Corps de l’article

White Out, avec Victor Dubé-Marcus et Elissa Letourneau-Delgado. Zones théâtrales, LabO de l’Université d’Ottawa, Ottawa (Canada), 2019.

Photographe d’Irène Sinon.

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Dans le corps du texte

White Out est un projet sur lequel Nancy Bussières (conceptrice d’éclairage), Thomas Sinou (concepteur sonore) et moi (écrivaine de plateau, performeuse) travaillons depuis l’automne 2017 et dont le processus devrait s’achever à l’hiver 2021. Invitant le ou la spectateur·trice à entrer dans un parcours plus sensitif que narratif, cette oeuvre s’appuie sur une écriture plurielle dans laquelle les intentions de conception lumineuse et sonore sont considérées d’emblée et non plus mises au service d’un texte. Celui-ci n’est toutefois pas évacué, et une recherche littéraire s’entrecroise à l’exploration avec les autres médiums. Une résidence d’écriture nous a d’ailleurs été octroyée par le Centre des auteurs dramatiques[1] pour travailler sur ce texte. Naviguant constamment entre le plateau et le bureau, la transcription à l’écrit de ce type de projet pose problème car, bien qu’il y ait des mots dits dans l’oeuvre, de longs moments laissent toute la place au son et à la lumière. Plusieurs stratégies sont donc expérimentées pour écrire l’oeuvre sous la forme d’une partition plus que d’une pièce de théâtre. Ainsi, je souhaite partager, à travers ce document, ce questionnement sur le corps du texte qui témoigne d’une écriture scénique hybride, en entrelaçant des réflexions autour de la partition et des extraits de celle-ci, laquelle est, et c’est important de le souligner, encore en chantier. Les extraits sont choisis pour leur potentiel à susciter des observations sur les différentes instances corporelles que traverse cette création : le corps du ou de la spectateur·trice à qui s’adresse cette composition pour les sens; le corps de l’absence comme ouverture des possibles; et, finalement, le corps de l’enfant comme contrepoint de l’absence et déstabilisateur de la machine théâtrale. Le corps absent comme le corps de l’enfant sont également sollicités pour éveiller d’autres rapports d’empathie avec le corps du ou de la spectateur·trice.

Dans le corps des spectateur·trices

Riche et complexe, ce mode d’écriture de plateau en collectif impose de réinventer le mode de production en allongeant notamment le temps de travail en salle de spectacle avec l’appareillage technique, et permet, avant tout, de déhiérarchiser les rapports de force entre les sensations (les sens) et la signification (le sens) dans l’expérience théâtrale. Le rôle traditionnel de la lumière au théâtre est d’orienter le regard. Or, dans notre volonté d’inviter le public à circuler de façon plus libre à l’intérieur d’un paysage, la lumière est ici traitée de façon diffuse et jamais dirigée directement sur un objet ou une personne. Chacun·e choisit le trajet de son regard. L’objectif est de proposer une vision périphérique, et une réception physique et non narrative de la lumière. En jouant aux extrêmes des intensités et des rythmes de mouvements de lumière, Nancy Bussières fait travailler l’oeil hors de sa zone de confort, l’obligeant à s’engager vers une autre façon de voir. Ce désir d’immédiateté de la lumière avec le corps est renforcé par l’utilisation de la fumée qui donne l’impression de baigner dans la lumière et donc dans l’espace scénique. Cette lumière diffuse, libérée de ses fonctions habituelles qui consistent à donner à voir, peut ainsi avoir une parole autonome et s’inscrire à part entière dans l’écriture du spectacle.

S’adressant d’abord à l’oeil et à l’ouïe sans sous-tendre de référent sémiotique, l’oeuvre est conçue pour amener le public vers d’autres modes de perception et de réception. En témoigne, par exemple, l’ouverture du spectacle qui agit tel un « white out » (« phénomène du voile blanc » en français) produit par une tempête du nord qui efface les repères du paysage. Ce premier tableau veut avant tout secouer fortement le corps du ou de la spectateur·trice en déjouant ses perceptions visuelles et sonores. Car si l’éclairage vient jouer avec la persistance rétinienne, le son aussi cherche à déstabiliser. L’oreille humaine renouvelant constamment ses points de référence, des changements très lents dans l’intensité sonore lui laissent le temps de s’adapter et de passer le message au corps qu’il doit accepter les fortes puissances. De même, les fréquences graves, avec lesquelles Thomas Sinou travaille dans cette ouverture, sont ressenties par le corps humain plus qu’entendues. Elles viennent faire vibrer les organes internes et créer un massage intérieur. Dans de lentes montées, le son passe de la douceur à la violence, aboutissant à un climax qui secoue le ou la spectateur·trice jusque dans son for intérieur. Cette expérience immersive et intense, suivie d’une cassure vers le silence et la voix douce et intime de la comédienne, peut susciter un état d’écoute et d’attention extrêmement aiguisé, qui facilite l’entrée dans l’univers, entre rêve et réalité, se déployant par la suite.

Extrait 1

Premier tableau : La tempête

 

Dans le noir, quelques notes de piano.

 

Voix off

« Il n’y a plus rien dans la chambre que vous seul. Son corps a disparu. La différence entre votre amour et vous se confirme par son absence soudaine.[2] »

 

La tempête surgit d’un coup, aveuglante. Imaginons que la disparition du corps aimé, pour toujours, ouvre un gouffre dans le lit et que nous tombions dedans. Un vrai white out scénique qui nous fait entrer dans le corps parti. La fumée emplit l’espace scénique, puis envahit l’espace du public. La vue retrouvée, on discerne l’activité dans la tempête, entre hallucination de couleurs et de mouvements, et réalité. Le piano se répète et se dérègle, apparaît, disparaît. Plus tard, la femme surgit sans qu’on s’en aperçoive. En chemise, sans pantalon, droite, immobile. Impossible de distinguer le plancher, les murs. Elle flotte dans un vide blanc qui se teinte doucement d’une couleur ambre. Le son gronde et fait trembler les sièges. Les basses fréquences entrent dans les corps. Le mouvement de lumière devient de plus en plus puissant et violent, flash, jusqu’à être ressenti par le corps.

 

Juste avant la nausée, le trop plein, et brusquement : le noir.

 

Sensation de vide, de vertige. Après huit minutes de tempête sensorielle, on redécouvre son corps dans un nouvel état, sensible. La lumière se rouvrira très lentement et la voix aussi afin que le public ait le temps de réapprendre à voir et à entendre, le temps aussi de ressentir un désir de percevoir quelque chose… à nouveau.

FIGURE 2

White Out, avec Anne-Marie Ouellet. OFFTA, Monument National, Montréal (Canada), 2018.

Photographie de Jonathan Lorange.

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Dans le corps de l’absence

Les premières phrases dites en voix off dans le noir au début de la tempête sont issues de La maladie de la mort (Duras, 1982) et servent de pré-texte, voire de pré-spectacle. La violence de « l’absence soudaine » (ibid. : 54) que chacun·e éprouve à un moment de sa vie ouvre un gouffre mais aussi une porte, celle de la dépression profonde d’où l’on pourra renaître. Parce que l’absence, ce n’est pas le rien; c’est l’empreinte, c’est-à-dire la mémoire de la présence. Et la mémoire, constamment, réinterprète, réinvente, réécrit l’Autre, le magnifie et le multiplie. Sonder la trace de l’Autre disparu peut ainsi éveiller une multitude de récits qui nous lie et nous délie les un·es aux autres. De la même manière, au lieu de mettre en scène le texte de Duras, c’est son empreinte en nous et notre échec à le représenter qui motivent les pistes d’écriture.

Extrait 2

Troisième tableau : Le lit

 

La lumière ouvre l’espace. Le son nous ramène dans une chambre d’hôtel en bord de mer.

 

La femme

Le lit est une porte entre différents états de conscience.

Souvent c’est dans un lit qu’on naît.

Certains naissent dans un taxi ou un banc de neige

mais c’est si rare qu’on en écrit des histoires.

Les chanceux vont aussi sortir par là.

Quand on dit d’un défunt qu’il est mort tranquille dans son lit

souvent on le dit avec envie.

 

Notre lit est notre coin du monde.

Il est notre deuxième peau.

 

Il y a des gens qui ne peuvent pas dormir

à qui le corps refuse cet abandon.

Il y en a d’autres qui jamais ne se lèveraient

si on les laissait enfin tranquilles.

 

Si c’est dans le lit qu’on aime

c’est aussi là qu’on pleure

qu’on constate les dégâts

qu’on peut faire l’état des lieux de la souffrance.

 

Lorsque notre amour ne nous aime plus et qu’il part

parce que cela arrive même si ça ne devrait pas

ou s’il meurt

c’est dans le lit qu’on découvre le désert par lui laissé.

 

Quand l’absence de l’autre succède à son souffle sur notre peau

quand le corps chaud de l’amour devient le corps mort de l’amour

tout aussi présent

illuminant le lit

en négatif.

 

Cela arrive dans toutes les histoires.

Cela arrive.

 

De la lumière est venue éclairer une paire de bottes vides, à l’autre bout du plateau. La femme va les mettre. Devenant ainsi l’homme du récit ou, surtout, la personne quittée. La réverbération se rallonge et reprend le dessus sur la voix, l’ambiance se re-musicalise lentement, les sons concrets s’effacent.

 

Dans La maladie de la mort

c’est lorsque l’homme revient

il est allé prendre une marche

il revient dans la chambre et s’aperçoit

que la femme est partie

pour de bon

c’est là qu’il réalise qu’il est guéri de la Maladie

qu’il a appris à aimer.

C’est quand l’autre s’en va

que sa présence nous frappe.

 

(S’adressant mentalement au public : déplacement de la diffusion de la voix)

Imaginez, vous entrez dans votre chambre

et votre amour n’est plus là.

 

Lumière du mur qui entre comme une bourrasque de vent et fragilise la silhouette.

 

Il n’est plus là.

La trace de son corps est encore dans le lit.

Elle serait froide.

Vous vous en approchez.

 

Elle marche vers le lit. Le son de ses pas est amplifié et martèle le vide de la chambre.

 

Vous êtes fasciné par la trace.

Vous entrez dedans.

Dans la forme du corps parti.

Le lit s’ouvre.

Le froid vous prend.

 

Elle respire profondément comme celle qui s’apprête à plonger.

 

Vous tombez dans une mer déchaînée.

Vous réalisez que c’est désormais votre place.

Votre petite maison de douleur.

 

Elle se glisse dans la trace du corps parti. Petit moment d’apaisement avant que le son et la lumière agitent à nouveau l’espace. Le corps suit, parcourt le vide du lit à la recherche de l’Autre ou encore dans un besoin de sonder ce qui s’ouvre.

 

La lumière dessine une perspective sur deux plans. Elle permet d’abord de générer une sensation du cauchemar chez le ou la spectateur·trice (par des hallucinations et manipulations de la perception) tout en suivant le corps de la femme dans le lit afin de représenter ses propres démons. Les craquements produits par le corps dans le lit génèrent du son et de la lumière. Les trois éléments dansent ensemble. On ne sait plus qui guide quoi. Dynamique polarisée entre agitation et calme. Surprenant. Douleur visuelle, puis hallucination de douces taches calmes. Effet de trouble entre corps réel, corps silhouette et absence du corps.

 

Cette longue nuit sera suivie d’un doux matin, dans lequel une fillette entre afin de border et d’apaiser le corps de la femme. Peu à peu, grâce à la présence de cette petite à laquelle d’autres enfants se joindront, on bascule dans une chambre habitée de rêves et de vie palpitante qui contraste avec l’absence évoquée au début.

FIGURE 3

White Out, avec Jeanne Sinou et Anne-Marie Ouellet. OFFTA, Monument National, Montréal (Canada), 2018.

Photographie de Jonathan Lorange.

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Dans le corps de l’enfant

La présence des enfants ne doit pas venir mettre un baume sur l’absence et la souffrance mais au contraire les vivifier. Dans ce processus, les enfants ne doivent surtout pas devenir de petits acteurs ou de gentils soldats. Leur maladresse, leur esprit sauvage donnent du contrepoint et donc de la puissance à la prestance du paysage lumineux et à l’ampleur du travail technique. Ainsi, leur présence pourra être cadrée, magnifiée, mais non pas contrôlée. Pour cela, les enfants entreront en scène pour participer à des jeux aux règles très simples : aller se coucher dans le lit en faisant le moins de bruit possible, s’y fondre et s’en échapper sans être vu, se cacher rapidement sous un drap… C’est par le jeu que le corps enfantin pourra éveiller des couches de sens sans perdre de sa splendeur naturelle. Et c’est lorsqu’un enfant débordera furtivement de son cadre que la magie opèrera, peut-être.

Extrait 3

Cinquième tableau : Le matin

 

C’est le matin. De ces matins de lendemain de tempête. Le vent s’est tu, mais la mer s’en souvient et continue de rouler ses vagues. La femme semble endormie, avec ses bottes.

 

Une fillette entre doucement. Elle s’approche, retire les bottes de la femme, la recouvre du drap, la veille pendant un moment.

 

La lumière-mur naît doucement, fragile, autour du lit. Puis, dans d’autres espaces obscurs du mur, par taches. Comme des amibes flottantes, ces taches se rejoignent.

 

Voix off

Intérieur jour.

Une chambre d’un petit hôtel en bord de mer.

Une plage du nord sans touristes.

On est le lendemain matin.

Une fillette entre et la femme n’est pas dans le lit.

Elle est au sol.

La trace de l’amour parti l’a poussée en bas.

On dirait qu’elle dort.

Ce n’est pas la mère de l’enfant.

C’est sa tante.

 

La femme se lève, regarde la trace de son corps dans le lit, puis s’éloigne en dialoguant avec la narration. La fillette continue de veiller le vide.

 

La femme

Ce n’est pas sa tante.

La mère a lancé la petite vers la chambre comme une bouée.

La petite irradie la vie.

Ce sera comme un masque d’oxygène…

 

Voix off

… a pensé sa mère peut-être en l’envoyant.

 

La femme (comme écrivant ce qu’elle verrait)

La femme ne dort pas, mais elle ne peut pas encore parler. La petite n’a pas la force de la soulever vers le lit. Elle lui enlève ses bottines, met sous sa tête un oreiller, la couvre d’une couverture. Cela va de soi. Elle a les gestes savants de ceux qui tous les jours font cela. Même si c’est la première fois. C’est peut-être la mémoire d’avoir, bébé, été langée ou alors le savoir archaïque des habitants de cette région du monde.

 

Lorsque la femme est bien au chaud, la petite peut redevenir une enfant. À genoux sur le matelas, elle teste les ressorts. Elle fouille dans les affaires de la femme. Essaie une robe, peut-être un collier.

 

Les enfants arrivent dans un jeu d’apparition / disparition : la lumière qui balaie semble les attraper, les surprendre dans leur incursion. Ils ne marchent pas sur la pointe des pieds, mais cela en donne l’impression.

 

La femme

Quand les autres enfants arrivent, on ne sait pas d’où ils viennent. C’est comme si des autres chambres de l’hôtel, des autres maisons de la rue, des cours d’école de la ville, ils avaient entendu l’appel au jeu de la petite et qu’ils s’étaient faufilés par des chemins uniquement connus d’eux.

 

Ils se couchent tous dans le lit en faisant le moins de bruit possible. Le micro sous le matelas à ressorts amplifie chaque mouvement et dramatise cet amoncellement de corps. La lumière viendra magnifier l’image avant que les enfants ne fondent du lit.

 

S’ensuivra une discussion entre les enfants et la femme sur leur positionnement chaotique et joli dans le lit. Sur le surpeuplement du lit. Une fillette raconte que chez sa grand-mère, ils étaient quatorze enfants et qu’il y avait simplement deux lits. La femme l’interroge sur l’aspect catastrophique de la chose en référence à Perec qui dit que le lit est conçu pour le repos de deux personnes maximum, que c’est « presque toujours un signe de catastrophe que de devoir y dormir à plusieurs » (Perec, 1974 : 25). Cela tourne rapidement à la blague. On pourra ensuite parler de la nécessité de dormir au chaud, de la possibilité de veiller les uns sur les autres ou des peurs nocturnes. La discussion devra rester vivante, de soir en soir.

Dans le corps de l’enfant (suite)

Dans la vie, quand les enfants jouent en incarnant des situations, ils en inventent les rebondissements, au fur et à mesure. Rares sont ceux qui écrivent d’abord l’histoire avant de la performer et, s’ils le font, ils se permettront probablement ensuite de la modifier en direct, de la commenter, de la réinventer, rejouant souvent la même situation mais sous différentes variations, en en déployant les possibles. Cette force du jeu enfantin qui ne fait pas de distinction entre l’auteur·trice et l’acteur·trice influence notre façon d’écrire collectivement et à partir du plateau. Pour magnifier, comme nous l’avons précédemment évoqué, le corps de l’enfant dans son énergie brute. Pour qu’il y ait une véritable rencontre avec l’adulte, il faut s’en inspirer; que les adultes, celle-là en scène comme les concepteur·trices à la régie, s’aventurent vers d’autres façons de créer, plus proches du jeu enfantin que du jeu théâtral. Non pas pour faire l’économie de la peur et de la gravité de l’existence, mais pour défendre une approche du jeu qui ne masque pas le fait que l’on cherche en jouant, et que chaque instant de vie est nouveau et nous échappe.