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En 1957, Antoine Léon, chercheur au Service de recherche de l’Institut national d’étude du travail et d’orientation professionnelle (INETOP), présente dans le bulletin du Centre de recherche psychotechnique (CERP), alors dirigé par Jean-Marie Faverge, une recherche de terrain qui porte sur

« les mécanismes d’acquisition des premiers éléments d’un métier chez l’adolescent »[1].

Cet article (1957a) rend compte d’un travail de recherche mené au Centre d’application de l’Ecole normale nationale d’apprentissage (ENNA) de Paris où sont formés les professeurs techniques des centres d’apprentissages (CA), établissements préparant en trois ans, sous statut scolaire, les élèves au certificat d’aptitude professionnel (CAP). Ce texte s’inscrit dans le contexte de l’époque. Dans les années cinquante, la France est encore en pleine période de reconstruction. La demande d’ouvriers et d’employés qualifiés est forte et la formation et l’orientation professionnelles sont devenues un enjeu national. Dans ce contexte, deux conceptions de l’orientation s’opposent : d’un côté l’approche pronostique-diagnostique portée historiquement par Piéron (1949), le directeur de l’INETOP, de l’autre une conception éducative et continue représentée par Antoine Léon (1957b).

Cette opposition peut surprendre des lecteurs non français, plutôt spécialistes des questions du travail. En France, l’orientation est historiquement liée à la connaissance du travail. Au début du XXe siècle, les premiers travaux sur l’orientation se donnent pour objectif de régler l’entrée dans le métier des plus jeunes et l’accès à la formation de tous les travailleurs. Cette proximité revendiquée, mais pas toujours assumée, permet de comprendre qu’aujourd’hui l’INETOP regroupe dans son centre de recherche des équipes de psychologie de l’orientation, de psychologie du travail, d’ergonomie, de psychodynamique du travail et de formation des adultes[2]. À l’aube du XXe, la dégradation des formes d’accès au métier et des conditions du travail ouvrier fait de la formation professionnelle des jeunes une question centrale. Dans ce contexte, l’idée d’orientation qui commence à se développer répond au souci de donner aux jeunes les postes qui correspondent le mieux à leurs aptitudes en fonction des caractéristiques propres à chaque métier. L’idée de mesurer les caractéristiques psychologiques en vue d’organiser la répartition des individus dans le marché du travail n’est pas nouvelle mais l’orientation lui confère, dans les premières années du XXe siècle une nouvelle forme de légitimité scientifique en la considérant comme une application de la psychologie et de ses outils : les tests. Dans cette volonté de classification, le concept d’aptitude comme disposition naturelle et sa mesure sont donnés comme centraux (Ouvrier-Bonnaz, 2007).

1. L’orientation professionnelle en France dans les années 1950

En France, au cours des années cinquante, les conseillers d’orientation ont pour tâche principale l’orientation professionnelle des élèves qui sortent de l’école primaire à 14 ans et qui souhaitent entrer en apprentissage. Le travail des conseillers consiste pour l’essentiel à vérifier que les jeunes possèdent bien le profil d’aptitudes requis pour l’exercice du métier choisi. L’examen d’orientation professionnelle a pour objectif de fournir, aux jeunes qui consultent un conseiller et à leur famille, des informations qui peuvent les aider dans leur choix d’une profession ou plus souvent d’une formation professionnelle. Cet examen d’orientation professionnelle comporte des épreuves écrites passées en classe (séance comprenant des tests de raisonnement, d’abstraction, de compréhension technique, de coup d’œil, d’attention, de mémoire, etc.), et une consultation individuelle au Centre d’orientation professionnelle (d’une durée d’environ 2 à 3 heures) qui comprend la passation d’épreuves d’habileté manuelle, de compréhension technique, de vitesse de réaction…, un entretien au cours duquel le conseiller cherche à déceler les intérêts, les goûts, les désirs professionnels du jeune et leur intensité, et aussi une visite médicale d’orientation faite par un médecin d’orientation professionnelle. Le travail du conseiller s’inscrit donc dans une démarche de diagnostic des aptitudes d’un jeune ayant pour objectif d’établir un pronostic de sa réussite dans l’apprentissage d’une profession.

Notons qu’à côté des tâches d’orientation, les conseillers d’orientation participent aussi à des tâches de sélection, comme celle du recrutement des élèves des établissements publics d’enseignement technique (centres d’apprentissage). Des batteries de tests sont élaborées à cette fin par l’INETOP dès 1948. En 1952-1953, les consultations d’élèves arrivant en fin de scolarité primaire représentent 62 % de l’activité des conseillers d’orientation et les consultations pour l’entrée dans les établissements d’enseignement technique et les écoles professionnelles, 18 % (Caroff, 1987).

2. La conception éducative de Léon en œuvre dans sa psychopédagogie de l’orientation professionnelle

C’est en opposition à la démarche de diagnostic-pronostic que Léon a développé une conception éducative de l’orientation professionnelle. Léon (1952c) critique une conception « révélatrice » de l’orientation professionnelle (utilisation de la méthode des tests) pour défendre une conception « formatrice ». Pour Léon, c’est la

« notion de participation active de l’enfant à la construction de son avenir professionnel qui caractérise la conception éducative en matière d’orientation et d’adaptation professionnelle. Cette conception implique une action éducative continue de la part du maître, du conseiller et des parents dans la préparation de l’enfant à la vie professionnelle. Elle s’appuie sur le caractère historique, évolutif des conduites individuelles, sur leur plasticité et sur le rôle décisif joué par les milieux formateurs dans leur élaboration. L’adaptation professionnelle, loin d’être conçue en termes d’ajustement mécanique, résulte des formes toujours plus efficaces de conduites que l’individu met en œuvre pour résoudre les problèmes techniques et sociaux qui se posent tout au long de sa vie » (Léon, 1957b, p. 12-13).

Il est aussi nécessaire de

« faire participer activement les adolescents à l’élaboration de leurs projets, de les informer pour qu’ils puissent élargir leur horizon professionnel et choisir leur métier d’une manière plus réfléchie, plus motivée » (Léon, 1957b).

Léon est conscient des limites de l’action éducative. Il sait que l’orientation professionnelle est fortement influencée par l’origine sociale de l’individu (cf. les résultats de l’enquête de l’INED sur L’orientation et la sélection des enfants d’âge scolaire, conduite en 1953 par Girard), par les attitudes du jeune et de sa famille à l’égard de l’école. Langevin (1947) évoque ainsi « l’impatience de quitter l’école » souvent vécue par le jeune. Il ne mésestime pas le rôle de la culture générale (conception étroitement utilitaire de l’éducation chez les parents), et le fonctionnement du système scolaire (organisé, à l’époque, en deux grandes voies étanches, l’une primaire, l’autre secondaire) qui oriente de façon précoce vers une formation professionnelle. C’est pourquoi il inscrit sa conception éducative de l’orientation dans un projet de changement social (Léon fait référence au plan Langevin-Wallon issu de la Résistance, déposé en 1947 sur le bureau de l’Assemblée nationale et jamais discuté) qui vise à rendre le système éducatif plus démocratique et, ainsi, la société plus juste.

3. La conception de Léon concernant l’apprentissage du métier chez l’adolescent

Si l’étude de Léon (1957a) se focalise sur la question des

« mécanismes d’acquisition des premiers éléments d’un métier chez l’adolescent »,

il s’est intéressé à l’ensemble des problèmes relevant de la question de l’apprentissage du métier chez l’adolescent, question qui nécessite

« de répondre à une série de problèmes qui s’échelonnent tout au long de la période s’écoulant entre le choix de ce métier et le placement dans la production » (Léon, 1954a) :

  • Préparation du choix professionnel : Léon concevra et mettra en place des séances d’information sur les professions avec ses collègues de l’INETOP (Bacquet et coll., 1957), il recommandera d’évaluer les effets de ces séances et notamment « de vérifier comment l’information modifie la représentation de la vie professionnelle chez l’enfant, comment elle retentit sur ses diverses conduites, sur ses options professionnelles, sur son attitude à l’égard du travail scolaire » (Léon, 1957b, p. 66).

  • Sélection à l’entrée des établissements d’enseignement professionnel : Léon (1957b) critique la notion d’aptitude qui donne la prééminence aux facteurs innés et qui laisse donc peu de place à la possibilité d’interventions éducatives ; il critique aussi les tests qui donnent une évaluation globale du fonctionnement intellectuel mais qui n’apportent que très peu d’information sur les mécanismes psychologiques mis en œuvre par le jeune ; il critique également une conception statique de l’adaptation jeune-emploi alors que le jeune et les emplois évolueront ; il souligne enfin la faible participation du jeune à l’élaboration de ses projets professionnels dans le cadre de la démarche de pronostic-diagnostic.

  • Choix professionnels (Léon, 1952a, 1953b) : Léon s’intéresse aux facteurs qui influencent les choix professionnels des adolescents, comme le contenu de l’information à donner aux adolescents (information des apprentis sur les perspectives d’avenir des métiers) et les activités de préapprentissage de quelques métiers qui permettent de prendre en compte les performances réalisées par les adolescents au cours de différents stages d’initiation professionnelle. Selon lui, « la négation, ou tout au moins la négligence, de l’importance de la fonction éducative dans la formation des goûts et des aptitudes professionnelles, conduit le psychologue praticien à axer son activité vers la détection de ce qui est censé être permanent chez l’individu plutôt que vers la transformation de ce qui est le fruit transitoire d’une série d’interactions entre le même individu et son milieu. L’attitude théorique sous-jacente au contrôle de prédictions à base d’empirisme statistique tend à limiter les rapports de l’orientation professionnelle et de l’école à de simples échanges de résultats psychotechniques ou scolaires ». Léon pense que « le conseiller devrait plutôt […] participer directement au processus de formation de l’enfant ou de l’adolescent dans le cadre de l’enseignement primaire et de l’enseignement professionnel » (Léon, 1953b, p. 213).

  • Inadaptation à l’apprentissage (Léon, 1953a) : Léon met l’accent sur les conditions de l’inadaptation propres à la vie de l’établissement scolaire. Pour lui, « la connaissance de ces conditions permet de poser le problème de l’inadaptation plus en termes de formation qu’en termes de sélection, plus en termes de rattrapage qu’en termes de déficiences considérées comme immuables. Elle accroît du même coup les possibilités d’action de l’orienteur et de l’éducateur » (Léon, 1954a, p. 150). Léon (1954b) s’intéresse aussi aux conditions pédagogiques et sociales susceptibles de renforcer la motivation à l’apprentissage professionnel. Si les intérêts pour le métier appris s’accroissent entre la première et la troisième année de CAP, cela « ne tient pas seulement à une sorte de résignation passive ou à la prise de conscience, chez l’adolescent, de l’impossibilité de changer de métier. Elle tient surtout à la création d’intérêts nouveaux au cours même de l’apprentissage du métier... L’évolution des motivations professionnelles de l’adolescent est conditionnée par l’élaboration d’une représentation toujours plus riche, toujours plus objective, des conditions objectives du métier appris » (Léon, 1957, p. 43-44).

  • Docimologie des examens professionnels : Léon (1952b) note que « l’institution d’examens conçus comme moyen de contrôle des connaissances acquises à la faveur d’une formation donnée, apparaît comme légitime et même indispensable aujourd’hui. […] Les règles docimologiques ne peuvent prendre tout leur sens que dans le cadre de réformes importantes se rapportant respectivement à la préparation des candidats, à l’élaboration des épreuves et au rôle des examinateurs. »

C’est la prise en compte de l’ensemble de ces facteurs qui peut contribuer au développement d’une psychopédagogie de l’orientation à visée éducative (Léon, 1957b).

4. Les mécanismes d’acquisition des premiers éléments d’un métier chez l’adolescent

Dans son

« analyse de quelques mécanismes d’acquisition des premiers éléments d’un métier chez l’adolescent »,

Léon, en collaboration avec Dacquin, un professeur technique, tente de mettre en œuvre sa conception de l’orientation dans une recherche de terrain portant sur un groupe de 25 apprentis de 15-16 ans qui ont déjà suivi une première année de formation en ajustage et qui, au début de leur deuxième année, suivent un stage d’initiation au fraisage qui se déroule sur une période d’une semaine comportant 18 heures d’atelier.

Les apprentis travaillent en groupes de quatre, ce qui permet d’observer leurs conduites individuelles d’apprentissage et notamment de repérer leurs difficultés et leurs erreurs. Pour comprendre leurs erreurs, les apprentis sont questionnés soit directement devant leur machine, soit au cours d’un entretien portant sur un exercice de contrôle. S’appuyant sur des analyses de Pacaud (1955), Léon fait l’hypothèse que certaines erreurs seraient liées à un processus de généralisation hâtive et, pour vérifier cette hypothèse, les apprentis sont invités à expliquer et à justifier eux-mêmes tel ou tel acte professionnel particulièrement difficile.

Les groupes sont soumis à deux méthodes éducatives différentes : une méthode qualifiée de globale-intuitive et une méthode au cours de laquelle les apprentis sont invités à fournir un effort d’analyse et d’utilisation de connaissances générales dans la phase préparatoire au travail proprement dit sur la machine. En s’appuyant sur les résultats de cette étude, Léon défend l’intérêt et la légitimité de la recherche psychopédagogique dans les domaines de l’enseignement technique et général, recherche qu’il poursuivra tout au long de sa carrière (Léon, 1977).

5. Quels prolongements de ce type de recherche ?

En désaccord avec son directeur H. Piéron (1952), Léon (1991, p. 94) quittera l’INETOP où des recherches psychopédagogiques seront conduites et publiées beaucoup plus tard, par exemple, sur la nature et le développement du raisonnement mathématique du CE2 à la 3e par Pelnard en 1976, sur la compréhension de lecture au collège par Pelnard en 1981 et par Aubret en 1991, sur la conduite de la machine-outil par Lemercier en 1981, sur le raisonnement technique par Gillet de 1979 à 1986, sur la résolution des problèmes en physique par Rozencwag et Trosseille en 1996, sur l’éducabilité cognitive par Loarer en 1991. Concernant ce dernier secteur de recherche, il s’agit alors de trouver des solutions aux problèmes d’adaptation que rencontrent les professionnels peu qualifiés dans leur activité face aux mutations technologiques et d’aider les publics faiblement scolarisés à s’insérer.

À l’inverse de Léon, les conseillers d’orientation ont peu investi le champ de la psychopédagogie des enseignements généraux – sauf dans le domaine du dépistage et de l’analyse des difficultés en lecture à l’entrée au collège (Aubret et coll., 2006) - et techniques, peut-être parce que les influences des recherches psychopédagogiques sur la formation des enseignants et sur leurs pratiques restent encore faibles actuellement. C’est aussi probablement parce que les travaux de Léon ont eu peu d’écho dans le milieu de l’orientation. En France, à un moment où l’approche éducative de l’orientation s’installe durablement dans l’École, l’apport de Léon devrait encore être utile. Plus généralement, au-delà de la spécificité française, dans un monde où le travail réel est de plus en plus difficile à voir et à décrire et donc à prendre en compte pour aider les jeunes à mieux se situer dans le monde professionnel, les travaux précurseurs de Léon devraient être utiles à tous ceux qui s’intéressent au lien à (re)construire entre le travail et son analyse et l’orientation scolaire et professionnelle.