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Introduction

Souvent, on affirme que la pensée newmanienne a largement influencé les réformes ecclésiologiques de Vatican II. Ce faisant, on pense surtout aux décrets conciliaires sur la révélation, au rôle des laïcs dans l’Église, à la notion du sensus fide lium, etc.[1], cependant le théologien victorien décéda en 1890, et ne joua évidemment pas un rôle direct au Concile. Néanmoins, la pertinence de la question demeure : qui a donc fait entrer Newman au Concile ? Car, si sa pensée a su s’introduire à Vatican II, il y a forcément eu un, ou même plusieurs médiateurs. Cet article n’est pas centré sur Newman, pas plus qu’il n’étudie Vatican II. Par contre, l’intention est de focaliser sur la génération intermédiaire de ceux qui ont préparé l’entrée de la pensée de Newman au Concile, avec un intérêt particulier pour le développement d’un oecuménisme catholique préconciliaire[2].

On ne peut appréhender la réforme ecclésiale et oecuménique de Vatican II sans comprendre comment les oecuménistes catholiques se sont organisés dans les décennies précédant le Concile. C’est ce qui rend cette génération des médiateurs si intéressante. À cet égard, l’une des initiatives les plus importantes pour l’oecuménisme catholique vit le jour en 1951 : la fondation d’une Conférence Catholique pour les Questions oecuméniques (CCQO)[3]. C’est à partir de là que nous commencerons cette histoire, en donnant d’abord quelques informations générales sur le contexte de cette initiative. Dans un deuxième temps, notre attention portera sur trois figures-clés de la conférence : Johannes Willebrands, Yves Congar et Louis Bouyer. Entre les deux j’essayerai d’expliquer comment ceux-ci étaient liés non seulement par leur passion pour l’unité chrétienne, mais aussi par leur intérêt pour la réforme, et cela en suivant l’orientation donnée par Newman.

I. La Conférence Catholique sur les Questions oecuméniques

En 1948, on le sait, un pas important a été franchi dans l’histoire de l’oecuménisme lorsque le Conseil oecuménique des Églises a été fondé à Amsterdam[4]. Cet événement était dominé par les Églises protestantes, il a néanmoins suscité l’intérêt des catholiques. Avant l’assemblée, quelques théologiens catholiques, entre autres Johannes Willebrands et Yves Congar, qui pourtant ne se connaissaient pas à l’époque, demandèrent à l’ordinaire catholique-romain local, le cardinal-archevêque d’Utrecht, Johannes de Jong, la permission d’être présent en tant qu’observateur. Ils essuyèrent un refus du cardinal, qui se référa à la fameuse encyclique de Pie XI de 1928, Mortalium Animos, et qui déclara qu’il était interdit aux catholiques de s’engager dans des cercles oecuméniques[5]. De Jong n’était pas seul. En 1948, Pie XII publia un monitum, Cum copertum, qui répéta le point de vue officiel. Ce bref document réfuta toutes les tentatives d’un soi-disant faux irénisme. Toutefois, cette rigueur s’est rapidement atténuée. Déjà en 1949 arriva une instruction du Saint-Office — le pape en fut le préfet, mais le leader effectif était le pro-secrétaire, le cardinal Alfredo Ottaviani. Cette nouvelle instruction sur le mouvement oecuménique, intitulée Ecclesia Catholica, avec comme sous-titre De motione oecumenica, tenait toujours comme l’a précisé un commentaire de Charles Boyer de ce document, que « la seule union possible, la seule union légitime est celle du retour des dissidents à l’Église romaine[6] ». De plus, les catholiques étaient mis en garde : lorsqu’ils étudiaient l’histoire des réformes chrétiennes, ils ne devaient pas se concentrer sur les « défauts » des catholiques et encore moins répéter les fautes des réformateurs[7].

Cependant, malgré cette perspective unioniste, le document voyait le mouvement oecuménique « sous l’inspiration de la grâce du Saint-Esprit ». Cela allait dans le sens d’un autre document de cette même année 1949, une lettre du Saint-Office à l’archevêque catholique de Boston, qui mettait fin à la controverse autour du jésuite Leonard Feeney, et dans laquelle Rome prenait ses distances envers une interprétation trop rigide du principe de Cyprien de Carthage, extra ecclesiam nulla salus[8]. Cette critique de l’exclusivisme et surtout la mention de la présence du Saint-Esprit en dehors des frontières de l’Église catholique romaine créa une certaine ouverture pour les oecuménistes catholiques. En 1951, Willebrands, soutenu par son ami Frans Thijssen, entama la création d’un réseau international d’oecuménistes catholiques : il voyagea à travers l’Europe occidentale et trouva un appui dans des centres importants, tels que le monastère de Chevetogne avec dom Rousseau, le Foyer Unitas avec Boyer et le Centre Istina des dominicains parisiens, où Christophe Dumont et son confrère Yves Congar réagirent positivement.

C’est avec ce soutien que l’initiative fut lancée et, à partir de 1952, des réunions annuelles furent organisées par la CCQO sur des thèmes oecuméniques. À partir du milieu des années 1950, lorsque Willebrands rencontra Visser ’t Hooft, l’agenda de la conférence fut accordé avec celui du Conseil Oecuménique de Genève[9]. La première conférence eut lieu à Fribourg. Ensuite, les membres se rencontrèrent à Utrecht en 1953, à Mayence en 1954, à Paris en 1955, un an plus tard à Chevetogne, en 1959 (avec le Johann-Adam-Möhler-Institut récemment fondé) à Paderborn, deux fois à Gazzada en 1960 et 1963, et une fois, en 1961, à Strasbourg. Les rencontres de ce réseau informel jetèrent les bases de la création du Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens, fondé par Jean XXIII en juin 1960[10]. Elles assurèrent également une continuité entre les réformes théologiques catholiques préconciliaires et le renouveau conciliaire.

II. Gazzada et Strasbourg : vers l’oecuménisme du « réel »

Essayons d’expliquer comment Newman, dont les idées s’opposent à la pensée dominante de l’époque, est entré dans le champ de la réflexion. Pour ce faire, on ne racontera pas l’histoire de la Conférence Catholique, mais on proposera plutôt de se focaliser sur la réception préconciliaire de Newman. Ceux qui se pencheront sur les réunions de la CCQO[11] y trouveront de nombreux théologiens familiarisés avec la théologie de Newman : on pense au théologien hollandais Willem-Hendrik Van de Pol, au flamand Jan Hendrik Walgrave et, bien sûr, au chef de la Conférence Catholique elle-même, Johannes Willebrands. Celui-ci avait fait sa thèse sur l’épistémologie de Newman à l’Angelicum[12] et, en 1960, lors de la réunion de la Conférence Catholique à Gazzada, il avait rappelé la nécessité d’une « deuxième réforme de l’Église ». C’est intéressant, car Willebrands appela à une nouvelle réforme qui, au milieu du xxe siècle, devait passer par une « ouverture notionnelle » des catholiques envers les autres chrétiens et conduire à la prochaine étape : « une ouverture existentielle ou réelle[13] ». Celui qui a lu Newman reconnaît immédiatement la distinction classique entre le « notionnel » et le « réel » (ou existentiel), une approche qui est la clé de l’essai de Newman intitulé Essay in Aid of a Grammar of Assent, et qui joua par la suite un rôle important au Concile[14]. Le discours de Willebrands à Gazzada fixa l’ordre du jour de la réunion suivante de la Conférence Catholique, qui se tiendra en 1961 à Strasbourg. Ce qui importe, c’est qu’en 1961, on se concentrera sur le thème de « la réforme de l’Église » dans une perspective oecuménique.

Du groupe susmentionné, pas moins de trois orateurs offriront leurs réflexions à Strasbourg : Willebrands, Congar et Bouyer. Non seulement ils se réfèrent tous les trois à l’héritage newmanien, mais ils se rendent compte du fait que, lors de l’ouverture de la réunion de Strasbourg, les préparatifs du concile Vatican II ont déjà commencé. Sous la présidence du cardinal Bea, Willebrands dirigeait alors le Secrétariat pour l’Unité au jour le jour, Bouyer était lié comme consulteur et Congar était consulteur auprès de la Commission théologique préconciliaire. Dans ce contexte particulier, la Conférence Catholique fit en quelque sorte une déclaration programmatique lorsqu’elle se concentra sur le thème de la « réforme[15] ». Dans son discours d’ouverture à la réunion de Strasbourg, Willebrands souligna l’importance de la Conférence Catholique pour le Secrétariat pour l’Unité, en stipulant que « l’esprit oecuménique qui a inspiré les discussions de Gazzada a pu influencer facilement le travail du Secrétariat par le fait qu’un grand nombre de membres et des consulteurs du Secrétariat ont été choisis parmi ceux qui participent aux réunions de la Conférence[16] ».

Plus loin dans le discours du secrétaire, l’importance de l’héritage de Newman est palpable. En effet, il insista sur la position importante de l’Église anglicane pour le travail de la Conférence Catholique et du Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens. De plus, il se montra (avec Bouyer) très enthousiaste à l’égard du nouvel archevêque de Cantorbéry, Michael Ramsey[17]. Cette fois, c’est la notion de réforme et de développement héritée de Newman qui apparaît comme mot-clé.

Ceci demande un peu d’explications, car saisir l’importance de Newman pour les intervenants de Strasbourg exige une compréhension plus approfondie de la pensée du théologien victorien ainsi que de la Wirkungsgeschichte de ses idées dans la théologie française des décennies précédentes. En effet, le contexte dans lequel Newman fut découvert par la génération de Congar, Bouyer et Willebrands, fut tourmenté. Quelques mots sur l’importance de la soi-disant Via Media et sur la réception de Newman en France sont donc nécessaires avant de revenir à la conférence de Strasbourg de 1961.

III. La Via Media de Newman et l’idée de réforme ecclésiale

En 1961, l’année même de la réunion de Strasbourg, une source non européenne et non informée de la réunion qui allait se tenir à Strasbourg, l’historien James Connolly, écrivit :

Aujourd’hui, en France, Newman est considéré comme un maître intellectuel. La grandeur de Newman, aux yeux des intellectuels catholiques français, réside dans son opposition implacable au rationalisme, dans sa réflexion approfondie sur les problèmes auxquels sont confrontés les théologiens, son approche consistant à noter les « sens » de l’Écriture et sa volonté de lutter contre les approches contemporaines de la foi chrétienne[18].

Si j’ai commencé cette contribution en me demandant qui a introduit ce maître intellectuel à Vatican II, une réponse partielle peut déjà être donnée : c’est le fait de plusieurs théologiens catholiques actifs dans le renouveau de l’ecclésiologie et dans le développement de la théologie oecuménique. Bouyer, Willebrands et Congar appartenaient à cette génération de pionniers oecuméniques. Mais la réponse à la question « qui » n’explique pas encore « comment » ils ont reçu et transmis la pensée de Newman. Pour comprendre la modalité de cette médiation, il est utile de regarder les étapes antérieures de la réception du théologien victorien dans la théologie continentale.

Ce n’est pas une question facile, et on ne peut ici que souligner les éléments les plus importants de l’histoire. Il faut d’abord signaler que lorsque les écrits de Newman ont été découverts hors de l’Angleterre, ce ne fut souvent qu’une réception partielle. L’accent a été mis sur ses deux oeuvres les plus connues. D’une part, il s’agit de son traité d’épistémologie, la Grammar of Assent. D’autre part, beaucoup plus intéressante, dans l’oeuvre encore plus importante sur la Révélation et sa manifestation dans le monde. Il s’agit de son étude publiée en 1845, intitulée An Essay on the Development of Christian Doctrine. Ce livre, connu sous le titre court de Via Media, a marqué la transition de Newman de la communion anglicane à la communion catholique romaine.

Quelques mots sur la Via Media : dans ce livre, Newman distinguait essentiellement deux formes de tradition, l’épiscopale et la prophétique[19]. Il a également souligné l’idée que la vérité chrétienne était toujours, dans un sens très réel ou concret, historiquement déterminée. Pour Newman, toute expression concrète de l’« idée chrétienne » initiale, qu’elle concerne la structure, la discipline ou la doctrine de l’Église, est en quelque sorte contextuelle et non une fin en soi. Cette idée de la « réalisation » contextuelle du christianisme[20] dans l’histoire a amené deux autres idées-clés.

Premièrement, la conscience que la nature historique de l’Église implique la nécessité d’une vigilance constante sur ses « défauts ». Cette vigilance s’exprime par la volonté de l’Église de se remettre en question, de se demander si certaines traditions et pratiques qu’elle affectionne servent encore l’« idée » originale de l’Église[21]. Plus précisément, ce qui est constamment nécessaire, c’est le questionnement sur soi-même. Puisque le Christ vivant est à l’origine de « l’idée » de chrétienté, l’Église actuelle doit se demander si elle représente encore cela et rester ouverte à une réforme continue : ecclesia semper reformanda. Newman a souligné que la tradition s’est parfois transformée en légendes et fables et qu’elle peut être obscurcie par des préjugés populaires ou des coutumes locales.

Deuxièmement, Newman a insisté sur le fait que même si une partie de la tradition prophétique « était fixée et perpétuée sous forme d’articles ou de doctrines formelles » en réponse aux disputes ecclésiales, et même si elle était préservée dans les écrits des Pères de l’Église, la fragmentation historique de l’Église chrétienne doit être prise au sérieux. La tradition n’inclut pas seulement le développement historique, elle s’est également dissipée dans les pratiques locales. Ici intervient la Branch-Theory de Newman, qui était particulièrement précieuse pour les oecuménistes catholiques. L’Église, dans ses diverses branches historiques, a développé des parties de l’idée originelle de l’Église pour elle-même, à partir de la masse existante, et selon les influences accidentelles qui prévalaient à l’époque. À la fin, Newman affirma qu’il avait trouvé la réalisation la plus complète de l’idée de l’Église dans le catholicisme, mais il ne cessa jamais de reconnaître la valeur ecclésiale des autres réalisations.

IV. Newman en France

Ces idées n’ont pas été reçues au même moment. L’accueil de Newman en France varie au cours des phases suivantes[22]. La première phase, très précoce, eut lieu à Paris. Il est intéressant de préciser que, dès 1852, le chanoine et futur archevêque de Paris, Georges Darboy, écrivit dans Le Correspondant que la Via Media de Newman était « une oeuvre capitale[23] ». Il avait lu la traduction française faite par Jules Gondon[24], qui fut diffusée dans les bibliothèques françaises avec l’approbation d’Alfred de Falloux, ministre de l’Instruction publique sous la Deuxième République. Ensuite, il y eut une période de silence jusqu’au début du xxe siècle, moment où les écrits de Newman réapparurent lors de la crise moderniste. Cette fois, les figures-clés qui désignaient Newman comme une autorité afin de stimuler la pensée historique dans la théologie catholique étaient Alfred Loisy et Henri Brémond[25]. À cette époque, la figure de Newman devint encore plus célèbre à la suite du livre sur La renaissance catholique en Angleterre (1908-1910) de Paul Thureau-Dangin[26]. Newman fut rapidement utilisé pour s’opposer à la théologie thomiste fortement appliquée par Léon XIII et Pie X. En conséquence, le théologien anglais fut entouré d’une odeur de modernisme. La référence à Newman devenait risquée.

Il fallut une troisième génération de lecteurs de Newman pour que l’image change une fois de plus. Dans les années 1920, le jésuite germano-polonais Erich Przywara apporta une contribution précieuse à une lecture de Newman qui cette fois n’était plus entièrement en contradiction avec la théologie thomiste[27]. En France, l’une des voix importantes qui redécouvrit Newman dans les années 1930 fut… Louis Bouyer. Alors qu’il citait l’oeuvre de Thureau-Dangin comme l’une des meilleures contributions à l’histoire religieuse des cinquante dernières années[28], Bouyer critiquait sévèrement la représentation de Newman par Brémond, qu’il accuse d’une insupportable « frivolité[29] ». La valeur particulière de la relecture de Bouyer repose sur sa connaissance de la théologie protestante et ses contacts avec les oratoriens anglophones Henry Tristram et Francis Joseph Bacchus. Avec ces théologiens, il récupéra Newman auprès des modernistes. À cet égard, l’entrée de 1931 sur « Newman » dans le Dictionnaire de théologie catholique fut très importante[30]. Bouyer a construit sur cette réception et, grâce à son expertise, il fut une source précieuse pour d’autres érudits catholiques dans les années 1930 et 1940. C’est là que la génération des pionniers de l’oecuménisme tels que Willebrands et Congar intervient à nouveau. Les idées de Newman sur la réforme et sur les branches du christianisme se sont avérées inspirantes pour nos trois personnages.

V. Oecuménisme et réforme ecclésiale Willebrands et Congar

Willebrands était un prêtre diocésain néerlandais, formé dans la tradition néo-thomiste classique. Pour parfaire son éducation, son évêque l’envoya à Rome en 1934, afin d’étudier la philosophie à l’Angelicum. Une fois là, il se lança dans l’étude de la théologie française. À cette époque, ni Congar ni Bouyer ne font partie de ses lectures, mais bien Réginald Garrigou-Lagrange, dont il suivit les cours[31]. Influencé par ce type de thomisme et par la lecture des écrits du dominicain hollandais Johannes Vincentius de Groot, Willebrands l’assimila à son intérêt antérieur pour l’anglicanisme[32]. Il décida d’écrire une thèse sur l’épistémologie de Newman. Sa compréhension de Newman fut façonnée par la récupération moderniste et, par conséquent, étant un disciple de l’antimodernisme hollandais[33], son plan était de critiquer Brémond et d’écrire une critique thomiste de Newman afin de démasquer le théologien de l’époque victorienne en tant que… nominaliste[34]. Tout cela changea lorsque Willebrands plongea dans les écrits mêmes de Newman et commença à voyager en Angleterre dans les années 1930[35]. Puis, à travers tout cela et la lecture de l’étude de Bouyer sur Newman et le platonisme de l’âme anglaise, le prêtre hollandais subit une conversion philosophique et théologique[36]. Il utilisera désormais la terminologie de Newman pour comprendre les divisions historiques du christianisme. Le discours de Gazzada le démontre, mais n’est en aucun cas nouveau. En effet, en 1946, Willebrands était professeur d’histoire de la philosophie aux Pays-Bas et publia un article dans la revue théologique des jésuites belges, Bijdragen[37]. Il y compare les vues de Newman et de Hegel sur la relation entre vérité, histoire et développement. Il en ressort clairement que Willebrands s’est inspiré de Essay on Development pour parler de la vie de l’Église comme d’une unité organique « manifestée/réalisée » (mais jamais épuisée), dans une variété de formes historiques ou d’« aspects » de l’idée chrétienne. Dans ses écrits oecuméniques ultérieurs, en tant que « cardinal de l’unité » dans les années 1970, Willebrands qualifiera ces diverses réalisations de typoi de l’unique Église du Christ[38]. Il utilisera les concepts de Newman pour expliquer la position oecuménique de Vatican II.

Bien que Willebrands ait rencontré Congar pour la première fois en 1952, leur cheminement antérieur était étonnamment proche en ce qui concerne la réception de Newman au cours des années 1930[39] : après avoir soumis son lectorat en juin 1931, Yves Congar lut les Mémoires récemment publiés de Loisy, et l’importance de Newman pour celui-ci ne put lui échapper[40]. Durant ces années, le dominicain — qui à la fin de sa vie recevra la barrette rouge de Willebrands — étudia le modernisme catholique, et prit également conscience de la façon dont des auteurs tels que Tyrrell et Le Roy avaient lu Newman. En 1932, à la Faculté protestante du Boulevard Arago, Congar rencontra pour la première fois Bouyer et découvrit leur intérêt commun — ainsi que leurs différences sur la valeur du thomisme et sur le barthisme[41]. Dans les années 1930, Congar se rendit souvent en Angleterre et, comme on le sait, y fut exilé à partir de 1955. Il développa aussi une autre lecture de Newman vers la fin de cette époque.

Au moment de la publication de ses Esquisses du mystère de l’Église en 1941[42], le dominicain français avait bien saisi l’importance de la pensée newmanienne sur le développement, la tradition, le rôle de l’expérience vécue des fidèles dans l’Église ainsi que sur la notion de réforme pour la théologie. Congar ne suivit pas les unilatéralismes modernistes sur Newman, mais s’appuya davantage sur la traduction de la Via Media de Gondon, sur le livre de Jean Guitton de 1933 traitant de La philosophie de Newman et sur les études de Bouyer[43]. Il donna une appréciation très positive sur les idées de Newman dans la préface de son travail sur l’Église : « Ce sont là des notions qu’il y aurait grand profit à étudier et appliquer à la vie de l’Église et à la possession de la foi in fide Ecclesiae. Seul, à notre connaissance, Newman y a recouru[44]. »

Newman devint un point de référence constant dans des oeuvres ultérieures telles que Vraie et fausse réforme dans l’Église et La Tradition et les traditions[45], et souvent, il fait référence à la réception de Newman par Bouyer, comme dans son ouvrage Chrétiens désunis[46]. Mais revenons à la présence de Bouyer, Newman et Willebrands à Strasbourg.

Conclusions : la Conférence Catholique à Strasbourg

J’espère que le lien entre les trois principaux intervenants lors de la réunion de la Conférence Catholique de 1961 est clair. Il n’est pas nécessaire de répéter comment Willebrands a utilisé la pensée de Newman pour souligner les aspects positifs de la reconnaissance des variations chrétiennes et pour passer d’une compréhension notionnelle de l’autre à une compréhension réelle. Promouvoir l’unité des chrétiens était une question de « réalisation » de l’« idée » originale de chrétienté. Et en 1961, cela allait bien au-delà de Mortalium Animos et même au-delà de l’instruction de Pie XII de 1950. La vigilance aux « défauts » de sa propre tradition fut combinée avec la volonté de réforme, ainsi que la reconnaissance de ce qui est valable dans les autres branches du christianisme. L’oecuménisme et la réforme ecclésiale étaient interconnectés.

Quand Willebrands invita Bouyer à parler à Strasbourg, il écrivit une lettre abordant plusieurs sujets. Il rappela que Bouyer s’était déjà adressé à la Conférence Catholique à Paris en 1955 et évoqua les discussions à propos de son propre désir de créer un oratoire à Amsterdam[47]. Il souligna également que Strasbourg devait se concentrer sur la pluralité verticale dans la vie historique des branches chrétiennes. Dans ce cadre, Bouyer était invité à se concentrer sur le patrimoine biblique commun. Dans son discours, celui-ci mit en évidence l’importance d’une redécouverte commune des Écritures en tant qu’instrument de dialogue et de réforme, outrepassant les péripéties du modernisme[48]. Il construisit sa communication sur la distinction de Newman de la tradition épiscopale et prophétique et souligna que, « d’une part, elle est protégée contre l’erreur et le péché à travers son infaillibilité[49] », tandis que, d’autre part, il regretta l’accent catholique sur l’infaillibilité papale comme un exemple clair d’unilatéralisme historique. Il mit en évidence l’idée de Newman du sensus fidelium, en disant que, comme congregatio fidelium, l’Église est placée sous le jugement sauveur de Dieu. Bouyer parlait après Congar. Là encore, pour le dominicain, Newman a offert un terrain commun pour les communications sur la réforme. Congar a parlé sur « les raisons et les exigences principales d’un renouveau ». Comme il le faisait dans Vraie et fausse réforme, le dominicain a adopté plusieurs idées sur la réforme et la vigilance de la Via Media, en disant que « la nécessité de la réforme dans l’Église n’était pas exclusivement liée aux péchés de chrétiens individuels, mais aussi à l’existence des “limites, retards, fautes historiques” de l’Église comme un corps collectif [50] ». Ceci fut développé par Congar dans sa seconde thèse selon laquelle l’Église est faite par l’acte souverain de Dieu, et réalisée par les hommes dans l’Histoire.

En fin de compte, il est frappant de voir comment plusieurs éléments-clés de la pensée de Newman se retrouvent dans le débat oecuménique de 1961 sur la réforme ecclésiale. Non seulement l’enseignement de Newman sur le sensus fidelium y joue un rôle, mais aussi son idée de la tradition prophétique en tant qu’instrument de conservation et d’élucidation. Newman avait également une vision de l’Église à la fois « holistique » et « historique[51] ». Cette combinaison fut partagée par les trois spécialistes de Newman et leur permit de jouer un rôle important dans les réformes ecclésiales de Vatican II. Avec elle advint un désir non de cacher, mais d’aborder les défauts de l’Église catholique sans devoir l’abandonner. Le consensus était fait sur l’importance de prendre au sérieux la vie historique de l’Église. Théologiquement, cela implique de reconnaître un vrai développement au sein de l’Église elle-même, et pas seulement un développement externe limité aux apparences. En bref, cela permet une loyauté ecclésiale toujours vigilante.