Corps de l’article

Introduction

Cet article a pour objet une recherche réalisée pour un prestataire de santé à domicile (Psad). La société ADL (Aide à Domicile en Limousin) est une entreprise régionale spécialisée dans l’assistance à domicile de patients présentant une insuffisance respiratoire, pathologie nécessitant un traitement avec un appareillage spécifique. Cette recherche-action a été réalisée entre janvier 2012 et juin 2013. L’association ADL a fait appel au Prefass Limousin pour réfléchir au lien entre la précarité des patients et leur non-respect de la prescription (observance). En effet, les professionnels avaient le sentiment que les patients en situation de précarité étaient plus souvent non-observances. Dans le cas du syndrome d’apnée du sommeil, les patients obèses sont plus fortement concernés. On parle de la non-observance et de son lien avec la précarité, en référence au lien entre précarité et obésité. D’un point de vue médical, la non-observance est le fait de ne pas avoir un comportement conforme au traitement prescrit (Sackett, 1979), principalement dans le cas de maladies aiguës ou chroniques. Un patient observant tire davantage de bénéfices du traitement. Pour le prestataire, il induit ainsi une prise en charge facilitée et durable. En cas de faible ou de non-observance, les professionnels qui se déplacent à domicile ont alors pour mission de trouver des solutions techniques et médicales, mais aussi de signaler au service social les situations de précarité.

Ainsi, pour répondre aux besoins des patients, ADL met en oeuvre une complexe articulation sanitaire et sociale, face à des situations de précarité qui se sont complexifiées depuis quelques années du fait de l’instabilité des situations d’emploi et des dispositifs d’aide. Cette évolution bouscule les cultures professionnelles des techniciens de la société des médecins et du pharmacien (chargés de suivre et d’adapter la prescription), ainsi que des infirmiers et diététiciennes mais aussi des deux assistantes sociales chargées de s’occuper de patients à la demande des autres intervenants à domicile. Les situations sociales des patients remettent ainsi en question l’identité professionnelle de ces salariés, avec une incidence sur la collaboration sanitaire et sociale. La problématique de la recherche-action concerne le traitement social de certains patients dans une société dont l’action est principalement médico-technique. Comment les cultures professionnelles influent sur les modes de collaboration dans les cas de patients précaires ? Quels sont les savoirs et les identités professionnelles en jeu ? L’objet de la recherche-action est donc de créer un espace et un moment pour réfléchir aux liens entre les professionnels du service social et ceux des autres services. Le premier temps de la recherche-action a consisté à préciser les enjeux et le questionnement. Les enjeux de la réduction de la non-observance des patients concernent directement l’activité des salariés. Cela explique qu’ils acceptent la dimension de changement liée à la démarche de recherche-action, malgré quelques craintes (surcharge de travail notamment) (Crezé & Liu, 2005). Nous verrons que lors de la recherche-action à ADL, l’intérêt porté à la relation entre social, médical et technique a des effets sur les relations globales dans la structure. Les patients non-observants produisent des effets de frontières qui dévoilent les champs d’action de chacun. Débattre des situations de précarité est alors devenu un enjeu pour comprendre les difficultés à travailler en interprofessionnalité. Le repérage des situations de précarité relève ainsi des savoirs d’action (Barbier, 2009).

Un groupe interprofessionnel a été constitué et accompagné par un chercheur, à raison d’une réunion par mois environ pendant dix-huit mois. La méthodologie fait appel à la constitution de différents groupes en fonction des tâches à effectuer dans la recherche : travailler sur la « commande » (passer de la commande de l’association à la demande du service social), réfléchir à la « direction » à prendre et enfin passer à l’« action ». Le groupe constitué pour la recherche-action a des contours spécifiques dus à la volonté de rendre la démarche la plus collective possible avec un groupe qui n’a pas l’habitude de se réunir de la sorte. Dans ce groupe, nous avons travaillé sur ce que les salariés appellent « le signalement des patients » en établissant des critères afin de réaliser un « aide mémoire » concernant les difficultés de la vie sociale, destiné aux salariés effectuant des visites à domicile. Ce travail a produit de nombreux effets, notamment liés au choix de la méthode basée sur des « feed-back » permanents entre chercheur et membres des groupes et sur l’explicitation par chacun des termes utilisés pour décrire son activité avec les patients en situation de précarité. La recherche-action conduit ainsi à une mise en mot des compétences, porteuse de changement dans l’entreprise par une réappropriation des identités professionnelles.

1. Contexte et déroulement de la Recherche action

1.1 De l’organisation ordinaire du travail à un espace-temps de recherche-action

La sociologie du travail nous apprend que l’entreprise est un ensemble de groupes sociaux (Friedmann & Naville, 1962). Son fonctionnement s’observe dans les interactions entre chaque groupe. Les normes, les règles de conduite, les modes de communication, les valeurs sont intériorisées par les membres d’une organisation et structurent l’identité professionnelle et les systèmes de relations. La recherche-action portant sur les relations, la question du collectif intervient à différents niveaux de la recherche. Certains groupes réunis pour la démarche existaient avant l’enquête et d’autres ont été constitués pour ses besoins. Quatre types de groupes et de temps de travail se distinguent :

  • groupe « commande » : président de l’Association (qui finance la recherche), sa secrétaire et la responsable du service social ;

  • groupe « direction » : responsables de chaque service (technique, pharmacie, médecine, recherche) et les deux assistantes de service social ;

  • groupe « action » : responsables, assistantes sociales et trois techniciens volontaires ;

  • groupe « professionnel » : domaine social, responsable technique.

Le travail de ces groupes a été successif ou concomitant au cours de la démarche.

En temps ordinaire, l’activité de la société ADL est organisée en différents services qui se mettent au travail quand un médecin prescripteur diagnostique une affection à un patient qui sollicite la société pour être appareillée. La prestation est financée par l’assurance maladie selon des conditions précises : le patient doit utiliser son appareil pendant un temps minimum (l’appareil enregistre la durée) chaque jour. Pour accompagner cette utilisation, une équipe pluridisciplinaire est à l’oeuvre à ADL, dont les 80 salariés viennent d’horizons divers : médecins et pharmaciens (les médecins d’ADL ont un rôle de suivi de la prescription qui nécessite une communication régulière avec le prescripteur), infirmiers, techniciens (le travail des techniciens est d’installer et d’entretenir du matériel au domicile. Étant « en première ligne », il arrive qu’ils signalent des situations qui nécessitent une intervention médicale ou sociale), assistantes sociales (la présence du service social est justifiée dans l’entreprise par un argument : le traitement a d’autant plus de chances d’être suivi que les patients ont des conditions de vie adaptées), magasiniers, diététiciennes et livreurs sont rassemblés dans différents services. L’organisation du travail met en jeu la collaboration de ces services, notamment dans des cas complexes de patients « non observants » pour lesquels les techniciens, les travailleurs sociaux et les soignants peuvent parfois rencontrer des difficultés semblables auxquelles ils apportent des réponses différentes. Ainsi chacun peut se replier sur une « zone d’incertitude » (Crozier & Friedberg, 1977) qui ne favorise pas la collaboration. La recherche-action utilise ces cas de patients « limite » pour faire émerger les « controverses » (Ravon, 2012) entre les professionnels.

La recherche-action menée s’inspire des méthodes d’interventions (Fablet, 2003) et notamment de l’intervention socianalytique (Monceau, 2005). Un des moyens est l’analyse faite dans l’ici et le maintenant. L’intervenant propose des réflexions basées sur l’expérience commune du groupe dont il fait partie avec les professionnels. Il produit des données, provoque des situations, partage des expériences qui sont l’objet des débats. Comme l’explique Liu (1997), la démarche de recherche-action dépend des acteurs. Le protocole de recherche ne peut être prédéterminé. Après un premier temps d’observation, de participation plus ou moins active, d’utilisation de ressources internes variées, mais aussi de données externes à l’organisation, le chercheur restitue ces données constituées de différents regards sur des situations semblables pour confronter ces points de vue avec celui des membres de l’organisation. Le rôle du chercheur est de : « contextualiser en posant les questions habituelles : quoi, qui, avec qui, où, comment, pour quoi ? » (Barbier, 1996, p. 85). R. Barbier explique que « Le trait principal de la recherche-action » est « le feed-back (qui) impose la communication des résultats de l’enquête aux membres impliqués dans celle-ci en vue de l’analyse de leurs réactions. » Après chaque temps de travail en groupe, le chercheur réalise un compte-rendu envoyé par mail aux participants. Cet écrit précise qui était présent à la dernière réunion, ce qui a été dit et l’ordre du jour de la réunion suivante. Quelques fois s’ajoutent des références théoriques permettant de confirmer ou d’infirmer certains propos et d’apporter des éléments concernant la méthodologie. Les différents groupes mobilisés pour la recherche se sont réunis une fois par mois lors de temps de travail de 1,5 h à 2h.

1.2.1 Le groupe « commande » : commande de l’association et demande du service social

Chronologiquement, le travail a démarré avec le groupe qui portait la commande. Ce groupe existe en dehors de l’enquête du fait de la place de l’association dans le fonctionnement global de l’action sociale à ADL. L’association dispose de fonds versés par la société et qui sont utilisés en partie comme un « fonds social ». Une commission sociale réunit régulièrement les membres du groupe « commande » avec des représentants des patients et des soignants afin d’attribuer les aides financières.

Au cours de l’élaboration de la commande, il apparaît que le service social est demandeur de la démarche de recherche-action. Ses salariés se questionnent sur la place et la lisibilité de son action dans la société ADL. Ils ressentent un malaise dans l’exercice de leur travail. Cela constitue ici la demande sous-jacente, qui deviendra le point majoritairement traité dans la recherche. Elle est porteuse d’un désir de réflexion accompagnée sur l’exercice du travail social dans un contexte interprofessionnel. Ce désir a trouvé dans la structure un certain écho qui a permis de mener des réunions collectives.

Pour saisir précisément la demande, un premier travail a consisté à produire un rapport permettant de cerner les enjeux de la non-observance et leur lien éventuel avec les situations de précarité des patients. Une démarche de type ethnographique a été mise en oeuvre avec des observations (commission sociale, travail quotidien dans la société), des entretiens (exploratoires sous la forme d’échanges informels dans les bureaux à partir de questions pratiques [médecin, assistantes sociales et personnes ressources extérieures]) et une étude de documents internes (extraction du logiciel de relation client, dossiers patients, écrits de recherche). L’étude de la base de données patients fait apparaître une contradiction forte : il y aurait une relation entre précarité et non-observance, mais les assistantes sociales traitent peu de cas de patients non-observants. Les débats autour de ces premiers constats ont mis en évidence une difficulté à définir clairement dans cette entreprise ce qu’est la précarité.

1.2.2. Groupe « direction » : vers un état des lieux global ?

Suite à une négociation avec le groupe « commande » élargi au comité directeur de la société ADL, la recherche a démarré avec un groupe restreint que l’on peut qualifier de groupe « direction ». Ce groupe a été constitué de manière informelle : la participation aux réunions de préparation du premier temps de la recherche n’a pas donné lieu à des convocations ou des informations officielles ou écrites. Les responsables ont pensé eux-mêmes que leur présence serait utile afin de favoriser la démarche, ce qui s’est effectivement passé. Ainsi, le second médecin a été convié à nos réunions lorsqu’il a semblé que son expérience de terrain pouvait être utile à la recherche. Après la remise du rapport d’étape, les enjeux de la non-observance se dévoilent peu à peu, offrant des axes de travail pour la suite. Au cours de la réunion de débriefing (logique de feed-back permanent), nous avons mis en commun les remarques de chacun par un tour de table. Ma volonté était de faire en sorte que la démarche soit construite par ce groupe. Pour les aider à réaliser ce travail, les participants disposent de textes avec des éléments d’analyse de la culture professionnelle, des extraits d’articles méthodologiques de recherche-action et des propositions d’axes de travail rédigées à partir des réflexions de la précédente réunion. Le groupe s’accorde sur l’idée qu’améliorer l’observance par le travail des salariés consisterait à élargir la palette d’intervention des personnels vers la qualité de vie, l’isolement, la vie sociale. La question est de savoir si cela concerne le service social ou tous les services. Le coeur du problème est ce que les salariés appellent « signalement » et il suscite de nombreuses propositions d’actions. Il est proposé d’aller vers un « état des lieux global » : les intervenants à domicile auraient une grille pour cibler le problème lié ou concomitant à la non-observance. Au-delà de l’utilisation de l’outil, la logique de recherche-action suppose que le processus de production du document apporte aussi une amélioration des communications internes. L’objet de la recherche-action serait alors de déterminer avec les techniciens l’opportunité et les modalités de création d’un document d’« évaluation des besoins sociaux » des patients. Cependant, les assistantes sociales ne voient pas comment expliquer leur pratique, leur travail ou leur métier. La recherche-action va répondre à ce questionnement des travailleurs sociaux en proposant un espace de communication au sujet des pratiques professionnelles, amenant chacun à expliciter sa manière d’entrer en relation avec le patient, mais aussi d’analyser l’environnement et les difficultés des patients. Les échanges de ce groupe ont ainsi porté sur la méthode de travail et l’organisation de l’action. C’est le début du travail collectif en recherche-action, qui part du principe suivant : techniquement, l’observance ne peut être améliorée aujourd’hui ; ce serait donc plus du côté de l’organisation et de la prise en compte du patient en tant que personne qu’il faut aller en cherchant à définir collectivement la précarité pour mieux la traiter. Ce groupe a choisi la direction à donner à la démarche, décidant de fait de s’inclure dans le collectif de recherche-action : le groupe « action ».

1.2.3 Groupe « action » : passer du « signalement du patient » au « déclenchement d’une information »

Un troisième groupe a donc été constitué avec des contours plus précis et des invitations explicites. Le groupe « direction » était convié, car il a été mis en situation de participation active à la démarche. Le second temps de travail est marqué par l’invitation faite aux techniciens de rejoindre ce groupe « direction » pour constituer un groupe que l’on peut qualifier de groupe « action ». Ce groupe s’est réuni à cinq reprises entre janvier et avril 2013. Nous avons choisi de situer ces temps de travail collectif juste après des réunions « staff » bimensuelles, nous assurant ainsi les disponibilités de tous les membres du groupe action. Ces réunions ont été enregistrées. Cela avait plusieurs intérêts :

  • Montrer que ces temps de travail étaient en eux-mêmes des temps de recueil de données pour la recherche et constituaient le coeur de la démarche. L’action et la parole du groupe prenaient ainsi un statut particulier, sortant de la stricte opérationnalité d’autres temps de travail dans l’entreprise.

  • Laisser le champ libre au chercheur pour l’animation de la réunion, les relances, les présentations de données et la prise de notes éventuelle, pour se concentrer sur l’ici et le maintenant et participer en tant que membre du collectif, légitimé et non strictement extérieur à la démarche, comme le suppose la méthode de la recherche-action ou la recherche-intervention (Savoye, 1999).

  • Garder une trace pour une analyse ultérieure et pour réaliser les comptes rendus.

Le type et la nature des groupes amènent à une réflexion sur la méthode de la recherche-action et ses effets : la démarche tend à déranger la logique des groupes ordinaires du fonctionnement de l’entreprise avec des groupes dont les rapports ne sont pas liés à des enjeux connus ou habituels. La constitution de différents types de groupes a permis d’impliquer un grand nombre de salariés dans la recherche-action. Tous les niveaux de décisions ont été concernés. Ainsi il a été plus facile de permettre au groupe « action » de réaliser ses propres choix concernant les modalités de mise en oeuvre de la méthode. Cet effet de la dynamique des groupes restreints a conduit les membres du groupe « direction », ayant construit avec moi la démarche, à soutenir le travail mené par le groupe « action ». La prise en compte réelle de la production du groupe action a été un élément en faveur de la démarche menée avec lui. Pour la recherche, cette production est moins utile que le processus qui mène a sa réalisation, qui amène l’analyse de l’institution à « parler » comme l’explique Enriquez (2003, p. 292) : « autrement et ailleurs que là où l’on veut l’entendre et l’attendre ». Le travail sur le signalement des patients met ainsi l’organisation en analyse.

2. Méthodologie de la recherche-action

2.1 Un travail sur le signalement des patients

L’objectif donné au groupe « action » était de créer un document qui permette de passer d’une pratique de « signalement » à une procédure d’« évaluation des besoins sociaux » des patients. Pour y parvenir, nous avons réalisé une « grille », modifiée à chaque réunion en fonction des débats (cinq grilles produites en six réunions).

Les techniciens craignent une surcharge de travail. Puisque l’un d’eux demande aux assistantes sociales les critères qu’ils doivent prendre en compte pour une évaluation sociale du patient, nous décidons que chacun mette sur le papier les critères à prendre en compte selon lui. Il ne s’agit pas pour ADL d’évaluer ou de mesurer un risque d’exclusion sociale, mais plutôt un risque de situations de précarité qui constituent un frein avéré ou supposé à l’observance du traitement. La démarche a bien fonctionné : avant la fin de la réunion de mise en commun des critères, certains ont commencé à faire des commentaires et poser des questions concernant les critères des autres. La démarche de confrontation des critères a conduit à établir une première liste établie par les salariés avant d’en réaliser une synthèse lors d’une autre réunion (première grille). Dans cette perspective, nous arrivons à la question des critères qui conduisent à « basculer » vers le service social. Le terme est employé par un technicien. Il semble que pour lui cette bascule se produit quand il identifie l’action possible des assistantes sociales dans une situation ou un cas précis. Le groupe évoque les questions de financement (mutuelles) et les problèmes dits « psychologiques » ou « éducatifs » (exemple d’un patient dont l’entourage se moque). Une deuxième grille pose différemment la question en proposant des critères pouvant donner lieu à une évaluation sociale. La grille constituerait un nouvel outil dont l’utilisation pose question aux techniciens : à quel moment doivent-il réaliser cette évaluation (à l’installation de l’appareil ou lors des visites de contrôle) et cela doit-il concerner tous les patients ? Cette question est centrale : à quel moment signifier quels critères ? Subjectifs (j’ai le sentiment que...) ou objectifs (isolement, hygiène, etc.) ? Le service social doit se positionner sur les critères pertinents pour intervenir, c’est à lui d’objectiver sur la base de l’évaluation ou aussi d’évaluer.

Le classement des critères de chacun amène à certains constats. Principalement, on voit un positionnement différent sur l’activité professionnelle ou la vie sociale de la part du service social. Une nouvelle grille est pensée avec l’idée de fixer des « critères de déclenchement ». La réalisation de cette troisième grille amène à s’interroger sur la définition de certains termes (les « besoins » par exemple), qui n’est pas unanimement partagée. Prenant en compte la logique d’action des techniciens, le groupe demande au service social d’ajouter les actions possibles du service social à chaque critère de précarité du patient observé. À partir de là, le groupe imagine se doter d’un tableau qui deviendrait le document de référence pour le signalement, sous la forme d’un pense-bête qui guide la restitution des situations au service social. Il y aurait alors déclenchement d’une information quand se retrouvent lors de la visite des critères et des actions présents sur ce pense-bête, sans systématiquement remplir le document, mais plutôt dans une réflexion a posteriori. L’objectif sous-jacent est de conduire les intervenants à domicile à modifier leur présentation du service social en changeant leur représentation. Cependant, il est certainement plus difficile qu’on ne le croyait de mettre ces solutions si simplement en face de critères. On retrouve d’une certaine manière le décalage conceptuel entre social et technique et il semble impossible de formaliser le « déclenchement ». Ce décalage apparaît au cours de la réalisation collective d’un outil comme il se pose régulièrement dans la pratique professionnelle. Cependant, la recherche-action modifie le contexte de traitement du problème qui se présente dans un « ici et maintenant » qui amène les professionnels à le traiter devant et avec le chercheur.

Ce travail collaboratif provoque des réactions des personnes du service social : l’une se sent cantonnée dans des activités qui réduisent son champ de compétence du fait de son intervention sur les conseils/signalements des autres. L’autre est fatiguée de la protection des techniciens qui ne veulent pas qu’elle aille se salir ou se faire agresser ou se déplacer pour rien chez les patients. Finalement, nous arrivons à la limite du travail interprofessionnel dans la structure, mettant en avant le fait que la définition du processus de non-observance identifie une dimension sociale, qui doit revenir aux travailleurs sociaux. Le service social peut contribuer à améliorer l’observance en étant présent auprès du patient et en évaluant ses besoins avec lui, sous réserve que les intervenants à domicile signalent les situations qui, visiblement (en fonction des critères établis collectivement), sont un frein ou un indicateur d’une difficulté par rapport au traitement. Dans cette perspective, nous réalisons une quatrième grille présentant des « critères de sensibilisation aux difficultés sociales », validée par des visites à domicile pour confronter la grille et les cas de précarité (production d’une cinquième version de la grille).

2.2 Une méthode pour mettre en mots les compétences

Comment la recherche-action permet de verbaliser dans un ici et maintenant des savoirs d’actions qui permettent à chacun de mieux connaître l’autre, mais aussi de mieux appréhender sa propre action ? Le concept d’identité pose la question de la reconnaissance et donc des interactions entre professionnels : « L’identité c’est ce par quoi un groupe (familial, professionnel) se reconnaît lui-même et se voit reconnu par les autres » (Bouquet & Barreyre, 1993, p. 293). Comment chaque professionnel reconnaît les compétences de son collègue ? Quelle forme prend cette reconnaissance lorsque le travail est soumis à une forte collaboration interprofessionnelle ? Pour Berger et Luckman (1986), la construction d’une identité professionnelle est un élément du processus de « socialisation secondaire » : elle suppose des savoirs spécialisés à assimiler. Ces savoirs professionnels ont des terminologies, des protocoles, des normes qui forment un « univers symbolique » à la base d’un regard sur le monde, spécifique à un secteur d’activité. Selon Beillerot (2005, p. 898), le savoir est « ce qui, pour un sujet, est acquis, construit et élaboré par l’étude ou l’expérience. Résultat d’une activité d’apprentissage, quelles que soient la nature et la forme de celui-ci (imitation, imprégnation, identification, effet de l’action pédagogique, etc.), le savoir s’actualise dans des situations et dans des pratiques ». Dans ce sens, le savoir est ce qui est visé par la recherche-action menée dans cette entreprise. Il s’agit de mettre en perspective des savoirs en tant que guides de l’action de chacun. Beillerot oppose les savoirs « procéduraux ou stratégiques » « qui formalisent les règles pour la mise en oeuvre de l’action » et les « savoirs pratiques » « issus de l’action elle même ». Notre recherche, en mettant en question les premiers, a fait émerger ces derniers. Définissant les savoirs d’action, Barbier (2009) propose une méthode pour les mettre en lumière. Définis comme un : « ensemble d’activités dotées d’une unité de sens et/ou de signification par le ou les sujets qui y sont engagés » (définition d’ordre praxéologique), ces savoirs peuvent être mis au centre d’une recherche-action, ayant pour visée une « mise en mot des compétences », c’est-à-dire « la verbalisation, l’écriture, la communication de séquences opératives considérées comme inédites par les acteurs impliqués dans la réalisation de l’action ». Les auteurs insistent sur un point fondamental pour notre démarche concernant ces savoirs : « le plus important n’est pas tant leur contenu que l’heuristique de leur production » (Barbier, 2009, p. 120). La recherche-action constitue ici un moyen d’arriver à cette production.

Le premier temps de la recherche-action a permis de repérer le problème, notamment par une évaluation collective de manière partagée du premier rapport amenant à établir un plan d’action. On peut parler d’une « spirale des relations entre pratique, observation et théorisation » (Lapassade, 1996, p. 62), le tout dans un espace/temps particulier (Barbier, 2005). La notion d’espace temps est un élément important de la démarche. Il est l’objet de négociations permanentes entre le chercheur, les professionnels et leurs institutions. Le lieu mis à disposition pour les séances (ici salle de réunion ou bibliothèque), leur durée et le moment choisi (après une réunion du staff, juste avant le repas) mettent à jour l’organisation et dévoilent les implications des professionnels et du chercheur. Ces éléments peuvent faire l’objet d’échanges hors séance, mais aussi en séance. La finalité est alors de réaliser un travail sur les controverses professionnelles (Ravon, 2012). Ainsi au cours du travail avec ADL, l’espace-temps a évolué au travers de la mobilisation de groupes de différentes natures à différents moments. On constate « des évolutions dans les discours et les actes, souvent peu perceptibles immédiatement par les acteurs. Chercheurs venant de l’extérieur, nous enregistrons plus facilement ces « glissements » au fil du temps. » (Monceau, 2005). Les situations de non-observance font apparaître ces « glissements », car elles nécessitent une coopération interprofessionnelle importante. Le lien avéré entre problème de santé et pauvreté (Charbonnel, 2013) incite les professionnels d’ADL à une vigilance spécifique afin de repérer les fragilités pour éviter la dépendance et prévenir la rupture. La recherche s’est donc focalisée sur ce point en mettant en débat le repérage des situations de précarité par chaque service. La précarité devient alors un « analyseur » de la collaboration sanitaire et sociale. Cette idée nous a conduit à poser la question de la définition même du terme de précarité. Dans le langage commun et dans nombre de travaux statistiques, rapports, recherches précarité et pauvreté sont rapprochées voire confondues. Lors de la recherche-action, nous avons considéré que la précarité était définie en fonction des critères mis en avant par l’équipe quand ils signalent des difficultés de certains patients au service social : précarité de l’emploi (pose un problème de ressources), précarité de l’habitat (logement « indigne » et problèmes d’hygiène), personnes qui perçoivent une aide sociale pour le loyer ou pour payer l’électricité (cela pose particulièrement problème lorsque la machine doit être branchée chaque nuit et nécessite donc un accès permanent à l’électricité et à un logement) ou qui perçoivent des ressources faibles, mais aussi irrégulières ou sont en situation d’endettement (dans ces cas le traitement n’est pas prioritaire et devient secondaire pour la personne qui peut alors être moins observante). La recherche-action a produit des effets par la définition collective de la précarité.

3. Les effets de la recherche-action : collaboration et effet de formation

Le passage d’un signalement à un tableau de critères de « déclenchement » puis à un « aide mémoire » et enfin à un ajout au bilan de visite montre une évolution des termes et des outils. Le changement est d’autant plus important que pour le groupe « action », l’outil produit est un document qui pourra évoluer dans le temps. Faire évoluer la fiche « aide mémoire » à l’avenir est un moyen de rendre les acteurs autonomes dans la résolution du problème. On approche l’idée d’une résolution par les professionnels des problèmes générés par l’adaptation au changement (Liu, 1997). Le processus de la recherche reposait au début sur les épaules du chercheur. Puis, progressivement, l’animation des réunions (surtout les débuts) et le choix des thèmes sont pris en charge par le groupe, et notamment le service social. De nouvelles informations apparaissent, illustrant le processus de recherche-action qui fait apparaître au fur et à mesure des savoirs d’action.

Au-delà du résultat matérialisé dans un nouveau mode de « signalement », quatre faits confirment les effets produits par la démarche sur le lien entre service social et les autres domaines d’activité de la société :

  • La mise à l’écrit des réflexions issues des temps de travail de chaque groupe suscite un réel intérêt. Par exemple, le compte-rendu des visites à domicile, destiné au groupe « professionnel », est partagé avec le groupe « action » alors qu’il constitue un document de travail d’un autre groupe. Les membres du groupe « action » lisent le texte au moment où le chercheur fait le point sur la réunion précédente. C’est un changement important dans la mesure où les travaux de recherche et certains écrits professionnels ne sont pas lus par tous dans la société ADL.

  • Certains personnels ne veulent pas que « prefass » (nom donné par une assistante sociale à la démarche) s’arrête et ils cherchent à prolonger le travail en re-sollicitant le chercheur pour des visites à domicile alors que l’action était terminée.

  • Le service social indique qu’au moins un technicien a produit un signalement plus précis que d’habitude. Les assistantes sociales ressentent même le fait d’être davantage sollicitées.

  • le message d’accueil au téléphone de la société a été changé (pour des raisons pratiques) et il évoque maintenant le « soutien social ». Faut-il y voir un signe du changement lié à notre action ?

Si on entre dans une évaluation « sommative », on observe après la recherche-action des avancées au niveau pratique, mais aussi au niveau des connaissances locales et globales ainsi que sur des questionnements nouveaux pour des études ultérieures. La recherche a constitué à la fois une réflexion utile pour améliorer les pratiques, comme nous l’avons vu plus haut et un processus collectif de production de savoirs (Liu, 1997) par l’explicitation d’un phénomène : la participation du travail social au traitement des patients.

À ADL, la conceptualisation de l’action a consisté pendant une année à reconstituer le cheminement du « signalement », les actions et les interventions de chacun dans ce processus. La recherche-action a produit un « accordage » (Ravon, 2012) sur une définition ou sur les désaccords sur cette définition : la mise à jour et la confrontation des critères de définition de la précarité a montré que chacun avait sa manière de faire (concernant les critères sociaux, les besoins du patients, la présentation du service social, l’information du patient), qui ne renvoie ni aux mêmes intentions, ni aux mêmes cultures professionnelles, au niveau de la temporalité (« court terme » du technique différent du « moyen terme » du social) et des valeurs (croire en la capacité de changement du patient, car l’observance est un processus de changement). Ainsi, le « basculement » d’une situation vers le service social a lieu dans des conditions particulières, tant et si bien que le contexte de signalement détermine le contexte d’observation. La recherche-action conclue à la nécessité d’un « accordage » entre les services concernant les besoins du patient, le déclenchement de l’information du service social, la présentation du service social au patient et l’information du patient concernant la mobilisation du service social. Cette nécessité met en avant la limite de chaque « professionalité ». Les échanges autour des critères qui permettent de repérer les situations de précarité des patients ont mis en lumière l’identité professionnelle de chacun, pour lui et pour les autres. Le « signalement » des difficultés sociales des patients prend une forme qui exclut certaines situations, certains patients, car la tâche est construite sur la pathologie et le facteur technique plus que sur le facteur humain. On se heurte aux limites de la « professionnalité » de chacun. Faire équipe passe par une élucidation de ces limites. On le constate dans le traitement de la non-observance, notamment concernant l’évaluation des patients, qui met en question l’identité professionnelle des salariés d’ADL. Cette recherche-action a contribué à renforcer les compétences des assistantes sociales dans leur capacité à verbaliser leur activité afin de réaffirmer leur identité professionnelle dans le contexte spécifique du secteur sanitaire où leur activité et les codes qui l’organisent sont méconnus ou sous estimés.

La recherche-action a rendu visible des éléments de la culture professionnelle : les compétences spécifiques et les champs d’action de chacun. Accepter l’intrusion du travail social dans le traitement médico-technique du patient ne va pas de soi et nécessite de redéfinir collectivement la place de chaque profession. L’approche collective privilégie la construction de sens et la prise de conscience par les acteurs des logiques dont ils sont partie prenante. Les discours recueillis au cours de la recherche-action créent une rupture par rapport aux discours institutionnels et professionnels quotidiens. Au cours de la démarche, les relations interprofessionnelles évoluent, car le groupe est confronté à une situation nouvelle, au cours de laquelle le modèle d’expression passe « d’un langage clos et défensif à un langage descriptif, évolutif et interrogatif » (Ninane, 1977, p. 25). On retrouve ici l’effet heuristique de la mise en mot des compétences décrit par Barbier et Galatanu (2004). La recherche-action produit des effets par la création d’espaces-temps d’échange sur des situations professionnelles dans lesquels sont énoncées des définitions parfois différentes de la situation. La confrontation des manières de définir et de vivre les situations amène chacun à utiliser un vocabulaire dont il mesure la spécificité et éventuellement les limites, mais amène aussi à remettre en question des fonctionnements qui iraient de soi. Juxtaposer les définitions prises dans différentes sources et positionner les acteurs (professionnels) et les situations de terrain face à ces définitions montre en quoi leur définition induit leur pratique et donc en quoi l’accord sur la définition fait sens pour collaborer et agir efficacement. Le rôle du chercheur peut-être d’interroger ces allants de soi (par exemple lorsqu’il s’étonne de l’utilisation du terme de « signalement » et qu’il interroge l’usage qui en est fait) et de donner ainsi l’occasion aux professionnels d’expliciter leurs pratiques face à un interlocuteur sans pouvoir (en cela le chercheur dans la recherche-action a une posture de tiers médiateur entre « les positions et/ou les représentations contradictoires qui vont être énoncées et confrontées grâce au travail du tiers » [Jaillon, 2002]). L’intervenant « met en oeuvre les forces de disjonction et de conjonction (analyse, déconstruction, reconstruction). » Ce faisant, il agit sur le processus de professionnalisation tel que le présente Wittorski : il permet une « conceptualisation de l’action » par un « engagement réfléchi (réflexif) dans l’action », car « le chercheur et le professionnel s’impliquent et prennent du recul par rapport à l’action » (Wittorski, 2008, p. 113).

D’un point de vue sociologique et psychologique, l’identité est une construction, un processus dynamique qui prend comme support les groupes d’appartenance et les groupes de référence des individus qui intériorisent les modèles sociaux de ces groupes. L’individu anticipe ainsi l’avenir à partir de ces modèles existants au travers d’un positionnement entre « nous » (les groupes auxquels il participe) et « les autres ». Une verbalisation des capacités et des champs d’intervention permet une reconnaissance du travail de chacun par lui-même et par autrui (le mode de « signalement » décrit par le technicien renvoie à une manière de se représenter le travail de l’assistante sociale à partir de son propre paradigme centré sur la résolution d’un problème alors que le travail social se focalise sur la recherche d’un besoin).

Conclusion

À l’ADL, la mise à jour d’éléments du quotidien montrant le rôle des cultures professionnelles spécifiques (celle du technicien, du corps médical ou du travailleur social) dans les différents domaines d’activité de la société a mis en route une dynamique collective. Au-delà de l’enjeu pour le malade et pour l’entreprise, la recherche-action concernant la non-observance du traitement par le patient (usager ou client d’ADL), provoque des glissements dans les postures des professionnels : la nécessité persistante de rendre collective et publique la démarche de recherche-action conduit les acteurs à s’entendre sur un objet nouveau, qu’ils ne maîtrisent pas. La mise à jour de l’organisation telle qu’elle est vécue par chacun conduit à une réflexivité dans le sens d’une capacité de chacun à réfléchir à son rapport à l’écrit restitué puis à son rapport aux autres domaines d’activité de la société.

En proposant des débats autour de l’activité et de sa subjectivation à partir de situations partagées par le groupe, la méthode tend à contribuer à une meilleure collaboration des professionnels entre eux, en augmentant notamment leur capacité à débattre du travail (Clot, 2010). Cette manière de communiquer représente un changement provoqué par la recherche-action et recherché par le chercheur, qui accompagne ce changement (Liu, 1997). Expliquer en quoi consiste son travail, quelles sont ses activités, ne va pas de soi, notamment pour les travailleurs sociaux concernés par notre démarche. La recherche-action a pris alors une dimension formative en permettant aux professionnels de rendre compte de leur activité dans un souci d’intelligibilité avant le souci d’efficacité. L’ordinaire de l’institution enquêtée est guidé par la volonté d’avoir une action sur le patient afin de favoriser son confort de vie. Cette recherche d’efficacité conduit les professionnels à se focaliser sur le résultat de leur action plutôt que sur leur démarche. Or le résultat de l’action des professionnels du sanitaire et du social est incomparable. Couturier a montré les différences entre l’intervention de l’infirmier et l’intervention du travailleur social (Couturier, 2004). La dimension du protocole de l’intervention infirmière permet peut-être davantage la compréhension de son activité que celle du travail social qui privilégie le sens de l’action, plus difficile à rendre intelligible. La mise à jour de ces différences est un des effets de cette recherche-action sur la pratique. L’espace temps spécifique de la recherche-action et la présence du chercheur amènent ainsi à mettre en oeuvre une méthode où, comme le remarquait Lewin (1964) : « le chercheur et les sujets de la recherche cheminent ensemble vers la connaissance ». Lewin défendait aussi l’idée d’« agir sur la réalité pour la connaître » (Monceau, 2005). Ainsi, à partir des connaissances produites lors de la recherche-action, il revient aux professionnels de dégager de nouvelles orientations de travail, les incitant à renouveler, sur tel ou tel aspect, leurs pratiques professionnelles.