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Les rapports réglés du Savant et du Politique sont chamboulés… par le paysan du Gers, le malade d’une maladie orpheline ou encore le riverain d’une usine de retraitement de déchets nucléaires. Une telle irruption des profanes dans la sphère des choix technoscientifiques ouvre des pistes cruciales dans le sens d’un approfondissement de la démocratie. Tel est le pari de cet ouvrage militant, écrit à trois voix : celles de deux sociologues du laboratoire de Sociologie de l’Innovation de l’École des mines de Paris (équipe de Bruno Latour) et d’un juriste du Centre National de la Recherche Scientifique.

L’ouvrage ne progresse pas tant par étapes argumentatives que par une série de focus sur une thèse déjà présente, dès le chapitre 1 consacré à la présentation des « forums hybrides ». Ces forums constituent le point focal de tout le livre, articulé autour de deux pôles : Comment repenser la division du travail de recherche scientifique à la lumière de ces forums? En quoi ces innovations dialogiques, nées de la controverse, permettent-elles un approfondissement de la démocratie? Considérés comme des « dispositifs d’élucidation » (p. 59), les forums hybrides sont les indices d’une nouvelle donne sociotechnique : ils remettent largement en question le partage entre spécialiste et profane, ainsi que la coupure entre le citoyen et son représentant traditionnel. Les riverains d’une rivière polluée, les consommateurs de viande de boeuf, les femmes enceintes dans le canton de La Hague, les générations futures qui recevront en héritage des stocks de déchets nucléaires, interagissent dans des dispositifs innovants qui laissent place à la pluralité des savoirs et qui, en créant des configurations sociales improbables, permettent un renouvellement des procédures démocratiques.

L’analyse des controverses sociotechniques contemporaines (exemples principalement français ou européens) s’appuie sur le constat qu’il existe d’autres manières de faire de la recherche que celles qui se sont imposées au cours du temps. Le collectif de recherche, dont le chapitre 2 montre qu’il est le sujet de la connaissance scientifique, n’est pas composé exclusivement de spécialistes. Dans les forums hybrides, la « recherche de plein air », initiée, menée, incorporée par des profanes, collabore selon des modalités nouvelles avec la « recherche confinée ». Confinée, parce que selon le modèle de la sociologie de la traduction, la connaissance scientifique s’élabore dans un aller-retour entre le monde commun, qui est gros de mondes possibles (l’exploration de ces possibles est parfois marquée du sceau de l’urgence), et le laboratoire considéré comme une « manufacture des connaissances » (p. 147). La recherche scientifique professionnelle est efficace, mais elle a besoin d’une réduction de la complexité pour bien fonctionner. Or, dans les controverses, la complexité est aussi bien sociale que technique : l’objet de ces controverses est l’élaboration de scénarios à propos du monde, mais aussi la composition du social et la définition des choix collectifs. C’est l’articulation de ces deux complexités, qui pour les auteurs n’en font qu’une, semble-t-il, qu’explorent les forums hybrides.

Le modèle traductionniste fournit un socle pour comparer recherche confinée et recherche de plein air (p. 149). Les auteurs identifient trois moments de collaboration des profanes à la recherche. 1) Ils peuvent participer au mouvement de « mise en science » (p. 119), c’est-à-dire à la formulation des problèmes : un « groupe concerné » (p. 121) assume de manière autonome l’inventaire des anomalies qui constitueront le problème (exemple de l’épidémiologie populaire des habitants de Woburn, Massachusetts, inquiets du taux anormal de leucémies infantiles dans leur comté). 2) La participation peut se réaliser au niveau du collectif de recherche lui-même : en provoquant la multiplication des voies de recherche, en développant une expertise non mercenaire et participative, les profanes sont vecteurs d’un savoir minoritaire, porteur de valeurs proches du monde vécu (exemple de l’implication des malades atteints du VIH dans les programmes de recherches sur les traitements au tournant des années 1980). 3) Vient enfin le moment d’application des scénarios élaborés à la résolution des controverses. Le modèle de la traduction met en évidence la difficulté propre à ce retour de la connaissance au monde. Sans la participation de profanes dès l’élaboration de la problématique de recherche, la recherche peut s’avérer inadaptée à la complexité de son objet, inadéquate aux savoirs minoritaires qu’elle recoupe : « Les chercheurs croient qu’un mouton est un mouton ; les éleveurs savent bien qu’une telle tautologie est une grossière erreur » (p. 135).

L’enjeu de ces analyses est de ré-interroger la coupure entre science et société. La sécularisation de la connaissance scientifique passe par une ouverture au non-spécialiste, qui implique à la fois une mise en danger des savoirs établis et, selon la profession de foi des auteurs, un enrichissement de la science et la garantie d’une meilleure applicabilité des savoirs constituants. Les controverses sociotechniques appellent un travail de recherche scientifique pour apporter des réponses techniques ou élaborer des scénarios affublés d’un certain degré de probabilité ; la participation des profanes permet que le collectif de recherche soit « en permanence plongé dans le monde social dont il est issu » (p. 150). D’où le second versant de cette analyse : montrer que l’émergence de nouvelles solutions techniques par pluralisation des intervenants au coeur du débat est corrélative d’une « réinvention du collectif ». Dans les forums hybrides, la frontière entre ce qui relève des facteurs sociopolitiques (normes et opinions) et des facteurs techniques (contenu « dur ») est chamboulée. En même temps que la « prolifération du social » (p. 46) enrichit le contenu du dossier technique, des identités locales émergent, se négocient, se construisent. Le collectif se recompose à mesure que les savoirs mobilisés dans la controverse se confrontent.

Ce second axe d’analyse met en lumière trois degrés d’« exploration du collectif ». 1) Des groupes émergents se constituent par l’expérience d’un retour constant à la base, contre la délégation de parole aux représentants traditionnels (le député, le représentant syndical, etc.). 2) Ces groupes se reconnaissent dans leur multiplicité, des affinités inattendues se créent (par exemple à propos d’un projet de réaménagement d’une rivière, entre les associations de défense du patrimoine et les exploitants agricoles). 3) Ces interactions entre groupes émergents donnent lieu à une recomposition du collectif dans la mesure où chacun d’entre eux reconnaît que son identité est négociable, susceptible d’ajustements mutuels. Ces trois moments de la composition du collectif font rupture avec les modalités traditionnelles de délégation de la parole dans un système de démocratie représentative. Par opposition au modèle de l’agrégation des préférences et des intérêts individuels, les forums hybrides font place à une recomposition négociée du collectif. Ce que les forums hybrides rejouent, exposent au risque du débat public, ce sont les normes de la représentation, au double sens (épistémique et politique), des connaissances disponibles ou en cours d’élaboration et de la délégation de la décision. En même temps que les controverses, associant discours profanes et spécialistes, produisent une plus-value cognitive, elles donnent lieu à une reconfiguration du collectif.

D’un point de vue sociopolitique, les forums hybrides constituent une forme de prise de parole alternative par rapport aux consultations par sondage d’opinion ou référendum ( cf. le modèle suisse). Les sondages et les référendums, impliquant un minimum de reconfiguration du collectif de recherche ou de redéfinition de l’identité de groupes sociaux émergents, relèvent d’une démocratie de type délégatif : la participation consultative des citoyens à la décision n’est pas un gage de démocratisation dans la mesure où aussi bien le savoir (les scénarios dessinées par des experts professionnels) que les identités sont maintenus en amont du débat et le conditionnent sans y être soumis. Dans le chapitre 5, l’accent est mis sur le fait que seule l’élaboration de procédures permet un fonctionnement vraiment démocratique des forums hybrides alternatifs. Les auteurs utilisent normativement le modèle de l’espace dialogique dessiné par deux axes (1. degré de coopération spécialistes/profanes dans l’activité scientifique, 2. degré de composition des identités) pour évaluer différentes formes de forums. Hiérarchiquement, en fonction du degré de dialogisme, les auteurs présentent de manière riche plusieurs cadres expérimentés ici ou là : les focus groups (groupes de discussion) ; les enquêtes publiques et les comités locaux d’information et de consultation ; enfin, et surtout, les conférences de consensus.

Du point de vue des procédures de décision, le chapitre 6 donne lieu à une analyse qui renouvelle la compréhension du « principe de précaution », loin de la dénonciation dont il fait communément l’objet. Ni frileuse irrationalité cédant aux psychoses entretenues par les médias, ni hypertrophie de la responsabilité, ce principe signe la rupture d’avec les formes tranchantes des décisions prises d’en haut. Parce qu’il suppose une association des profanes selon des modalités non définies par avance, parce qu’il laisse ouvert le champ de l’exploration scientifique et sociologique, il signifie une rupture avec le gouvernement des sages. C’est bien d’ailleurs le sens de cet ouvrage : réhabiliter la fonction des savoirs minoritaires, revenir par-delà l’exclusion des profanes dans la division sociale des choix technoscientifiques. Il n’est pas anodin que les auteurs n’emploient pas l’expression de « démocratie participative » : pour dessiner une alternative à la démocratie délégative dont ils n’ont de cesse de souligner les limites (tout en reconnaissant sa nécessité pratique), ils lui préfèrent l’expression de « démocratie dialogique », au sens étymologique peut-être d’un logos multiple, pluriel, tiraillé dans son partage. En suscitant les forums hybrides, les controverses sociotechniques permettent une exploration des voies pour démocratiser la démocratie, notamment en ouvrant des pistes de réflexion concernant la participation des minorités au débat public.

Une réserve peut être amenée, en contre-point, à propos de cet ouvrage par ailleurs indiscutablement riche et prolifique. Nonobstant les thèses les plus sociologisantes qui sous-tendent la première partie, il n’est pas évident que la simplification expérimentale des problèmes scientifiques implique, comme semblent le supposer les auteurs, un purisme borné des savants. La notion de recherche confinée aurait, nous semble-t-il, à être étayée davantage. Il n’est pas non plus montré précisément, c’est-à-dire autrement que par des exemples frappants décrits dans une langue suggestive et souvent métaphorique, en quoi la participation des profanes au collectif de recherche enrichit, de manière spécifique, le contenu des connaissances scientifiques.

Situé à mi-chemin entre la valorisation d’expériences de démocratie technique et la sociologie des politiques scientifiques, cet ouvrage a le grand mérite de placer le débat sur les choix technoscientifiques dans l’horizon d’un approfondissement de la démocratie. La mise en évidence du rôle des identités dans l’incertitude d’elles-mêmes, émergeant dans les controverses sociotechniques, prend alors la forme d’un défi à la démocratie : celui de se réinventer.