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C’est à une façon nouvelle de concevoir le dialogue que nous invite un ouvrage fort bien documenté de Claude Gendron, chercheuse québécoise en éducation morale. Les considérations qu’elle développe dans cet essai s’inspirent de travaux de philosophes et de psychologues féministes qui, insatisfaites du peu de place faite aux expériences des femmes, aux émotions et aux relations asymétriques par la plupart des théories en éducation morale, ont proposé des perspectives ouvrant la voie à une éthique dite de la sollicitude. Cette approche, qui a pris forme au cours des années 90, affirme l’importance de développer le Soi relationnel (relational self) et présente le dialogue comme une assise fondamentale de ce développement. Les chercheuses qui se sont intéressées à cette théorie considèrent en effet que la dimension morale du dialogue est liée « à un savoir-être-en-relation » autant qu’« à un savoir raisonner » et qu’elle « se rattache autant à une capacité d’écoute qu’à une capacité de bien penser » (p. 279).

Il s’agit, on le voit, d’une contestation radicale de la méthode socratique qui, pour un bon nombre de théoriciens et de théoriciennes ainsi que de spécialistes de l’éducation, a été considérée comme « le parangon du dialogue moral » (p. 42). Un tel modèle, commente Claude Gendron, véhicule pourtant des présupposés philosophiques qui exigent une sérieuse remise en question. C’est ce à quoi l’auteure s’applique dans le premier chapitre. Elle en arrive à la conclusion que les conditions discursives mises en oeuvre par cette méthode sont peu favorables à l’émergence d’un véritable dialogue. En s’inscrivant dans une rationalité nettement intellectuelle et tournée vers le général, le dialogue socratique ne propose pas, avance-t-elle, un cadre permettant un réel apprentissage moral.

Si les théories en éducation morale font une aussi large place au dialogue socratique, c’est avant tout, explique-t-elle, parce qu’ils « construisent le domaine moral et l’éducation morale sur la base d’une correspondance avec l’exercice du jugement et du raisonnement procédural » (p. 91).

Qu’il s’agisse de l’approche de Kohlberg, de Wilson ou de Lipman, on se trouve, constate Claude Gendron, devant une logique postulant « que le dialogue moral vise primordialement la formation du jugement autonome et du raisonnement formel » (p. 91). C’est ce qui a amené des chercheuses, notamment Norma Haan, Nona Lyons et Céline Garant, à procéder à des recherches empiriques faisant appel à un nouveau type de dialogue axé sur des caractéristiques telles que « l’empathie affective, le développement d’une logique interpersonnelle, le souci marqué du particulier » (p. 99).

C’est la forme de dialogue privilégiée en particulier par Nel Noddings, qui est l’une des principales théoriciennes de l’éthique de la sollicitude. Professeure à l’Université Stanford durant plusieurs années et actuellement membre du Teacher’s College de l’Université Colombia, cette philosophe féministe est la première à avoir proposé des perspectives philosophiques pouvant fonder cette éthique. Dans le chapitre troisième de son ouvrage, Claude Gendron retrace le parcours de cette philosophe et expose de quelle façon l’approche qu’elle a élaborée se distingue nettement de l’éthique conçue « en tant que raisonnement moral basé sur la justification d’actions » (p. 100). L’objet primordial de l’éthique de la sollicitude est en effet « la rencontre morale de l’autre » qui « exige un ancrage dans l’affectivité, la sensibilité » (p. 111) et qui prend sa source à travers une préoccupation, un souci de l’autre.

C’est évidemment à travers le dialogue que se cristallise cette éthique. Dans le quatrième chapitre de son ouvrage, Claude Gendron s’applique à démontrer de quelle manière pour Noddings, comme pour Martin Buber, le dialogue traduit « un savoir-être, une manière morale d’être au monde qui constitue le coeur de l’attitude éthique envers l’autre » (p. 161). Ce dialogue, insiste-t-elle, « n’est pas arrimé à une méthode »; « il ne s’insère pas dans une structure régie par une démarche prédéfinie » (p. 161). Il est d’abord et avant tout « un échange de mots, de sentiments et de sollicitude nous amenant à établir à l’extérieur une relation de caring envers les autres et à construire à l’intérieur un soi plus fort et plus réflexif » (p. 162). Il constitue donc la voie royale de réalisation de la rencontre de l’Autre. Il se veut un lieu privilégié pour connaître l’Autre, se laisser toucher par ce que cette personne ressent et se laisser émouvoir par elle. Il se doit, en conséquence, d’« être ouvert » et « exploratoire », car « il vise l’élaboration commune d’une solution à un problème » (p. 169).

Ses principales composantes sont, selon Noddings, « la présence d’une attitude de sollicitude caractérisée par une attention sélective ; une flexibilité au plan de la détermination des fins ; une recherche de réponses appropriées à la situation ; un souci de s’efforcer de nourrir la relation » (p. 178). C’est pourquoi sa politique s’accommode de l’éthique narrative qui se caractérise « par la revendication de la valeur épistémologique et morale du mode de pensée narratif » (p. 187). La valorisation de la narration et du dialogue suppose en effet « une remise en question du modèle privilégié de l’être moral détaché » (p. 188). Les deux modes d’expression, commente Claude Gendron, apparaissent ainsi intimement liés l’un à l’autre : les récits lançant parfois le dialogue ou se découvrant « sous forme dialoguée », les dialogues devenant à d’autres moments « des récits racontés » (p. 188).

Le dialogue décrit par Noddings s’écarte donc considérablement d’un exercice formel ayant pour objet la formation du bien penser et du bien juger. Il cherche plutôt, précise Claude Gendron, « à développer une manière d’être en relation avec les autres plus collaborative qu’adversiale » (p. 208). Les fondements philosophiques de ce dialogue, comme cela est rappelé dans le chapitre cinquième de cet essai, sont le raisonnement interpersonnel, le soi relationnel et l’autre particulier. Pour Noddings, en effet, « nous ne devenons pas éthiquement mature en parvenant à l’indépendance mais plutôt en participant de façon responsable à des relations de sollicitude » (p. 213). Le soi moral mature, pour elle, « est essentiellement relationnel, porté par ses émotions et sa raison et interpellé par toute situation d’interaction humaine » (p. 277).

Nicole Mosconi, qui signe la préface, exprime tout l’intérêt que représente à ses yeux une telle philosophie morale (p. 11). Elle accompagne toutefois son appréciation de quelques questionnements qui touchent plus précisément le rôle des émotions dans la vie morale, la prépondérance donnée à des relations qui peuvent parfois être négatives, l’apport de la raison dans la recherche de principes et de critères pouvant servir de guides. Le dialogue demeure ouvert…