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De l’intuition au projet d’entreprise, un ouvrage collectif sous la direction de Louis Jacques Filion et Claude Ananou, présente un tour d’horizon complet du processus complexe et souvent mystérieux qui va de l’intuition à la réalisation d’un projet d’entreprise réussi. D’emblée, Filion et Ananou annoncent clairement leur intention d’apporter des innovations majeures dans la façon de préparer un projet de création d’entreprise, ce qui donne le ton à l’ensemble de l’ouvrage. Comme tout acte de création, la création d’une entreprise part d’une démarche intérieure intuitive qui porte en elle-même sa propre satisfaction. Un projet d’entreprise, comme le souligne Filion, c’est d’abord une étincelle, une intuition, une représentation mentale qu’il faut à la fois explorer latéralement selon une approche heuristique faite de tâtonnements et d’itérations successives, pour ensuite l’affiner, la structurer et la définir selon une approche davantage algorithmique. Dans cette perspective, comme le font valoir les auteurs, la création d’une entreprise relève bien davantage de l’art que de la science. Or, en matière de création, il est notoirement difficile de prévoir avec certitude les succès individuels. Le Seigneur des anneaux, par exemple, a d’abord été publié pratiquement à compte d’auteur parce que l’éditeur de J.R.R. Tolkien n’y croyait pas. Le livre a ensuite été traduit dans 38 langues et vendu à 150 millions d’exemplaires, sans parler des adaptations cinématographiques et autres.
L’ouvrage est divisé en quatre parties dont la première traite de la préparation, soit le processus qui mène de l’idée brute à la mise en oeuvre réussie d’un projet entrepreneurial. À ce propos, Filion et Borges apportent un éclairage nouveau sur les tristement célèbres statistiques de démarrage d’entreprise : s’il est admis qu’à peine un tiers des nouvelles entreprises passent le cap des cinq ans, près de 80 % des créateurs d’entreprise bien préparés sont encore en affaires après cinq ans. Qui plus est, les 20 % restants n’ont pas nécessairement fait faillite, mais ont plutôt choisi de vendre leur entreprise et de passer à autre chose, parfois de lancer un nouveau projet. Ce livre est justement conçu pour aider les créateurs d’entreprise et ceux qui les entourent à se préparer adéquatement afin de maximiser leurs chances de succès. Dans cette perspective, les chapitres 4 et 5 soulignent l’importance de bien connaître le secteur d’activité et la clientèle visée. Cette connaissance contribue non seulement à augmenter les chances de succès, mais permet aussi à l’entrepreneur de mieux percevoir et construire les opportunités dans son environnement. Le chapitre 6 traite spécifiquement de l’opportunité qui est présentée de façon novatrice comme un processus de création plutôt que comme un acte de découverte. Ainsi, Filion définit l’opportunité comme : « un ensemble interrelié d’activités conçu par un entrepreneur en vue d’apporter une nouveauté qui vient combler un besoin du marché et qui apporte une valeur ajoutée ». Enfin, les chapitres 7 et 8 portent sur le contexte actuel de création d’entreprise en ce début du xxie siècle.
La deuxième partie présente le dossier d’opportunité et la méthode SynOpp, une alternative crédible au traditionnel plan d’affaires. Comme le signale Ananou, le plan d’affaires n’est pas une démarche naturelle pour la plupart des entrepreneurs et entraîne des coûts d’opportunité importants. Le temps consacré à la préparation d’un plan serait beaucoup mieux investi dans un effort plus approfondi de connaissance du secteur, du marché et de la clientèle. Le problème vient en grande partie du fait que le plan d’affaires est un passage obligé pour satisfaire aux exigences de la plupart des organismes d’encadrement et de soutien à l’entrepreneuriat. Or ces organismes s’inscrivent souvent dans une logique bancaire où l’on tente de réduire l’incertitude pour circonscrire le risque et le ramener à un niveau jugé acceptable. Cette approche est déjà discutable lorsqu’elle repose sur une analyse algorithmique des états financiers d’une PME existante, mais elle devient franchement inappropriée lorsqu’il s’agit de prévoir la rentabilité d’un projet à venir. En fait, la seule certitude lorsqu’on analyse les scénarios « optimiste », « réaliste » et « pessimiste » d’un plan d’affaires typique, c’est qu’aucun d’entre eux ne se réalisera parce que, dans l’environnement économique actuel, l’avenir demeure imprévisible, sauf par les médiums dont le taux de succès est encore plus faible que celui des nouvelles entreprises. Le plan d’affaires, en somme, met trop l’accent sur quoi faire et dans quel ordre, alors que la mise en oeuvre sur le terrain sera forcément différente de ce qu’on aura prévu. À l’inverse, l’approche proposée dans ce livre consiste non pas à tenter de réduire l’incertitude, mais plutôt à apprendre à composer avec elle pour s’adapter aux circonstances changeantes d’un environnement turbulent. Cette approche est tout à fait convergente avec la recherche sur le capital de risque où les firmes ont tendance à investir dans une équipe entrepreneuriale créative et énergique plutôt que dans un projet spécifique.
À ce propos, Ananou propose les métaphores contrastées du patchwork et du puzzle. Là où la démarche du puzzle consiste à reproduire une image préétablie en assemblant un ensemble complet et fini de pièces existantes, celle du patchwork vise plutôt à créer une image nouvelle en agençant de manière originale l’ensemble disparate et généralement incomplet des pièces disponibles. Au-delà de la technique, chaque patchwork est unique en fonction du regard particulier, de l’habileté et de l’imagination de chaque créateur.
La troisième partie porte sur les aspects opérationnels de la préparation et de la présentation d’un projet de création d’entreprise. Le plan d’affaires étant encore exigé par bon nombre d’organismes de soutien à l’entrepreneuriat, la troisième partie porte sur les composantes et la communication d’un projet d’affaires. Enfin, la quatrième partie traite des aspects pratiques d’un démarrage d’entreprise et d’une carrière en entrepreneuriat. L’ouvrage, en somme, présente la réalisation d’un projet entrepreneurial comme un processus créatif partant d’une réalité intérieure souvent très abstraite pour aboutir à des actions concrètes dans l’univers réel.
Au plan pédagogique, enfin, l’utilisation de ce livre dans un cours de démarrage d’entreprise demande un certain effort d’adaptation de la part du professeur en raison du côté novateur de l’approche proposée par rapport à la méthode traditionnelle du plan d’affaires. Par contre, l’investissement requis se révèle vite rentable parce que l’ouvrage est très bien accueilli par les étudiants.