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En mars 2020, la pandémie de COVID-19 révèle à la population québécoise un système de santé et de services sociaux déjà à bout de souffle, peinant à faire face à cette nouvelle crise. Les défaillances du système public, maintes fois identifiées et documentées par des autorités indépendantes comme la Protectrice du citoyen et le Vérificateur général du Québec, ont dégénéré au point où le gouvernement a dû faire appel à l’armée canadienne dans les établissements de soins de longue durée (CHSLD), en plus d’améliorer subitement le salaire des préposées aux bénéficiaires et d’adopter un décret contraignant pour endiguer l’exode des infirmières et des travailleuses sociales vers le secteur privé. Ce milieu de travail, manifestement plus essentiel que jamais, épuise pourtant ses employées[1], tandis que le gouvernement persiste à les désigner sous le vocable « d’anges gardiens ». Au-delà de leur prétendue « vocation » à prendre soin des gens, la réalité quotidienne de ces travailleuses est surtout marquée par des exigences de performance et d’efficacité propres aux préceptes du nouveau management public. Le virage ambulatoire (années 1990), la réingénierie de l’État (années 2000) et l’austérité et la réforme Barrette (années 2010) ont en effet en commun d’avoir instillé cette injonction d’en faire plus avec moins (doing more with less). Bien que ce principe soit séduisant du point de vue du Trésor public, la mise en pratique de cette idée demeure toutefois nébuleuse; comment fait-on, concrètement, pour « en faire plus avec moins » ? Comment ces exigences de performance essentiellement quantitatives transforment-elles des métiers intrinsèquement qualitatifs de relations d’aide et de soins ? Plus généralement, comment l’application du management public affecte-t-elle la mise en oeuvre des politiques sociales et de santé ?

Nous avons voulu répondre à ces questions en nous adressant aux principales concernées (les travailleuses de premières lignes, TPL) intervenant auprès d’une des « clientèles » croissantes de l’État (les personnes âgées) dans un programme de plus en plus privilégié par les gouvernants (les services de soutien à domicile, SAD). Bien que ces choix aient été effectués avant la pandémie, la crise sanitaire a mis en lumière tant la vulnérabilité des aînés dépendants que l’attrait des politiques de soutien à domicile (particulièrement a contrario de l’option des CHSLD), confirmant l’importance sociale de notre projet. À la lumière d’une première phase d’enquête où 25 entretiens ont été menés auprès de travailleuses en SAD (infirmières, travailleuses sociales, ergothérapeutes, etc.), nous avons construit et distribué un questionnaire long électronique auprès de ces employées à travers la province. Entre le 21 novembre 2019 et le 28 février 2020 (trois mois), 697 d’entre elles ont répondu aux 52 questions que nous leur avons soumises à propos de leurs réalités de travail, des stratégies adoptées pour en faire plus avec moins et de l’évolution de leurs relations avec les usagers.

Ces résultats inédits peuvent contribuer à la compréhension de la crise politique et organisationnelle qui sévit dans le système de santé et de services sociaux, au-delà des défis posés par le virus. En effet, les données de l’enquête nous offrent un polaroïd de la situation tout juste avant que la pandémie ne survienne : le dernier jour pour répondre au questionnaire était le 29 février 2020, et le premier jour du confinement en sol québécois était le 13 mars 2020. Le portrait qui s’en dégage est révélateur de tensions présentes bien avant que la crise n’éclate. Après un survol des effets de la managérialisation du système de santé et de services sociaux (section 1) et de la méthodologie de cette enquête (section 2), nous aborderons les principales dimensions qui ressortent du questionnaire, soit la déconnexion entre les objectifs des décideurs publics et les réalités de travail des TPL (section 3), ainsi que la réduction de l’autonomie professionnelle (section 4) et la marginalisation de la relation d’aide et de soin (section 5) qu’engendre l’approche managériale en SAD.

1. Managérialisation du système de santé et de services sociaux et transformations du travail du care

Le nouveau management public (NMP) est un courant idéologique et gestionnaire proposant de réformer l’administration publique en s’inspirant de la gestion des entreprises privées, de façon à en accroître la productivité, l’efficacité et l’efficience. Concrètement, son application passe par la mise en place d’une culture de la mesure et de la gestion par résultat (plutôt que procédurale), de l’évaluation de l’atteinte des objectifs par des indicateurs de performance chiffrés, du passage de la notion d’usagers à celle de clients, de la privatisation et de l’externalisation des services permettant une concurrence entre prestataires, etc. Afin d’éliminer le « gaspillage » des ressources publiques (humaines et budgétaires), le NMP préconise une réorganisation du travail reposant, partiellement du moins, sur des logiques industrielles. Par exemple, dans les métiers du social, l’intervention globale effectuée auprès d’un usager par une professionnelle devient morcelée en une série d’actes perçus comme techniques et distincts, susceptibles d’être minutés et réalisés « à la chaîne » par différentes employées.

Après 40 ans d’application, l’influence du NMP dans l’espace occidental est sans conteste : tous les pays l’ont adopté à des degrés divers, ses préceptes ont rallié pratiquement tous les partis politiques majeurs et il a été introduit dans l’ensemble des secteurs d’action publique (Diefenbach, 2009 : 892). Cette popularité s’explique notamment par sa doctrine managériale d’en faire plus avec moins (doing more with less), qui priorise une optimisation des ressources (notamment humaines) « en ciblant davantage leur usage et leur contrôle, dans un contexte où leur disponibilité est limitée par des gouvernements peu disposés à investir dans des mesures sociales » (Bourque, 2009 : 4-5). Cela modifie considérablement l’ethos public, particulièrement dans les secteurs sociaux où les administrations sont sommées de devenir « des prestataires de services efficients, plutôt que des lieux d’expression d’une éthique du bien commun et d’établissement de relations sociales » (Barbe et Bourque, 2019 : 33). Ces secteurs sociaux font en outre l’objet d’une analyse d’inspiration néolibérale, sous laquelle ils sont désignés comme de strictes dépenses ne produisant aucune retombée économique, et conséquemment comme devant particulièrement être visés par des réformes permettant d’en contrôler, voire d’en réduire les coûts (pour une analyse de la conception néolibérale des activités de care, voir Brugère, 2020). C’est ainsi qu’au Québec, les réformes managériales visant à augmenter la performance et l’efficience du réseau de la santé et des services sociaux se sont succédé à un rythme inouï depuis les années 1990 (Grenier, Marchand et Bourque, 2021).

Si plusieurs travaux mettent en doute les effets positifs de l’application des méthodes « lean » du NMP en santé en général (voir la revue systématique de la littérature effectuée par Moraros, Lemstra et Nwankwo, 2016), les recherches portant sur les professionnelles du care sont particulièrement sévères. Le travail de care désigne des activités spécialisées et complexes au centre desquelles se trouvent le soin d’autrui et le souci des autres (Molinier, 2010 : 162). Dans un contexte où la performance exigée au travail s’établit sur une productivité quantifiable, nombre de travailleuses jugent que cette logique gestionnaire est déshumanisante. Pour elles, la construction d’un lien avec l’usager, la prise en compte de la réalité propre à chacun et l’adaptation des interventions à leurs besoins spécifiques constituent des éléments centraux du sens qu’elles donnent à leur travail (Gonin, Grenier et Lapierre, 2013; Pelchat et al., 2004 : 94). Or, ce travail exige du temps que la recherche de productivité ne permet plus, ce qui contribuerait à l’appauvrissement de la qualité de l’intervention et de l’adaptabilité des services offerts (Carrier et al., 2016 : 778). En outre, les activités du care comprennent certes des tâches prévisibles, déterminées et quantifiables, mais aussi d’autres non standardisables et non définissables a priori, ni en substance ni en temps (Puissant, 2012 : 112-113). Cette marginalisation de l’humain dans les professions du social s’accompagne également d’un déplacement de la responsabilité des dysfonctionnements du réseau de la santé et des services sociaux sur les travailleuses. Comme le remarque Bourque, le NMP « postule implicitement que les problèmes dans la dispensation des services proviennent d’une carence dans la rationalisation de leur management et non d’un manque de ressources, et encore moins des conditions de vie ou des dimensions collectives (sociopolitiques) du vécu des utilisateurs de services » (Bourque, 2009 : 8). Autrement dit, les professionnelles du care sont doublement pénalisées par cette vision du monde : non seulement elles doivent se plier à des réformes qui modifient fondamentalement le coeur de leurs métiers, mais c’est finalement à elles qu’incombe la responsabilité du fonctionnement plus efficace des services.

Cette recherche s’inscrit dans ces questionnements et cherche à savoir comment les professionnelles en soutien à domicile vivent au quotidien ces injonctions contradictoires, comment se plient-elles ou résistent-elles à la directive d’en faire plus avec moins, comment cela affecte-t-il les services offerts, et ce que cela nous révèle de la crise qui caractérise – au-delà de la pandémie – le réseau de la santé et des services sociaux.

2. Méthodologie

La plate-forme Lime Survey a été utilisée pour concevoir, héberger et distribuer le questionnaire. Ce dernier compte 10 sections et 52 questions, pour un total de 115 entrées par répondante. Il est composé de plusieurs formats de questions fermées comme ouvertes (entrée numérique, choix de réponses, texte court, texte long, etc.). Une version française et une version anglaise étaient disponibles. La diffusion du questionnaire a été grandement facilitée par la collaboration de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) et de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), qui ont invité leurs membres à répondre au sondage, sans toutefois que ces organisations aient un quelconque droit de regard sur son contenu[2]. À la fin de la période d’accessibilité, 1 586 réponses ont été enregistrées, dont 697 considérées comme valides[3]. Toutes les régions administratives québécoises sont représentées sauf le Nord-du-Québec, et 12 des régions enquêtées ont un écart estimé de moins de 5 % avec la démographie réelle de la région[4]. Le tableau 1 brosse un portrait sommaire des répondantes en fonction de leur profession et ancienneté.

Tableau 1

Ancienneté et profession des participantes[5]

Ancienneté et profession des participantes5

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Tous les champs professionnels visés sont représentés au sein de l’échantillon, avec une distribution représentative de la réalité (les travailleuses sociales et les infirmières étant majoritaires en SAD). L’expérience des répondantes est variée : bien que la majorité d’entre elles y travaillent depuis moins de 10 ans, une proportion importante est plus expérimentée (11 % depuis 20 ans ou plus). Cela nous permet d’accéder aux points de vue de plusieurs générations de travailleuses. Les personnes intéressées à en savoir plus sur les résultats du questionnaire sont invitées à consulter le rapport de synthèse que nous avons produit (Benoit, Perron et Lévesque, 2021).

3. Prendre soin ou faire plus avec moins ? Distorsions entre le sommet de l’État et les réalités du terrain

En situation de crise comme celle de la COVID, la dépendance réciproque entre les décideurs au sommet de l’État et les travailleuses sur les terrains d’intervention est intensifiée. La mise en place de canaux de communication bidirectionnels efficaces est cruciale à l’identification de problèmes et à la prise de décision pour les résoudre (Gofen et Lotta, 2021 : 10; Perron et al., 2020 : 76). Or, une telle communication n’est pas évidente et nous avons plutôt assisté à une certaine déconnexion entre le haut et le bas du réseau de la santé et des services sociaux, laquelle a pu être constatée par exemple lorsque le gouvernement affirmait que le Québec disposait de matériel de protection suffisant (tandis qu’en réalité, les masques étaient rationnés, parfois même mis sous clé pour les conserver si une éclosion survenait plutôt que pour la prévenir), ou encore lorsqu’on pense au long délai nécessaire pour que la situation funeste de certains CHSLD remonte jusqu’aux autorités politiques (Perron et al., 2020). Dans une lettre envoyée au gouvernement en avril 2020, le Conseil pour la protection des malades déplorait que « ce qui est décidé en haut n’arrive pas en bas » (Touzin et al., 2020). Peut-être serait-il juste d’ajouter que le haut préfère parfois ignorer ce qui arrive en bas.

Ce décalage entre les discours du haut de la pyramide décisionnelle et les politiques réellement produites sur le terrain est un phénomène bien connu en science politique, celui de l’« implementation gap » (Pressman et Wildavsky, 1973). Ce fossé observable entre la politique formelle (ex. : une loi) et celle véritablement mise en oeuvre est particulièrement susceptible de survenir lorsque la politique est ambiguë et que ses objectifs sont multiples, voire contradictoires (Brodkin, 2012 : 942). Cela est le cas de la politique de SAD où, aux côtés des objectifs qualitatifs d’appuyer les aînés désirant rester à domicile et assurer le cas échéant leur qualité de vie et leur sécurité, se situent des objectifs plus quantitatifs de contrôle du budget public, en utilisant le SAD pour remplacer la prise en charge classique à l’hôpital et différer une institutionnalisation des aînés jugée coûteuse (Benoit, 2017; Gimbert et Malochet, 2011). Comment décider alors quel est l’objectif prépondérant ? Les études sur les street-level bureaucrats montrent que, dans ce type de situation, les objectifs considérés comme prioritaires diffèrent selon la position occupée dans l’organisation hiérarchique (Lipsky, 2010 : 18; Riccucci, 2005). En identifiant sept objectifs reliés au SAD, nous avons questionné les travailleuses sur celui qui est à leurs yeux le plus important, ensuite sur celui qu’elles considèrent comme prioritaire pour le gouvernement, puis pour leurs gestionnaires.

La figure 1 illustre l’étendue du fossé existant entre les acteurs du « haut » du réseau de la santé et ceux du « bas » – du moins, celui que perçoivent les TPL. Pour elles, leurs supérieurs hiérarchiques et le gouvernement partagent une vision similaire du SAD, où ce sont les objectifs quantitatifs qui priment, qu’il s’agisse de rehausser la performance, d’augmenter le nombre d’usagers auxquels on offre des services ou de diminuer le temps d’hospitalisation des aînés. Le décalage apparaît énorme, tandis que 85 % des TPL considèrent plutôt que leur objectif prioritaire est d’améliorer la qualité des services aux aînés (60,6 %) ou de personnaliser ceux qui leur sont offerts (24,8 %). Du côté du gouvernement, les signaux envoyés attestent une vision médicale et hospitalo-centrique, où le SAD semble instrumentalisé de façon à désengorger les hôpitaux (29,4 %) et à différer l’institutionnalisation des aînés (les maintenir « le plus longtemps possible à domicile » [13 %]). Dans le contexte de la pandémie, cet hospitalo-centrisme a d’ailleurs été dénoncé par plusieurs comme un facteur expliquant la négligence des décideurs publics à l’endroit des CHSLD (Goudreau et Stake-Doucet, 2020; Harel, 2020; Lessard, 2020).

Figure 1

Parmi les objectifs énoncés, lequel, croyez-vous, est le plus important ?

Parmi les objectifs énoncés, lequel, croyez-vous, est le plus important ?

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Il demeure que l’atteinte des cibles de performance est, aux yeux des TPL, le but numéro 1 tant du gouvernement (38 %) que des gestionnaires (46,1 %). Interrogées à ce sujet, les répondantes indiquent que ces cibles sont une pratique spécifique à la décennie 2010, et plus encore depuis la réforme Barrette de 2015. Paradoxalement, si cette réforme visait une uniformité des pratiques entre les régions et les établissements, les tâches mesurées et les cibles adjacentes diffèrent grandement au sein de l’échantillon. C’est cependant la majorité des intervenantes qui se déclarent évaluées selon leur temps d’intervention directe auprès des usagers, le nombre d’interventions minimales effectuées par semaine ainsi que le taux complété de formulaires d’évaluation électroniques. Notons que ces cibles sont exclusivement d’ordre quantitatif, tandis que les professions ici évaluées comportent un aspect humain et interactionnel pourtant fondamental. D’ailleurs, plus de 90 % des répondantes jugent que ce qui est mesuré ne reflète pas leur travail. Plus encore, ces cibles apparaissent déconnectées de la réalité, puisque les TPL parviennent rarement à les atteindre (40 %), voire jamais ou pratiquement jamais (15,9 %); seuls 17,5 % d’entre elles déclarent les atteindre la plupart du temps.

Au quotidien, cela signifie que les TPL se trouvent confrontées à une inadéquation entre les objectifs qualitatifs qu’elles jugent prioritaires et les cibles de performance quantitatives auxquelles elles doivent se conformer. Ce dilemme entre volonté de répondre aux besoins exprimés par les aînés et injonction d’en faire plus avec moins peut les conduire à recourir à des stratégies d’adaptation (coping) qui, par effet de retour, détournent les politiques mises en oeuvre des objectifs initiaux dictés au sommet de l’État. Dans un contexte où le précepte d’en faire plus avec moins ne s’accompagne pas de directives d’application de la part de la hiérarchie, c’est en effet aux agentes de première ligne que revient la tâche « [d’]arbitrer et [de] prioriser [elles]-mêmes, sans consignes claires, compte tenu de leur charge de travail qui augmente sans cesse. Chacun[e] pense faire un bon choix, mais cela peut devenir cacophonique, sinon chaotique » (Fortier, 2010 : 45). Ainsi, des travaux constatent que les exigences managériales ont un impact différencié sur les stratégies mobilisées par les TPL pour faire en sorte que les politiques « fonctionnent » malgré leurs contradictions internes et les ressources manquantes (Brodkin, 2013; Riccucci, 2005). Pour certaines, les cibles de performance créent de puissants incitatifs à se concentrer prioritairement sur les dimensions mesurées du travail, voire à adopter des pratiques informelles et même déviantes afin d’atteindre les objectifs prescrits (Brodkin, 2011; Carrier et al., 2016; Marston, 2013). D’autres TPL réagiront plutôt en adoptant des pratiques de résistance face à ces pressions au nom de leur vision des normes du service public et de leur éthique professionnelle (Dias et Maynard-Moody, 2006; Meyers et Vorsanger, 2007; Riccucci, 2005).

Pour éclairer cette dimension conflictuelle de leur travail, nous avons voulu savoir par quelles stratégies les intervenantes au SAD tentent de répondre le mieux possible à la fois aux besoins des usagers et aux demandes de leurs gestionnaires.

Tableau 2

Au cours du dernier mois, avez-vous eu recours aux stratégies suivantes ? (%)

Au cours du dernier mois, avez-vous eu recours aux stratégies suivantes ? (%)

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Comme avec toute technique d’enquête reposant sur l’information donnée par les répondants, il faut considérer le biais de désirabilité sociale qui peut teinter les réponses (Papuchon, 2018 : 123-124). Cela étant, le tableau 2 montre une palette diversifiée de stratégies déployées pour que le SAD « fonctionne » malgré ses objectifs ambivalents et le manque de ressources. De ce portrait se dégage une tendance des TPL à se positionner en tant qu’agentes de résistance face à la doctrine de la performance au détriment de la qualité. D’abord, bien qu’elles aient exprimé la priorité accordée selon elles par leurs gestionnaires et le gouvernement aux cibles de performance, moins du tiers disent gonfler leurs statistiques de productivité (stratégie 7). De même, malgré l’inadéquation entre les besoins et les ressources, peu d’entre elles ont recours à une technique de réduction factice de la demande, par exemple en ne répondant pas au téléphone pour éviter d’ouvrir un nouveau dossier (stratégie 4). Elles sont cependant nombreuses à utiliser des tactiques afin de réduire le temps que leur prend une intervention (stratégies 2 et 5). Cela a des effets sur la qualité de l’intervention, mais l’usager reçoit tout de même les services. D’ailleurs, elles sont quasi unanimes à privilégier les clients les plus à risque lorsque vient le temps de distribuer les ressources disponibles (stratégie 6 : 79,5 % y recourent plusieurs fois par semaine, 15,2 % plusieurs fois par mois). Si cela pose la question de l’équité dans l’octroi des services (qu’arrive-t-il aux aînés aux besoins importants, mais pas urgents ?), on décèle ici une volonté des TPL de répondre aux besoins les plus pressants, plutôt que de privilégier les statistiques de performance ou d’appliquer strictement l’ordre chronologique des dossiers sans se préoccuper des profils des usagers. Enfin, c’est souvent à leur propre désavantage que les TPL parviennent à en faire plus avec moins, notamment en reportant les notes écrites à plus tard (stratégie 1, ce qui les place en porte-à-faux avec leurs ordres professionnels exigeant ces documents de suivi), ou alors en renonçant à prendre leur temps de pause ou de repas (stratégie 3).

Le recours à ces différentes stratégies révèle deux éléments importants : les exigences organisationnelles d’une performance accrue sont fortement intégrées chez les participantes, qui conservent toutefois une certaine marge de manoeuvre pour tenter d’y répondre. Or, les réformes mises en place au cours des dernières années ont en commun de chercher à endiguer cette marge de manoeuvre.

4. Mesurer la performance et standardiser l’évaluation : bureaucratisation du travail et réduction de l’autonomie professionnelle

Parmi les critiques les plus virulentes du NMP à l’endroit de l’administration publique « classique » figurent sa lourdeur administrative et l’inflexibilité de ses procédures. Les partisans du NMP avancent que les services publics gagneraient en qualité « en les débureaucratisant et en valorisant les compétences et les initiatives individuelles, ce qui motiverait les employés à participer à l’atteinte des objectifs fixés » (Bourque, 2009 : 17). En pratique cependant, il semble que l’appareil étatique rencontre des difficultés à faire confiance à ses travailleuses et que la recherche d’une performance accrue du secteur public s’accompagne généralement d’une « fièvre de la mesure » et d’un accroissement des contrôles et des compilations statistiques (Diefenbach, 2009 : 896). Dès 1996, Hoggett décrivait les effets pervers de l’hybride issu de l’efficience managériale et de la ritualisation bureaucratique des formulaires :

[E]xcessive formalization has proved to be organizationally dysfunctional, creating new layers of bureaucracy engaged in contract specification and monitoring, quality control, inspection, audit and review and diverting the energies of professional staff away from service and program delivery into a regime of form-filling, report writing and procedure following which is arguably even more extensive than that which existed during the former bureaucratic era.

27-28

Appliqués aux travailleuses du care, ces mécanismes de reddition de comptes de leur performance engendreraient, d’une part, une forme de technicisation graduelle de leur travail laissant de moins en moins d’espace à leur véritable mandat professionnel (ex. : l’ergothérapie) et, d’autre part, alourdirait leur charge de travail avec pour conséquence de diminuer le temps pouvant être passé auprès des usagers (Pelchat et al., 2004 : 14). Autrement dit, un paradoxe de la performance s’instaure : les formulaires attestant leur performance sont si imposants qu’ils obligent les travailleuses à réduire leur temps d’intervention directe auprès des aînés, lequel constitue pourtant l’une des cibles de performance visées.

Nous avons cherché à savoir si ce paradoxe est en cours en SAD en interrogeant les répondantes sur les tâches qu’elles exécutent au quotidien et sur la proportion de temps qu’elles y consacrent (voir figure 2). Elles estiment en moyenne passer seulement 23,2 % de leur temps directement avec les usagers. En y ajoutant le temps lié au déplacement entre les domiciles des aînés et les démarches téléphoniques, courriels et réunions entourant leurs dossiers, on arrive à 46,1 % de leur horaire de travail. À quoi d’autre est consacrée leur journée ? Les deux catégories relatives aux procédures administratives (évaluation OCCI [outil de cheminement clinique informatisé] et plan d’intervention; autres formulaires administratifs) accaparent 38,8 % de leur quotidien.

Figure 2

Distribution moyenne du temps de travail

Distribution moyenne du temps de travail

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Cet accroissement de la charge administrative est perçu d’autant plus défavorablement qu’une part considérable de cette lourdeur est attribuable à la mise en place d’un protocole de standardisation informatique de l’évaluation des usagers, l’OCCI. L’OCCI est un formulaire informatique composé d’une longue série de questions obligatoires – pas toujours pertinentes selon les besoins de l’usager – regroupées en sections qui se succèdent les unes aux autres – rendant difficile le passage de l’une à l’autre selon le flot de la conversation avec l’usager –, et dont les choix de réponses figurent dans des menus déroulants – laissant peu de place à l’interprétation. Une fois complété, l’OCCI attribue une cote d’évaluation à l’usager, cote dont son plan de services sera grandement tributaire. L’OCCI a ainsi pour effet d’automatiser à la fois l’évaluation de l’usager et l’élaboration des services qui lui seront proposés. Si l’OCCI fait donc partie intégrante du traitement du dossier d’un usager et qu’il doit normalement être rempli en sa présence, nous avons choisi de le considérer comme une tâche administrative plutôt qu’en activité passée auprès de l’usager, puisque c’est ainsi que les TPL nous l’ont désigné lors des 25 entretiens ainsi que dans les questions ouvertes du questionnaire. Pour la majorité d’entre celles qui se sont exprimées, l’OCCI ne constitue pas un élément de l’intervention psychosociale, mais une standardisation de l’évaluation marginalisant leur jugement professionnel. Ainsi, 78,2 % affirment avoir assez, beaucoup ou tout à fait « l’impression d’être davantage une technicienne administrative qu’une travailleuse sociale, une infirmière, une ergothérapeute, etc. ».

La standardisation de l’évaluation est une pratique courante de l’approche managériale, en ce qu’elle permettrait de gagner en rapidité d’exécution et en uniformité d’évaluation (c’est l’outil informatique neutre qui décide et non l’intervenante disposant d’un pouvoir discrétionnaire). Dans les travaux portant sur le SAD, les critiques à l’égard de ce mécanisme sont nombreuses. Dans un contexte de rationnement des dépenses publiques, l’outil d’évaluation serait instrumentalisé de façon à réguler « l’accès aux prestations en contribuant à l’allocation optimale de ressources du système sociosanitaire » (Ennuyer, 2014 : 211). Les promesses d’une évaluation de plus en plus individualisée à la situation propre de chaque aîné seraient enrayées du fait d’une offre de services qui « devient en réalité de plus en plus standardisée, plus homogène », et d’une interaction professionnelle-usager « de plus en plus uniforme » (Billaud, Trabut et Weber, 2014 : 42-43).

La standardisation de l’évaluation par l’OCCI est vivement critiquée par les intervenantes, qui jugent à 77,9 % que l’OCCI ne permet pas de réaliser une évaluation plus rapidement, ce qui était pourtant l’un des objectifs principaux recherchés pour accroître leur productivité. Quant à l’uniformité de l’évaluation, elle se produit à leur avis aux dépens de l’adaptabilité, 63,1 % d’entre elles estimant que cet outil n’est pas suffisamment flexible pour prendre en compte les particularités propres à chaque usager. Cela apparaît étrange puisque l’état de santé, l’entourage et le « chez-soi » de chaque usager diffèrent. À l’inverse de l’hôpital, le SAD se caractérise intrinsèquement par une différenciation dans les services offerts aux aînés.

En outre, ce mécanisme de standardisation a pour effet de limiter, voire de discréditer le jugement professionnel des intervenantes, pourtant attesté par leurs diplômes et leur appartenance à des ordres professionnels. Cet effet de dévalorisation de l’expertise des TPL a été confirmé à plusieurs reprises dans le questionnaire, comme l’illustre la figure 3.

Figure 3

Effets perçus des outils de standardisation de l’évaluation sur l’exercice du jugement professionnel des intervenantes

Effets perçus des outils de standardisation de l’évaluation sur l’exercice du jugement professionnel des intervenantes

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L’impression que l’évaluation informatisée se substitue à leur propre jugement professionnel est renforcée lorsque le résultat de l’OCCI ne cadre pas avec les besoins réels des aînés selon les TPL. Elles doivent alors faire valoir leur évaluation auprès de leur gestionnaire, non sans embûches, particulièrement en contexte de ressources limitées. Elles sont ainsi nombreuses (62,2 %) à se reconnaître dans la description suivante : « Les budgets diminuent notre autonomie, je ne peux pas juste dire : “je pense que ce client a besoin de deux visites par jour”, je me sens souvent défiée comme professionnelle. » Ces résultats font écho au rapport de 2012 de la Protectrice du citoyen, qui constatait les biais et les erreurs que peut générer l’évaluation standardisée et qui rappelait pour cette raison « que les outils informatiques, aussi performants soient-ils, ne remplaceront jamais le jugement professionnel » (Protectrice du citoyen, 2012 : 16).

Ainsi que Diefenbach l’a relevé dans d’autres secteurs, le NMP tel qu’adopté par le réseau de la santé et des services sociaux « seems to be less about empowerment and more about the infantilization of employees » (2009 : 904). Cette organisation du travail qui restreint leur jugement professionnel et encadre au plus près leurs pratiques crée un sentiment de perte de pouvoir chez les intervenantes (Barbe et Bourque, 2019 : 34), doublé d’une perte de sens tandis que l’accent mis sur la performance quantitative marginalise la relation d’aide et de soin qu’elles tentent d’établir avec les usagers.

5. Le travail de care marginalisé par l’approche managériale : perte de sens professionnel et résistance

Il s’agit d’un des paradoxes les plus frappants de ce questionnaire : pour réussir à en faire plus avec moins, dans un quotidien caractérisé par une nécessité continuelle « d’éteindre des feux » (c’est-à-dire de ne répondre sans cesse qu’aux urgences, 80,8 % affirmant que cela correspond à leur réalité de travail), la relation d’aide et de soin est délaissée par les intervenantes, tandis que cela constitue pourtant le coeur de leurs professions. Notre enquête indique qu’il ne faut pas sous-estimer les contrecoups de cette dépréciation de l’expertise des travailleuses de care. Détecter chez une personne âgée des signes de démence (tandis que cette dernière peut ne pas s’en rendre elle-même compte ou encore tenter de les dissimuler) ou des indicateurs de possible maltraitance ou d’extorsion financière par un proche exige des compétences spécialisées – un sens de l’observation aiguisé, une délicatesse d’approche, un jugement quant à l’intervention appropriée, etc. –, mais aussi du temps. Or, l’approche managériale ne permet ni l’un ni l’autre. D’une part, le doing more with less dicte une cadence de travail toujours plus efficace, c’est-à-dire rapide. D’autre part, au nom de cette même efficacité, on comptabilise le nombre d’OCCI que complète une travailleuse sociale, mais la qualité de présence, d’écoute et d’analyse, qui n’est pas mesurable, ne compte pour rien. Autrement dit, les professionnelles en santé et en services sociaux n’ont plus le temps de prendre soin. À titre d’illustration, 42,7 % des répondantes jugent à des degrés divers que la mise en situation suivante (tirée d’un entretien) correspond à leur réalité de travail : « Lors d’une visite à domicile, il m’arrive qu’un usager pleure, mais que je ne pousse pas davantage la question parce que je sais que cela me prendrait trop de temps. » Bien qu’il ne s’agisse pas d’une majorité, il demeure que quatre répondantes sur dix se reconnaissent dans cette situation déchirante où le recours à une relation d’aide serait de mise, mais où les chiffres l’emportent. Cette incohérence entre leurs normes professionnelles et les conditions réelles dans lesquelles elles exercent leur emploi peut créer une perte de sens et une démotivation professionnelle, voire une véritable souffrance éthique (Gonin, Grenier et Lapierre, 2013). D’ailleurs, questionnées quant au moral des employées au sein de leur CLSC, 61,2 % des TPL le qualifient majoritairement de bas ou très bas, 30,3 % l’estiment moyen, tandis que seulement 8,5 % le jugent bon ou très bon. Rappelons que l’enquête a été menée avant la pandémie et la détérioration des conditions de travail qui s’en est suivie.

Cette lassitude est d’autant plus éprouvante qu’elles considèrent à 66,4 % que la qualité des services offerts en SAD s’est fortement (21,9 %) ou plutôt (44,5 %) dégradée depuis leur embauche, contre 11,8 % selon qui les services se sont améliorés. Dans ce contexte, les injonctions managériales à augmenter les statistiques de productivité peuvent apparaître aux yeux des travailleuses comme déconnectées de leurs réalités de travail et de celles des aînés. À ce sujet, 89 % des répondantes ont « l’impression qu’[elles] travaille[nt] plus à rendre des comptes au gouvernement qu’aux besoins réels des personnes âgées en ce moment ».

Cela étant, elles demeurent nombreuses à s’opposer à cette dégradation des services et à y résister à des degrés divers, comme l’illustrent les réponses aux deux énoncés suivants :

Figure 4

Attitudes des répondantes devant la détérioration des services

Attitudes des répondantes devant la détérioration des services

-> Voir la liste des figures

Face à une détérioration des services offerts – services « qui étaient là auparavant » –, une part importante des TPL refusent d’abdiquer et défendent auprès de leurs supérieurs les besoins des aînés. Plus encore, devant le peu de résonance de leurs doléances à l’interne, plusieurs d’entre elles incitent les usagers et leurs familles à dénoncer cette situation à des autorités indépendantes.

Ces stratégies de résistance font écho à d’autres ayant été médiatisées pendant la pandémie, par exemple lorsque des employées ont refusé d’appliquer des protocoles de rationnement des équipements de protection qui ne respectaient pas les normes d’utilisation sécuritaire (Cox, Dickson et Marier, 2021) ou que d’autres sont devenues des lanceuses d’alertes par voie médiatique (Vallet, 2021), à travers la plate-forme électronique « Je dénonce » (Perron et al., 2020) ou le canal officialisé « On vous écoute », lancé par la ministre de la Santé pour « mettre fin à l’omerta » dans le réseau (Chouinard, 2020). À l’instar de la théorie d’Hirschman (1970), parfois ces dénonciations des dysfonctionnements organisationnels à l’interne ou à l’externe (voice) ne suffisent plus et les TPL décident de quitter le système public, voire la profession (exit). La désertion de plusieurs employées en 2020-2021 peut ainsi être interprétée comme une stratégie, de survie personnelle soit, mais également de refus de participer à une situation jugée intenable et même dangereuse. L’analyse des divulgations effectuées au plus fort de la première vague (avril-mai 2020) sur la plate-forme « Je dénonce » par Perron et ses collègues (2020) met d’ailleurs en évidence que plusieurs des faiblesses du réseau de la santé et des services sociaux pointés du doigt pendant la pandémie étaient déjà bien présentes avant mars 2020, que l’on pense à la hiérarchie et à la centralisation organisationnelles, à la surcharge de travail et au manque de ressources, ou à la pénurie et à la rotation de personnel. Ces différentes caractéristiques sont aussi relevées par les répondantes de notre questionnaire comme des facteurs nuisant au fonctionnement du SAD (pour plus de détails, consulter Benoit, Perron et Lévesque, 2021).

À la lumière du portrait dépeint par les intervenantes, on s’étonne de ce que tant d’entre elles demeurent loyales (la loyalty d’Hirschman, 1970) à l’organisation. La crise pandémique a cristallisé les problèmes multiples de ce système déjà sous haute tension bien avant 2020, et le gouvernement a pris des actions pour tenter d’y répondre à court terme (décret pour endiguer l’exode des travailleuses, embauche massive, augmentation salariale à certains corps d’emploi, etc.). À moyen et à long terme cependant, la parole des professionnelles qui ont répondu à ce questionnaire nous incite à envisager d’autres voies de solution pour l’avenir.

6. Réflexions sur l’après-crise : un appel à revenir à ce qui constitue le coeur de ces professions, la relation d’aide et de soin

Cette enquête nous permet de réfléchir à l’après-crise pandémique, aux leçons qu'il nous faut en tirer et au système de santé et de services sociaux public que nous désirons édifier pour la suite. Les dettes colossales contractées par les gouvernements pour faire face à la pandémie ne manqueront pas de ramener à l’avant de la scène politique l’injonction à l’austérité budgétaire, qui passera à n’en pas douter par une culture de l’efficience et une logique du « doing more with less ». Or, les résultats du questionnaire mettent en exergue les limites du modèle managérial appliqué aux métiers du care, et on peut se demander, à la suite de Puissant (2012 : 115), si les services aux personnes vulnérables sont des « “produits” comme les autres » :

Est-il possible de dégager des gains de productivité substantiels dans ce secteur, en contrôlant, chronométrant, et établissant des procédures précises de production ? Ou bien ne change-t-on pas par là la nature même des activités réalisées ?

C’est à nos yeux l’une des conclusions les plus préoccupantes de cette enquête : les TPL ont de moins en moins le sentiment d’exercer leur véritable métier. Cela est alarmant puisque l’intensification managériale du travail peut conduire à une main-d’oeuvre du secteur public à haut rendement (du moins sur papier), mais à faible engagement, donc propice à engendrer un roulement, un épuisement et une désertion professionnels (Diefenbach, 2009 : 904). Or, une étude menée en 2015 auprès de milliers de street-level bureaucrats montre que l’une des variables tempérant ce désengagement est le degré d’attachement au service public (public service motivation) des individus, ceux ayant « an intrinsic, altruistic intention to contribute to their community and strongly believe in public values » (Shim, Park et Eom, 2017 : 568) étant plus susceptibles de demeurer en poste malgré les conditions exigeantes. Cela va également dans le sens des conclusions des travaux sur les services sociaux à l’ère managériale pilotés par Bourque et Grenier, pour qui « un ethos des services publics souscrivant à des valeurs de solidarité, d’engagement et de respect mutuel […] peut se révéler un contrepoids à la démobilisation, à la morosité ambiante et à l’absentéisme au travail » (2018 : 284). Ainsi, au-delà de l’adoption de décrets coercitifs pour endiguer l’exode des travailleuses vers le secteur privé, le gouvernement pourrait plutôt se pencher sur les façons de nourrir, voire de réinstaurer cet ethos du service public.

À cet effet, nos résultats laissent entrevoir que la motivation des intervenantes pourrait être fortement accrue si on leur laissait, tout simplement, exercer le métier pour lequel elles se sont engagées et ont été formées : la relation d’aide et de soin. En reconnaissant leur expertise à travailler avec des êtres humains (plutôt que sur une chaîne de montage), à réaliser des évaluations fines et adaptées (plutôt que standardisées) et à mettre en oeuvre des interventions globales et complexes (plutôt qu’une série d’actes mesurables appelés à être effectués toujours plus rapidement), on peut présumer que l’exercice de leur travail et la qualité des services offerts s’en trouveraient rehaussés. Cela constituerait certes une révolution postmanagériale du réseau de la santé et des services sociaux, mais n’est-ce pas ce que le monde « de l’après » mérite ?