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Introduction

L’une des principales difficultés auxquelles se heurtent les sociologues qui s’inscrivent dans une approche compréhensive consiste à trouver une bonne distance entre le soupçon systématique à l’égard des déclarations des acteurs sociaux et l’idée que la proximité entre l’observateur et l’observé engendre ipso facto un sens immédiat. Les sociologues rompus à l’analyse des entretiens ne remettent pas en cause le rôle joué par les institutions dans la mise en forme des discours tenus par les personnes interviewées ; pourtant, ce rôle est souvent supposé en raison du fait qu’il serait sans doute fastidieux, voire inutile, de faire l’inventaire des traces des influences sociales sur la parole des hommes et femmes interviewés. L’intérêt de la sociologie compréhensive réside plutôt dans le fait d’étudier la façon dont les individus traduisent et agencent les discours sociaux. Cette position a fait ses preuves, elle semble aujourd’hui obtenir un certain consensus chez les chercheurs et chercheuses qui travaillent avec les outils forgés par les approches compréhensives.

Dans le cadre de cet article, nous nous garderons de la remettre en cause. Pourtant, nous plaiderons pour une prise en compte plus importante de la part de la sociologie compréhensive des contextes sociaux de production et de mise en forme des discours. Au lieu de reconstruire la parole sociale en cherchant ses empreintes au plan individuel, nous proposons d’en faire un préalable nécessaire à l’analyse des entretiens dans une enquête qualitative. Cette proposition pourrait paraître triviale. Elle naît pourtant du constat que les sociétés contemporaines se caractérisent par une circulation rapide des savoirs produits par les sciences humaines entre des sphères sociales autrefois éloignées, circulation qui prend appui sur une forte pénétration des concepts forgés par ces mêmes disciplines dans le corps social. Pour ne prendre que le cas de la sociologie en France, mais on pourrait se référer à d’autres disciplines dont notamment la psychologie (de Singly, 1996 ; Rose, 1999), on observe depuis une vingtaine d’années une demande croissante de ce savoir de la part d’organismes de recherche, de l’administration publique, des médias, des fondations, des entreprises, de différents acteurs de la société civile. Paradoxalement, une plus grande spécialisation et autonomisation du champ scientifique ne se sont pas traduites par un isolement de la discipline, mais plutôt par une plus grande interaction entre celle-ci et les médias, l’administration, le monde de l’édition. Cette interaction soulève deux questions quant aux formes concrètes de l’exercice du métier de sociologue : quelle attitude adopter quand on constate que les médias et l’administration publique, les acteurs sociaux et, finalement, les rapports et les ouvrages scientifiques emploient un lexique commun ? Comment interpréter autrement qu’en termes de conditionnement externe ou d’interprétation personnelle ces extraits d’entretiens où la présence du lexique des sciences sociales est particulièrement significative ?

Les contextes pertinents pour une analyse des entretiens sur l’engagement juvénile

Nous nous sommes posé ces deux questions à l’occasion d’une étude menée sur les participations des jeunes à des dispositifs ministériels français de promotion de l’engagement dans la société civile. En effet, une forte convergence de sens a été constatée entre les discours politiques sur l’engagement, les dispositifs administratifs qui les promeuvent, les rapports d’expertise rédigés par les savants et plusieurs affirmations puisées dans des entretiens recueillis auprès de jeunes ayant participé à un dispositif[2]. Aussi observe-t-on, de façon inédite, les adultes inciter les plus jeunes, par l’intermédiaire d’initiatives politiques et administratives adéquates, à proposer des projets, à s’engager en bons citoyens et bonnes citoyennes, à s’intéresser au sort de la vie politique et à participer activement et pleinement à la société civile (Cicchelli, 2004a). Une nouvelle vision de la jeunesse est en train d’émerger, centrée sur ses capacités ; elle s’ajoute à ces images plus classiques qui considèrent les jeunes comme des figures de la violence ou de la vulnérabilité (Cicchelli, 2004b). Sur cette vision de la jeunesse reposent les plus récents dispositifs politico-administratifs encourageant l’engagement civique des jeunes : ils sont centrés sur l’appel à la responsabilité des jeunes, sur l’évaluation de leurs capacités supposées de promouvoir des initiatives. Les jeunes sont exhortés à prendre part à la vie politique locale par l’engagement dans des conseils de jeunesse, par la réalisation de projets d’intérêt public, financés après évaluation de la part d’une commission. Cette incitation à faire des jeunes le capital social de l’Europe future se retrouve en outre dans des rapports commandés par la Commission européenne et rédigés par des sociologues : Lynne Chisholm et Syka Kovacheva appelaient récemment les politiques publiques nationales à faire des jeunes des citoyens et des citoyennes à part entière, puisque c’est sur eux que « repose l’avenir de l’Europe » (2002 : 14). Finalement, au plan individuel, les jeunes qui postulent pour obtenir des financements utilisent formellement ces notions d’autonomie, projet, engagement et responsabilité qui constituent en quelque sorte le fondement de ces concours.

Cet emboîtement exemplaire des éléments qui configurent aujourd’hui les participations juvéniles en France rend cet objet de recherche d’une grande opacité ; surtout, il exige une procédure apte à opérer une rupture d’avec ce sens commun circulaire, sans que toutefois l’affirmation de cette vigilance critique signifie pour les sociologues le retour à une posture se méfiant de la parole ordinaire de l’acteur social.

Notre proposition consiste alors à faire de l’analyse des entretiens l’aboutissement d’un parcours qui distingue les contextes susceptibles de produire le lexique auquel se confrontent les personnes interviewées. Nous parions sur le fait que le repérage de la rhétorique politique et administrative, externe aux entretiens, constitue l’une des meilleures façons pour comprendre ensuite pleinement la logique interne de ces entretiens. En effet, l’étude du vécu de l’engagement serait singulièrement appauvrie dans notre cas si elle revenait à le considérer comme le reflet de nouvelles injonctions sociales à l’action. Nous voulons, en revanche, étudier la façon dont les jeunes repèrent une opportunité, la réalisent en faisant corps avec un projet déposé auprès d’un organisme de financement. Mais pour construire le guide d’entretien et analyser ensuite les entretiens d’après cette problématique, il fallait tout d’abord comprendre les sens que les notions omniprésentes d’autonomie, de projet, d’engagement et de responsabilité prennent dans les différents ordres discursifs. Le fait de réfléchir sur la prise en compte des contextes les plus pertinents naît de l’objectif d’assimiler les entretiens à des textes, susceptibles donc de devenir le support d’analyses inspirées des théories de Paul Ricoeur relatives à l’identité narrative. Cette mise en équivalence ne peut se réaliser, à nos yeux, qu’à la condition que les sociologues aient déjà pris en compte les coïncidences lexicales entre les discours sociaux et individuels, expliqué leur genèse, constaté leur prégnance dans les entretiens. Deux grands contextes ont donc été repérés.

Généalogie des conditions d’avènement d’une nouvelle image de la jeunesse

Le premier contexte consiste à étudier l’émergence en France, dans les grands rapports d’État sur la jeunesse, de la notion d’individualisation des trajectoires biographiques, sans laquelle la notion de projet n’aurait aucun sens. On remonte alors le chemin qui a conduit certains politiques à se saisir des recommandations de la Commission européenne contenue dans un livre blanc[3] pour mettre en place une série d’initiatives s’éloignant du socle traditionnel de la politique publique juvénile nationale. Le contrat entre les générations se lit désormais à la lumière de l’exhortation au projet. Mais pour que les jeunes deviennent, par leur élan participatif, des partenaires de la reconstruction du lien social, la définition de la citoyenneté et la place réservée à la société civile devaient connaître, parallèlement et indépendamment, de profonds remaniements. C’est pour cette raison que la généalogie des modifications lentes de la rhétorique politique et administrative, en ce qu’elle préconise, incite à faire et sanctionne doit croiser la généalogie de la façon dont la société française a inclus une nouvelle définition de la citoyenneté, plus revendicative et participative. Aussi, ce premier contexte vise à éclairer la rencontre entre deux logiques sociales à l’origine distinctes qui ont conflué dans la création des nouveaux dispositifs de participation des jeunes à la société civile.

Individualisation des trajectoires biographiques dans les rapports d’État sur la jeunesse

Deux rapports issus des travaux de deux commissions permettent de suivre la tentative faite en France d’évaluer les politiques publiques déjà existantes, chercher de nouvelles solutions et procéder à une mise à jour des définitions opérationnelles de la jeunesse[4]. Le premier rapport indiquait que deux décennies de politiques publiques ont construit la jeunesse comme catégorie à part versant dans de graves difficultés, en institutionnalisant de facto cet âge de la vie (Commissariat général du Plan, 2001). Cette intervention massive et diffuse de l’État n’a pas exempté les familles françaises de l’obligation de prendre en charge les besoins et les dépenses liés à la poursuite des études ou à un accès déficitaire au marché du travail (Grignon et Gruel, 1999). Pour cette raison, institutionnalisation et familialisation de la jeunesse (Labadie, 2001) sont les deux faces du même phénomène de prolongement des temps et des formes de la dépendance des jeunes à l’égard de la collectivité. L’expression « grands enfants » a été forgée pour désigner le fait que les jeunes Français et Françaises ont comme interlocuteurs, institutions de socialisation et de tutelle, la famille et l’administration publique. L’initiative politique issue de ce rapport a été de réfléchir aux modalités de création d’une allocation spécifique qui permettrait aux 16-25 ans de bénéficier d’une plus grande autonomie à l’égard des familles (Commission nationale pour l’autonomie des jeunes, 2002). Il importe peu ici que les propositions avancées n’aient pas été réalisées, car elles nous éclairent sur la lente transformation du regard porté par les politiques sur la jeunesse : elles contiennent les prémices de ce qu’est la politique ministérielle actuelle, orientée vers l’encouragement de projets, initiatives et prises de responsabilités des jeunes. L’une des idées centrales du premier rapport consacre en effet le droit de l’individu à se former tout au long de sa vie. Afin de permettre une plus grande égalité des chances de succès scolaire, il était proposé de garantir à chaque individu, à sa naissance, un capital de formation de la durée de vingt ans, en laissant à chacun et chacune, après une première formation de base, la faculté de choisir de poursuivre des études longues, d’accéder plus rapidement au marché du travail en gardant le crédit inutilisé pour un usage ultérieur, de cumuler l’exercice professionnel avec une formation ou alors d’alterner le premier et la seconde. Cette proposition s’inspirait d’une découverte : si le moratoire psychosocial observé en Europe (Galland et Cavalli, 1993) a pour effet de différer la prise de responsabilités typiques de l’âge adulte, il n’a aucunement exempté les jeunes de faire des choix avertis dans les contextes scolaire et universitaire notamment (Cicchelli et Martin, 2004). Les jeunes contemporains doivent alors apprendre à construire leur chemin, ce qui suppose des capacités de visualisation de l’avenir.

Citoyenneté participative et nouvelle place de la société civile

Mais si l’on souhaite comprendre comment la rhétorique politique et administrative s’est éloignée peu à peu de la question de l’insertion sociale et professionnelle des jeunes (Schwartz, 1981), en axant les dispositifs sur le devoir de participation à la vie sociale, il est nécessaire de tourner le regard vers les transformations de la signification de la citoyenneté et l’émergence du rôle assigné à la société civile en France[5].

La distinction entre citoyenneté active et citoyenneté passive, courante dans la littérature anglo-saxonne, se diffuse en France. On peut entendre la première comme l’ensemble des droits / devoirs qui définissent a priori l’appartenance de l’individu à la communauté nationale, la seconde comme la participation des citoyens et des citoyennes au sort de la cité, participation qui renouvelle et actualise leur membership (Marinetto, 2003). Pourtant, cette distinction est invalidée lorsqu’on se souvient que la citoyenneté dite passive est le résultat de mouvements et luttes sociaux, fruit d’une conception volontaire de l’appartenance à la communauté nationale et que la citoyenneté dite active n’a pas pour seul fondement la bonne volonté de l’individu, la communauté proposant aux citoyens et citoyennes des moyens d’intégration dans le corps social. Aussi, nous préférons parler de trois citoyennetés, tout à la fois actives parce qu’elles ont été obtenues par une action volontaire et passive parce qu’elles sont garanties, en dernière instance, par la collectivité. La première, de nature juridico-politique, circonscrit l’appartenance à la communauté, à la politeia, par le droit de vote et l’exercice de ce droit. La deuxième renvoie au contraire à l’intégration sociale, à la concrétisation de l’égalité inscrite dans la charte constitutionnelle par l’accès des citoyens des deux sexes à des conditions de vie dignes dans les domaines fondamentaux de l’école, du travail, du logement, de la sécurité sociale, de la santé. La troisième concerne des formes d’activité qui concrétisent l’aspiration à la parole et la requête d’être entendus, le soutien au développement de l’autonomie, à la réflexivité de l’individu, à l’empowerment. Si les deux premières dimensions de la citoyenneté sont historiquement les plus significatives en France (Schnapper, 2002), la troisième est en train d’émerger. Elle se retrouve au niveau de la revendication du droit d’exprimer sa voix au-delà et en dehors de l’exercice du vote dans une société qui se considère de plus en plus comme un espace ouvert à la manière des anciennes agoras. S’exprimer, débattre, être consulté, prendre soin de la cité, s’intéresser au sort du « village global » (Rebughini, 2004), ce sont des exigences qui transforment le sens de la citoyenneté : elle est entendue aujourd’hui non seulement comme un art de gouverner, mais surtout d’être gouvernés. Et les gouvernés, les hommes comme les femmes, font maintenant appel à un élément traditionnellement peu présent dans la pensée politique française : la société civile. Cette dernière a progressivement imposé un agenda politique et une définition de ce qui est pertinent pour le politique, en produisant en outre des formes propres de représentation, en favorisant l’apparition de nouveaux acteurs sociaux, de nouvelles formes d’association et de communication (Sue, 2003). Même si les associations existent depuis longtemps – la loi les réglant remonte à 1901 –, elles sont redécouvertes, courtisées et encouragées par les responsables politiques locaux et nationaux. Elles sont considérées comme aptes à faire front aux maux supposés de la modernité, en particulier la détérioration du lien social. Les recherches sur l’associationnisme des jeunes se multiplient, elles montrent que les jeunes continuent de s’intéresser à certaines formes d’organisation collective (Roudet, 2001). La société civile juvénile, constituée par les jeunes et ceux qui les entourent, à savoir les animateurs et animatrices socioculturels et sportifs, les éducateurs et les éducatrices, les médiateurs, n’a pas attendu le livre blanc de la Commission européenne pour s’épanouir. Le changement doit donc être recherché ailleurs, dans la spécificité de nouvelles formes d’agrégation plus proches du mouvement que de l’institution, nées après que le militantisme de type politique, syndical ou religieux a épuisé la charge symbolique qu’il avait gardée au moins jusqu’à la fin des années 1980 – sans toutefois complètement disparaître. Il s’agit de mouvements de protestation, de rue, mais aussi de forums sur Internet, fêtes, sit-in, parades. Ce sont des mouvements spontanés, peu ou nullement structurés au début, fortement expressifs, protestataires et revendicatifs, qui requièrent une participation intermittente, éphémère plutôt qu’un accord inconditionnel. Les forums sociaux, les mouvements antimondialisation, pour le commerce équitable, les ONG pour le développement durable, sur la protection de l’environnement sont l’expression d’une société civile à laquelle la politique professionnelle doit désormais se confronter.

Les jeunes comme ressource pour l’avenir dans les dispositifs ministériels

Le premier contexte nous a appris qu’une vision de la jeunesse comme ressource, ce qui est prôné par les politiques, s’accorde bien avec un appel à une citoyenneté participative et revendicative qui à son tour prend appui sur une présence forte de la société civile – ce qui est requis par les citoyens et les citoyennes. Cela ne suffit toutefois pas à définir l’impact ou les contenus de cette nouvelle normativité adulte. Ces éléments seront en revanche approchés par l’étude des règles du jeu instituées par des dispositifs administratifs visant l’activation de la participation des jeunes. Parmi tous les dispositifs existants, nous avons sélectionné « Défis jeunes » et « Envie d’agir »[6]. Ces concours ont des règles et des systèmes d’évaluation qui orientent, tout du moins idéalement, les contenus de l’engagement, les mettent en forme, en acceptant ou en refusant les dossiers déposés pour obtenir un financement (plus généralement en demandant leur reformulation). Ainsi, si l’on estime que les projets financés tendent à se conformer aux critères d’évaluation retenus par les jurys, l’échantillon retenu est constitué par des jeunes ayant déjà fait preuve d’une adhésion minimale, fût-elle instrumentale, à la rhétorique de la réalisation de soi par l’engagement. Il est alors nécessaire d’analyser des structures rhétoriques, telles qu’elles apparaissent sur les sites, brochures et autres textes consacrés à la promotion de ces concours. D’après une première analyse de contenu de ces documents, l’autonomie apparaît à la fois comme le point de départ de toute action et un objectif à poursuivre par l’action elle-même ; le jeune garçon et la jeune fille sont considérés comme capables de dire et de témoigner leur propre engagement, de se reconnaître dans leur acte, en maintenant une promesse par la projection vers l’avenir. Grâce à la prise en compte de ce contexte, nous sommes au coeur de la production institutionnelle d’un lexique de l’engagement. Si les personnes interviewées et les sociologues peuvent lui attribuer un contenu différent, au cours de la conduite de l’entretien et de son analyse, ils ne sauraient l’ignorer.

Deux dispositifs

Décrivons tout d’abord l’ampleur des dispositifs institutionnels qui permettent aux jeunes de présenter des projets pouvant être primés à la suite d’une évaluation réalisée par un jury. Ces dispositifs ont été multipliés aux plans local et national. S’adressant aux 15-28 ans, « Défi Jeunes » a depuis 1987, année de sa création, primé plus de dix mille projets, dont le montant oscille entre 1600 € (pour les mineurs) et 8500 € (pour les majeurs). Trois objectifs sont poursuivis : développer le sens de l’autonomie, de la responsabilité et de l’engagement ; favoriser la découverte de soi, de ses potentialités, de ses capacités d’action et de création ; favoriser l’insertion sociale et professionnelle. Pour satisfaire aux critères officiels d’évaluation, le projet doit être un défi pour soi, avoir une utilité sociale et un impact local, être innovant, exemplaire et durable. Mais c’est seulement depuis la naissance du concours « Envie d’agir » en octobre 2002 que l’on commence à parler d’un tournant dans la politique ministérielle visant l’essor de l’engagement. Les raisons sont variées. Ce dispositif a bénéficié de campagnes publicitaires intenses, il a été dès le départ présenté, avant toute évaluation, comme le fruit d’une nouvelle pensée sur les jeunes qui aurait révolutionné les politiques juvéniles.

Si « Défi jeunes » est plus sélectif et exigeant, si les financements sont plus élevés, il a surtout des finalités d’insertion sociale et professionnelle. « Envie d’agir » promeut tout d’abord l’engagement. En s’adressant aux 11-30 ans, il pousse les jeunes à présenter des projets dans les domaines de la citoyenneté, de la culture, du sport, de l’environnement, de la solidarité et de l’humanitaire. En 2003 ont été financés 600 000 € pour le concours « Envie d’agir » et 2 400 000 € pour le concours « Défi jeunes ».

L’objectif déclaré par le Ministère dans une circulaire[7] est d’insister davantage sur le dialogue avec l’école et les associations, de faire en sorte que les projets financés soient ensuite validés à l’intérieur d’un parcours scolaire et de formation des jeunes. Enfin, le site Internet « Envie d’agir » continue d’être le pivot du dispositif. Il permet d’accéder aux renseignements clefs, est présenté comme le catalyseur des offres, des liens sont présents avec plus de dix mille associations et dix mille projets. La structure du dispositif montre l’ampleur de l’effort réalisé par le Ministère, le type de capacités qu’il requiert et l’effet de socialisation sur lequel il parie. Elle fixe surtout les règles du jeu auxquelles doivent se plier les personnes participantes. Repérer l’information pertinente, esquisser un projet, saisir des opportunités, fonder éventuellement une association, imaginer un budget, visualiser les étapes du parcours, indiquer l’investissement humain, construire un réseau, réaliser la tâche que l’on s’est attribuée et la rendre publique, ce sont des éléments pertinents pour être sélectionnés.

Recréer le lien social

Dans leur livre consacré à l’étude du nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999) analysent les préceptes présents dans des ouvrages de formations pour managers afin de comprendre les structures rhétoriques en vogue dans cette nouvelle phase de la modernité industrielle, telle l’importance attribuée au travail en réseau, à l’initiative personnelle et à la flexibilité. Il est également possible de comprendre la nouvelle normativité adulte qui oriente l’action des jeunes vers l’engagement, en en repérant les traits dans des slogans, sites Internet, manuels, brochures et d’autres textes qui ont accompagné le lancement des dispositifs institutionnels par lesquels passent les personnes interviewées. Une analyse de contenu exploratoire de ces préceptes révèle déjà qu’au plan individuel, l’engagement entendu comme promesse, dans le but d’agir en ayant Autrui comme horizon de sa propre action, et la responsabilité comme parole maintenue, seraient de nouvelles vertus à poursuivre. Pour pouvoir agir, les jeunes bénéficient de formes d’autonomie leur permettant de prendre l’initiative et d’obtenir un soutien logistique et / ou financier qui concrétise leurs projets. La réalisation de ces derniers rendra le jeune garçon et la jeune fille plus autonomes qu’ils ne le sont. L’autonomie des jeunes est donc une vertu ambivalente, elle est à la fois un statut de départ et une conquête (Ricoeur, 2001). Une interview accordée par Claude Capellier, conseiller spécial de l’ancien ministre de la Jeunesse, Luc Ferry, instigateur du concours « Envie d’agir », constitue un témoignage précieux de cette nouvelle rhétorique adulte de l’engagement et des finalités qu’on lui prête[8]. Les jeunes ont démontré une grande capacité d’initiative et d’intérêt pour la chose publique après les résultats du second tour aux élections présidentielles de 2002, affirme-t-il, quand des centaines de milliers de garçons et de filles sont descendus dans la rue pour conjurer le danger d’une éventuelle, quoique très improbable, victoire finale du candidat d’extrême droite Jean-Marie Le Pen. Toutefois, en l’absence de structures adéquates, ces initiatives spontanées sont destinées à s’essouffler. Tout en reconnaissant l’existence de projets juvéniles, Capellier déplore leur dispersion, leur absence de cohérence et de visibilité. Pour cette raison, il fait appel à un plus grand élan vers la société civile, en prenant appui sur les capacités des jeunes à développer un espace situé entre le monde privé, id est la vie personnelle, et le monde public contrôlé par l’État, id est l’école et la formation. Mais il s’adresse aussi aux autorités pour que soient développés des supports d’animation, gestion et médiation de ces initiatives. Si cette opération vise à informer, suivre, soutenir, reconnaître les projets des jeunes, elle se révèle bien plus profondément comme une tentative de panser certains maux dont ils souffrent : « C’est une façon pour reconstruire le lien social et, à terme, de reconstruire l’intérêt de la jeunesse pour la politique » (p. 149), en conjurant leur forte attraction pour la violence.

Du contexte au texte : faire corps avec son projet

Maintenant que nous avons dégagé peu à peu les traits pertinents de la rhétorique sociale de l’engagement, nous pouvons présenter l’outillage conceptuel à la base de l’analyse en cours des entretiens menés auprès des jeunes s’engageant à réaliser des projets soumis dans le cadre de dispositifs administratifs de financement. Isoler ces traits nous permet de dissocier notre problématique des débats sociaux. Aussi nous souhaiterons nous poser deux questions : Comment adhère-t-on à un projet ? De quelle façon ce dernier devient-il une partie de soi, même à titre temporaire ?

Pour répondre, il est d’abord nécessaire de se débarrasser de deux éventuels malentendus. Primo, cette enquête appréhende l’engagement des jeunes dans un projet comme une partie de leurs trajectoires biographiques. Cela ne revient pas à considérer leur parcours de vie comme une succession de segments contigus, comme un vecteur orienté vers une fin. Une première lecture de ces interviews montre que l’engagement peut tout aussi bien succéder à des engagements plus anciens ou précéder des engagements ultérieurs. Dans les deux cas, il n’est pas toujours possible de considérer un engagement à un moment donné comme le couronnement du précédent ou comme un tremplin pour le suivant. Une conception linéaire et téléologique permet de comprendre seulement certains parcours, par exemple les cas de découverte précoce d’une vocation pour le social, l’humanitaire, le bénévolat. Si parfois cette vocation peut être reconstruite ex post facto par la personne interviewée, on ne saurait généraliser ces cas à l’ensemble de l’échantillon. Plus souvent, on a rencontré des engagements multiples, certains étant pris en dehors du concours étudié. Ce dernier peut même se révéler périphérique par rapport à un projet d’engagement plus vaste. Secundo, on avait donné la consigne aux personnes interviewées de raconter la façon dont elles sont parvenues à réaliser leurs projets. Aussi, en leur imposant l’exercice de reconstruire rétrospectivement leur réussite, il est proprement impossible d’obtenir un récit linéaire. L’objectif consistait en revanche à mieux saisir comment ces jeunes ont repéré une opportunité, se sont reconnus dans leurs actes, se considèrent, dans le témoignage livré à l’intervieweur, comme capables d’agir.

Prendre en considération le laps de temps qui va de la conception à la réalisation éventuelle du projet signifie mettre à nu les hésitations, les erreurs, les apprentissages, les péripéties, les résolutions, les changements de route. Pourtant, il ne s’agit pas seulement d’analyser le parcours des jeunes en critiquant ces approches qui tendent à faire de l’acteur le protagoniste tout-puissant de ses actions (Thévenot, 1990). L’approche suivie postule que la cohérence du parcours est donnée par l’acteur social même qui essaie, dans l’intrigue de ses actions racontées, dans le dépassement d’épreuves concrètes et dans l’enchevêtrement des péripéties, de résoudre les problèmes auxquels il est confronté, d’évaluer ses capacités, que ces dernières soient requises, formellement ou non, ou découvertes peu à peu. De nombreuses personnes interviewées ont déjà connu des expériences de bénévolat, la plupart sont déjà impliquées dans des activités extrascolaires, certaines d’entre elles ont même fait des voyages à l’étranger. Les projets représentent pour elles l’opportunité de faire le point sur des expériences accumulées, de repérer un fil rouge dans leurs trajectoires, en reconstruisant des continuités. Expliciter un centre d’intérêts, un engagement voulu permet de rendre cohérente, narrativement, une partie de sa vie.

Cette approche des trajectoires biographiques repose sur deux perspectives. D’une part, on l’a vu, elles peuvent être considérées comme un enchevêtrement d’expériences diverses (Schapp, 1992) qui se cumulent ou se télescopent dans le discours du jeune garçon et de la jeune fille. D’autre part, elles peuvent être analysées comme le support d’une identité narrative. Dans la perspective proposée par Paul Ricoeur (2004), l’identité individuelle se construit par attribution, à la fois par soi-même et par Autrui, d’une série de capacités : dans notre enquête, par exemple, l’individu peut se mettre à l’épreuve pour se reconnaître et se voir reconnu des capacités de réalisation d’un projet. Plus fondamentalement, l’identité narrative ancre l’analyse de la dialectique entre engagement et responsabilité dans la temporalité. Pour Ricoeur (1990), les traits permanents de l’identité sont de deux ordres : l’identité de l’idem et l’identité de l’ipse. Dans le cas de l’identité idem, l’individu est considéré comme un caractère, un personnage que l’on identifie en repérant certains traits permanents (physiologiques, somatiques, psychologiques, idiomatiques) malgré d’éventuels changements que le temps et le vieillissement produisent. Le temps passe, mais l’observateur décèle les traits qui lui permettent de reconnaître un individu distinct des autres. Mais la continuité malgré le changement n’est pas seulement donnée par ces traits figés qui s’imposent à la personne et à l’observateur. Il existe également, selon Ricoeur, une forme réflexive de maintien de soi qui se manifeste par la fidélité à la parole donnée. L’identité de l’ipse est une tentative de comprendre comment l’individu se reconnaît comme étant le même grâce à la promesse énoncée et à la parole tenue, en dépit des péripéties de la vie, de la mutabilité des aspirations et de la variation des circonstances. Par la promesse et la fidélité à elle, Ego se lie à Autrui, parce que le maintien de la parole donnée demande qu’on se reconnaisse dans l’acte accompli et que l’on obtienne publiquement le témoignage et l’attestation de cette fidélité.

Notre enquête par entretiens s’appuie sur ces acquis théoriques, en essayant de les mettre à l’épreuve du vécu des jeunes. En effet, les considérations précédentes restent évidemment trop abstraites ; elles sont toutes inscrites dans un arc herméneutique qui, malgré ses mérites euristiques indiscutables, reste confiné dans un domaine d’investigation philosophique qui croise rarement l’agir et le pâtir individuels. Pour que la perspective de l’identité narrative guide l’étude des parcours biographiques de ces jeunes qui s’engagent, il est nécessaire de partir d’une définition minimale et non solennelle de la promesse et de son maintien, en évitant de réifier l’engagement par l’observation de l’aller-retour entre les questions imaginées, les problèmes qui se posent, les solutions éventuelles, les transformations du projet jusqu’à son issue définitive. Qui dit promesse et maintien de la promesse trace un arc temporel qui ouvre la porte à différents risques : trahison de la promesse, insuccès, atermoiements. Adaptée à notre objectif, l’identité narrative sert donc plutôt à comprendre comment l’acteur fait corps avec son projet, l’incarne, le revendique, l’expérimente, le rend public.

Conclusion

On a vu que l’exhortation récente à élaborer des projets favorise une nouvelle conception des jeunes : ces derniers seraient considérés comme le coeur de la société et non comme un corps étranger[9]. On assiste à l’émergence d’une conception capacitaire des jeunes qui dépasse les plus anciennes, plutôt enclines à les considérer comme fragiles, vulnérables et in-capables. Cette conception se laisse voir avec le plus d’éclat dans la création de dispositifs prônant l’engagement dans la société civile.

Afin de mieux comprendre les logiques de cette nouvelle injonction sociale, nous avons séparé l’analyse des entretiens menés auprès des jeunes qui participent à ces concours des contextes sociaux expliquant l’essor et le fonctionnement des dispositifs. Cette décision venait de la découverte de l’omniprésence des notions de l’autonomie, projet, engagement, responsabilité aussi bien dans les discours des politiques promouvant les dispositifs que dans les critères utilisés pour sélectionner et primer les dossiers. En raison de la prégnance de ces notions, on ne pouvait éviter d’en faire la généalogie sociale et de comprendre leur logique institutionnelle avant d’étudier l’engagement du point de vue des jeunes. Finalement, cette procédure a essayé de tenir ensemble les contextes proches de l’agir et du pâtir individuels, de telle sorte que l’analyse des entretiens puisse reconstruire, à l’avenir, avec plus de pertinence l’arc herméneutique tracé par l’acteur social qui raconte sa propre vie.