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Introduction

L’itinérance au Québec est reconnue comme un phénomène complexe[1] qui pose des défis considérables pour les pratiques et les politiques sociales[2] (Frankish, Hwang et Quantz, 2005 ; Groleau, 1999 ; Roy et Hurtubise, 2008). Si plusieurs études s’efforcent de comprendre l’efficacité et l’accessibilité des interventions en itinérance, seulement quelques travaux proposent une analyse des politiques sociales québécoises sur ce phénomène (Allaoui, 1999 ; Campeau, 2000 ; Groleau, 1999 ; Keays, 2007) et aucun d’entre eux n’a tenté de mettre à jour une modélisation inhérente à ces politiques.

L’analyse des politiques sociales en itinérance se voit d’autant plus justifiée que le contexte social actuel fait état d’un débat important sur ce phénomène. Comme il n’existe pas de politique sociale globale sur l’itinérance, le Réseau solidarité itinérance du Québec (RSIQ), de concert avec de nombreux acteurs publics et communautaires, propose depuis 2006 une plateforme de revendications pour l’adoption d’une Politique en itinérance (RSIQ, 2006). En 2009, à la suite de l’analyse de 104 témoignages et de 145 documents de réflexion, la Commission parlementaire sur l’itinérance conclut à l’importance d’adopter, dans les plus brefs délais, une politique globale en itinérance par le gouvernement du Québec (Commission de la santé et des services sociaux, 2009 : 56). Toutefois, c’est un Plan d’action interministériel (MSSS, 2009) qui a été rédigé en 2009 par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Le MSSS a indiqué que le Plan d’action (MSSS, 2009 : 13) offrait l’avantage, contrairement à une politique globale, de présenter des actions concrètes et mesurables pour endiguer l’itinérance. À l’opposé, les partisans de la plateforme de la Politique en itinérance (RSIQ, 2006) militent pour l’élaboration d’une politique globale sur ce phénomène qui, selon eux, permettrait la reconnaissance des droits des personnes itinérantes (Rech, 2007 : 121).

Dans ce contexte de tension, il est possible de se demander si les résistances à l’adoption d’une politique en itinérance proposée par le RSIQ (2006) traduisent une dissension au sein des politiques publiques sur ce phénomène. À l’instar de Baillergeau et Bellot (2007 : 1-2), nous croyons que l’analyse des politiques sociales permet non seulement d’étayer les décisions politiques, mais aussi d’éclairer comment une société conçoit l’intervention auprès des populations en difficulté. L’hypothèse que nous formulons ici est que la plateforme de la Politique en itinérance (RSIQ, 2006) se distingue des politiques sociales mises en place au Québec depuis les années 1980 (modèle centré sur les besoins) et révèle un nouveau modèle de politique en itinérance (modèle centré sur les droits).

Évolution des politiques sociales en itinérance au Québec

Le regard porté sur le contexte sociohistorique au Québec permet d’identifier quatre périodes au cours desquelles les politiques sociales en itinérance se sont transformées selon les priorités accordées aux problèmes sociaux. Avant les années 1980, les politiques sociales en itinérance étaient pratiquement absentes, à l’exception des actions du secteur communautaire. En effet, durant cette période, les interventions auprès des personnes itinérantes se confondaient avec celles ciblant les populations défavorisées, les invalides, les personnes en situation de pauvreté et d’assistance sociale (Allaoui, 1999). C’est le secteur communautaire qui assumait alors l’intervention auprès de ces personnes par la mise sur pied de différents organismes offrant des services d’accompagnement, de soutien et d’hébergement.

C’est durant les années 1980 que l’itinérance commence à être reconnue comme un problème social distinct. Cette reconnaissance s’inscrit dans un contexte de crise économique où les principes néolibéraux du libre marché sont venus transformer les politiques sociales, passant d’une idéologie providentialiste à une idéologie néolibérale (Bourque, 2004 ; Merrien, 1999). Plusieurs acteurs de différents horizons, dont le MSSS, la Ville de Montréal et le RAPSIM[3], travaillent alors en collaboration à l’élaboration de services d’aide aux personnes itinérantes, tels que des centres d’accueil et des logements sociaux. C’est dans cette foulée que les années 1990 voient l’apparition d’une diversité de services développés par l’État québécois, dont l’Équipe Itinérance-outreach du Centre local de services communautaires (CLSC) Centre-Ville de Montréal[4] et le Programme AccèsLogis Québec[5]. Ce déploiement de services se situe dans un contexte de technocratisation[6] où l’objectif consiste à cibler les problématiques des individus et à identifier les solutions les plus efficientes (Mayer, 2002).

Entre les années 2000 et 2005, en continuité avec les principes néolibéraux, le MSSS introduit les notions de mise en réseau[7] et d’approche populationnelle[8] dans le but de mieux cerner les besoins des personnes itinérantes ou à risque de le devenir (Carrière, 2007 ; Roy et Hurtubise, 2008). L’aide est ainsi offerte à ces personnes par l’entremise d’une diversité de programmes : « santé physique », « santé mentale », « jeunes en difficulté » et « dépendances ». Durant cette période, c’est le secteur communautaire qui continue de poser les principales actions en itinérance ; les secteurs étatiques et institutionnels venant en appui à celui-ci (Roy et Hurtubise, 2008 ; Roy et al., 2006), notamment en matière de financement par le Programme de soutien aux organismes communautaires (PSOC)[9]. Les services offerts pour les personnes itinérantes sont alors multiples : ils comprennent l’hébergement, les soupes populaires, le travail de proximité, le soutien, l’accompagnement, les unités mobiles, etc. (Roy et al., 2006). Ils s’organisent selon des groupes particuliers (jeunes, femmes, hommes, etc.) et des services spécifiques (VIH, prostitution, hébergement, etc.). Bref, durant cette période, les politiques sociales en itinérance au Québec se cristallisent autour de la mise en place d’un réseau de services visant à répondre aux besoins pluriels des personnes itinérantes.

Durant les années 2006-2010, un certain engouement pour la lutte contre le phénomène de l’itinérance transparaît dans les documents rédigés par le gouvernement du Québec et le secteur communautaire. En 2006, le RSIQ propose une plateforme de revendications pour la création d’une Politique en itinérance (RSIQ, 2006). Il importe de préciser que le document du RSIQ n’est pas en soi une politique sociale, mais une plateforme qui, selon les aspirations de ses partisans, permettrait la création d’une politique globale en itinérance par le gouvernement du Québec. Pour ce faire, cette plateforme présente 94 revendications organisées en six objectifs qui ont pour but « de contribuer à améliorer le respect des droits fondamentaux des personnes en situation ou à risque d’itinérance, qui sont souvent niés, bafoués ou violés » (RSIQ, 2006 : 7). Les objectifs sont : 1) le droit de cité, 2) un revenu décent, 3) le droit au logement, 4) le droit à l’éducation, 5) le droit à la santé et 6) un réseau d’aide et de solidarité. Les revendications prennent la forme de demandes explicites au gouvernement du Québec pour modifier les lois et les programmes sociaux ciblant les conditions de vie des personnes itinérantes, comme de « rehausser le niveau des prestations de sécurité du revenu » (RSIQ, 2006 : 14).

Toutefois, en 2009, c’est un Plan d’action interministériel en itinérance (MSSS, 2009) qui est adopté par le MSSS. À l’instar de la plateforme de revendications du RSIQ (2006), ce plan d’action ne constitue pas en soi une politique sociale, mais plutôt une stratégie d’intervention de l’État québécois qui vise à protéger les personnes itinérantes par la mise en place de différentes politiques sociales relatives à ce phénomène. Par exemple, le Plan d’action (MSSS, 2009 : 33) propose la « réalisation de 150 unités de chambre ou studio avec soutien communautaire pour les clientèles itinérantes dans le cadre de la programmation 2009 du Programme AccèsLogis Québec ». Ce plan est organisé autour de cinq priorités : 1) la prévention, 2) la stabilité résidentielle, 3) l’amélioration, l’adaptation et la coordination de l’intervention, 4) la cohabitation tolérante et sécuritaire dans les lieux publics et 5) la recherche. Pour répondre à ces priorités, le Plan d’action (MSSS, 2009) met à contribution dix ministères en leur répartissant des rôles précis sur la question de l’itinérance selon leur mandat gouvernemental respectif.

Ce rapide survol sociohistorique fait voir que le modèle de politiques sociales proposé par le RSIQ se distingue des autres modèles de politiques en itinérance. En effet, on constate que depuis les années 1980, inspirées par les principes néolibéraux, les politiques sociales en itinérance se construisent à partir d’un réseau de services qui cherchent à s’amarrer aux besoins pluriels des personnes itinérantes. Or, la plateforme de la Politique en itinérance (RSIQ, 2006) vise plutôt la reconnaissance des droits de ces personnes. L’apparition de cette plateforme suggère l’existence de deux modèles de politiques sociales en itinérance au Québec : l’un centré sur les besoins et l’autre sur les droits. Voyons maintenant ce qui distingue ces deux modèles.

Deux modèles de politiques sociales en itinérance au Québec : une analyse comparée

Il importe de préciser que ces deux modèles de politiques sociales ont été construits sous forme de types-idéaux à partir d’une analyse typologique (Schnapper, 2005). Par conséquent, aucun de ces deux modèles n’existe tel quel au sein des politiques sociales en itinérance, ils témoignent plutôt d’une schématisation théorique permettant de dégager les grands enjeux les constituant. En l’absence de politique globale sur l’itinérance, ces types-idéaux se sont construits à partir d’une analyse critique de deux principaux documents : le Plan d’action interministériel en itinérance (MSSS, 2009) et la plateforme de la Politique en itinérance (RSIQ, 2006), qui constituent les plus récentes propositions de politiques sociales sur ce phénomène. Par la suite, la consultation d’autres documents gouvernementaux et institutionnels, notamment plusieurs mémoires présentés à la Commission parlementaire sur l’itinérance, ainsi que de nombreux écrits scientifiques sur l’itinérance, est venue compléter cette analyse.

Dans le but de comparer ces deux modèles, nous nous sommes appuyés sur trois critères : 1) la logique d’intervention des politiques sociales (les mécanismes utilisés par les politiques sociales pour prévenir et endiguer le phénomène de l’itinérance), 2) les valeurs véhiculées par les politiques sociales (les principes de moralité et de justice sous-jacents aux politiques sociales) et 3) la figure du bénéficiaire prônée par les politiques sociales (la conception que se font les différentes politiques sociales des personnes itinérantes). L’utilisation de ces trois critères a été inspirée de l’étude de Bourque (2004) qui a comparé les politiques sociales providentialistes et néolibérales au Canada. Le tableau 1 présente les caractéristiques de ces deux modèles de politiques sociales en itinérance.

Tableau 1

Modèles de politiques sociales en itinérance au Québec

Modèles de politiques sociales en itinérance au Québec

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Logique d’intervention : de la segmentation des besoins à la globalité du phénomène de l’itinérance

En ce qui concerne la logique d’intervention, le modèle centré sur les besoins présente la mise en place d’un réseau de services dans le but de répondre à la complexité et à la pluralité des besoins des personnes itinérantes. Cette logique s’inscrit en continuité avec le réseau de services en itinérance implanté depuis deux décennies au Québec (Roy et Hurtubise, 2008 ; Roy et al., 2006 ; Roy et Morin, 2007). Elle trouve appui dans les travaux qui présentent l’itinérance comme un phénomène complexe et multidimensionnel qui commande une diversité de pratiques (Bouchard, 1996 ; Carrière, 2007 ; Frankish, Hwang et Quantz, 2005 ; Laberge, Poirier et Charest, 1998 ; Roy et Hurtubise, 2008). D’ailleurs, cette logique d’intervention est reconnue dans les écrits scientifiques comme étant pertinente et efficace, notamment par sa capacité de développer des services uniques et adaptés aux besoins des personnes itinérantes (Roy, Rozier et Langlois, 1998 ; Roy et Morin, 2007).

L’une des faiblesses de cette logique est toutefois sa capacité de coordonner les différentes actions entre elles afin de créer une approche commune d’intervention. De façon concrète, les travaux montrent que les services en itinérance sont organisés en actions compartimentées (en « silo ») et inscrits dans une temporalité à court terme, soit le traitement des situations d’urgence (Roy et al., 2006). Cette absence d’arrimage donne lieu à des pratiques de renvoi (phénomène de porte tournante) qui viennent invalider le travail d’intervention (Roy et Hurtubise, 2008). Néanmoins, le Plan d’action (MSSS, 2009) tente de répondre à cette lacune en misant sur une coordination entre les ministères afin de développer des politiques et des mesures uniques (c’est-à-dire sans doublon).

Dans l’optique de répondre aux besoins pluriels des personnes itinérantes, le Plan d’action (MSSS, 2009) propose une organisation par « priorités ». Si cette logique offre l’avantage de miser sur des actions concrètes et spécifiques, elle tend toutefois à segmenter la réalité des personnes itinérantes. D’une part, en voulant développer des services spécifiques et diversifiés, les interventions ne sont souvent pas aptes à prendre en considération la globalité des personnes itinérantes (Groleau, 1999). Au contraire, il est suggéré que les services offerts dans les programmes du MSSS s’adressent rarement de façon précise aux populations itinérantes et demeurent peu adaptés à leurs besoins (MSSS, 2008 : 25). D’autre part, il est possible de croire que la segmentation des besoins peut créer une certaine stigmatisation. En définissant le concept de « besoin » par « un écart entre une situation existante et une situation jugée idéale, normale, minimale ou souhaitable » (Massé, 2009 : 76), ce modèle tend à réduire l’itinérance aux problèmes rencontrés par les personnes qui vivent cette situation. Pour reprendre les propos de Castel (2007 : 12), « il peut être utile, et même indispensable, de cibler des populations marquées par une différence qui est pour eux un handicap avec la visée de réduire ou d’annuler cette différence ». En revanche, cette forme de discrimination positive peut se retourner en stigmatisation si la différence prend le pas sur la globalité des personnes. Dans ce contexte, réduire les personnes itinérantes à leurs « problèmes » de toxicomanie, d’hébergement ou de santé mentale peut entraîner une stigmatisation qui va à l’encontre de la volonté de leur venir en aide.

Pour sa part, le modèle centré sur les droits s’inscrit dans une approche globale de l’itinérance. Cette logique renvoie au fait que la complexité de l’itinérance commande une intervention holistique prenant en considération la multiplicité des expériences et des conditions de vie des personnes itinérantes (Groleau, 1999 ; Rech, 2007). Pour rendre compte de cette globalité, la plateforme de la Politique en itinérance (RSIQ, 2006) organise sa logique d’intervention à partir des droits humains. L’objectif consiste à faire respecter les droits des personnes itinérantes qui sont, selon le RSIQ (2006), niés par les présentes politiques sociales. Ce modèle s’appuie sur la Charte québécoise des droits et libertés qui affirme que tout être humain possède des droits et libertés intrinsèques destinés à assurer sa protection et son épanouissement.

Toutefois, Ife (2009) nous met en garde contre un modèle centré sur des droits « universels » qui ne tiendrait pas compte des contextes particuliers ou des sous-populations distinctes, comme c’est le cas pour l’itinérance où l’on retrouve une diversité de configurations du phénomène (jeunes, femmes, etc. ; Roy et Hurtubise, 2007, 2008). En effet, selon Ife (2009), la question de « l’universalité » renvoie à une application rigide des droits fondamentaux, ce qui fait en sorte de masquer les différences culturelles et singulières des individus. Ife (2009) propose alors que, pour s’assurer de la réussite d’un modèle centré sur les droits, il importe de développer des interventions s’appuyant sur les expériences subjectives des personnes en difficulté afin qu’elles puissent identifier elles-mêmes les droits qu’elles souhaitent faire respecter.

Par contre, l’un des pièges associés à cette méthode est de concevoir les droits comme des besoins à combler et non comme des principes humains qui doivent être respectés. Selon Ife (2009), un modèle centré sur les droits ne vise pas à répondre aux problèmes particuliers des personnes, mais plutôt à s’assurer que tous les membres de la société (ou d’une sous-population) reçoivent équitablement les services auxquels ils ont droit. On remarque toutefois que la plateforme de la Politique en itinérance (RSIQ, 2006) tend quelquefois à réduire les droits des personnes itinérantes à des besoins à combler par la mise en application d’une diversité de services : « ces pratiques d’intervention doivent être préservées dans leur pluralité pour répondre aux besoins des personnes qui vivent ces situations… » (RSIQ, 2006 : 2). Cette confusion entre besoins et droits réduit la portée de la plateforme de la Politique en itinérance (RSIQ, 2006) et, par conséquent, encourage une logique d’intervention centrée sur la résolution des problèmes associés à l’itinérance.

Valeurs : de la responsabilité individuelle à la responsabilité collective du phénomène de l’itinérance

En ce qui a trait aux valeurs des politiques sociales, le modèle centré sur les besoins fait état du principe de responsabilité individuelle. En proposant une offre importante de ressources et de programmes[10], ce modèle rend les personnes itinérantes libres d’en faire usage ou non. Par conséquent, ce réseau de services a pour effet d’engager les personnes itinérantes à porter seules la responsabilité de leurs actes, à savoir d’utiliser ou non les ressources à leur disposition. Ce faisant, le modèle centré sur les besoins suppose que l’itinérance n’est pas un problème social, mais plutôt un problème individuel qui réclame des interventions individuelles. Or, les travaux montrent que les conditions de vie des personnes itinérantes rendent difficile l’accès aux services (voir entre autres : Garrett et al., 2008 ; Geber, 1997 ; Grimard, 2006 ; Hudson et al., 2010 ; Roy et al., 2006 ; Thompson et al., 2006). La mobilité, la consommation de drogues, le manque d’habiletés relationnelles et l’absence de réseau social sont des exemples de ces conditions de vie faisant obstacle à l’utilisation des services par les personnes itinérantes. De plus, la complexité et l’étendue du réseau de services rendent ardu, voire impossible, pour ces personnes de trouver la « bonne » ressource pouvant répondre à leurs besoins propres (Roy et al., 2006).

La logique du modèle centré sur les besoins conduit ainsi à miser sur une gestion technocratique (Ife, 2009) de l’itinérance, plutôt que sur une conception sociale du phénomène. Inspirée par les principes néolibéraux, cette lecture managériale des problèmes sociaux fait en sorte de construire des interventions centrées sur l’atteinte de résultats quantitatifs (Merrien, 1999). À titre d’exemple, le Plan d’action (MSSS, 2009 : 13) décrit explicitement cette valeur d’efficience dans son document : « des pistes d’action structurantes doivent être mises en oeuvre pour rendre l’intervention plus efficace et efficiente ». Par conséquent, les intervenants se voient confier la tâche d’aider les personnes itinérantes par l’entremise de services qui ciblent des besoins à court terme (Groleau, 1999 ; Roy et al., 2006) et qui ne permettent pas un véritable changement social pour prévenir et endiguer ce phénomène.

Quant à lui, le modèle centré sur les droits met en lumière le principe voulant que l’itinérance résulte des défaillances de la protection sociale à inclure l’ensemble des membres de la société, particulièrement les personnes les plus démunies et fragilisées. Comme le proposent plusieurs auteurs, l’itinérance serait avant tout le reflet des lacunes et des limites du système de protection sociale qui ne parvient pas à prévenir les processus d’exclusion sociale, de marginalité et de vulnérabilité (Bouchard, 1996 ; Laberge, Poirier et Charest, 1998 ; Roy et Hurtubise, 2008). Ce modèle repose sur l’idée que l’ensemble des citoyens, des acteurs politiques et des organismes communautaires doivent oeuvrer conjointement pour lutter contre l’itinérance. Devant le constat de faiblesses structurelles, ce modèle centré sur les droits propose que l’itinérance ne puisse disparaître que par des actions communes et mobilisées par l’ensemble des acteurs sociaux. Comme le précisent Ife (2009) et Panter-Brick (2002), le déplacement d’un modèle centré sur les besoins à un modèle centré sur les droits laisse place à une perspective participative et démocratique des problèmes sociaux. Le partage collectif de la responsabilité des problèmes sociaux conçoit plutôt les personnes itinérantes comme des acteurs de leur réalité sociale, des agents de changement de leur propre vie, mais aussi des acteurs politiques. Dans ce modèle, il devient donc important de prendre en considération le point de vue et la réalité subjective des personnes itinérantes dans la planification des lois et programmes sociaux.

Par contre, d’autres auteurs remettent en question l’enjeu collectif que certains tentent d’associer aux politiques sociales centrées sur les droits. D’après cette lecture critique, les politiques centrées sur les droits auraient tendance à mettre l’accent sur les mécanismes favorisant l’émancipation, la liberté et la performance individuelle (qui relèvent surtout du droit des personnes), plutôt que sur les mécanismes favorisant la protection sociale (qui relèvent davantage du droit social). Selon Bec et Procacci (2003 : 19), « les droits de l’homme ne portent aucun projet de société, en ce qu’ils ne disent rien sur la manière de créer ou recréer des liens, ni sur la position des personnes dans le cadre social ; ils ne sont donc pas une politique ». Dans cette perspective, le modèle centré sur les droits ne ferait qu’encourager l’émancipation individuelle et non la protection des enjeux sociaux. Cette critique met en lumière l’une des limites de ce modèle qui, dans l’optique d’adopter des valeurs de responsabilité collective, peut amener paradoxalement à encourager des valeurs de responsabilité individuelle.

Figure du bénéficiaire : du client-utilisateur de services à un citoyen de la société québécoise

Pour ce qui est de la figure du bénéficiaire, le modèle centré sur les besoins présente une conception des personnes itinérantes en termes de clientèle. On retrouve l’utilisation de cette terminologie dans certains documents des secteurs étatiques et institutionnels qui conçoivent ces personnes comme des utilisateurs de services. Par exemple, cette expression se retrouve dans le document que le Centre de santé et de services sociaux (CSSS) Jeanne-Mance a déposé à la Commission parlementaire sur l’itinérance : « […] elle a développé des services spécifiques d’approche de milieu (outreach), adaptés à la réalité du phénomène de l’itinérance à Montréal et qui consistent à rejoindre la clientèle où elle se trouve » (CSSS Jeanne-Mance, 2008 : 6). D’après McLaughlin (2009), le recours au mot « client » se situe dans une volonté politique de rompre avec l’influence de l’approche médicale (ex. : patient ou maladie) au sein des services sociaux. Toutefois, cette conception en termes de « clientèle » s’inscrit en ligne directe avec les principes néolibéraux qui sont venus transformer les politiques sociales à partir des années 1980. Le recours à l’expression de « client » traduit, selon McLaughlin (2009), l’influence d’un rapport de marchandisation propre au secteur privé qui voit les utilisateurs de services comme des consommateurs. Dans cette perspective, les services visent à satisfaire les besoins des personnes itinérantes, ce qui vient justifier une logique d’intervention centrée sur la gestion managériale et l’efficience.

En outre, McLaughlin (2009) indique que l’utilisation du terme « client » évoque l’idée d’une dichotomisation entre « les bons et les mauvais » bénéficiaires et, ce faisant, conduit à exclure certains individus des services qui leur sont offerts. À cet effet, quelques travaux font voir que la segmentation des services selon les besoins des personnes itinérantes fait en sorte de négliger certains sous-groupes de cette population. Par exemple, certaines études illustrent que les services en itinérance sont régis par un ensemble de règles d’accessibilité et de fonctionnement (âge, carte d’assurance-maladie, adresse, etc.) qui leur permet de sélectionner leur « clientèle » (Garrett et al., 2008 ; Grimard, 2006 ; Hudson et al., 2010 ; Roy et al., 2006 ; Thompson et al., 2006). Selon Roy et al. (2006 : 21), grâce à ce système de sélection, il est possible de « choisir les individus les plus à même de profiter des services afin de favoriser le succès de l’intervention et l’ordre au sein de la ressource ». En raison de ces processus de sélection, ces auteurs concluent que ce sont souvent les personnes itinérantes qui auraient le plus bénéficié des services qui s’en retrouvent paradoxalement exclues.

D’un autre côté, le modèle centré sur les droits remet en question l’exclusion des personnes itinérantes tout en promouvant le fait qu’elles sont des citoyens et citoyennes de la société québécoise. À cet effet, la plateforme de la Politique en itinérance (RSIQ, 2006) mentionne que « les personnes en situation d’itinérance ne sont pas des citoyens et des citoyennes de “seconde zone” et ne devraient pas être considérées comme telles » (RSIQ, 2006 : 3). Ce constat fait écho aux travaux qui montrent que l’itinérance est causée notamment par des facteurs structurels qui poussent certains individus à la marge de la société (Campeau, 2000 ; Groleau, 1999 ; Roy et Hurtubise, 2008). Il faut néanmoins préciser que le concept de « marge » ne signifie pas « en dehors ». Les personnes itinérantes ne se retrouvent pas expulsées de la société, elles y évoluent plutôt à sa périphérie, en marge de la vie conventionnelle (Parazelli, 2002). Dans ce contexte, les personnes itinérantes continueraient, comme tous les autres membres de la société, à être des citoyens et citoyennes à part entière (Groleau, 1999). Or, les conditions de vie précaires dans lesquelles ces personnes se retrouvent tendent à masquer cette citoyenneté. C’est pourquoi, selon ce modèle, la reconnaissance de la citoyenneté doit se réaliser par le respect de droits fondamentaux, dont celui du pouvoir économique (Charest, 1999) et de la domiciliation (Laberge et Roy, 2001).

Néanmoins, comme l’itinérance est, selon ce point de vue, un phénomène découlant de signes de précarisation et de fragilisation sociale (Roy et Hurtubise, 2008), il importe de reconnaître la citoyenneté non pas seulement en situation de vulnérabilité, mais en amont, dès la naissance de chacun des individus. Comme le propose Bouchard (1996), l’exercice de la citoyenneté se construit autour de la famille et de l’école qui en constituent les principaux lieux d’apprentissage. Selon cet auteur, il devient donc pertinent de développer des stratégies pour améliorer les conditions de vie et l’apprentissage au sein de ces lieux de reconnaissance citoyenne, et, par le fait même, prévenir l’exclusion sociale et la marginalisation au coeur de l’itinérance.

Conclusion

L’idée maîtresse de cet article n’est pas de remettre en question la pertinence du réseau de services en itinérance, car d’autres travaux ont déjà montré les forces et les faiblesses de ce système autant pour les intervenants que pour les personnes itinérantes (voir entre autres : Roy et Morin, 2007 ; Roy et al., 2006). La présente analyse révèle plutôt l’existence de deux modèles de politiques sociales qui s’opposent sur la façon de penser l’intervention en itinérance. Autant le modèle centré sur les besoins que celui centré sur les droits comportent des forces et des limites qui s’inscrivent dans des conceptions différentes de l’itinérance et des politiques sociales.

D’un côté, le modèle centré sur les besoins propose le développement d’un réseau de services afin de répondre aux besoins pluriels des personnes itinérantes. Influencées par les principes néolibéraux (Bourque, 2004 ; Merrien, 1999), les politiques sociales actuelles adoptent une logique managériale et une responsabilité individuelle de l’itinérance. Si ce modèle présente des forces notables, notamment en regard de l’arrimage des interventions novatrices aux besoins des personnes itinérantes, il comporte néanmoins des faiblesses importantes, principalement en ce qui concerne les difficultés de coordination entre les actions et le morcellement des personnes selon leurs besoins. Ces lacunes conduisent non seulement à encourager une certaine forme de stigmatisation, mais elles participent également à la construction du phénomène de l’itinérance (Groleau, 1999). Toutefois, la présente analyse fait voir que le Plan d’action (MSSS, 2009) proposé par le MSSS constitue une tentative de rupture avec le modèle centré sur les besoins. Or, cette rupture semble incomplète, car plusieurs caractéristiques de ce Plan d’action (MSSS, 2009), notamment une planification des interventions selon les problèmes des personnes itinérantes et une conception des bénéficiaires en termes de clients-utilisateurs des services, laissent penser qu’il s’inscrit, du moins en partie, en continuité avec le modèle centré sur les besoins.

D’un autre côté, le modèle centré sur les droits, qui est incarné par la plateforme de la Politique en itinérance (RSIQ, 2006), suggère la reconnaissance de la citoyenneté des personnes itinérantes par une vision globale du phénomène. Influencé par certains principes de l’État providentialiste (la responsabilité collective, l’égalité des chances, la reconnaissance de la citoyenneté, etc. ; Bourque, 2004 ; Merrien, 1999), ce modèle centré sur les droits révèle un nouveau paradigme au sein des politiques publiques en itinérance. Il déplace la logique d’intervention centrée sur les besoins vers une logique centrée sur les droits des personnes itinérantes. Ce déplacement évoque l’idée que ces personnes ne sont pas conçues comme des « exclus », mais plutôt comme des citoyens qui ont des droits à faire respecter. Si ce modèle présente des forces notables, sa mise en application soulève tout de même des enjeux importants qui peuvent traduire un glissement potentiel vers le modèle centré sur les besoins. Comme le soutiennent certains auteurs (Bec et Procacci, 2003 ; Ife, 2009 ; Panter-Brick, 2002), il importe qu’un modèle centré sur les droits ne bascule pas, lors de sa mise en application, dans une gestion managériale des interventions sociales. À cet effet, il semble important que la plateforme de la Politique en itinérance (RSIQ, 2006) clarifie la nuance qu’elle propose entre « besoins » et « droits », car l’imprécision qu’elle véhicule laisse croire à une juxtaposition entre ces deux termes qui, somme toute, traduisent des conceptions opposées de l’itinérance.

Finalement, la présente analyse met en évidence le caractère novateur du modèle centré sur les droits. Il est à espérer que le gouvernement du Québec se décidera rapidement à adopter une politique globale en itinérance qui, souhaitons-le, permettra de concevoir les personnes itinérantes pour ce qu’elles sont réellement, à savoir des citoyens à part entière de la société québécoise. Toutefois, pour favoriser l’adoption de cette politique, d’autres travaux scientifiques devraient être réalisés pour cerner l’impact de ces différents modèles de politiques sociales sur la réalité des personnes itinérantes.