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Dans son roman, Corinne, ou l’Italie, Germaine de Staël donne à son héroïne le rôle d’une interprète de l’antiquité gréco-romaine et de l’art italien, ce qui semble suggérer que les femmes puissent obtenir un certain accès au champ de l’histoire de l’art. C’est du moins l’affirmation, que nous explorons ici, d’Ellen Moers dans son ouvrage, Literary Women (1976). Plus qu’aucun autre roman rédigé par une femme, Corinne a joui d’une large diffusion au moment de sa parution en 1807. Telle une sibylle, l’héroïne « ressuscite » les monuments de la Rome ancienne d’une manière très persuasive. Son approche de la peinture de la Renaissance au dix-huitième siècle est marquée par une analyse de son contenu narratif. Cette fiction vivante sous-entendrait que, même sans aucun statut professionnel ou sans appui institutionnel reconnu, une femme pouvait s’adresser à un large public en matière d’art.
Avec l’annulation de toute identité civile pour les femmes sous le Code Napoléon (1804), Germaine de Staël est devenue ce que l’historienne Geneviève Fraisse identifie comme « une figure de référence pour la femme nouvelle », ajoutant que « référence ne signifie pas modèle ». Dans ce sens nous pourrions la trouver pertinente pour Félicie d’Ayzac (1801–1881), institutrice à la Maison impériale de la Légion d’honneur de Saint-Denis, où elle poursuivit pendant plus de trois décennies l’étude minutieuse de l’iconographie de l’art gothique français. Elle apportait une connaissance approfondie de la littérature patristique et des commentaires médiévaux à ses travaux, comme sa mémoire sur la sculpture des tourelles de Saint-Denis (1847) en fait foi, et dans laquelle elle justifiait la « monstruosité » des formes hybrides comme une partie nécessaire d’un programme cohérent, ou encore son étude sur les statues du porche septentrional de Chartres (1849), dans laquelle elle critique A.-N. Didron pour des identifications sans fondements historiques de figures de vertus publiques et privées.
En Angleterre, dans le même esprit que l’héroïne du roman, Anna Jameson (1794–1860) contestait la présomption d’une connaissance de l’art strictement technique ou confinée aux artistes. En écrivaine sans aucune appartenance institutionnelle, elle a utilisé, pendant plus de trente-cinq ans, divers genres d’écriture pour établir le sens de l’art du Moyen Age et de la Renaissance, comme le journal de voyage (1826); la critique interculturelle (1834), similaire à la méthode de Germaine de Staël dans De l’Allemagne; le catalogue de collections publiques et privées (1836–44), et, enfin, l’introduction à l’iconographie chrétienne destinée à un large public et qui lui servait en même temps de compendium (1848–64). Les travaux de Jameson soulèvent divers problèmes : celui de la pertinence du concept de sympathie, lequel dérive de la philosophie des Lumières et surtout de la pensée de madame de Staël, et celui des rapports entre les textes d’amateurs et la littérature érudite. De manière générale, la distinction entre les deux catégories était beaucoup plus souple au dix-neuvième siècle et moins marquée qu’elle ne l’est devenue depuis l’institutionnalisation de la discipline.
Dès le début, les disciplines universitaires ont cherché à définir les paramètres de leur champ d’étude et à établir des « habitus » disciplinaires, un concept de Panofsky que Bourdieu a emprunté et qu’il a modifié par la suite. La définition d’un corpus de l’histoire de l’art impliquait des négociations complexes autour des normes des Beaux-Arts et la possibilité d’une étude systématique des fondements historiques des productions artistiques hors du canon esthétique. Félicie d’Ayzac et Anna Jameson ont toutes deux contribué de façon remarquable à définir le corpus et à développer les méthodes pour le traiter. Pour Félicie d’Ayzac et en général pour les archéologues français de la période, l’interprétation des monuments gothiques devait se faire à partir des textes médiévaux. Quant à elle, Jameson donnait l’exemple en utilisant des sources historiques pertinentes et, en particulier, en puisant dans les légendes populaires des saints. Nous examinons ici avec prudence de quelle manière leur travail a été ignoré ou même rejeté, puisque nous pensons que le coeur du problème résidait aussi dans les stratégies institutionnelles mises de l’avant par une succession de « grands » hommes.