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Le problème majeur de la traduction juridique est de pouvoir transmettre un message non seulement d’une langue à une autre mais aussi – et surtout – d’un système juridique à un autre et ce problème apparaît, à la base, au niveau terminologique. Ainsi, comme l’a très justement indiqué le juge canadien Pigeon, « en matière juridique, lorsque l’on est en présence de termes spécialisés, la difficulté de la traduction, loin d’être éliminée comme dans d’autres domaines se trouve amplifiée. C’est qu’il y a une relation étroite entre chaque concept juridique et la langue dans laquelle il a été élaboré » (Pigeon, 1982 : 273).

La terminologie, discipline encore relativement jeune issue de la science linguistique, a pour but de rechercher, de façon scientifique, la dénomination qui représente une notion donnée, dans un domaine spécialisé de la connaissance. Les dénominations spécialisées qui en résultent constituent ce que l’on appelle des « termes » qui sont principalement des mots ou des groupes de mots. La recherche terminologique cherche donc à assurer l’univocité entre la notion et la dénomination dans un domaine de connaissances spécialisées.

Lorsque l’on parle de terminologie juridique, on fait référence à la terminologie appliquée au droit. Ce qui caractérise la terminologie proprement juridique c’est, d’une part, qu’il s’agit d’une terminologie technique – c’est-à-dire s’occupant d’un domaine technique, celui de la science juridique – mais c’est aussi, d’autre part, qu’elle se rattache à une science sociale et non à une science exacte.

Il résulte de ces caractéristiques de la terminologie juridique, que la traduction d’un texte juridique fera apparaître deux principales sources de difficultés terminologiques.

D’une part, le traducteur devra être capable de déceler l’aspect technique du vocabulaire juridique. Pour ce faire, le traducteur devra savoir repérer la frontière entre ce qui relève de la langue juridique et ce qui appartient à la langue courante. Dans cette première catégorie de difficultés, c’est surtout la polysémie des termes juridiques qui posera problème au traducteur.

D’autre part, la difficulté de la terminologie juridique, dans une perspective de traduction, résulte également du fait que les termes du droit sont le plus souvent culturellement marqués. En effet, derrière un terme juridique, c’est toute une culture juridique qui transparaît.

C’est cette seconde difficulté qui retiendra notre attention dans le présent article, car elle permet de mettre en relief l’utilité de la terminologie juridique dans la phase de traduction proprement dite du texte juridique, c’est-à-dire lorsqu’il y a confrontation – par l’intermédiaire d’un texte – entre deux langues juridiques distinctes.

Le présent article a donc pour objectif de déterminer l’origine et la nature des difficultés d’ordre terminologique résultant du caractère culturellement marqué du vocabulaire juridique et d’analyser leur incidence sur la traduction de textes juridiques.

À cette fin, nous tenterons de comprendre, dans un premier temps, l’origine de ces difficultés terminologiques en tenant compte du rapport existant entre la langue et les systèmes juridiques. Puis, dans un deuxième temps, nous tenterons de dégager, sur la base d’exemples concrets, plusieurs catégories de termes juridiques qui posent des problèmes de traduction en raison de leur caractère « culturellement marqué ».

1. Rapport entre langue et système juridique

La langue juridique s’inscrit à l’intérieur de la langue courante. Elle ne peut vivre sans elle car elle en est issue. Le caractère polysémique de la langue juridique vient précisément de la difficulté de tracer clairement la ligne de démarcation entre langue juridique et langue courante.

Mais, la langue juridique ne dépend pas uniquement de la langue courante. Elle est aussi étroitement liée à un système juridique ou, dans un sens plus large, à une culture juridique. En ce sens, il est juste d’affirmer que « la langue et le droit évoluent l’un par l’autre » (Cornu, 1995 : 15).

Ainsi, tout comme on a pu soutenir que la langue a eu une influence particulière sur l’appartenance à un système juridique[1], il est tout aussi vrai que le système juridique façonne la langue du droit. En effet, l’importance de la notion de système juridique ne réside pas dans la possibilité d’établir un catalogue de règles juridiques susceptibles de changer d’un pays à l’autre. Ce qui caractérise un système juridique ce sont les concepts qu’il a élaborés au cours de son évolution historique car, si les règles peuvent varier dans le temps, les concepts demeurent car ils sont étroitement liés à une tradition juridique déterminée.

La relation entre langue et droit est donc ici étudiée en sens inverse en tenant compte de l’influence qu’exerce le système juridique sur la langue juridique. On part alors de l’hypothèse émise par Vanderlinden selon laquelle c’est « le système – ou comme j’aime à le dire, le mode de production dominant caractérisant le système – qui contribue au premier chef (je ne dis pas exclusivement) à en façonner la langue » (Vanderlinden,1995 : 39).

Or, c’est présisément là le problème crucial de la terminologie juridique. En effet, le fait que le système juridique ait une influence sur la langue a fait que chaque concept juridique ait été exprimé sous un mot particulier dans chaque langue déterminée. Or, le problème de la terminologie juridique réside, précisément, dans le fait que « le rapport entre mot et concept n’est pas le même dans toutes les langues juridiques » (Sacco, 1987 : 850).

Ainsi, chaque système de droit découpe la réalité juridique comme il l’entend et, sur cette base, opte pour le choix d’un mot au détriment d’un autre pour définir un concept juridique particulier. C’est ce découpage de la réalité juridique, variant d’un système à l’autre, qui, parallèlement, implique que des concepts différents soient élaborés dans un système ou dans l’autre[2]. L’influence du système juridique sur la langue juridique est particulièrement apparente si l’on distingue entre deux situations différentes de traduction juridique.

La traduction juridique peut s’effectuer sur la base d’un seul et même système juridique mais en plusieurs langues. C’est le cas, par exemple, des lois plurilingues de pays comme la Suisse ou la Belgique où un même système juridique est transcrit en plusieurs langues.

La traduction juridique peut également s’effectuer sur la base de plusieurs systèmes juridiques dans plusieurs langues. C’est le cas notamment du Canada (pour les lois fédérales) et – bien que de façon distincte – de l’Union européenne.

Pour distinguer ces deux situations, Crépeau oppose la « transposition linguistique “simple” », – c’est à dire au sein d’un même système juridique – à la « transposition linguistique “complexe” » (Crépeau, 1995 : 53). Bien que le terme de « transposition linguistique » ne soit pas très heureux car il semble assimiler la traduction juridique à une opération de transcodage linguistique, la distinction introduite par cet auteur tend à démontrer qu’il peut exister un degré de difficulté lié précisément à la relation existant entre système juridique et langue.

Ainsi, cette distinction amènerait à considérer qu’il est a priori plus « simple » de traduire un même droit en plusieurs langues alors qu’il sera plus « complexe » de traduire deux droits distincts en plusieurs langues. Le degré de complexité vient du fait que, dans le premier cas, il ne sera pas véritablement nécessaire d’avoir recours au droit comparé (puisque l’on se place dans un seul système juridique) et les difficultés de traduction seront essentiellement – mais pas uniquement – au niveau de la forme linguistique, alors que dans le deuxième cas (entre deux systèmes juridiques) – ce que l’on qualifie parfois de « bijuridisme » (Beaupré, 1987 : 206 ; Gémar, 1995 : 151) ou de traduction bijuridimensionnelle (Herbots, 1987 : 815) –, le recours au droit comparé s’avère indispensable et les problèmes de traduction seront essentiellement liés au contenu juridique et aux difficultés inhérentes au transfert culturel entre cultures juridiques distinctes.

Cependant, il est important de garder à l’esprit que, dans les deux cas, la traduction juridique implique tout à la fois une opération juridique et linguistique. Ces deux paramètres ne sont nullement exclusifs l’un de l’autre. L’unique différence tient au type de difficulté qui pourra, dans certains cas, s’incliner plutôt vers le juridique et dans d’autres cas plutôt vers le linguistique.

En outre, il ne faut pas nécessairement assimiler « type de difficulté » et « degré de difficulté ». Les juristes ont trop tendance à penser que la traduction juridique, lorsqu’elle revêt un aspect proprement juridique (de droit comparé) est « complexe » alors que si elle se place à un niveau plus linguistique, elle devient relativement « facile ».

Le critère qui détermine le degré de difficulté de la traduction juridique doit plutôt être recherché ailleurs, dans l’idée de finalité de la traduction. Ainsi, si la traduction a, en soi, pour finalité de créer des droits, elle posera plus de difficultés dans les choix à faire pour le traducteur. Si la finalité de la traduction est purement informative, cette difficulté sera souvent amoindrie – ce qui ne veut pas dire inexistante. C’est l’usage qui sera fait de la traduction qui déterminera, dans une large mesure, son degré de difficulté[3].

Quoiqu’il en soit, il est intéressant de prendre en compte la relation entre langue et système juridique pour déterminer le type de difficulté auquel le traducteur peut être confronté.

On peut alors proposer le schéma suivant :

Tableau 1

Situations d’utilisation de la traduction juridique résultant du rapport entre système juridique et langue juridique

Situations d’utilisation de la traduction juridique résultant du rapport entre système juridique et langue juridique

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Afin de mieux comprendre ce schéma, il semble utile de l’illustrer de quelques exemples.

1.1 Une langue vs plusieurs systèmes juridiques

Ce cas de figure est rarement mis en avant en traduction juridique[4]. Il est pourtant important dans la mesure où il prend en compte les cas où une même langue est utilisée pour véhiculer des systèmes juridiques distincts.

Ainsi, étant donné que chaque pays a un système juridique qui lui est propre (phénomène de nationalisation du droit), il arrive souvent qu’un même concept juridique puisse, dans une même langue, selon le pays considéré, être exprimé par des termes distincts. Il faut, toutefois, distinguer entre deux cas de figure.

Dans le premier cas, le problème sera essentiellement linguistique. Il s’agira de savoir qu’un même concept juridique correspondra à un mot différent (dans la même langue) selon la variation géographique[5].

Exemples :

Les notions juridiques de « passing off » et « statement of claim » en Grande Bretagne se disent, respectivement, « palming off » et « complaint » aux États-Unis.
De même, le « Garde des sceaux », en France, correspondra au « Ministre de la Justice » en Belgique.

Ici, le problème est essentiellement linguistique. Il existe au niveau de la dénomination (qui se rattache à la langue d’expression) et non au niveau de la notion (qui se rattache au système juridique).

Dans le deuxième cas de figure, le problème deviendra juridique. Ce sera le cas où l’on emploiera un même mot (dans une même langue) pour désigner deux notions distinctes (dans deux systèmes juridiques distincts).

Exemples :

Le terme « société anonyme » désigne deux notions juridiques distinctes en droit québécois et en droit français.
Le mot « domicile » ne désigne pas non plus la même notion en droit anglais et en droit nord-américain (Vanderlinden,1995 : 321).
Le mot « corporation » a évolué de façon distincte en Angleterre et aux États-Unis et recouvre donc des concepts juridiques différents dans ces deux pays[6].

Ici, le problème est juridique car il tient à la différence notionnelle (rattachée au système juridique) et non plus simplement dénominatif.

Il est à noter, en dernier lieu, qu’un autre problème peut apparaître dans ce cas de figure, concernant des institutions spécifiques à un seul des deux droits considérés. Ainsi, comme le souligne Verrycken, par référence au français juridique utilisé en France et en Belgique, « pour des institutions spécifiques, il y a des appellations spécifiques : par exemple, le Conseil de communauté est inexistant en France ; la Chambre du conseil, la collocation (des malades mentaux), la minorité prolongée sont des termes qui se rapportent à des institutions inexistantes en France » (Verrycken,1995 : 372).

1.2 Plusieurs langues vs un seul système juridique

C’est le cas, par exemple, des pays multilingues comme la Belgique (avec le français et le néerlandais) ou la Suisse (avec l’allemand, le français et l’italien) mais aussi pour les organisations internationales telles que l’ONU et – dans une certaine mesure – l’Union européenne. C’est également le cas des provinces et territoires de common law du Canada dans lesquels, un seul droit (celui de la common law) est exprimé en deux langues (anglais et français).

Dans un tel cas, le problème est plus linguistique que juridique car « the main problem lies in imparting to the words of both languages the same social-economic background » (de Groot, 1988 : 4)[7].

On aura un même concept juridique qui correspondra à un mot dans chaque langue. La recherche de correspondance se fera au niveau de la dénomination, c’est-à-dire au niveau linguistique (un mot dans une langue A pour un autre mot dans une langue B) et non au niveau juridique (un concept juridique pour un autre).

Ce phénomène est particulièrement apparent si l’on prend en compte l’élaboration d’une terminologie française pour exprimer les concepts de common law dans les provinces et territoires de common law du Canada. C’est ce que l’on appelle la « common law en français » ou CLEF. Dans ce cas, le droit pris en compte est exclusivement celui de la Common Law, raison pour laquelle, comme le souligne Pardons « il est essentiel de respecter dans toute la mesure du possible l’intégrité du réseau notionnel de la common law, de le désorganiser le moins possible et surtout de ne pas le remodeler pour le faire rentrer dans les catégories connues du droit civil » (Pardons, 1995 : 282).

C’est pourquoi on ne cherche pas à transposer des notions juridiques d’un droit à l’autre, mais à rechercher une dénomination linguistique d’une seule notion dans deux langues distinctes. On en arrive donc à l’élaboration d’une terminologie en français qui n’a pas réellement de correspondance linguistique ni juridique avec la langue française appliquée au droit français.

On remarque que l’orientation suivie par la CLEF tient essentiellement compte des destinataires de la traduction. En effet, l’idée centrale de ce projet est que la langue n’est pas uniquement l’instrument d’expression d’une culture mais est aussi un instrument de communication. Il faut donc prendre ici en compte le fait que les destinataires de la CLEF constituent un groupe très spécifique, à savoir les juristes de common law s’exprimant en langue française qui souhaitent exercer leur profession en français pour une clientèle de langue française mais dans un contexte juridique de common law. La méthode de traduction préconisée par la CLEF est donc adaptée à cette finalité et à ces destinataires spécifiques.

Il est à noter, en dernier lieu, qu’il existe une différence de base entre pays multilingues et organisations internationales, car « dans l’ordre interne, il y a une volonté qui s’exprime dans plusieurs langues nationales. Dans l’ordre international il y a plusieurs États s’exprimant chacun dans sa langue propre et qui se mettent d’accord chacun à la fois dans sa langue et, qu’ils veuillent ou non, dans la langue de l’autre » (Salmon, 1991 : 309). La notion de compromis est donc beaucoup plus présente au niveau des organisations internationales, raison pour laquelle l’aspect politique fait souvent pression sur l’aspect linguistique et même juridique.

1.3 Plusieurs langues vs plusieurs systèmes juridiques

C’est là la situation où le recours au droit comparé est le plus évident. Ce cas se trouve particulièrement illustré par la législation fédérale au Canada où concourent bilinguisme (français/anglais) et bijuridisme (système civiliste/common law).

Ce cas est aussi, bien que dans une moindre mesure, celui de l’Union européenne. La situation de l’Union européenne est, en fait, à mi-chemin entre celle des pays multilingues ayant un même système juridique et celle des pays multilingues ayant plusieurs systèmes juridiques. En effet, de façon idéale, le droit communautaire, en tant que droit autonome devrait se fonder sur des concepts propres qui ne seraient pas issus de concepts préexistants dans les droits nationaux des États membres de l’Union européenne. On pourrait alors considérer que l’on a un seul système (le droit communautaire) exprimé en plusieurs langues (celles des pays membres). Mais la réalité est – tout au moins pour le moment – très différente. En effet, en pratique, le texte communautaire est rédigé dans une langue donnée et s’inspire d’un ou plusieurs droits nationaux. Ainsi, comme l’indique Woodland : « Inévitablement, le droit communautaire se ressent de ses origines et son langage, non pas créé ex nihilo mais issu de traditions juridiques préexistantes, reflète les aléas de la construction européenne » (Woodland, 1991 : 88). Cependant, le problème est surtout dû au fait que le droit communautaire est encore jeune et même s’il reçoit inévitablement l’influence des droits nationaux préexistants, il n’empêche que, progressivement s’effectue la « symbiose communautaire » puisque « dès le départ, le souci de la réception des règles dans les États membres et donc de leur compréhension possible reste constamment présent » (Woodland,1991 : 102). C’est pourquoi le droit communautaire se bâtit, petit à petit, comme droit autonome en pratique, en utilisant le compromis pour construire des textes et des concepts qui soient à la fois différents et compatibles avec les langues et les systèmes juridiques des États membres. On peut, en ce sens, relever notamment l’existence d’un corpus et de concepts proprement communautaires qui ne cesse de s’accroître.

Lorsqu’il y a confrontation entre plusieurs langues et plusieurs systèmes juridiques, les difficultés inhérentes à la terminologie juridique prennent véritablement toute leur ampleur et le recours au droit comparé devient indispensable puisque la traduction d’un terme juridique impliquera la nécessité de comprendre le concept ou la notion juridique dans le système et la langue de départ afin de pouvoir trouver sa correspondance (totale ou partielle) dans le système et la langue d’arrivée. La problématique est alors placée au niveau de la recherche notionnelle et non plus simplement au niveau de la recherche dénominative.

Au vu de ce qui précède, il apparaît donc que le problème de la terminologie juridique est directement lié à la relation étroite existant entre langue juridique et système juridique. En partant de cette base, il semble intéressant de pouvoir relever différentes catégories de termes qui posent particulièrement problème parce qu’elles sont, précisément, étroitement liées au système juridique qui les a élaborées.

2. Problèmes de traduction résultant de l’empreinte culturelle de certains termes juridiques

Comme nous venons de le voir, le rattachement de certains termes à un système juridique donné est à l’origine de difficultés terminologiques. Or, ces difficultés terminologiques sont particulièrement apparentes pour certaines catégories de termes qui posent des problèmes très spécifiques au traducteur de textes juridiques.

2.1. Les termes qui désignent des institutions ou concepts spécifiques à un système juridique donné

Ces termes sont ceux que Sarcevic appelle « system-bound terms » et pour lesquels elle offre la définition suivante : « they designate concepts and institutions peculiar to the legal reality of a specific system or related systems » (Sarcevic, 2000 : 233).

De nombreux auteurs s’accordent à considérer que ces termes sont « intraduisibles » (Kerby, 1982 : 10 ; Bergmans, 1987 : 97 ; Dumon, 1991 : 293 ; David, 1992 : 273 ; Sarcevic, 2000 : 233).

On pense, bien entendu, aux exemples les plus souvent donnés en anglais des notions de « common law », « equity », « trust », « bailment », « estoppel ». On peut aussi penser aux termes espagnols de « recurso de amparo » ou « derecho foral », ou encore des expressions comme « magistrature du parquet », « huissier de justice », « conseil de prud’hommes » en français.

Les problèmes de traduction posés par ces termes sont directement liés à l’évolution historique du système juridique où ils ont vu le jour dans la mesure où chaque système a développé ses propres institutions et, à l’intérieur de ces institutions, diverses méthodes ont été favorisées par rapport à d’autres. De même, c’est l’évolution historique qui permet de comprendre l’émergence de certaines notions de droit dans un pays et non dans l’autre.

Mais ce phénomène n’est pas réservé au droit. Comme le souligne à juste titre Newmark « a word denoting an object, an institution or, if such exists, a psychological characteristic peculiar to the source-language culture is always more or less untranslatable » (1973 : 12).

Cependant, une telle affirmation « d’intraduisibilité » doit être tempérée. En effet, poussée à l’extrème, cette idée porterait à croire que la traduction juridique est tout simplement impossible ou vaine. Or, la traduction juridique est un fait, ce qui est indéniable si l’on prend en compte le nombre de textes traduits, jour après jour, et qui ne cesse de croître en suivant le mouvement d’internationalisation de notre monde.

En fait, il serait plus correct de parler de degré de traduisibilité et, pour ce faire, de définir ce que l’on entend véritablement par ce que « traduire » signifie. Ainsi, « l’emprunt », qui consiste à garder un terme dans sa langue originale, peut être considéré comme une technique de traduction. On pourra donc opter pour garder le mot « common law » dans un texte, notamment lorsque les destinataires sont des spécialistes du droit. De même, la paraphrase ou le substitut descriptif sont des techniques de traduction. Leur utilisation permettra au traducteur d’expliquer ce qu’est la « common law ». La traduction sera ainsi rendue « possible ». Ces techniques permettront donc, dans certains cas, de contourner l’obstacle – trop hâtivement qualifié « d’intraduisibilité » – posé par certaines notions juridiques.

Ce qui importe est que ces notions puissent être correctement comprises car traduire c’est avant tout « comprendre pour faire comprendre » (Durieux, 1992 : 102).

Si l’on part de cette base, il est juste de considérer que « l’on peut comprendre un concept juridique exprimé dans une langue étrangère sans nécessairement être en mesure de le traduire adéquatement par un concept équivalent du propre droit » (Bergmans, 1987 : 97). En effet, la phase « compréhension » est distincte de la phase « traduction ». Or, un droit étranger peut normalement toujours être « compris » car, – et c’est là un principe de base du droit comparé –, les sociétés[8] sont confrontées aux mêmes problèmes sociojuridiques de fond. Le fait que ces sociétés cherchent des solutions en utilisant des moyens distincts ne signifie nullement qu’il soit impossible à une société donnée de comprendre les moyens distincts utilisés par une autre société. Ce qui importe, c’est que les problèmes de base soient « compréhensibles » auquel cas on pourra pallier aux imperfections de la traduction.

Le risque n’est donc pas tant de ne « pas pouvoir » traduire que de « mal » traduire, soit en raison d’un problème de compréhension soit parce que, bien que l’on ait correctement compris le concept à traduire, on opte pour la technique de traduction inadéquate en fonction de la finalité et du destinataire de la traduction[9].

2.2 Les termes qui font référence à des notions vagues

Ces termes sont souvent qualifiés, en français, de « notions-cadre » en ce qu’il s’agit de notions dont le contenu est variable.

On peut citer parmi ces termes ceux de « good faith », « reasonable », « the best interests of the child » en anglais ou « force majeure », « bonnes moeurs », « bonne foi », « ordre public » en français.

Le problème spécifique que pose la traduction de ces termes provient du fait qu’ils font référence à des notions floues, souvent volontairement vagues afin de laisser la place à l’adaptation au cas par cas ou un certain pouvoir de discrétion des tribunaux quant à l’interprétation de ces termes[10]. Le caractère peu défini de ces termes peut conduire à des problèmes de traduction car les mots utilisés dans l’une ou l’autre langue correspondent à des notions similaires mais dont le champ d’application n’est pas toujours délimité de la même façon. Comme le souligne Bauer-Bernet, « ces notions laissent une marge pour l’application administrative au cas d’espèce. Les notions indéterminées peuvent poser des problèmes de traduction, car l’indétermination n’est pas toujours “transportable” et l’absence éventuelle de correspondance n’est pas toujours apparente » (Bauer-Bernet, 1989 : 18).

Il suffit, pour mieux comprendre ce cas de figure, de l’illustrer par un exemple concret.

Exemples :

Notions de « public policy » et « ordre public » :

Le champ notionnel du terme français « ordre public » est plus large que celui reconnu au terme anglais « public policy ». Afin de prendre en compte la différence entre les champs notionnels couverts par ces deux termes dans chaque langue considérée, l’article 5 de la Convention de La Haye sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers en matière civile et commerciale a choisi de garder la notion d’ « ordre public » dans la version française et, tout en gardant la notion de « public policy » dans la version anglaise, elle y a ajouté les circonstances également couvertes par la notion française d’ « ordre public » et non comprises dans la notion de « public policy ».

Sarcevic, 2000 : 253-256

Le texte proposé est donc le suivant (caractères gras ajoutés) :

Version française

La reconnaissance ou l’exécution de la décision peut néanmoins être refusée dans l’un des cas suivants :

1. la reconnaissance ou l’exécution de la décision est manifestement incompatible avec l’ordre public de l’État requis.

Version anglaise

Recognition or enforcement of a decision may nevertheless be refused in any of the following cases –

(1) if recognition or enforcement of the decision is manifestly incompatible with the public policy of the State addressed or if the decision resulted from proceedings incompatible with the requirements of due process of law or if, in the circumstances, either party had no adequate opportunity fairly to present his case.

Cette technique a pour avantage d’étendre le champ notionnel du terme dont la portée juridique est plus réduite. Mais elle présente l’inconvénient d’être lourde et peu satisfaisante d’un point de vue linguistique[11]. C’est pourquoi ce choix de l’extension notionnelle du terme anglais « public policy » a été abandonné dans les conventions postérieures et l’on a alternativement opté pour garder le terme français d’« ordre public » à côté de celui de « public policy » (Sarcevic, 2000 : 256).

2.3 Les termes qui sont idéologiquement ou politiquement marqués

Certains termes ont une connotation idéologique très marquée qui entraîne que leur interprétation diffèrera selon l’orientation politico-idéologique de chaque pays considéré.

Il suffit de penser à des termes comme ceux de « démocratie », « socialisme[12] » ou « droits de l’Homme » qui recouvrent une signification très différente selon le pays où ils sont utilisés. Cependant, ce problème de traduction existera surtout entre systèmes juridiques de traditions culturo-juridiques très différentes. Si nous nous plaçons dans le cadre européen, force est de constater que, même s’il existe des différences historiques et structurelles entre les systèmes juridiques européens, il n’en demeure pas moins que tous ces systèmes ont atteint un degré de développement politique, économique, culturel et social similaire. Les problèmes de traduction issus de connotations idéologiques variables ne seront donc pas souvent présents pour la traduction juridique entre pays européens. Ils ne sont pas pour autant totalement absents. Ainsi, on peut citer l’exemple mentionné par Woodland (1991 : 97) concernant ce que l’on entend par le terme « Europe ». En effet, l’article 237 du traité CEE disposant que « tout État européen peut demander à devenir membre de la Communauté » pose le problème de savoir ce que l’on entend sous le terme « européen ». Comme le relève Woodland, comment peut-on justifier que, sur la base de cet article l’adhésion du Maroc puisse être considérée « juridiquement impossible[13] » alors que cette objection ne s’appliquerait pas à la Turquie ? On comprend bien alors que « l’Europe ne renvoie pas à une notion juridique, mais bien idéologique, à contenu géographique éminemment variable » (Woodland, 1991 : 97).

Mais cet exemple n’illustre pas seulement la difficulté résultant des notions à caractère idéologique. Il démontre plutôt le problème qui découle de l’utilisation politique de certaines notions juridiques ; c’est en ce sens que le problème de la traduction de notions à connotations politiques peut s’avérer être une source réelle de difficultés pour le traducteur dans le cadre européen.

Il arrive souvent que l’on trouve dans les documents juridiques multilingues, issus d’organisations internationales, certaines notions ayant un caractère ambigu. Or, le problème ne tient pas seulement à l’ambigüité de ces notions qui, bien évidemment, rend – en soi – la traduction difficile, mais plutôt au fait que cette ambiguïté est souvent voulue et doit donc être maintenue, dans la mesure du possible, au travers de la traduction. Il y a alors une utilisation politique de la langue qui transparaît au travers d’un problème terminologique. Cette utilisation politique peut se refléter dans le choix du mot (quelque soit la version linguistique) mais peut également apparaître par l’intermédiaire de la traduction. Quelques exemples permettront de mieux illustrer ce propos.

2.3.1 La dimension politique au niveau du choix d’un mot

Assemblée européenne vs Parlement européen
L’institution actuellement connue sous le nom de « Parlement européen » avait au départ été dénommée « Assemblée ». Cependant, la propre « Assemblée » a rapidement opté pour s’auto-dénommer « Assemblée parlementaire européenne » puis, plus tard, afin de mieux illustrer sa vraie fonction, cet organe a finalement opté pour l’appellation de « Parlement européen ». Il est donc clair que ce changement de mot symbolise le renforcement du poids institutionnel du Parlement et n’est pas le fruit du hasard. Dans ce cas, c’est la volonté politique qui a joué une influence directe sur le langage, celle-ci devant être prise en compte au niveau de la traduction.

Castillan vs langue espagnole
Le choix de l’utilisation des termes « castillan » ou « espagnol » n’est pas neutre. Il est même politiquement et culturellement très marqué. Cela est notamment apparent si l’on prend en compte la rédaction du Règlement No. 1 portant fixation du régime linguistique de la Communauté Economique Européenne. Lors de l’accession de nouveaux Etats membres à l’Union européenne, ce règlement est, à chaque fois modifié afin de tenir compte des nouvelles langues de ces Etats membres puisque ces langues acquièrent, automatiquement, le statut de langue officielle de l’Union européenne. Mais, l’accession de l’Espagne a posé un problème d’ordre terminologique quant à la dénomination de la langue officielle employée par cet Etat membre. Initialement, le terme figurant dans les règlements fixant le régime linguistique était l’« español ». Cependant, au cours des négociations et afin de se conformer aux termes de la Constitution espagnole qui énonce que « le castillan est la langue espagnole officielle de l’État’, les autorités espagnoles ont remplacé le terme « español » par celui de « castellano ». Mais, curieusement, cette « correction » n’a été introduite que dans la version « castillane » du Règlement No. 1 alors que toutes les autres versions linguistiques ont maintenu la référence à « l’espagnol ». En revanche, les textes communautaires autres que le Règlement No. 1 ne font plus référence, dans leur version espagnole, au « castillan » mais reprennent les expressions « español » ou « lengua española ».

Losson, 1990 : 154-155

2.3.2 La dimension politique au niveau de la traduction

Pouvoirs de délibération

L’expression « pouvoirs de délibération » n’a pas été traduite de la même façon, dans les différentes versions linguistiques de l’article 137 du traité de Rome et cette différence de traduction est directement liée aux pouvoirs politiques attribués à l’institution considérée (L’Assemblée, devenue Parlement). Ainsi, le terme de « pouvoirs de délibération » a été traduit en espagnol par « competencia de deliberación » mais en anglais par « advisory powers ». La différence conceptuelle dénote une différence dans la reconnaissance implicite de l’attribution de pouvoirs de l’institution considérée.

Koutsivitis, 1988 : 338

Democratic Accountability

La traduction du titre concernant le rapport sur les relations de pouvoir entre le Parlement et la Banque centrale européenne a posé un problème d’ordre politique (Seymour, 1999 : 7-13). Le titre de ce rapport, dans sa version anglaise, correspondait à « Democratic accountability in the third stage of EMU ». Or, dans sa traduction française, un problème se posa quant au choix terminologique de la traduction du concept d’« accountability ». La traduction initiale avait opté pour « contrôle » puis fut changée pour « responsabilité ». Ce problème de traduction fut à l’origine d’une polémique ouverte au parlement par l’intervention de Mr. Berthu, selon lequel « Il y a une différence entre responsabilité et contrôle. En anglais, il est question de « democratic accountability », ce que je traduis pour ma part par l’obligation de rendre compte, une notion qui se situe, me semble t-il, entre le contrôle et la responsabilité. Ces approximations, Monsieur le Président, ne sont pas superficielles. Elles témoignent en filigrane d’une incertitude sur la notion primordiale d’indépendance de la Banque centrale ».

Seymour, 1999 : 11

Le problème de traduction dénote donc, ici, un problème plus profond d’ordre politique.

Conclusion

Les exemples qui précèdent montrent clairement que l’empreinte culturelle de certains termes juridiques pose des problèmes particulièrement épineux aux traducteurs de textes juridiques. Or cette constatation n’est pas suffisamment prise en compte lorsque l’on aborde l’utilisation de la terminologie en traduction juridique. En effet, il arrive trop souvent que l’on tende à considérer que les traductions dites « techniques » se réduisent à des problèmes d’ordre terminologique en considérant que les termes d’une langue de spécialité sont le plus souvent monoréférentiels. Si cette affirmation doit toujours être mise en doute – quelle que soit la langue de spécialité prise en compte –, elle sera d’autant plus tempérée si l’on fait référence à la langue juridique car le droit est avant tout une science sociale et, à ce titre, une science profondément influencée par le contexte sociohistorique dans lequel elle évolue. Il en ressort que les correspondances terminologiques répertoriées entre langues juridiques, bien qu’elles puissent être reconnues comme valables, varieront largement en fonction de nombreux autres facteurs et notamment du contexte sociopolitique et de la finalité attribuée à la traduction. En conséquence, le traducteur devra toujours garder à l’esprit que la terminologie est un outil de traduction parmi d’autres, outil qu’il doit utiliser à bon escient sans devenir l’esclave de correspondances prédéterminées. La maîtrise de la terminologie juridique sera alors avant tout nécessaire afin de permettre au traducteur de contrôler et de choisir, en connaissance de cause, une technique de traduction au détriment d’une autre.