’est plus un jardin. Il existe bien un sens au verbe « jardiner » dans sa forme transitive, dans le vocabulaire de la fauconnerie par exemple[13], ou dans celui de la sylviculture[14], mais on peut douter du fait que ce soit l’une de ces significations qui soit convoquée dans le contexte qui nous intéresse ici. Il s’agit bien d’utiliser le verbe « jardiner » dans le sens d’une action qualifiée par le fait qu’elle se déroule au jardin. Comment comprendre la médiatisation et la fortune de l’emploi du verbe « jardiner » auquel on adjoint un objet, qui de surcroît, n’a plus rien à voir avec le jardin ? Doit-on comprendre que l’on peut désormais jardiner autre chose qu’un jardin, en dépit du paradoxe que cela représente sur le plan sémantique ? À partir de cette observation, on peut postuler que, si depuis une vingtaine d’années en France il est possible de donner un objet au verbe « jardiner », s’il est nécessaire de préciser ce que l’on jardine, on peut alors en conclure que la nature de la relation entre le geste et l’objet, entre l’action et le lieu dans lequel elle se déroule s’est modifiée.

Il faut alors vérifier dans quelle mesure l’emploi du verbe « jardiner » relativement à des espaces qui ne sont pas des jardins vise à dire de ces espaces qu’ils sont des jardins ou à faire de ces espaces des jardins. Cet article cherche à vérifier, d’une part, l’hypothèse selon laquelle c’est le jardin qui fait le jardinage, en faisant dialoguer les théories de l’art des jardins avec le projet de « rue-jardin » développé par la Ville de Bordeaux à partir de 2011. D’autre part, il s’agit de vérifier l’hypothèse réciproque selon laquelle ce serait le jardinage qui ferait le jardin, en faisant appel à des références de paysagistes pour qui jardiner constitue un outil de conception du jardin et en les confrontant aux « permis de végétaliser » incitant les citadins à jardiner dans des espaces qui ne sont pas (encore) des jardins. En considérant le jardin comme un artefact tentant de régler la « tension entre l’homme et le monde[15] », on peut considérer qu’il constitue un objet intermédiaire au travers duquel il est possible non seulement de voir et de penser l’environnement qui nous entoure, mais également d’agir sur lui. Dans cette perspective, jardiner traduit l’interaction entre l’homme et le monde par la médiation de l’espace du jardin. L’utilisation actuelle du verbe « jardiner » dans les discours sur la fabrication de la ville pose la question de savoir s’il est possible de recréer cette médiation en l’absence de jardin. Nous verrons comment la médiatisation des pratiques de jardinage en ville traduit moins une autonomisation du jardinage à l’égard du jardin que la mobilisation du jardin comme objet médiateur entre le citadin et la ville.

Le jardinage et son espace : une évidence impensée

Le jardinage est généralement analysé comme une activité valorisante pour celui qui la pratique. Jardiner permet au jardinier de subvenir à ses besoins alimentaires[16] et, dans le même temps, c’est bon pour sa santé[17]. Jardiner constitue également un mode d’apprentissage par l’expérience[18] et apparaît comme l’expression d’une manière d’« être au monde[19] ». Lorsqu’il s’agit d’une pratique collective, le jardinage est présenté comme un vecteur de sociabilité[20], un moyen d’insertion sociale et professionnelle[21], mais aussi d’émancipation[22]. Ce qui est étudié alors, c’est surtout l’effet que la pratique peut produire sur le jardinier et il semble acquis que cela se déroule à l’intérieur d’un jardin. Par ailleurs, de nombreux travaux se sont intéressés à la manière dont le jardinage est instrumentalisé et aux conséquences sociales et culturelles des dispositifs visant à faire jardiner. Ils ont permis d’analyser sa mobilisation à partir de la fin du 19e siècle dans les jardins industriels et ouvriers comme moyen de contrôle social[23] et de « conduite des conduites[24] ». Dans les discours philanthropiques et hygiénistes, avoir un jardin où jardiner constitue alors une solution temporaire à l’accès à la propriété privée pour les classes ouvrières[25]. Le jardinage est apparu également comme une pratique ostentatoire et valorisante[26] dans les jardins familiaux, ainsi qu’un outil de conformation sociale[27]. Abordées sous l’angle de l’engagement civique à partir des années 1970, les pratiques de jardinage urbain sont décrites majoritairement comme des modalités de lutte contre les politiques urbaines[28], représentant, pour ceux qui les introduisent, l’expression d’un « droit à la ville[29] » et l’exigence d’une meilleure justice sociale et environnementale[30]. Avec la reconnaissance d’un engouement pour les jardins collectifs depuis les années 1990, la pratique et le lieu sont analysés de manière conjointe lorsqu’il s’agit de constater qu’ils se révèlent être parfois le reflet d’inégalités sociales[31] participant par exemple à l’augmentation de la valeur du foncier en ville[32] et à la manifestation d’un entre-soi[33] contradictoire avec les discours promouvant les jardins partagés comme espaces d’une mixité sociale. Si les objectifs ainsi que les conséquences individuelles, sociales et politiques du jardinage sont bien connus, celles-ci sont généralement analysées sous l’angle de leurs manifestations à l’intérieur de l’espace d’un jardin, qu’il soit individuel ou collectif, fruit d’une initiative citoyenne ou d’une décision institutionnelle. Le jardin est toujours le cadre dans lequel se déroule la pratique, et celle-ci trouve toujours sa traduction dans les formes du jardin. La relation ontologique du geste à l’objet constitue un impensé que la mobilisation du jardinage dans des contextes qui n’ont plus guère à voir avec le jardin amène à interroger.

Pourquoi faire jardiner ?

Cet article est issu d’un travail de recherche mené dans le cadre d’une thèse de doctorat portant sur les dispositifs institutionnalisés qui visent, depuis les années 2000, en France, à susciter chez les citadins le désir de jardiner les espaces publics urbains. Ce travail part d’un double constat : d’une part, celui de la reconnaissance du jardinage comme mode d’expression d’un engagement civique pour une meilleure qualité de vie en ville[34] et, d’autre part, d’un regain d’intérêt dans les champs de la conception en architecture, urbanisme et paysage pour les savoir-faire informels, non professionnels[35] et alternatifs[36]. Dans ce contexte, « jardiner » apparaît comme une activité providentielle. En effet, si la participation citoyenne à la fabrique de la ville s’est jusqu’alors centrée sur les questions de gouvernance[37], c’est-à-dire sur les modalités de discussion et de prise de décision visant à « institutionnaliser la participation de citoyens “ordinaires” sous d’autres formes que la simple désignation de représentants élus[38] », d’autres modes d’action participative émergent aujourd’hui. Il ne s’agit plus seulement d’« informer, consulter, faire penser, faire décider », mais bien désormais de faire faire[39]. La mobilisation du jardinage urbain constitue en quelque sorte cette deuxième génération de la démocratie participative qui s’appuie sur l’institutionnalisation de pratiques amateurs, dilettantes et informelles comme moyen de renouveler les modes de fabrication de la ville. Ce travail de recherche s’intéresse à ce processus d’assimilation de pratiques jardinières militantes ou alternatives par les pouvoirs publics, dans lesquelles les revendications citoyennes d’accès à la terre et au végétal en ville passent de l’« activisme urbain[40] » à l’« urbanisme tactique[41] » inscrit dans des cadres institutionnels.

Cette approche repose sur la constitution d’un corpus composé d’une vingtaine de villes françaises parmi les premières à s’être dotées, depuis 2004, de dispositifs autorisant, encadrant et incitant les citadins à jardiner dans les espaces publics urbains. Afin de mener une analyse croisée de ces différentes politiques publiques, deux types de matériel de terrain sont étudiés : les documents réglementaires (chartes, conventions d’occupation du domaine public, règlements) définissant et encadrant ce « droit à jardiner » dans les espaces publics; et les documents de communication ou de promotion de ces dispositifs (guides de végétalisation, affiches et feuillets publicitaires, sites Web et plateformes virtuelles communautaires telles qu’Instagram ou Twitter), produits et utilisés par les municipalités dans le but de susciter le désir de jardiner chez les citadins. Des données de terrain plus spécifiques ont été récoltées par le biais d’observations in situ et d’entretiens auprès des différents agents des services municipaux responsables de la délivrance et de la gestion des « permis de végétaliser[42] » à Paris et du dispositif de « végétalisation de rue[43] » à Bordeaux. Par ailleurs, la recherche se nourrit de l’expérience de plusieurs missions menées en tant que paysagiste en assistance à maîtrise d’ouvrage, dans le cadre du PNRQAD[44] [Re]Centres pour la Ville de Bordeaux, entre 2011 à 2016, pour la réalisation d’un projet de « rue-jardin » dans le quartier Marne-Kléber. Ces missions avaient pour objectifs dans un premier temps de mobiliser les habitants autour de la transformation de leur rue et de susciter chez eux le désir de s’approprier les nouveaux espaces créés et spécialement dédiés au jardinage. Elles ont donné lieu à la mise en place, à l’animation et à la restitution d’ateliers de concertation et de co-conception sur site. Dans un second temps, la mission d’accompagnement à l’appropriation des espaces à jardiner par les riverains a été l’occasion de l’organisation de nombreux ateliers de jardinage collectif, ainsi que d’une série de permanences hebdomadaires dans la rue-jardin durant les deux premières années de la réalisation du projet. Le travail de thèse vise à apporter un regard critique sur l’ensemble de ces dispositifs expérimentés durant ces missions.

Dans le cadre de cet article, les données présentées cherchent à éclairer, d’une part, comment le seul fait de nommer « jardin » un espace, ne suffit pas à redéfinir les actions qui s’y déroulent et les gestes qui le produisent et, d’autre part, comment l’incitation au jardinage dans les espaces publics urbains réinterroge la relation entre le lieu et la pratique pour faire du jardin un objet médiateur entre le citadin et la ville.

Faire un jardin pour jardiner : suffit-il d’un jardin pour pouvoir jardiner ?

Si « jardiner » qualifie « toutes les actions faites dans le jardin[45] », son utilisation dans les discours portant sur la fabrication de la ville laisse entendre que les rues, la ville, le monde peuvent être définis comme des jardins. Dès lors, il faut se demander si décréter qu’un espace est un jardin suffit à faire des gestes qui s’y produisent du jardinage.

On associe le jardin à l’acte de délimiter un espace afin de le qualifier et, ainsi, de le distinguer de son environnement. Le jardin est toujours une partie d’un tout, « une entité découpée dans le territoire […] individualisée et autonome[46] ». Cette sélection opérée par les limites du jardin constitue le cadre de la représentation, l’espace dans lequel on exprime et donne à voir le monde de manière ordonnée. Si la notion de clôture est si essentielle qu’elle donne sa base étymologique au mot « jardin[47] », c’est que sans elle, il pourrait y avoir confusion avec ce qui l’entoure. En effet, à l’intérieur comme à l’extérieur du jardin, on trouve les mêmes éléments (terre, faune et flore, eau, mais aussi lumière, air) qui composent le monde. En définissant un espace spécifique, le clos donne aux matières de l’environnement situées à l’intérieur une valeur spéciale : accessible et compréhensible. Comme toute image d’une réalité, le jardin implique des renoncements, des omissions, mais également des condensations, des compressions, des exagérations parfois. Véritable fabrication à la main, il entretient l’illusion d’être la représentation fidèle du monde. L’art des jardins est donc un art de la représentation ne visant pas une reproduction à l’identique de ce qui existe en dehors de ses limites, mais à « re-présenter dans son cadre propre et avec ses ressources propres[48] » le monde de manière intelligible. C’est donc notre regard ou notre langage qui transfigurent l’espace en jardin, et c’est ce que traduit la célèbre formule de l’architecte et paysagiste William Kent, reprise par Horace Walpole lorsqu’il décrit comment « il franchit la clôture et vit que toute la nature est jardin[49] ».

Selon cette définition, le jardin est premier. Comme objet médiateur entre l’homme et le monde, il fournit le cadre et les codes de perception de l’espace, il conditionne et qualifie ce qui se déroule à l’intérieur de l’espace (physique, mental ou rhétorique). C’est parce que l’on a préalablement défini le cadre du jardin que l’on jardine. Cette préséance de l’objet sur le geste se matérialise en particulier dans la tradition des jardins dits « d’agrément », ces jardins où la « nature » est disposée pour être vue et dans lesquels on tient loin des yeux les gestes de sa fabrication[50]. Dans les jardins d’« agrément », on ne cultive rien, on ne jardine pas, on aménage et on entretient. Il s’agit alors d’un travail dont la charge revient aux jardiniers municipaux. C’est à partir de ce modèle des jardins d’« agrément » qu’est élaboré, encore aujourd’hui, l’aménagement des espaces publics urbains[51]. Les jardins publics, mais aussi les places et les rues, sont pensés comme des espaces ostentatoires où le végétal qui participe au décorum urbain n’a de valeur que symbolique : il est une image à laquelle a priori on ne touche pas.

Figure 1

La rue-jardin Kléber, Bordeaux, 2014, photographie numérique. L’aménagement de la rue-jardin inclut trois formes d’espaces à jardiner : les fosses en pleine terre (au tout premier plan), les bacs-jardinières (en second plan) et les fosses linéaires en pied de façade (en arrière-plan sur la droite).

© Aurélien Ramos

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Le jardin comme solution pour changer la rue

Lorsqu’à la fin de l’année 2011 émerge l’idée de fabriquer une rue-jardin dans le centre ancien de Bordeaux, c’est dans un contexte empreint de cette longue tradition d’aménagement des espaces publics comme des jardins d’agrément et marqué dans le même temps par une volonté de la dépasser[52]. Le Programme national de requalification de quartiers anciens dégradés (PNRQAD), dont la Ville de Bordeaux a été lauréate pour ses quartiers centraux, couvre un territoire de 148 hectares, marqué par la densité de son tissu bâti du 18e siècle et l’exiguïté, voire la rareté des espaces publics. Ce programme rebaptisé Projet Bordeaux [Re]Centres est financé par l’Agence nationale de renouvellement urbain (ANRU). Il représente une enveloppe de 95 millions d’euros, dont la majorité est dédiée à la production ou à la réhabilitation de logements sociaux. Mais ce sont les 10 millions d’euros de cette enveloppe destinés au réaménagement des espaces publics que la Ville met particulièrement en avant pour répondre à l’objectif fixé par l’ANRU de « maintien de la mixité sociale[53] ». Dès le démarrage de ce programme en 2010, la Ville de Bordeaux, assistée par l’ANMA — équipe d’assistance à maîtrise d’ouvrage pour le pilotage du plan-guide [Re]Centres — affiche sa volonté de mettre en place une méthode dite bottom up consistant à partir du « bas », c’est-à-dire à la fois des habitants, mais aussi des qualités réputées « cachées » du tissu urbain bordelais. Cela se traduit par une étude anthropologique préalable[54] ainsi que l’identification de « pépites », à savoir des qualités vernaculaires du centre ancien, qu’elles soient architecturales ou sociales. La Ville voit en effet dans les pratiques habitantes se matérialisant dans les espaces publics une véritable ressource pour assurer la transformation du tissu urbain tout en garantissant l’adhésion de la population.

C’est suivant cette logique que, pour construire le projet de la rue-jardin Kléber, la Ville prend pour modèle un projet d’initiative habitante ayant émergé un an plus tôt en 2010, dans le quartier Saint-Jean. Organisés en association[55] s’inscrivant dans le mouvement d’« activisme urbain » de reconquête des espaces publics par l’appropriation collective, les habitants de la rue Montfaucon proposaient non seulement de mettre en oeuvre directement des jardinières dans la rue sans attendre de la municipalité qu’elle s’en charge, mais ils envisageaient également d’en assurer la gestion par la suite. La mise en place de ce projet — en dépit de son positionnement critique par rapport à la municipalité — se fait dans un cadre négocié avec les services municipaux et les élus, et il porte déjà les germes de son institutionnalisation. Lorsqu’à la fin de l’année 2011, quatre réunions de concertation sont organisées dans le cadre du projet [Re]Centres auprès des habitants du quartier Marne-Yser, le projet Montfaucon de rue jardinée par ses riverains est présenté par la municipalité comme un modèle : « Ce qui a fonctionné dans la rue Montfaucon pourrait se reproduire dans les autres quartiers, à commencer par la rue Kléber[56] », peut-on lire dans le livret réalisé à l’issue du cycle de concertations. Ce qui émane du « bas », selon la terminologie employée par l’ANMA, c’est l’idée d’une appropriation habitante de la rue par le jardinage. En revanche, l’espace dans lequel cette pratique doit avoir lieu provient d’une lecture géographique du périmètre d’intervention prévu par [Re]Centres et de la vision stratégique du plan-guide, soit clairement du « haut ». L’enjeu des concertations vise alors à faire changer les regards portés sur la rue Kléber : il s’agit d’en faire une « rue autrement », et cela passe par sa transformation en jardin. Des fosses de plantation en pleine terre et des fosses linéaires en pied de façade sont dégagées par un dévoiement de la chaussée circulable, et des jardinières sont installées en accompagnement d’un mobilier urbain inspiré de celui des jardins publics bordelais (voir la figure 1).

Une rue-jardin : tentative d’un énoncé performatif

La mobilisation du jardin comme instrument d’un changement des représentations de la rue possède une valeur incantatoire : parce que l’on dit que c’est un jardin, alors la rue Kléber sera jardinée. Or, faire jardiner les habitants dans un espace qui a aussi peu à voir avec un jardin qu’une rue ne va pas de soi, et la municipalité n’est pas dupe : il faut susciter le désir de jardinage pour que cette rue devienne un jardin. Dans la rue Kléber, contrairement à la rue Montfaucon, il n’y a pas d’association d’habitants prête et intéressée à prendre en charge la gestion des aménagements paysagers de la rue. Il faut donc susciter chez les habitants de la rue Kléber le désir de jardiner à partir de rien, comme le jardin dans la rue doit être créé ex nihilo entre le trottoir et les véhicules stationnés. Cependant, cette « fabrique » des jardiniers de la rue est secondaire dans le projet porté par la Ville. Dans le livret de concertation, il faut attendre la dernière section intitulée « Et demain… » — soit après la présentation du projet d’aménagement de « la rue comme un jardin » — pour que soit présenté le dispositif de « participation des habitants à l’aménagement et à la vie de la rue Kléber[57] ». De même, dans le cahier de prescriptions pour l’aménagement de la rue Kléber présenté au printemps 2012 par l’assistance à maîtrise d’ouvrage, le jardinage de la rue par ses habitants est qualifié de « principes d’entretien » et n’arrive qu’après les principes d’aménagement. Ainsi, le jardinage de la rue, pourtant présenté comme une condition à sa définition comme jardin, est pensée de manière disjointe et surtout postérieure au jardin. L’assimilation du jardinage par les habitants à un « entretien » de la rue corrobore l’idée, portée notamment par Marit Rosol et Marion Ernwein, d’un désengagement du pouvoir public qui considère la participation habitante comme un mode de gestion bénévole du foncier public[58].

Cette définition de la rue en tant que jardin se heurte également aux représentations des habitants mobilisés lors d’une série d’ateliers de mise en place de la gestion collective et participative de la rue entre les mois de mars et juin 2012. Cette mission, déléguée à des associations ne faisant pas partie de l’équipe d’assistance à maîtrise d’ouvrage[59], a permis de rendre compte de la distinction que faisaient les habitants entre « jardiner » et « végétaliser ». Pour eux, la rue n’est pas un jardin; seules les fosses de plantation délimitées par des clôtures leur apparaissent comme de possibles « mini-jardins » à l’intérieur desquels jardiner (voir la figure 2). Les plantations dans les fosses au pied de leurs façades sont perçues comme des dispositifs de végétalisation. Ainsi, arranger le pied de chèvrefeuille ou de romarin sous leur fenêtre ne leur apparaît pas comme un acte de jardinage, mais comme un acte d’entretien de l’image de leur façade, rejaillissant par défaut sur le paysage de la rue. Le projet de la rue-jardin Kléber traduit bien la préséance du jardin sur le jardinage dans la manière dont l’idée de la fabrication de l’espace est conçue. En revanche, le seul fait de qualifier la rue de « jardin » ne semble pas être une condition suffisante pour que les gestes qui le produisent soient assimilés à du jardinage.

Figure 2

Jardinage dans les fosses de la rue Kléber, Bordeaux, 2014, photographie numérique.

© Aurélien Ramos

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Jardiner pour faire un jardin : suffit-il de jardiner pour faire un jardin ?

Le succès actuel du verbe « jardiner » dans le champ de la production de l’espace urbain apparaît comme un contre-emploi. Si son sens est déterminé par l’espace où l’action a lieu, que se passe-t-il si le contexte de cette même action est modifié ? Peut-on encore employer ce verbe s’il n’y a pas de jardin a priori ?

On entend généralement « jardiner » comme un synonyme de cultiver et d’entretenir. Le verbe permet en effet de qualifier simultanément la mise en culture de la terre et tous les gestes ayant pour but de veiller au maintien des conditions de vie de ce que l’on apporte (graines que l’on sème, végétaux que l’on plante) et de ce qui vient au jardin (flore spontanée, faune qui profite des conditions du jardin). Il s’agit d’un acte de soin et éventuellement de restauration : jardiner, c’est garder un espace dans les meilleures conditions de vie possibles[60]. Mais on a souvent tendance à réduire le jardinage à l’entretien de l’espace ou bien à son usage. Essayons de dépasser cette lecture structurée implicitement par le système économique et professionnel qui dicte la production de l’espace. Revenons à la base de l’acte de jardiner, c’est-à-dire à l’interaction directe entre l’individu et son environnement lorsqu’il manipule les matières premières qui l’entourent. Si, dans le processus de fabrication d’un jardin, « jardiner » semble se situer à l’opposé de concevoir, certains paysagistes ont fait du jardinage un mode de fabrication. C’est le cas de Gilles Clément lorsqu’il élabore le concept de « jardin en mouvement », dans lequel la conception et la gestion constituent un seul et même processus de création de l’espace, à partir des dynamiques propres aux matières premières en place. L’idée du jardin s’élabore et trouve sa forme au gré des « croissances, luttes, déplacements, échanges[61] », c’est-à-dire dans les constantes interactions du jardinier avec son environnement. C’est également le cas de Bernard Lassus, qui, avec son étude sur les « habitants-paysagistes », montre comment les pratiques individuelles et amateurs de jardinage de ces inventeurs de jardins s’abstraient des conditions spatiales de leur exercice (qu’il y ait un jardin ou non) ainsi que de leur finalité (faire un jardin ou non)[62]. En d’autres termes, ce n’est ni en tant que cadre d’action ni en tant que résultat que le jardin prend forme, mais à travers une pratique créative : celle du jardinage. C’est le cas également de Jacques Simon, qui, dans son travail de concepteur mais également dans sa collection d’ouvrages « Aménagement des espaces libres[63] », s’est toujours refusé à distinguer le processus de conception de celui de réalisation. Il est sans doute le premier à avoir vu le chantier comme un moment de création, comme une partie intégrante du projet, contrairement à la place qui lui est réservée dans le cadre opérationnel réglementaire des marchés d’aménagement public[64]. C’est le cas, enfin, de Cyrille Marlin, qui, à partir de l’observation des jardins de rue fabriqués par les habitants du quartier de Yanaka, à Tokyo, élabore une théorie du jardin comme énoncé d’une expérience de l’espace[65]. Il constate que ces jardins s’affranchissent de l’espace en n’existant que lorsqu’ils sont utilisés comme tels. Ainsi, les espaces de la rue deviennent des jardins, ponctuellement, de manière intermittente, non pas en se juxtaposant aux autres usages, mais en s’y superposant, sans les contredire. Il peut n’y avoir de jardin parfois que pour le jardinier et pour le spectateur à qui l’on dit : « Voyez, c’est un jardin ».

Jardiner aux marges de la rue

À partir de ces observations, si jardiner apparaît bien comme un mode de conception et de réalisation du jardin, vérifions si les dispositifs d’incitation au jardinage dans les espaces publics développés par les municipalités françaises depuis 2004 ont pour objectif de faire produire des jardins aux citadins. Le paradoxe sur lequel repose ces dispositifs est d’inciter au jardinage sans générer d’espaces dédiés. En effet, dans la plupart des cas, la charte engageant le citoyen vis-à-vis de la municipalité se contente d’identifier moins des espaces à jardiner que des situations urbaines génériques — c’est-à-dire l’inverse de lieux spécifiques (voir la figure 3).

Figure 3

Tableau de comparaison typologique des espaces autorisés à être jardinés proposé par l’auteur.

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À Montpellier, il n’est possible de jardiner qu’aux pieds des arbres d’alignement; à Nantes, cela est possible aussi le long de la façade de son domicile; à Marseille, l’autorisation a été étendue aux pieds de mobilier urbain ainsi qu’aux plates-bandes municipales. En l’absence de lieu déterminé pour se pratiquer, l’accent est mis, dans la charte, sur l’encadrement du mode d’action. Cela se traduit en général par une liste d’interdits proscrivant majoritairement les produits phytosanitaires, souvent la culture de plantes allergènes ou urticantes (comme à Bordeaux, à Grenoble, à Dijon ou à Rennes), parfois également des plantes ligneuses, potagères ou — catégorie plus floue encore — invasives (comme c’est le cas à Strasbourg ou à Lille). À cela s’ajoute une série d’injonctions à la sécurité et à la propreté, visant à contenir les végétaux cultivés dans un périmètre défini souvent en négatif par rapport à l’espace de jardinage : c’est le cas par exemple à Paris, à Lyon, à Rennes, à Bordeaux et à Angers. En effet, dans ces villes, c’est l’unité de passage réglementaire dans les espaces publics (1,40 mètre) qui fixe le gabarit maximal du jardin. Cela signifie donc que, si l’espace du jardin se limite bien aux gestes de jardinage encadrés par la charte, il ne se définit pas néanmoins depuis l’intérieur, mais par rapport à ses abords (voir la figure 4).

Figure 4

Schématisation des gabarits faisant l’espace du jardin proposée par l’auteur.

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Spatialement, ces dispositifs visent à contenir l’espace de la pratique pour qu’elle ne déborde pas. Dans ces conditions, s’agit-il encore de faire faire des jardins, ou simplement de gérer au mieux une pratique de jardinage toujours vue comme une concession et comme une mesure exceptionnelle n’ayant pas vocation à se généraliser ? En effet, les autorisations à jardiner dans les espaces publics sont majoritairement individualisées et parfois même limitées à une par famille (comme à Bordeaux ou à Paris).

Le jardinage comme contribution à une image de jardin

Si, dans ces dispositifs, l’espace jardiné est secondaire par rapport à la pratique du jardinage, il semble que c’est pour mieux le valoriser en tant qu’image. Ces dispositifs reposent tous sur un appareil médiatique, c’est-à-dire un ensemble d’instruments mis au service d’une stratégie de diffusion de discours et d’images, à la fois matérielles et virtuelles, assurant la communication, la promotion et la diffusion des pratiques de jardinage des citadins. La plupart des espaces jardinés dans le cadre des dispositifs incitatifs sont marqués d’un repère visuel ou graphique (à Bordeaux et à Marseille, par exemple) ou même par l’affichage du « permis de végétaliser » avec le nom du bénéficiaire (c’est le cas à Paris) (voir la figure 5).

Figure 5

Photos postées sur Instagram sous la bannière du mot-clic « #permisdevégétaliser » Paris, 2019.

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Par l’intermédiaire de cet affichage public, l’acte de jardinage devient une information que la municipalité peut traiter, enregistrer et transmettre, utilisant la ville comme médium[66] et ses espaces publics comme des surfaces de médiatisation et d’autopromotion de sa propre politique publique. La médiation du jardinage par des dispositifs de communication semble une condition à son autorisation dans le domaine public. Dans la charte de végétalisation de la ville de Marseille, le droit de jardiner est délivré au jardinier à condition qu’il accepte que « des photos et/ou films du site qu’il entretient soient prises par la Ville de Marseille[67] ». Il est exigé de lui qu’il consente à la médiatisation de sa pratique, qui se retrouve ainsi transformée en instrument communicationnel au service de l’image municipale. La Ville de Paris, quant à elle, va plus loin encore. Depuis 2016, elle organise sur Instagram un concours de photographie sous le mot-clic « #végétalisonsParis » récompensant, par arrondissement, les bonnes pratiques du jardinage « sous toutes ses formes[68] ». Ces photos au contenu très hétérogène (scènes de jardinage, portraits botaniques, exemples de fleurissements municipaux, pieds d’arbres jardinés par les citadins)[69] semblent viser moins la valorisation des pratiques de jardinage que le regard porté par le photographe-jardinier sur ces espaces (voir la figure 6). Le jardin dont il est question ici est essentiellement un espace médiatique coproduit par les citadins prenant en photo ce qu’ils jardinent et par les municipalités publiant, diffusant et récompensant les pratiques de jardinage. Si les citadins sont autorisés à intervenir et à transformer les espaces publics urbains dans leur matérialité en les jardinant, le jardin qu’ils produisent n’a quant à lui d’autre réalité que virtuelle. Le jardin n’est utilisé par les municipalités que comme objet médiateur entre les citadins et leur ville, motivant leur contribution aussi gratuite que cosmétique non à la transformation de la ville en jardin, mais seulement au « verdissement » de son image médiatique.

Figure 6

Photos postées sur Instagram sous la bannière du mot-clic « #permisdevégétaliser », Paris, 2019.

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Conclusion

À partir du constat que, depuis les années 2000, il ne va plus de soi que, lorsque l’on jardine, cela ait nécessairement à voir avec le jardin, on peut analyser l’autonomisation du jardinage à l’égard du jardin. Si l’histoire des jardins a subordonné la pratique au lieu jusqu’à la dissimuler en la réduisant à un acte de maintenance au service de l’illusion d’ordre « naturel » du jardin, jardiner semble depuis quelques années (re)gagner ses lettres de noblesse. Néanmoins, à travers l’exemple de la rue-jardin à Bordeaux, nous avons vu que, pour faire jardiner les habitants, il ne suffit pas de requalifier la rue en jardin. Ce qui montre que le jardin ne saurait être une condition suffisante à la pratique du jardinage. À l’inverse, les dispositifs d’incitation au jardinage dans les espaces publics des villes françaises montrent que l’autorisation à jardiner sans déterminer d’espace pour exercer cette pratique n’aboutit pas nécessairement à la fabrication concrète d’un jardin. Néanmoins, la transitivité du verbe « jardiner » dans les discours contemporains ne traduit pas pour autant une disparition du jardin, mais son éloignement comme horizon souhaitable. S’il est nécessaire désormais de préciser ce que l’on jardine, c’est que le jardin est passé d’objet et d’espace du jardinage à médium entre celui qui jardine et le monde. Dans le cas du jardinage dans les espaces publics des municipalités françaises, il est devenu un médium entre le citadin et sa ville.