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La littérature sur les transformations de l’action publique fait le constat d’une mutation importante de la protection sociale qui a été mise en oeuvre depuis le début des années 1990 dans les pays développés. En effet, la crise économique des années 1980 ainsi que l’émergence de nouveaux « risques sociaux » caractérisés, entre autres, par le vieillissement de la population ont poussé les gouvernements à réviser, sinon à réorienter, leurs politiques publiques des Trente Glorieuses, et à appliquer de nouveaux instruments de politiques publiques. Plusieurs ont ainsi tenté de caractériser ces changements significatifs des régimes politiques des États-providence. Peck (2001) et Jessop (2011) ont défini les concepts de Workfare State pour désigner les transformations dans plusieurs pays, dont le Royaume-Uni. Jenson (2011) et Hemejrick (2011) mobilisent pour leur part le concept de l’État d’investissement social pour définir les changements. L’investissement social, posé comme un cadre référentiel global guidant l’action publique, apparaît ainsi comme une réponse visant à transformer la protection sociale providentialiste. Le référentiel de l’investissement social cherche à promouvoir un partenariat entre l’État, le marché et la communauté visant, entre autres, le partage des risques sociaux et la réciprocité des échanges (Connan Debunne, 2012 ; Steiner, 2012). Cette orientation mise sur l’activation des capacités individuelles et de prise en charge tout au long de la vie (Barbier, 2005), et ce, dans divers champs d’intervention publique (travail, emploi, santé, vieillissement, etc.). Ce paradigme de l’activation des politiques publiques (Bothfeld et Betzelt, 2011), sous-jacent au référentiel global de l’investissement social (Muller, 2005), modifie ainsi les principes de la protection sociale universelle et de redistribution, basée notamment sur la justice sociale, qui ont caractérisé l’État-providence d’après-guerre (Marchand et Firbank, 2016).

Les systèmes de santé et les services sociaux n’ont pas échappé aux transformations de la protection sociale et à l’injonction de l’activation (Roy, 1994). Toutefois, comme l’organisation des systèmes de santé varie selon les pays, les solutions proposées ont été différentes. Les systèmes bismarkiens, reposant sur la cotisation à des assurances, comme ceux de la France ou de l’Allemagne, ont imposé des tickets modérateurs (frais à l’entrée) ou la privatisation partielle de leur système, alors que les systèmes beveridgiens, comme ceux du Royaume-Uni ou du Québec, ont procédé à des changements structurels et de modes de gestion (Bourque et Farrah, 2012). Ces changements ont eu des impacts considérables sur les services publics offerts par ces réseaux. Dans le domaine de la santé et des services sociaux au Québec, la volonté de changer le système a traversé tous les gouvernements depuis le milieu des années 1980. Pour aboutir à des transformations visant essentiellement la réduction des coûts, plusieurs rapports ont été commandés à des groupes de travail et à une commission d’Enquête. En s’appuyant sur les principes de l’activation et de la réduction des dépenses publiques, tous ont proposé une refonte de la gestion du réseau fondée sur les principes de la Nouvelle gestion publique, ce qui a impliqué des transformations structurelles du réseau. Les réformes Côté (1991), Rochon (1997), Couillard (2003) et Barrette (2015) ont ainsi toutes emprunté le chemin de la gestion par résultats, au sein de structures de plus en plus grandes.

Dans un contexte où la population du Québec vieillit plus rapidement qu’ailleurs en Occident, les transformations opérées à travers ces restructurations du système de santé, incluant dans les soins et services destinés aux personnes aînées, soulèvent différents enjeux. Cet article vise à analyser les réformes survenues dans les politiques de soutien à domicile au regard de la reconfiguration des rapports entre la personne aînée, destinataire de soins et de services, la famille (les aidants familiaux), l’État et la communauté. L’article brossera d’abord un portrait des réformes des politiques de maintien à domicile, pour ensuite mettre l’accent sur les effets de ces refontes sur les communautés (accès aux services), sur les personnes proches aidantes et, finalement, sur les personnes âgées elles-mêmes.

Une rÉtrospective des rÉformes dans les politiques de maintien À domicile

Durant les années 1960 et 1970, on assiste à un haut taux d’institutionnalisation des personnes âgées (Charpentier, 2002). Avec le cadre de référence en maintien à domicile, dont le Québec se dote en 1979 et la crise de l’État-providence, une nouvelle orientation est donnée. L’intention gouvernementale apparaît claire : offrir un réseau global de services à domicile, tout en reconfigurant les responsabilités entre l’État, la famille et la communauté (Lavoie et Guberman, 2010 ; Roy, 1994). Cette révision des responsabilités naît dans un contexte de rationalisation des fonds publics jugés, dit-on, inefficaces et d’une critique liée à l’institutionnalisation des personnes aînées (Carrière, Keefe et Livadiotakis, 2002, p. 35 ; Fournier, Godrie et McAll, 2014 ; Grenier, 2012).

Avec la politique de 1985, Un nouvel âge à partager, qui trace les grandes orientations concernant les services aux personnes âgées, le gouvernement québécois interpelle sans nuance les familles, invoquant que son intervention, jusqu’ici trop marquée, risque de créer trop de dépendance envers l’État. Qui plus est, le gouvernement mentionne que les conditions de vie qui prévalent dans les institutions, telles que l’isolement, créent le désengagement des personnes aînées (Ministère des Affaires sociales, 1985). La personne âgée est donc fortement conviée « à trouver dans son réseau naturel les soins et l’aide dont elle a besoin » (Ministère des Affaires sociales, 1985, cité dans Saillant, Tremblay, Clément et Charles, 2004, p. 192). Dans cette même période, les Centres locaux de services communautaires (CLSC) sont chargés de mettre en place les programmes de services à domicile (Conseil des Aînés, 2008) visant la désinstitutionnalisation des personnes âgées (Fournier, Godrie et McAll, 2014 ; Grenier, Bourque et St-Amour, 2014). Puis, dans les années 1990, les réformes du ministre Côté, puis celles du ministre Rochon, mettront de l’avant les prémisses d’une nouvelle gestion publique, par le biais du virage ambulatoire, aussi appelé virage-milieu.

La réorganisation des services effectuée dans le sillage du virage ambulatoire a ainsi conduit à réduire le recours à l’hospitalisation, en favorisant une prestation des soins dite « plus efficiente et mieux adaptée aux besoins des malades, dans leur milieu de vie » (Bergeron et Gagnon 2004, p. 26, cités par Bédard, 2010, p. 28). Dans ce contexte, différentes mesures ont été prises dans le réseau de la santé et des services sociaux : réduction du nombre de lits de courte durée, élimination, fusions ou encore changement de vocation de certains hôpitaux (Vaillancourt et Jetté, 1997). La logique gouvernementale est donc simple : maintenir à domicile des personnes aînées en perte d’autonomie, en offrant des services et des soins dans leur foyer et dans la communauté, coûte moins cher que les services offerts en institution ou l’institutionnalisation elle-même (Lesemann, 2001). Le virage ambulatoire s’incarne ainsi dans une série d’efforts concertés visant à réduire les coûts en matière de santé (Bédard, 2010), et ce, dans un contexte où le vieillissement représente un problème croissant. Avec les réformes Côté et, de manière un peu plus marquée, Rochon, des impacts considérables ont été ressentis en modifiant en profondeur le programme public de soins de santé et des services sociaux québécois dans les années 1990. Elles illustrent, en outre, « un véritable changement paradigmatique des fonctions providentielles de l’État » (Lesemann, 2002, p. ix).

Si plusieurs éléments sont à la source de ces changements structuraux, l’activation de la protection sociale, et la Nouvelle gestion publique (NGP) qui en découle (Bresson, Jetté et Bellot, 2013), représentent certainement les piliers de ces réformes. La Nouvelle gestion publique, dont les principes ont été importés du secteur privé, a été implantée dans le secteur de la santé et des services sociaux à partir des années 1990. Les défenseurs de cette nouvelle approche de gestion y voient la solution à la lourdeur administrative du système et aux problèmes sous-jacents : des listes d’attente trop longue, des urgences bondées et des coûts de fonctionnement toujours exponentiels pour l’État, entre autres. Cette mise en oeuvre de la NGP, qui se poursuivra sous les gouvernements successifs – nous y reviendrons – a en outre entraîné des transformations majeures dans les logiques et les pratiques en matière de soutien à domicile.

Du « maintien » au « soutien » à domicile pour les personnes âgées

En 2003, l’adoption d’une politique de soutien à domicile vient systématiser ce mode de prise en charge, lequel trouvera son application dans le plan d’action 2005-2010 pour les services à domicile. De plus, face aux pressions des organismes communautaires, notamment ceux oeuvrant auprès des personnes aînées et des personnes proches aidantes, la notion de « maintien » à domicile est remplacée par celle de soutien à domicile. Ce changement notionnel vise à mettre en relief l’approche de soutien, soit que le Réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) inscrit en soutien aux autres mesures privilégiées pour le maintien à domicile, dont le soutien des proches aidants (Gouvernement du Québec, 2003). La politique de 2003, Chez soi le premier choix, le stipule clairement (2003, p. 3) : « La Politique est fondée sur la reconnaissance de l’engagement des personnes proches aidantes et des familles. La Politique jette ainsi les bases d’un nouveau mode de relation entre les personnes proches aidantes et le système de santé et de services sociaux. » Également, comme le titre de la politique l’indique, le domicile est privilégié comme premier milieu de vie dans l’avancée en âge. Le discours officiel met ainsi l’accent sur les bienfaits du soutien à domicile en partant de la prémisse que les personnes aînées souhaitent vivre chez elles le plus longtemps possible, d’une part et, d’autre part, que les soins à domicile ont pour effet de retarder le placement en institution et, ce faisant, favorisent l’intégration sociale des personnes aînées (Conseil des Aînés, 2008). Le plan d’action de 2005-2010, Un défi de solidarité. Le service aux aînés en perte d’autonomie, va dans le même sens et réitère l’importance de « satisfaire au souhait des personnes aînées en perte d’autonomie de rester dans leur milieu et mettre en place les conditions favorables pour les proches qui acceptent d’exercer le rôle d’aidants » (Gouvernement du Québec, 2005, p. 14). En 2011, le Plan intégré de soins aux personnes âgées a permis des investissements supplémentaires selon le MSSS, mais les besoins restent néanmoins criants.

Devant les perspectives d’un nombre grandissant de personnes qui vieilliront sans conjoint et, ou famille proche, la politique de 2012, Vivre et vieillir ensemble chez soi, dans sa communauté, au Québec, mentionne qu’il « serait pertinent que des réseaux sociaux se créent autour [des personnes aînées] avant qu’elles ne se retrouvent en perte d’autonomie » (Gouvernement du Québec, 2012, p. 29), sous-entendant ainsi que l’État ne pourra pas assumer la charge de soins, dont ceux à domicile, de toute une catégorie de personnes âgées qui en auront besoin. Enfin, le récent plan d’action (2018-2023), assorti à cette politique, indique que le soutien accordé aux personnes de 75 ans et plus a connu une hausse de 15 % pour recevoir des services à domicile à moindre coût (Gouvernement du Québec, 2018, p. 27). On invoque aussi que :

Les investissements sont en croissance dans le domaine de la santé et des services sociaux pour le soutien à l’autonomie des aînés et l’amélioration de leur qualité de vie. Ces investissements, qui atteignent environ 3,5 milliards de dollars par an, touchent plus particulièrement les soins et les services favorisant le soutien à domicile, ceux permettant d’éviter les recours à l’urgence ou le prolongement inutile des hospitalisations

Gouvernement du Québec, 2018, p. 26

Considérant que les sommes investies touchent, de manière globale, l’amélioration de la qualité de vie des personnes aînées, tout en précisant « l’intensification du soutien à domicile », le plan d’action reste conséquemment imprécis en ce qui concerne spécifiquement les nouvelles sommes qui serviront aux services de soutien à domicile pour les personnes âgées. Rappelons que le Québec accuse un retard considérable depuis les quinze dernières années en soutien à domicile (Lavoie, Guberman et Marier, 2014 ; Protecteur du citoyen, 2020). Les récentes et majeures réformes du système de santé et services sociaux, sous la gouverne d’abord de Jean Charest et, ensuite, de Gaétan Barrette, ont eu à cet égard des impacts considérables sur l’offre de services à domicile et, plus largement, sur l’ensemble des services publics ainsi que sur les populations concernées et les personnes proches aidantes.

Les effets des rÉformes sous les libÉraux en matiÈre de soutien À domicile et du partage des responsabilitÉs

Déjà, en 2010, Lavoie et Guberman rappelaient que les services de soutien à domicile (SAD) demeurent le « parent pauvre » du système de santé et de services sociaux en raison de leur sous-financement (Lavoie et Guberman, 2010, p. 426)[1] et l’insuffisance de services destinés aux personnes aînées à domicile a fait l’objet de nombreuses critiques au fil du temps (Grenier, 2011 ; Bourque et al., 2019 ; Lavoie et Guberman, 2010 ; Vaillancourt et Jetté, 2003 ; Protecteur du citoyen, 2019 ; 2020; Regueur et Charpentier, 2009). Comme les besoins existent, et faute de services suffisants offerts par les services publics, d’autres acteurs en ont pris la charge, et ce, pas toujours gratuitement, à savoir les personnes proches aidantes, le marché privé et le secteur de l’économie sociale.

Les effets des ressources lacunaires de SAD sur les personnes proches aidantes

Les personnes proches aidantes ont été les premières à combler le manque de services. En effet, entre 70 et 85 % des soins et de l’aide requise sont offerts par la famille et l’entourage (Conseil des aînés, 2008). Près d’un tiers des femmes et un peu moins d’un quart des hommes assument un rôle de proches aidants, indépendamment de leur âge (Institut de la statistique du Québec, 2015a), et ce, peu importe le niveau de revenu (Conseil du Statut de la femme, 2018). Notons également que près de sept personnes aidantes sur dix donnent de l’aide plus d’une heure par semaine et, dans plus de 35% des cas, elles soutiennent deux personnes ou plus (ISQ, 2015b). Il n’est ainsi guère surprenant de constater que près d’une personne proche aidante sur deux évoque ressentir du stress au regard de ces tâches (Gouvernement du Québec, 2018). Plus globalement, on sait que les personnes proches aidantes, notamment les femmes puisqu’elles sont plus nombreuses à accomplir ces tâches, vivent de l’épuisement, de l’anxiété, de l’isolement social, la perte de vie personnelle liée à la surcharge, les conflits familiaux, la difficulté à mettre des limites, une augmentation des risques de dépression, des problèmes de rendement ou de concentration au travail ainsi que des impacts financiers (Guberman et Lavoie, 2010 ; Regroupement des aidants naturels du Québec, 2017 ; Conseil du statut de la femme, 2018).

Cet état de fait est préjudiciable et affecte forcément leur qualité de vie et leur situation financière (FADOQ, 2011 ; Guberman, 2003 ; Guberman et Lavoie, 2010 ; Saillant et al., 2004). De plus, l’État limite l’offre de services aux personnes proches aidantes (Lavoie, Guberman et Marier, 2014 ; Grenier et Laplante, 2020). Les personnes proches aidantes font ainsi face au manque de ressources pour les services à domicile, au temps d’attente pour des places d’hébergement (CHSLD, ressources spécialisées pour enfant handicapé, aux soins palliatifs) et à la fragmentation des soins (Quesnel-Vallée et Taylor, 2017). Ainsi, comme l’évoquaient il y a quelque temps Lavoie, Guberman et Marier (2014), le Québec offre une aide financière et des services relativement modestes pour soutenir les soins aux personnes aînées en perte de capacité et aux personnes proches aidantes. Au final, en prenant en charge des personnes en situation de dépendance trop lourde, les personnes proches aidantes, par manque de ressource du secteur public, risquent de se fragiliser et de vivre à leur tour une forme d’exclusion sociale (Grenier et Laplante, 2020 ; Conseil du statut de la femme, 2018).

L’expansion des résidences privées et des entreprises d’économie sociale en SAD

Considérant le manque de volonté et de leadership de l’État dans le développement des ressources en matière de SAD et de résidences pour personnes aînées en besoin de soutien, le marché privé s’est largement développé à partir de 1995, en plein coeur de la réforme ambulatoire. Le secteur de l’hébergement se caractérise, d’une part, par l’émergence d’un imposant secteur privé, lucratif notamment, qui a comblé une partie du vide laissé par le réseau public et, d’autre part, par un métissage croissant où le public et le privé s’entremêlent de plus en plus dans des formules toujours plus variées (Charpentier, 2004a ; 2004b). Le recours à des solutions d’hébergement dans le secteur privé est encouragé par l’insuffisance de l’aide à domicile et du manque de ressources pour desservir une clientèle ayant des incapacités sévères (Lavoie et coll., 2014 ; Aubry et al., 2020). Cette ouverture vers le marché privé, croisée au vieillissement de la population, ont eu pour effet d’augmenter le nombre de ressources résidentielles variées pour les personnes autonomes et semi-autonomes (Vaillancourt et Charpentier, 2005 ; Aubry et al., 2020 ; Ducharme, Aubry et Bickerstaff-Charron, 2005).

De plus, face au manque d’accès des CHSLD (Aubry, 2005 ; Truchon, 2009 ; Charpentier, 2012 ; Grenier, 2011 ; FADOQ, 2017), plusieurs personnes et familles n’ont d’autres choix que de se tourner vers les résidences privées. « De manière croissante, pour la clientèle souffrant de pertes cognitives importantes, l’inaccessibilité des CHSLD est compensée par l’admission en résidence privée pour aînés (RPA). Ces immeubles, conçus en principe pour accueillir des aînés autonomes ou semi-autonomes, se retrouvent ainsi progressivement à accueillir des aînés en perte d’autonomie plus grave » (FADOQ, 2017, p. 13). Toutefois, ces ressources ne sont pas accessibles à toutes en raison de leurs coûts (FADOQ, 2017). En matière de soins, les résidences privées proposent de nombreux services, mais ces derniers ne sont pas gratuits ; seules les personnes mieux nanties peuvent se permettre de débourser les coûts pour des services de meilleure qualité. Dans la même période se développe parallèlement le domaine de l’économie sociale. Dès lors, le gouvernement voit un potentiel certain : investir dans les Entreprises d’économie sociale en aide-domestique (EÉSAD) permet de réduire les coûts du soutien à domicile. Même si l’État offre une exonération de coûts pour les personnes défavorisées, les usagers doivent néanmoins débourser une certaine somme pour les services ménagers, mettant ainsi officiellement fin à la gratuité de ces services à domicile (Lavoie et Guberman, 2010). Cette situation a contribué à creuser davantage le spectre des inégalités sociales en matière de protection sociale pour plusieurs personnes aînées précaires sur le plan économique et engendre par conséquent un déficit de protection pour les personnes aînées n’ayant pas les revenus suffisants pour payer les services offerts par le secteur privé ou par les organismes du tiers secteur.

En 2015, la réforme de Gaétan Barrette a aussi eu des impacts sur les entreprises d’économie sociale. Comme l’indique une responsable d’une agence privée, la réforme a provoqué une augmentation des heures de services pour les EÉSAD du secteur privé « Dans les derniers quelques mois, le CLSC a coupé beaucoup de services et la demande a augmenté beaucoup, remarque-t-elle, en ajoutant que : La demande est croissante [en matière de besoins]. Depuis les dernières années, on connaît des croissances annuelles de 10 %, et même 40 % par année […]. En 2009, on vendait à peu près 30 000 heures de services [à domicile], puis l’an passé, ça a été presque 100 000 heures qu’on a vendues, principalement aux gens âgés » (Ici.Radio-Canada.ca, 2016, s.p.). Comme l’évoquaient ainsi Jetté et ses collaborateurs (2019), depuis les dernières années, les besoins en matière de services à domicile ont été comblés en grande partie par le secteur privé ainsi que par celui de l’économie sociale. Cette orientation comporte des enjeux financiers et éthiques, car si le développement des services à domicile par le secteur de l’économie sociale et par le secteur privé est une solution moins coûteuse pour l’État, elle ne l’est pas pour les personnes qui en ont besoin et doivent payer pour des services dits publics. Par ailleurs, le personnel embauché n’est pas toujours qualifié et n’a pas une formation adéquate pour un travail plus complexe, car les personnes aînées présentent des profils de plus en lourds caractérisés par des incapacités importantes (Bourque et al., 2019).

L’exacerbation du manque de services en SAD sous la loi 10 et les effets sur les personnes âgées

Force est de constater que la situation ne s’est guère améliorée au cours de la dernière décennie. En effet, en 2017, Hébert rappelait que les services étaient encore largement insuffisants : « Il resterait approximativement 100 000 personnes ayant des incapacités modérées ou sévères qui ne reçoivent aucun service public (ou service privé financé en tout ou en partie par l’État) de soins de longue durée. » (p.11). En 2019, le Protecteur du citoyen évoquait des critiques similaires. Dans un contexte où les demandes de services en matière de soins à domicile sont croissantes, « les établissements du réseau adoptent de nouveaux critères d’exclusions pour limiter le nombre de personnes admissible ou le nombre d’heures de services » (Protecteur du citoyen, 2019, p. 89). Ce dernier mentionnait également une préoccupation quant à la gratuité et à l’accès des services pour les personnes en situation précaire : « Je suis particulièrement préoccupée par l’accès aux services publics pour les personnes plus vulnérables en raison de leur santé, de leur âge, de leur condition sociale et économique ou de leur isolement. Lorsque les règles d’accès sont trop lourdes, elles les privent des services dont elles ont besoin et auxquels elles ont droit » (Huot, 2019, s.p.). Du côté des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), on ne fait guère mieux et les délais quant à l’accès sont également critiqués (Grenier, 2012 ; Protecteur du citoyen, 2014 ; Aubry et al., 2020). À terme, ce sont les personnes aînées qui se voient privées de ressources essentielles (Protecteur du citoyen, 2019).

Plus largement, la recherche de Bourque et collaboratrices (2019) démontre, à partir des perceptions des acteurs (personnes usagères des services, personnes proches aidantes, personnel soignant et intervenant.e.s psychosociaux.ales, gestionnaires) qu’il existe des problèmes dans l’accès, la continuité et la qualité des services à domicile[2]. La Nouvelle gestion publique et son système de cibles à atteindre limitent la durée des interventions auprès des personnes. Les intervenants rencontrés ont parfois l’impression de ne pas avoir l’espace nécessaire pour réaliser le travail comme il se doit (Bourque et collaboratrices, 2019). Le personnel du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS), dans la grande majorité, a mentionné que les critères d’accès aux soins à domicile s’étaient resserrés depuis la réforme. Une autre employée a rapporté qu’elle fait de la « gestion de refus » (Bourque et collaboratrices, 2019, p. 52). De plus, « les demandes et les besoins des personnes usagères sont souvent en contradiction avec le système de performance qui tente de réduire les coûts du programme, tout en augmentant le nombre de services offerts. Le système ne reconnaît pas l’importance de la constance et du temps passé auprès des personnes » (Bourque et collaboratrices, 2019, p. 68). Ces constats ont des conséquences importantes sur le type de soins que les personnes reçoivent. En effet, plusieurs personnes âgées ayant participé à cette recherche ont mentionné les difficultés découlant du roulement de personnel et du manque de compétence des personnes provenant des agences privées. Enfin, les autrices rapportent que les services offerts par les agences ou les EÉSAD ont fait l’objet de vives critiques de la part des personnes usagères de services, dont la qualité et la continuité dans les services. Plusieurs ont mentionné vivre une insécurité face au personnel des agences parfois moins qualifié.

En somme, la dernière réforme sous la gouverne de Gaétan Barrette a grandement contribué à l’exacerbation des besoins en SAD. Les montants investis permettront d’augmenter les services pour les personnes qui en reçoivent et d’en offrir à 115 000 personnes supplémentaires d’ici 2021-2022. Plus récemment, à l’automne 2020, au coeur de la crise pandémique qui secoue le monde, le gouvernement caquiste a promis de nouveaux investissements de l’ordre de 100 millions récurrents par an, portant ainsi le budget annuel en soutien à domicile à 360 millions (Gouvernement du Québec, 2020). Malgré cette annonce bien accueillie, le manque de ressources humaines cumulées au fil des années continue à affecter les SAD de manière importante ; l’augmentation des besoins des personnes aînées, qui ont une espérance de vie plus longue, représente un enjeu en raison de la complexité de la gestion du vieillir chez soi au regard du manque de personnel soignant, entre autres problème. La crise du COVID-19 a d’ailleurs révélé cette réalité et le gouvernement a mis en place différentes mesures pour pallier le manque de personnel, dont la hausse des salaires des préposé.e.s aux bénéficiaires.

La nouvelle gestion publique et l’activation des politiques sociales appliquÉes dans les approches contemporaines du vieillissement

Les réformes administratives des dernières années ont entraîné des transformations majeures au sein des services publics et dans l’éthos public (Fortier, 2013 ; Grenier et Bourque, 2018). L’approche de la NGP, amorcée au tournant des années 1990, s’inscrivant dans le paradigme de l’activation de la protection sociale, et des politiques par extension (Bresson, Jetté et Bellot, 2013) a ainsi proposé une nouvelle façon de penser les services de santé et de services sociaux. En théorie, la NGP est une pratique de gestion décentralisée, dont la prise de décision devrait être horizontale plutôt que verticale (Pollitt et Bouckaert, 2011). Dans la pratique, elle a pour but d’améliorer l’efficacité, l’efficience et la qualité des services en misant sur la gestion par résultats en vue de l’atteinte de cibles et du contrôle des coûts (Couturier, Gagnon et Belzile, 2013). Enfin, le contrôle des ressources et des activités professionnelles, la reddition de comptes, la mise en place de stratégies visant l’efficacité des modalités d’intervention, la satisfaction des usager.ère.s face aux services reçus et l’imputabilité sont au centre des principes de la NGP (Couturier, Gagnon et Belzile, 2013 ; Grenier et Bourque, 2014).

Appliqué aux politiques du vieillissement, si le paradigme de l’activation (Bothfeld et Betzelt, 2011) a d’abord touché les politiques en matière d’emploi et d’aide sociale, il s’étend maintenant au champ de la vieillesse (Barbier, 2005). Le discours politico-normatif sur l’activation du vieillissement, par le biais notamment du cadre référentiel du vieillissement actif (Marchand et Firbank, 2016), révèle en filigrane l’injonction à la participation active, notamment une fois à la retraite, et ce, dans les diverses sphères de la vie sociale (Membrado, 2010 ; Steiner, 2012). Dans cette perspective, ce sont en réalité l’ensemble des approches promouvant le vieillir en santé – et leurs déclinaisons (vieillissement actif, productif et réussi) – qui sont « au coeur de la mise en oeuvre de la NGP » (Couturier, Gagnon et Belzile, 2013, p. 126). Ces dernières sont « intégratives et exigent une implication de tous les acteurs qui interviennent auprès de la personne pour une meilleure efficience » (Sebai et Yati, 2018, p. 520). L’objectif demeure notamment la réduction des coûts et l’optimisation des services et des soins, et ce, dans un contexte où les maladies chroniques sont exponentielles par le nombre important de personnes aînées. Il faut y voir une visée de « recherche de la performance économique » (Sebai et Yatim, 2018, p. 520).

Dans son application concrète, cette visée exige une réorganisation des services en vue de mieux utiliser les ressources en « ciblant leur usage et les intervenants » (Couturier et al., 2013, p. 124). Ces contraintes pèsent sur ces acteurs, en l’occurrence le personnel intervenant et les récipiendaires de services et leurs proches. Les personnes âgées, les familles, les communautés, les décideurs, les professionnels des réseaux de services publics, les organismes communautaires et même les entreprises privées ont la « responsabilité d’intervenir sur les saines habitudes de vie à partir des déterminants sociaux de la santé pour prévenir la perte d’autonomie […] » (Couturier, Gagnon et Belzile, 2019, p. 124). In fine, le référentiel de l’activation, ici incarné dans le domaine du vieillissement, commande à l’ensemble des acteurs, à savoir les personnes destinataires de soins, les proches et les communautés plus largement, de devenir agents « actifs » dans leur propre prise en charge d’abord, et celle de leurs proches, ensuite.

Conclusion

La rétrospective proposée en matière de soins et des services à domicile s’attelle à montrer que, depuis les années 1980, la mise en place de réformes dans le réseau de la santé et des services sociaux s’inscrit au sein d’orientations portées par l’État social. Les politiques d’activation, qui sont à la base de différentes approches et cadres de gestion, dont la NGP, sont apparues comme des stratégies visant à diminuer les coûts du système public, considérant le risque social que représente le vieillissement démographique. « Ces politiques d’activation amènent par ricochet une redéfinition du rôle de l’individu-citoyen en transformant les cadres de la protection sociale » (Marchand et Firbank, 2016, p. 121), accroissant par conséquent le risque d’une détérioration du filet social pour les personnes en situation de vulnérabilité. Ces orientations misant, entre autres, sur une responsabilisation accrue des familles – et des femmes notamment – dans la prise en charge de leurs proches contribuent « à la fragilisation des structures collectives de solidarité » (Boitte, 2002, p. 54). De fait, la montée des précarisations et l’effritement de certains droits sociaux, particulièrement dans l’accès à des services de santé et de services sociaux universels, ici pour les personnes âgées, demeurent inquiétants.

À cet égard, on se rappellera qu’au printemps 2020, la pandémie de la COVID-19 a touché de plein fouet les personnes âgées en perte d’autonomie recevant des SAD, soit à leur domicile ou en RPA, et celles en CHSLD, exacerbant ainsi leur vulnérabilité. Cette pandémie a en réalité mis en lumière les nombreuses failles dans le continuum de services en matière de soins de longue durée (SLD), dont les SAD (Aubry et Demers, 2020). Les observations issues du « terrain » apparaissent inquiétantes : délestage de plusieurs travailleuses sociales oeuvrant au programme de Soutien à l’autonomie des personnes âgées (SAPA) vers les CHSLD, augmentation des décès des personnes âgées qui recevaient des SAD (qui n’avaient pas contracté la COVID-19), idéations suicidaires et dégradation de l’état de santé mentale et physique des personnes pendant la suspension des SAD au printemps 2020 (quelque 12 semaines). Les services ont repris depuis, mais beaucoup de stress a été vécu, en raison de la désorganisation des services à domicile et du manque d’équipement et de personnel. Selon Coulibaly et al. (2020, p. 4), le maintien à domicile aurait pu, au contraire, « favoriser le bien-être d’un grand nombre d’aînés et générer des externalités positives en limitant, en cas de pandémie, les effets délétères de la contagion en milieu institutionnel ». La réalité a été tout autre ; en sus de l’autonomie des personnes aînées qui a été remise en cause de manière radicale et arbitraire, pour paraphraser Christian Nadeau, à ce moment président de la Ligue des droits et libertés, et professeur de philosophie à l’Université de Montréal, les lacunes identifiées dans le continuum de soins de longue durée, dont les SAD, ont affecté disproportionnellement les gens âgés, notamment les plus défavorisés, les mettant ainsi à risque de vivre davantage d’isolement et d’exclusion sociale.

Finalement, si les annonces récentes en matière d’investissement dans le champ des SLD ne peuvent qu’être bénéfiques, plus largement, c’est l’ensemble de la structuration et de la gestion des services en matière de vieillissement et de perte d’autonomie qu’il importe de réviser, considérant que les personnes de grand âge seront de plus en plus nombreuses au fil des décennies. Pour ce faire, nous ne pouvons qu’adhérer aux recommandations de la Société Royale du Canada (Estabrooks et al., 2020) et à celles de la Protectrice du citoyen (2020) : écouter les besoins des personnes âgées usagères des services et les intervenant.e.s et centrer les services sur ces dernières, ce qui permettrait d’humaniser les soins, de reconnaître et de valoriser l’apport des personnes proches aidantes.