Corps de l’article

Ces dernières années les théoriciens en management stratégique ont multiplié les travaux sur le thème de l’ambidextrie organisationnelle (Tushman et O’Reilly, 1996; Gibson et Birkinshaw, 2004). Une organisation ambidextre est capable de conjuguer continuité et changement, ou pour employer les termes popularisés par March (1991) de gérer les tensions entre exploration et exploitation, entre “l’amélioration et l’extension des compétences, technologies et paradigmes existants» et «l’expérimentation avec de nouvelles alternatives» (March, 1991). Si les premières contributions considéraient ce dilemme exploration-exploitation comme insurmontable, les recherches plus récentes ont mis en avant l’existence d’organisations ambidextres, c’est-à-dire capables de mener simultanément exploration et exploitation (Gupta et al., 2006).

Deux visions de l’ambidextrie sont aujourd’hui proposées. La première est structurelle (Tushman et O’Reilly, 1996) en ce qu’elle considère qu’afin d’être ambidextre, la firme doit se doter de structures spécialisées, afin de mener de manière compartimentée exploration et exploitation. Dans la seconde approche (Gibson et Birkinshaw, 2004), l’ambidextrie est réalisée par la mise en place d’un contexte organisationnel combinant exigence de performance et incitation à la créativité. Dans un tel dispositif, ce sont alors les individus qui, en fonction de leurs besoins et perception de leur environnement, vont décider de consacrer plus ou moins de temps à des activités d’exploration ou d’exploitation.

L’ambidextrie structurelle a reçu une attention considérable et son fonctionnement est relativement bien décrit (Tushman et O’Reilly, 1996; O’Reilly et Tushman, 2004, Gilbert, 2006; O’Reilly et Tushman, 2008; Raisch, 2008). En revanche, les travaux portant sur l’ambidextrie contextuelle s’attachent essentiellement aux caractéristiques des individus ambidextres (Mom et al., 2009) ou bien tendent à considérer le concept comme une « boîte noire » et étudient son impact sur la performance de la firme (Gibson et Birkinshaw, 2004). Pourtant, l’ambidextrie contextuelle « est réalisée par la construction d’un ensemble de systèmes et processus soigneusement sélectionnés qui définissent collectivement un contexte favorable simultanément aux méta-capacités d’alignement et d’adaptabilité, contribuant par là à la performance durable de la Business-Unit[1] » (Gibson et Birkinshaw, 2004 : 210, traduit par les auteurs).

Cependant, à notre connaissance, ces « systèmes et processus » sont encore trop peu étudiés à ce jour. Dans cet article, nous proposons de présenter les communautés de pratique pilotées (Probst et Borzillo, 2007; 2008; McDermott et Archibald, 2010) comme une forme de dispositif pouvant supporter l’ambidextrie contextuelle. Les communautés de pratique pilotées (ci-après CoPs) jouent le rôle d’espaces dans lesquels peuvent s’agréger les individus pour y mener collectivement aussi bien des activités d’exploration que d’exploitation, puis de réinjecter leurs productions dans l’organisation formelle.

Afin d’illustrer nos propositions, nous présentons l’exemple de GDF SUEZ. Nous choisissons ce cas car ce groupe a déployé une démarche de gestion des connaissances fondée sur le développement de CoPs, avec la double volonté de favoriser ses capacités d’innovation et d’améliorer ses processus opérationnels. En outre, la taille conséquente de cette multinationale nous a permis d’observer et de comparer une variété de CoPs ainsi que leurs modes de gestion. Compte-tenu de la complexité des interactions entre les différents facteurs qui contribuent à l’ambidextrie contextuelle, nous présentons ces éléments empiriques non comme des preuves, mais comme illustration de nos arguments. L’étude empirique nous permet également de préciser certains processus spécifiques par lesquels les CoPs peuvent supporter l’ambidextrie contextuelle et la manière dont elles s’articulent au reste de l’organisation.

Dans la section suivante, nous présentons les concepts d’ambidextrie contextuelle et de CoP et montrons que ces dernières constituent un support ontologique possible à ce type d’ambidextrie. Les troisième et quatrième parties présentent successivement la méthodologie employée et les résultats tirés de l’étude du cas. La cinquième partie discute ces résultats et présente en particulier les liens que nous avons pu identifier entre CoPs et structures formelles.

Communautés pilotées et ambidextrie

L’ambidextrie contextuelle

Selon Gibson et Birkinshaw, les auteurs du concept, l’ambidextrie contextuelle est « la capacité de réaliser simultanément flexibilité et alignement au niveau de l’ensemble d’une business-unit » (Gibson et Birkinshaw, 2004 : 210). Une telle assertion repose sur une vision spécifique des processus d’exploration et d’exploitation qui selon nous peut se caractériser suivant trois axes : la distance entre connaissances détenues et à acquérir, la vision de l’exploration et l’exploitation comme deux extrêmes d’un continuum, et la gestion de la prise de risque.

La distinction entre exploration et exploitation prend une multiplicité de formes et a été appliquée dans une grande variété de contextes (Li et al., 2008). Un élément néanmoins commun à l’ensemble des auteurs, y compris ceux écrivant sur l’ambidextrie contextuelle, est que la distinction entre exploration et exploitation peut se définir en termes de distance entre les connaissances détenues par l’agent considéré et celles qu’il cherche à acquérir (March, 1991; Gupta et al., 2006; Li et al., 2008). Ainsi, même si les espaces et les métriques utilisées varient (Li et al., 2008), il est généralement admis que l’exploration consiste en la recherche de connaissances éloignées des connaissances possédées, tandis que l’exploitation est une recherche locale autour du corpus maîtrisé (Gupta et al., 2006).

Exploration et exploitation peuvent d’autre part être définies comme orthogonales l’une par rapport à l’autre ou comme les deux extrêmes d’un continuum (Gupta et al., 2006). La proposition centrale de l’ambidextrie contextuelle, réaliser simultanément alignement et flexibilité au sein d’une même chaîne de valeur, suppose une combinaison permanente des efforts de différentiation et d’intégration. Cela n’est possible que si exploration et exploitation ne sont pas considérées comme substantiellement différentes mais comme deux expressions d’un même phénomène (Raisch et al., 2009).

Dans sa proposition originale, March (1991) souligne que l’exploration se distingue de l’exploitation par une prise de risque plus importante. Les chercheurs travaillant sur l’ambidextrie structurelle observent les entreprises à un moment spécifique de leur histoire, celui où la hiérarchie a pris la décision de modifier significativement son portefeuille de compétences et d’activités. Dans une telle situation, les investissements sont importants, le risque est très élevé et porte sur une unique alternative. Au contraire, l’idée que l’ambidextrie contextuelle permette un équilibre continu entre exploration et exploitation implique que les prises de risques sont certes plus fréquentes, mais portant sur des investissements moindres et distribuées sur un grand nombre d’acteurs. L’exploration et l’exploitation dans ce cas restent majoritairement au niveau des connaissances et des concepts et ne nécessitent pas nécessairement de mises en oeuvre coûteuses. Notons que ces deux modes de gestion du risque ne sont pas mutuellement exclusifs. Gibson et Birkinshaw (2004) notent ainsi que le produit des efforts d’exploration et d’exploitation menés au niveau conceptuel doit ensuite être remonté au sommet de la hiérarchie afin que les décisions d’investissement soient prises.

Sur la base de cette représentation des mécanismes d’exploration et d’exploitation, Gibson et Birkinshaw (2004) proposent d’opérationnaliser l’ambidextrie contextuelle en plaçant l’individu au centre du dispositif. Au coeur de la proposition de Gibson et Birkinshaw (2004) se trouve l’idée que les tensions entre exploration et exploitation sont résolues au niveau des individus, quelle que soit la position que ceux-ci occupent dans l’organisation (Gibson et Birkinshaw, 2004; Taylor et Helfat, 2009; Mom et al., 2009). L’ambidextrie contextuelle est mise en oeuvre de manière située, dans le cadre de l’activité quotidienne des individus. Les individus ambidextres sont ceux capables à la fois de mener des activités d’exploitation, produisant des connaissances actionnables dans le cadre de leurs fonctions, et des activités d’exploration qui impliquent de s’engager activement dans la recherche de connaissances et de pratiques nouvelles. L’ambidextrie contextuelle est facilitée par un réseau personnel dense (Mom et al., 2009) et par la réalisation de tâches de coordination inter-fonctionnelles (Taylor et Helfat, 2009; Mom et al., 2009).

Cependant, afin de permettre aux individus d’être ambidextres, les managers de la firme doivent créer un contexte favorable. Ainsi, la deuxième proposition essentielle de l’ambidextrie contextuelle est que, sous la condition que la hiérarchie fournisse un environnement organisationnel combinant des incitations à la recherche de l’efficacité et à la créativité, les membres de l’entreprise organisent leur temps de travail de manière à y intégrer à la fois des activités d’exploration de nouvelles connaissances et des activités d’exploitation de connaissances maîtrisées. En s’appuyant sur les travaux de Ghoshal et Bartlett (1994), Gibson et Birkinshaw (2004) montrent que la recherche de performance est assurée par la mise en place d’objectifs exigeants (stretch) et des dispositifs de contrôle rigoureux de la performance (discipline). Un contexte social qui favorise le partage et la création de connaissances doit, lui, s’appuyer sur des dispositifs de soutien et d’assistance (support) et le développement d’une culture du partage et de confiance (trust). La hiérarchie a également pour tâche de reconnaître les nouvelles connaissances et pratiques, de les évaluer puis de stabiliser et d’institutionnaliser celles qui lui paraissent valables.

La mise en oeuvre de l’ambidextrie contextuelle suppose cependant un système qui sous-tend et opérationnalise le contexte dans lequel les individus sont libres de choisir la quantité d’effort qu’ils vont dédier à l’exploration et à l’exploitation. Les contributions existantes dans ce domaine sont assez timides et restent davantage descriptives qu’explicatives (Brion et al., 2008a; 2008b). Dans ce qui suit, nous avançons l’idée que les CoPs sont précisément un dispositif de ce type.

Les communautés de pratique pilotées

Caractéristiques des CoPs

Le concept de communauté de pratique a été initialement proposé par Lave et Wenger (1991). Dans sa formulation originelle, le concept décrit un groupe informel d’individus, fonctionnant sur un système de normes internes et attaché à produire des connaissances autour d’un domaine spécifique (Brown et Duguid, 1991). Dans cette formulation, la communauté de pratique apparaît comme fonctionnant de manière invisible pour la hiérarchie. Récemment, prenant conscience de l’intérêt des communautés dans une démarche de gestion des connaissances, de nombreuses entreprises se sont attaché à nourrir et développer de manière volontaire des communautés de pratique (Gongla et Rizzutto, 2001; Wenger et al., 2002). Les communautés de pratique, tout en conservant pour partie leur caractère émergent et auto-organisé sont maintenant articulées à l’organisation formelle. C’est cette forme hybride que nous appelons communauté de pratique pilotée (Probst et Borzillo, 2007; 2008; Borzillo et al., 2008).

Quatre éléments caractérisent l’aspect « communautaire » des CoPs (McDermott et Archibald, 2010) : elles n’ont pas de durée de vie prédéfinie, leur fonctionnement se fonde sur un système de normes partagées, elles s’attachent à produire des connaissances et leurs frontières ne sont pas clairement définies.

Contrairement à une équipe projet, une CoP n’est pas créée pour un temps spécifié à l’avance. La communauté perdurera tant que le sujet autour duquel elle s’est constituée conservera un intérêt pour ses membres. Cette inscription dans la durée fait de la communauté un lieu de mémoire et un réceptacle pour les connaissances accumulées (Amin et Cohendet, 2004).

Les communautés intègrent des liens forts entre leurs membres. Ces liens sont fondés sur l’engagement de chacun vers un objectif commun ou une pratique commune. Les notions de contrats et de rémunérations incitatives y sont secondaires. Les interactions entre membres d’une communauté sont gouvernées par des relations de confiance fondées sur le respect de normes. Ces normes elles-mêmes émergent de la répétitivité des interactions entre les membres et réduisent considérablement les comportements opportunistes auxquels elles substituent des mécanismes de coopération entre pairs et des effets de réputation (Cohendet et al., 2006; McDermott et Archibald, 2010).

L’objectif premier des CoPs est de produire des connaissances. Les travaux récents montrent que nous pouvons distinguer les communautés orientées vers l’exploration de connaissances nouvelles des communautés orientées vers l’accumulation de connaissances sur un domaine déjà bien maîtrisé (Probst et Borzillo, 2007; Borzillo et al., 2008; McDermott et Archibald, 2010). Les premières ont pour objectif de développer des connaissances autour de domaines mal connus de l’organisation mais pouvant potentiellement conduire à des innovations majeures et au développement de nouvelles activités. Les secondes s’attachent à maximiser l’efficacité opérationnelle des processus en place (Probst et Borzillo, 2007).

Les communautés de pratique n’ont pas de frontières organisationnelles clairement définies (Wenger et al., 2002). En effet, dans la mesure où l’adhésion à une communauté n’est pas contrôlée, les entrées et les sorties de membres sont fréquentes. En outre, un individu peut participer à plusieurs communautés simultanément, voire remplir dans chacune un rôle différent. En particulier, un individu peut participer, en même temps ou de manière séquentielle, dans une communauté orientée exploration et dans une communauté orientée exploitation. Par ailleurs, les membres peuvent provenir de tous les niveaux hiérarchiques et de toutes les fonctions de l’entreprise. A cet égard, les communautés sont affranchies des frontières de l’organisation formelle (Brown et Duguid, 2001).

Pour les organisations, la difficulté réside dans le pilotage des communautés de pratique. Il est en effet nécessaire que les communautés produisent des éléments en phase avec les préoccupations de la firme, sans pour autant que soit étouffée la dimension auto-organisée qui fait leur intérêt. La littérature met en avant deux mécanismes permettant de réaliser cet arbitrage délicat : la fixation d’objectifs et de livrables et une gouvernance fondée sur les rôles de coordinateur et de sponsor (Probst et Borzillo, 2007; Borzillo et al., 2008; McDermott et Archibald, 2010).

Selon McDermott et Archibald (2010), les CoPs les plus efficaces sont celles qui s’attachent à des thématiques ayant un intérêt pour l’ensemble de l’organisation. Ainsi, si les communautés restent libres de la définition de leur mode de fonctionnement, la hiérarchie continue à être attentive au maintien de la cohérence de ces structures souples avec la stratégie globale de l’organisation. Cette articulation est contrôlée de manière plus opérationnelle par la mise en place d’objectifs clairs et d’indicateurs de performance associés (Probst et Borzillo, 2008).

Le deuxième mécanisme de pilotage consiste en la mise en place de liens entre les communautés de pratique et la structure formelle. Ces liens sont assurés par la mise en place de deux figures d’acteur, le sponsor et le coordinateur. Ces deux rôles ont initialement été identifiés par Wenger et al. (2002) et leur importance confirmés par des travaux ultérieurs (McDermott et Archibald, 2010; Probst et Borzillo, 2007; 2008). Le sponsor a pour rôle de garantir d’une part que la communauté dont il a la charge dispose des ressources et du temps nécessaires à son fonctionnement. D’autre part, il doit veiller à la convergence des thématiques de la communauté avec les préoccupations de l’organisation. Le leader à un rôle de facilitateur au sein de la communauté. Il doit veiller à la bonne circulation des connaissances, à la division du travail et aux respects des délais au sein de celle-ci (Wenger et al., 2002).

Les CoPs : un support à l’ambidextrie contextuelle ?

En nous appuyant sur les caractéristiques des CoPs que nous venons de présenter, nous pouvons maintenant montrer en quoi les CoPs peuvent être un dispositif supportant l’ambidextrie contextuelle. Pour ce faire, nous prenons tour à tour les deux grandes caractéristiques de l’ambidextrie contextuelle – alignement et flexibilité à l’échelle d’une business unit, ainsi que l’arbitrage entre exploration et exploitation au niveau individuel, – et montrons que les CoPs représentent un dispositif organisationnel capable de satisfaire aux propriétés de l’ambidextrie contextuelle.

Les communautés de pratique pilotées permettent l’alignement et la flexibilité sur l’ensemble d’une B.U.

Nous avons mentionné que des CoPs pouvaient être dédiées à l’exploration ou à l’exploitation (Probst et Borzillo, 2008). Les communautés orientées exploration cherchent des connaissances distantes du corpus actuel de l’organisation. Elles assurent donc une certaine flexibilité en proposant des variations qui s’écartent des connaissances maîtrisées par l’organisation. Au contraire, les communautés dédiées à l’exploitation ont pour mission de renforcer et d’affiner constamment les connaissances déjà détenues par l’entreprise et contribuent en ce sens à l’alignement. Alignement et flexibilité sont assurés sur l’ensemble d’une organisation car les communautés recrutent leur membres dans toutes les fonctions et à tous les niveaux hiérarchiques. Les communautés ne sont pas contraintes par les frontières formelles de l’organisation et constituent un maillage des individus alternatifs à l’organigramme de l’entreprise (Brown et Duguid, 2001).

Les communautés de pratique pilotées favorisent les arbitrages individuels entre exploration et exploitation

Nous avons vu qu’une des caractéristiques essentielles des communautés est d’avoir des frontières floues, au sens où les entrées et les sorties de membres sont relativement peu contrôlées et où les individus peuvent avoir de multiples appartenances (Wenger et al., 2002). Cette propriété est en particulier vraie dans le cas d’individus participant à la fois à des communautés d’exploration et d’exploitation, ce qu’ils peuvent faire parallèlement ou séquentiellement. Ainsi, dans une organisation qui s’appuie sur ces communautés, les arbitrages entre exploration et exploitation sont réalisés au niveau individuel. Notons que cela reste vrai quel que soit le niveau hiérarchique des individus (Mom et al., 2009). Ainsi, la décision d’un sponsor, qui détient habituellement une position hiérarchique élevée, de créer une communauté sera individuelle au sens où elle n’implique pas la mobilisation des processus de décision collectifs de l’organisation (Mom et al., 2009).

Les communautés de pratique pilotées combinent exigence de performance et contexte social favorable au partage et à la création de connaissances

Les CoPs sont des formes hybrides combinant aspects formels et informels. Dans de telles structures les agents sont relativement libres dans la définition de leurs méthodes et règles de fonctionnement. Elles favorisent la collaboration entre pairs et sont régulées par des normes et des croyances émergeant des interactions entre les membres. Ces caractéristiques favorisent le développement de la confiance et fournissent un environnement dans lequel partage et création de connaissances peuvent prendre place. Simultanément cependant, la hiérarchie continue à être attentive à l’articulation de ces structures souples avec le reste de l’organisation par le biais de dispositifs de reporting et/ou de contrôle afin de garantir que les objectifs de production des communautés soient respectés et cohérents avec ceux de l’organisation (McDermott et Archibald, 2010). En particulier, la mise en place de sponsors et de coordinateurs mentionnée plus haut est un mécanisme important de contrôle de la performance des communautés, la performance étant ici entendue comme la contribution des communautés aux objectifs généraux de la firme (Gibson et Birkinshaw, 2004).

Au regard de ces éléments, il apparaît que les CoPs peuvent potentiellement satisfaire les caractéristiques de l’ambidextrie contextuelle et peuvent donc constituer un support ontologique à cette dernière. Afin d’illustrer cette proposition et la mise en oeuvre concrète d’un réseau de CoPs au sein d’une organisation, nous présentons le cas d’un grand groupe industriel doté d’un tel système : le groupe GDF SUEZ.

CoPs et ambidextrie contextuelle : Le cas GDF-Suez

Après avoir présenté notre méthode de recherche et le développement des CoPs au sein du groupe GDF SUEZ, nous étudions tour à tour leur impact en termes d’alignement et de flexibilité; l’arbitrage individuel entre exploration et exploitation; et le déploiement d’un contexte organisationnel favorable à l’ambidextrie contextuelle.

Méthodologie

Nous avons mené une étude de cas à visée descriptive et explicative (Miles et Huberman, 2003) au sein d’une entreprise multinationale qui utilise intensivement des communautés de pratiques pilotées dans une logique d’innovation continue : le groupe GDF SUEZ (83,1 milliards d’euros de CA en 2008, environ 200 000 employés), leader mondial sur le secteur de l’Environnement et leader européen sur le secteur de l’Energie.

Notre accès au terrain s’est effectué via notre participation à un groupe de réflexion dont l’objectif était de caractériser les interactions entre les CoPs et les structures formelles de l’organisation et d’étudier leur impact sur la performance du groupe. Ce groupe de réflexion comprenait des cadres et knowledge managers du groupe GDF SUEZ ainsi que les auteurs. La collecte des données a commencé en septembre 2007 et a été achevée en juin 2009. Les données proviennent de sources multiples (Tableau 1) : (i) une étude interne sur les 130 CoPs du groupe; (ii) les interviews semi-directifs de 19 coordinateurs de CoPs et de 2 méta-coordinateurs; (iii) des notes provenant d’observations directes (réunions et workshops internes); (iv) des données secondaires (documents et rapports, articles de presse…).

Tableau 1

Sources des données

Sources des données

-> Voir la liste des tableaux

Des notes furent prises durant les différentes réunions et workshops avec les cadres du groupe, et nous avons collecté nos observations dans un agenda de recherche, qui nous a ainsi fourni des données « au vol » (Miles et Huberman, 2003). Une première étape d’analyse consistait à comparer les observations collectées afin d’identifier les dilemmes communs et de définir les aspects uniques de l’organisation GDF SUEZ. Nous avons créé des tableaux et graphiques pour faciliter les comparaisons puis avons exposé au groupe de travail les différences et similarités des structures étudiées en vue d’affiner notre cadre conceptuel et de développer notre logique et nos construits théoriques. Ensuite le groupe de travail a identifié et proposé des managers et coordinateurs clés à interviewer. Les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. Ils ont une durée moyenne de plus de 110 minutes, certains durant environ trois heures. Les données collectées furent validées une première fois par les répondants, puis par les membres du groupe de réflexion. Chaque auteur a codé indépendamment les données en fonction du cadre théorique, et les différences furent résolues par des discussions. Pour élaborer notre grille de codage, nous nous sommes appuyés sur nos propositions issues de notre cadre théorique, ainsi que des premières interactions avec les managers du groupe de réflexion GDF SUEZ. Nous avons tout d’abord réalisé une liste préliminaire de codes. Afin de préciser les définitions des codes et d’augmenter leur cohérence et leur fiabilité nous avons opéré un codage multiple. Cela a permis d’éclaircir la signification des codes et leur degré de cohérence interne. Nous avons ajouté des informations complémentaires issues de l’analyse des données secondaires, comme le suggèrent de nombreux auteurs (Yin, 1994; Miles et Huberman, 2003). Au fur et à mesure de l’évolution de l’analyse, des nouveaux codes ont émergé, inférentiels et explicatifs (Miles et Huberman, 2003), qui nous ont amenés à revenir vers nos observations afin de nous assurer que notre progression était cohérente avec celles-ci. Ceci nous a permis à la fois de faire évoluer puis de stabiliser notre grille de codage mais également d’augmenter significativement la correspondance entre nos blocs de données et codes, i.e. la fiabilité inter-codeurs (Miles et Huberman, 2003). Nos résultats ont régulièrement été présentés au groupe de travail. Ainsi, l’utilisation de multiples sources de données, mais surtout nos fréquentes interactions avec les membres du groupe de réflexion ont renforcé de manière significative notre compréhension du terrain.

Le développement des CoPs GDF SUEZ

Depuis 2003, GDF SUEZ a décidé de s’appuyer sur le développement de CoPs afin de renforcer la création et la diffusion des savoirs au sein du groupe. Ainsi, le plus haut niveau hiérarchique a décidé de soutenir la création, le développement et la professionnalisation de CoPs. En 2007, pas moins de 130 communautés visibles répandues au sein du groupe étaient référencées. Cette véritable constellation de communautés concerne toutes les branches d’activités et métiers, que ceux-ci soient de nature technologique et/ou technique (compétences clés relatives aux métiers de l’énergie et de l’environnement) ou de nature « supports » (achats, systèmes d’information, fiscalité…). Le nombre de communautés identifiées a augmenté de 87 % environ depuis 2004 (de 80 en 2003 à 150 en 2010) et la grande majorité de ces nouvelles communautés ont adopté la dénomination de CoPs, alors que les anciennes s’intitulaient plutôt comités techniques, groupe de travail, réseaux… Depuis 2004, le terme « communauté de pratique » est quasiment devenu un standard au sein du groupe afin de désigner toute forme communautaire. Ainsi, compte tenu de cette diversité de réseaux et communautés, nous nous sommes tout d’abord appuyés sur une étude interne menée en 2007, le CoP Wellness Survey, afin d’identifier un échantillon représentatif parmi cet enchevêtrement communautaire en fonction de notre objectif de recherche (cf. Tableau 2).

Tableau 2

Synthèse des CoPs étudiées

Synthèse des CoPs étudiées

-> Voir la liste des tableaux

Une distinction entre exploration et exploitation

Nos observations confirment que certaines CoPs sont orientées vers l’exploration, tandis que d’autres se focalisent davantage sur l’exploitation. Les deux citations ci-dessous soulignent les contrastes dans les objectifs que peuvent se donner les CoPs :

La thématique, c’est le Business Development avec trois objectifs : faire se rencontrer les business developers et se constituer un réseau humain, s’assurer des échanges des bonnes pratiques et d’amélioration de processus, et travailler sur l’aspect humain aussi par le développement de formations adaptées aux business developers ou d’intégrer le business development dans les formations existantes du groupe.

Coordinateur CoP business developer

Le rôle du comité scientifique est celui de proposer des pistes de R&D qui sont pas celles qui sortent du système officiel de la R&D.

Coordinateur CoP Comité Scientifique

Afin d’affiner notre analyse des différences entre ces deux types et leurs contributions respectives au reste de l’organisation, nous présentons ci-dessous les modes de production des connaissances de chacun.

Les CoPs d’exploitation

Les objectifs des CoPs que nous avons classées « exploitation » sont d’améliorer les façons de faire existantes. Par exemple, la CoP « analyse et laboratoire » se donne pour objectif de mettre en commun les savoir-faire des laboratoires travaillant sur l’eau et les déchets. Ces savoir-faire incluent des aspects tels que le choix des machines, les différentes méthodes de mesure du taux de mercure ou encore les normes de sécurité dans les laboratoires. De la même manière, la CoP des « business developers » (les business developers ont pour fonction d’identifier et de formaliser les nouvelles opportunités de développement de l’entreprise), s’attache à identifier et unifier les différents référentiels du métier et à améliorer les processus liés à cette fonction. Les connaissances produites dans ces CoPs portent sur des processus existants. Il ne s’agit pas de produire des connaissances radicalement nouvelles. Ainsi que le déclare une coordinatrice :

Nous n’avons pas participé au titre [de notre CoP] à des idées innovantes… Les sujets qu’on aborde sont assez concrets et on y travaille au quotidien. 

Coordinatrice CoP Analyse et Laboratoires

Dans toutes les CoPs orientées exploitation approchées, il y a une volonté forte de ne pas diffuser largement leur production. Ainsi que le dit une des personnes interviewées dans le cas des business developers :

Il n’y a pas une volonté de diffusion à l’extérieur. Il y a un désir de la part des [membres] de mettre une barrière d’accès ne serait-ce que pour valider que c’est bien un business developer et qu’il est bien concerné par le sujet.

Coordinatrice CoP business developer

Toutes ces CoPs contrôlent ainsi, de manière assez stricte, la diffusion des connaissances produites, qu’elles souhaitent maintenir dans les réseaux de professionnels du domaine. Elles ciblent un public susceptible de comprendre et d’être intéressé par les travaux de la CoP. Les problématiques comme les solutions circulent donc horizontalement, au niveau opérationnel, entre spécialistes d’un même domaine.

Les CoPs d’exploration

Les CoPs orientées exploration ont pour objectif de produire des connaissances qui sont radicalement nouvelles pour l’organisation. Une des personnes interviewées présente ainsi le « comité scientifique » de SUEZ Environnement, une CoP orientée exploration :

La création du comité scientifique est liée à quelque chose de très simple. Il a un budget relativement modeste […] mais a le droit de [réfléchir] sur tous les sujets, de tester.

Coordinateur CoP comité scientifique

Les connaissances produites peuvent conduire à des activités substantiellement nouvelles :

Par exemple, on a pas mal [travaillé] sur les microcapteurs et les nanocapteurs et l’idée est de dire qu’on va multiplier, dans un réseau, le nombre de capteurs par un facteur 100 parce qu’on va trouver une technologie qui fera qu’un capteur tout monté tournera à l’achat autour de 10 euros, c’est-à-dire largement 200 fois moins qu’aujourd’hui. Et on essaie de dire comment notre métier est révolutionné si on arrive à multiplier le nombre de capteurs par un facteur 100.

Coordinateur CoP comité scientifique

Cet exemple montre que les connaissances produites ne visent plus ici à améliorer des processus existants, mais à en créer de nouveaux. De telles connaissances ont donc une portée beaucoup plus stratégique qu’opérationnelle. Cependant, la thématique de travail émerge de la CoP. Ainsi, l’exemple des micro- et nanotechnologies n’a pas été suggéré par la hiérarchie à la CoP, mais est le produit des réflexions et observations des membres. De même, une autre CoP a choisi de travailler sur le concept « d’usine verte ». Cette idée est elle aussi née des interactions entre les membres de la CoP, sans aucune intervention hiérarchique.

D’après nos données, aucune circulation des connaissances issues des CoPs d’exploration ne se fait horizontalement, vers des pairs. Les connaissances sont envoyées vers les instances décisionnaires. Au sommet de chacune des grandes branches du groupe, un comité décide des investissements futurs en R&D. Ces comités ont donc la charge de définir les grandes orientations technologiques pour les années à venir et sont la cible de la communication des CoPs orientées exploration. Les connaissances issues de l’exploration circulent donc verticalement, des CoPs qui en sont les productrices vers les instances décisionnaires qui vont en évaluer la pertinence et, le cas échéant, financer les développements nécessaires à leur mise en oeuvre.

Un arbitrage exploration/exploitation au niveau individuel

Nos résultats indiquent que, si les processus d’apprentissage au sein des CoPs sont collectifs, une part importante de la dynamique des CoPs ne relève pas moins du niveau individuel. En particulier, ce sont les individus qui décident d’adhérer à des CoPs en fonction des besoins qu’ils identifient dans leur environnement. En fonction de ces besoins, les individus vont choisir la manière dont ils s’impliquent dans les différentes CoPs. Ainsi,

Il y a des membres [de CoPs du groupe] qui font partie de plusieurs communautés, ça arrive souvent…

Coordinateur CoP Business Development Energie International

A titre d’exemple, une des personnes interviewées nous a déclaré :

Auparavant, [j’ai animé] trois COPs. […] Une COP technique, une COP où j’ai pu participer, mais pas en tant qu’animatrice, une COP achats et une COP management. […] C’était en parallèle et pendant les 4 années.

Coordinateur CoP business developer

Le phénomène de pluri-appartenance d’un individu à plusieurs communautés n’est pas rare et s’est révélé au fur et à mesure de nos entretiens. En outre, ce phénomène est également vrai pour des individus participant à la fois à des CoPs orientées exploitation et des CoPs à vocation exploratoire. Ainsi, le coordinateur de la CoP Watbis (exploitation) est également membre de la CoP Comité scientifique (exploration). De même, le coordinateur de la CoP Qualité de l’Eau (exploitation) est également coordinateur de la CoP Usine Verte (exploration).

C’est aussi très majoritairement sur des initiatives individuelles que sont créées les CoPs. Ces créations peuvent prendre deux formes. Certaines CoPs sont nées de l’initiative de personnes issues des opérations. C’est le cas par exemple des CoPs « modélisation des systèmes d’information (Watbis) », « project realization » ou « cogénération », toutes créées sur l’impulsion d’un acteur « terrain ».

…parce que c’est fait à notre initiative. […] Ca fonctionne essentiellement parce que c’est une espèce de franc-maçonnerie, c’est-à-dire que les gens se voient, se connaissent, se téléphonent de façon complètement informelle quand ils ont des problèmes […], et on arrive à produire des papiers qui finissent par être utiles. Mais faut pas se leurrer, […] le travail est donc surtout fait par ceux qui sont ici parce qu’on en a besoin […] Au début, il y a avait un groupe de travail totalement informel sur le système d’informations géographique qui réunissait des gens qui étaient branchés système d’informations géographique. […] Ca a fonctionné largement deux ans avant d’être béni comme [CoP].

Coordinateur CoP Watbis

D’autres CoPs, comme « business development », « analyse et laboratoires » ou « ressource et production de l’eau », ont été créées par la volonté d’un top manager, suite à l’identification d’une question qu’il a jugée critique. Dans ce cas, il en devient le sponsor de facto, garantit vis-à-vis du groupe l’utilité des CoPs qu’il parraine et en esquisse les traits et le fonctionnement.

Les CoPs comme contexte organisationnel favorisant l’ambidextrie contextuelle

Notre analyse a révélé que la mise en place d’un tel dispositif organisationnel correspond bien avec le développement des capacités d’ambidextrie contextuelle, notamment des attributs identifiés par Gibson et Birkinshaw (2004 : 213) combinant gestion de la performance (discipline et stretch) et environnement social coopératif (support et trust).

La gestion de la performance

Dans le système de CoPs mis en place par GDF SUEZ, le suivi des performances des CoPs s’effectue à trois niveaux. D’abord, la définition des objectifs d’une CoP GDF SUEZ met en avant le rôle d’un acteur particulier, le sponsor de la CoP, qui va co-définir et/ou valider les objectifs de celle-ci et la pourvoir en moyens. Le sponsor est en général une personne qui occupe un niveau hiérarchique élevé. C’est également l’interlocuteur du coordinateur en matière de reporting d’activités et de performance, en charge par conséquent d’évaluer et d’orienter la production des CoPs en matière d’outputs et/ou résultats. Nos résultats montrent également que l’implication active et l’intéressement du sponsor dans la CoP sont déterminants :

Le sponsor c’est mon chef qui supporte les initiatives

coordinateur CoP project realization;

On a un sponsor qui s’intéresse vraiment à la chose, qui y croit et qui nous défend, […] donc c’est très bien 

coordinateur CoP KM;

Le sponsor joue un rôle important dans la promotion de la CoP et sa représentation à l’extérieur. Une des personnes interviewées rapporte par exemple :

Lorsqu’il y a des branches qui n’étaient pas très motivées au début, il y a eu quelques rappels par notre sponsor, qui appartient au comité exécutif […]. Ca a été assez profitable.

coordinateur CoP développement durable

Une autre figure d’acteur essentiel à l’alignement des CoPs est celui de coordinateur. Son rôle est celui d’un animateur, en ce qu’il assure la bonne circulation des informations et des connaissances au sein de sa CoP, mais également d’un porte-parole, en ce qu’il a la charge d’assurer les liens avec l’extérieur de la CoP. Dans de nombreuses CoPs, la désignation du rôle d’animateur résulte d’une décision hiérarchique, sur la base de ses aptitudes, de sa disponibilité et de son volontarisme.

Au cours des interviews, [vous avez] rencontré différentes personnes qui sont à 100 % animateur d’une COP et d’autres qui sont une partie de leur temps animateurs d’une COP. Moi je suis à 100 % animatrice de la COP [business development]. C’est ma fonction première.

Coordinateur CoP business development

Enfin, dans la grande majorité des cas, le recrutement des membres est partiellement supervisé par un responsable hiérarchique. Par conséquent, les ressources humaines et les expertises dont peut disposer une CoP sont soumises à une forme de validation :

[les membres clés] ont été nommés par leurs directeurs de branche et ont été choisis en fonction de leur expertise dans le business development […]. Par contre, au niveau membres, on laisse vraiment la porte ouverte

Coordinateur CoP Business Development

Le contexte social favorable à la collaboration

Le dispositif de CoPs GDF SUEZ est également favorable à l’établissement d’un contexte social qui soutient un climat propice à la création et la diffusion de connaissances (support et trust). Un des éléments clés du dispositif a été la constitution de la CoP Knowledge Management en 2004 (CoP KM). L’idée était de créer une structure d’appui souple dont les objectifs affichés sont triples : stimuler le partage, promouvoir les initiatives de type « réseau » et professionnaliser les communautés. Pour se faire, le déploiement de la CoP KM s’est effectué autour d’un « noyau dur » de cadres expérimentés en coordination de communautés, réseaux et/ou gestion des connaissances, issus de différentes filiales, où les membres sont de facto les coordinateurs de CoPs du groupe GDF SUEZ. Aujourd’hui, la CoP KM joue non seulement un rôle « d’incubateur de communautés » en soutenant la création de nouvelles communautés et le développement des communautés existantes, mais assure également une mission de promotion, de sensibilisation et de formation à la gestion des connaissances au niveau de l’ensemble du groupe. La CoP KM a pour ambition de fournir un soutien à la professionnalisation et au développement des CoPs en leur proposant divers services et ressources : mentorat et conseil, outillage et méthodes… afin d’accompagner ces dernières vers plus d’efficacité et de maturité. Le recours aux services de la CoP KM n’est pas obligatoire, mais toujours fortement recommandé et apprécié.

On interagit bien évidemment avec d’autres CoPs du groupe. J’ai beaucoup d’interactions avec Sophie qui est aussi membre de la CoP KM.

Coordinateur CoP Business Development Energie International

Oui, il y a eu [des interactions avec la CoP KM], c’est moi qui devait y aller d’ailleurs, […]. J’ai trouvé ça assez intéressant comme feed-back. Et si on peut avoir des tuyaux pour améliorer le fonctionnement du réseau, tant mieux.

Coordinateur CoP développement durable

Le sponsor joue également un rôle dans la création d’un contexte favorable dans lequel les membres des CoPs vont pouvoir développer créer et partager des connaissances. Le sponsor est ainsi très impliqué dans le fonctionnement de la CoP. Il en choisi par exemple les membres clés et c’est dans ce type de CoP que l’on retrouve le plus communément les coordinateurs qui y travaillent à plein temps.

Son rôle [de sponsor] a été de défendre le projet de monter la COP BD auprès du comité exécutif de SUEZ en avril dernier. Ensuite il est le relais en termes de fonctionnement de la COP ou de décisions à prendre avec la présidence du comité de pilotage. […] Si on n’a pas de sponsor et de moyens, la COP fonctionnera par îlot mais elle ne fonctionnera pas à un niveau global et elle n’aura pas cette vision interbranches.

Coordinateur CoP Business Development

Enfin, le mode communautaire apparaît nettement comme étant un vecteur de confiance :

Je pense qu’il y a plus d’informel que de formel. Déjà au niveau des réunions, ça c’est évident. En dehors des réunions je ne peux pas bien mesurer. Mais là il y a une évolution dont je suis très heureux, c’est que justement les relations ne passent plus d’office par le centre et donc les gens commencent à se faire confiance, à se connaître et ils échangent entre eux dedans. […]. Et donc là, […] je suis parvenu à ce que les gens se connaissent mieux. Là je suis content, franchement parce qu’au fil des années les contacts en effet deviennent nettement plus diversifiés, ça part dans tous les sens et donc ça ne passe pas d’office par le coordinateur. Des gens ont des raisons et des envies de se rencontrer en dehors de la présence du coordinateur, ce qui est génial !

Coordinateur CoP KM

Discussion

Le cas GDF SUEZ met en lumière le fait que les CoPs pilotées peuvent être un support à l’ambidextrie contextuelle. Nous retrouvons en effet dans nos résultats les principales caractéristiques de ce type d’ambidextrie. Les CoPs, telles qu’elles sont utilisées et gérées chez GDF SUEZ constituent un contexte mêlant exigence de performance, en ce qu’il est attendu de ce dispositif qu’il fournisse des livrables exploitables par l’organisation, et contexte de partage et de création de connaissances, par l’encouragement de la hiérarchie à expérimenter et par le fonctionnement informel des CoPs. La dimension individuelle de la gestion des tensions entre exploration et exploitation est également présente, notamment parce que la décision de créer, mais également celle de participer à une CoP, sont du ressort de l’individu. Enfin, certaines CoPs sont orientées exploration, contribuant ainsi à la flexibilité de l’organisation, tandis que d’autres sont d’avantage axées sur l’exploitation, contribuant ainsi à l’alignement des différentes activités de la firme. En outre, les CoPs traversent les frontières internes et ont donc un effet sur l’ensemble de l’organisation.

Cependant, nos résultats présentent également des éléments absents de la littérature théorique actuelle sur l’ambidextrie contextuelle. Dans ce qui suit, nous présentons ces écarts et discutons leur implication pour des travaux futurs.

Alignement et flexibilité au niveau organisationnel

La flexibilité grâce aux CoPs d’exploration

Au sein de GDF SUEZ, les CoPs focalisées sur l’exploration communiquent leurs productions vers les agents capables de décider et de mettre en oeuvre ces changements dans l’organisation formelle. Les flux de connaissances issus de l’exploration sont donc orientés verticalement, vers les niveaux décisionnaires de la firme, où ils pourront être évalués et pris en compte dans l’élaboration de la stratégie (Schulz, 2001). Le recours aux CoPs accroît la capacité des managers à maintenir en permanence une activité d’exploration (Mom et al., 2007; Mom et al., 2009). De ce point de vue, ces CoPs contribuent à la flexibilité en fournissant aux décideurs une source d’opportunités potentielles qu’ils peuvent décider d’opérationnaliser ou non. Le rôle des CoPs peut à cet égard être vu comme complémentaire à celui attribué par Gibson et Birkinshaw (2004) au management intermédiaire dans la transmission des idées nouvelles des niveaux opérationnels vers les niveaux décisionnels.

L’alignement grâce aux CoPs d’exploitation

Les flux de connaissances issus des CoPs dédiés à l’exploitation sont principalement horizontaux, directement dirigés vers les personnes pouvant les mettre immédiatement en pratique (Schultz, 2001). Le transfert de ces connaissances se fait via des relations interpersonnelles qui traversent les frontières internes de l’organisation (Hansen, 1999; Van Wijk et al., 2008; Kang et Snell, 2009). Des relations fréquentes, des liens forts permettent de faire circuler une connaissance riche et fortement contextualisée, un avantage important lorsqu’il s’agit de transmettre des savoir-faire et des connaissances processuelles. En outre, par le fait qu’elles accueillent des individus de toutes les fonctions de l’organisation, les CoPs orientées exploitation contribuent au développement de connaissances communes aux différentes entités de la firme (Raisch, 2008; Gilbert, 2006; Taylor et Helfat, 2009) et contribuent par là à la cohérence et à l’alignement des activités de la firme (Raisch et al., 2009).

La gestion des tensions entre exploration et exploitation au niveau individuel

Outre l’existence d’un contexte combinant exigence de performance et culture du partage, la littérature sur l’ambidextrie contextuelle stipule que la résolution des tensions entre exploration et exploitation se fait au niveau individuel. En d’autres termes, chaque individu décide du temps qu’il va passer en exploration et en exploitation (Gibson et Birkinshaw, 2004; Mom et al., 2007; Mom et al., 2009). Des critiques se sont cependant élevées face à cette vision individuelle de l’ambidextrie. En particulier, il est souligné que les limites cognitives de l’individu devraient l’empêcher de mener à la fois des activités d’exploration et d’exploitation. Nous devrions en conséquence observer une spécialisation des agents dans l’une ou l’autre activité (Gupta et al., 2006; Li et al., 2008; Raisch et al., 2009). Nos résultats peuvent apporter des éléments de conciliation entre ces deux points de vue. En effet, l’exemple montre que si l’identification des besoins et l’arbitrage entre exploration et exploitation sont bien individuels, l’apprentissage est en revanche collectif dans les CoPs pilotées.

Au sein de GDF SUEZ, l’arbitrage entre exploration et exploitation est fait tant par les individus décidant de la création de certaines CoPs que par ceux y participant. Les sponsors décident d’en créer certaines autour de questions jugées importantes et suppriment celles qui ne leur paraissent plus pertinentes. Ces résultats sont congruents avec les études précédentes sur les CoPs pilotées (Probst et Borzillo, 2007). Les individus quant à eux sont dans une large mesure libres de s’engager ou non dans les CoPs et de choisir entre exploration et exploitation (Borzillo et al., 2008). La possibilité offerte aux individus d’appartenir à plusieurs CoPs séquentiellement ou simultanément leur permet de choisir la manière dont ils vont allouer leur temps entre exploration et exploitation comme le montre l’exemple de la personne interviewée participant à la fois à la CoP Watbis (exploitation) et au comité scientifique (exploration), ou encore celle participant à la CoP qualité de l’eau (exploitation) et à la CoP usine verte (exploration). Nous retrouvons donc bien ici la dimension individuelle de l’ambidextrie.

Cependant, si l’analyse des besoins et l’arbitrage entre exploration et exploitation sont individuels, l’engagement dans l’une ou l’autre activité implique de rejoindre un collectif. Afin de développer des connaissances nouvelles, les individus s’engagent dans des CoPs qui possèdent chacune des règles et des normes et qui se focalisent sur une activité spécifique. L’idée que tout apprentissage est collectif et incorpore un processus de socialisation est constitutif du concept de communauté (Lave et Wenger, 1991). Ici, il permet de lever le problème des limites cognitives de l’individu solitaire souligné par les critiques de l’ambidextrie contextuelle. Nous retrouvons cette dimension collective de l’exploration et de l’exploitation dans le cadre de l’ambidextrie contextuelle dans l’article de Kang et Snell (2009). Pour ces auteurs, l’ambidextrie contextuelle ne peut se comprendre si l’on ne prend pas en compte les réseaux informels et les relations interpersonnels existant au sein d’une organisation et qui supportent et démultiplient les capacités individuelles. Au sein de GDF SUEZ, de telles structures prennent la forme de communautés pilotées.

Notons que cet aspect collectif de l’effort cognitif contraint les possibilités de l’organisation dans sa gestion de l’exploration et de l’exploitation. Ainsi, la tentative par la hiérarchie d’utiliser des CoPs orientées exploitation pour faire de l’exploration s’est soldée par un échec. Lancer une activité d’un type ou de l’autre suppose donc de créer une CoP adaptée au besoin identifié en terme de normes, de fonctionnement et de critères de recrutement.

Un contexte conciliant exigence de performance et culture du partage

Gibson et Birkinshaw (2004) avancent que l’ambidextrie contextuelle est rendue possible par la mise en place d’un contexte organisationnel combinant des dispositifs visant à accroître la performance et des dispositifs destinés à favoriser la création et le partage de connaissances. Dans la manière dont les CoPs sont appréhendées au sein de GDF SUEZ, nous retrouvons bien ces deux dimensions. Ainsi, la création de la CoP KM et l’allocation de temps et de ressources par les sponsors sont des éléments contribuant à supporter le fonctionnement des CoPs. De la même manière, l’institutionnalisation des CoPs pilotées et l’encouragement à leur développement par le sommet hiérarchique, le mode de fonctionnement même des CoPs en tant que lieux a-hiérarchiques de collaboration entre pairs et de diffusion et de partage de connaissances, sont des éléments qui favorisent la confiance institutionnelle et encouragent la prise de risques.

A l’inverse, il existe également des dispositifs de contrôle qui ont pour objectif de maintenir les activités des CoPs dans un cadre directement utile à l’organisation. En particulier, la mise en place de coordinateurs, et les efforts de professionnalisation de ces derniers, permettent de s’assurer que les productions des CoPs resteront liées aux objectifs stratégiques et opérationnels de la firme. Le sponsor, qui dispose du pouvoir de maintenir ou de supprimer les CoPs dont il est responsable, assure également un rôle de garant quant à l’utilité effective d’une CoP pour l’organisation.

Ainsi, nous retrouvons bien les deux dimensions (de performance et de partage) mises en avant par Gibson et Birkinshaw (2004). Cependant, bien qu’agnostiques sur les modalités de mises en oeuvre de l’ambidextrie contextuelle, ces auteurs laissent entendre qu’elle prend place directement dans les fonctions et services et de l’organisation.

Dans notre cas pourtant, le contexte est un « espace communautaire » créé à l’extérieur de l’organigramme de la firme. Le dispositif que nous décrivons présente l’avantage de répondre aux critiques de différents travaux qui soulignent l’impossibilité de voir l’ambidextrie contextuelle prendre place dans les fonctions de l’entreprise (Gilbert 2006; Mirow et al., 2007). Celles-ci sont en effet soumises aux contraintes externes de ses clients, de ses fournisseurs et de ses partenaires, ce qui rend improbable la possibilité de libre-arbitre quant à l’allocation du temps (Mirow et al., 2007). Un système tel que celui des CoPs pilotées permet de mettre en place un contexte favorable à l’ambidextrie contextuelle, sans porter atteinte à l’efficacité opérationnelle de la firme. Une telle séparation fait également écho aux propositions de Schreyögg et Kliesch-Eberl (2007) de voir la firme comme composée d’un système opérationnel et d’un système d’observation. Pour ces auteurs, le système d’observation permet de détecter les signaux indicateurs de dysfonctionnements ou de modifications dans l’environnement et d’adapter le système opérationnel en fonction des changements détectés. Les CoPs pilotées pourraient jouer un tel rôle vis-à-vis des opérations, en ce qu’elles sont les lieux de réflexions et de propositions d’améliorations incrémentales ou radicales.

L’idée que les communautés de pratique pilotées sont un support possible à l’ambidextrie contextuelle nous permet d’affiner les propositions faites dans le modèle original de Gibson et Birkinshaw (2004). Le tableau suivant synthétise les différences entre ces propositions et les nôtres.

Tableau 3

Synthèse des différences entre le modèle original de l’ambidextrie contextuelle et nos résultats

Synthèse des différences entre le modèle original de l’ambidextrie contextuelle et nos résultats

-> Voir la liste des tableaux

Conclusion et futures recherches

Gibson et Birkinshaw (2004) soulignent l’équifinalité des processus et systèmes permettant l’ambidextrie contextuelle. Dans cette contribution, nous avons mis en avant l’idée que les communautés de pratique pilotées peuvent constituer l’un des moyens par lesquels mettre en place une ambidextrie contextuelle. Cet effort nous a permis de pointer certains aspects encore sujet à discussion dans la littérature existante.

Ce travail est une des rares études empiriques sur l’ambidextrie contextuelle. Il nous a permis de mettre en avant l’idée que l’ambidextrie contextuelle peut nécessiter la création d’un contexte spécifique, à l’extérieur des structures formelles de l’organisation. Il pointe également le fait que la dimension individuelle de l’ambidextrie contextuelle se limite à la décision d’explorer ou d’exploiter, mais ne recouvre pas les processus d’apprentissage qui eux demeurent collectifs.

Cependant, les résultats produits par ce travail souffrent des biais associés à une étude de cas descriptive. Il ne s’agit ici que d’une première étape vers la compréhension de l’ambidextrie contextuelle et son opérationnalisation. De futurs efforts devraient prendre la forme d’études quantitatives plus systématiques et formalisées.

Nous pensons que cette contribution ouvre néanmoins des questions de recherche intéressantes. D’abord, l’étude des CoPs pilotées pointe le rôle des contrôles dans la création de connaissances. Il existe à ce jour peu d’études abordant explicitement le lien entre formes de contrôle et création de connaissances (Turner et Makhija, 2006). Ce champ mérite certainement de plus amples investigations. Ensuite, nous nous sommes ici attachés à l’ambidextrie contextuelle, laissant de côté l’ambidextrie structurelle. Une prochaine étape devrait viser à articuler ces deux types d’ambidextrie en un schéma cohérent.