Corps de l’article

C’est pas parce qu’on est une femme facile qu’on n’est pas une femme difficile!

Sylvie Dupont, Manifeste de La vie en rose

Malgré les apparences, Hommes galants, femmes faciles n’est pas le titre d’un film érotique. Il s’agit plutôt d’une étude sociosémantique, diachronique et féministe sur les collocations ou syntagmes comprenant un adjectif et un nom féminin ou masculin tels que homme galant, femme facile. S’appuyant sur des groupements faits par Yaguello (1992 [1978] : 142), qui mettent en lumière une dissymétrie lexicale selon que l’adjectif est employé avec le nom femme ou le nom homme (ex. : « Une femme galante est une femme de mauvaise vie, un homme galant est un homme bien élevé »), Fabienne Baider veut démontrer que ces collocations, lorsqu’elles contiennent le nom femme, ont une connotation péjorative et sexuelle.

Comment expliquer cette péjoration et cette sexualisation? Toujours à partir de l’hypothèse de Yaguello voulant que le mot femme lui-même soit connoté sexuellement et que cette connotation du nom contamine celle de l’adjectif, Baider va chercher à savoir pourquoi il en est ainsi. Elle va donc, dans un premier temps, déterminer si les différences de sens évoquées dans les exemples de Yaguello ont déjà existé et si elles existent encore. Si tel est le cas, « l’explication de cette différence devra prendre en compte le sens et le rôle de chaque élément de ces syntagmes, notamment celui de l’adjectif, celui du nom et celui du syntagme en soi » (p. 10).

Pour ce faire, Baider a divisé son ouvrage en trois parties. Dans la première, elle a, dans un premier temps, consulté, en synchronie, deux types d’ouvrages : d’abord les dictionnaires pour y relever les définitions des adjectifs facile, faible, galant/galante, grand/grande, honnête, léger/légère petit/petite, savant/savante; puis les bases de données pour y chercher l’attestation des différences de sens, si différences il y a, dans des emplois en contexte. Ces derniers ont été puisés dans la base de données Frantext de l’Institut national de la langue française (INaLF) et, en particulier, du laboratoire de recherches ATILF (Analyse et traitement informatique de la langue française). Baider souligne, toutefois, que cette base contenait, en 2001, des textes littéraires à 80 %, lesquels entretiennent des relations avec les classes dominantes. De plus, les sens différentiels attestés sont ceux du français de l’Hexagone et peuvent différer dans une autre communauté francophone telle que le Québec où une grande femme ne se mesure pas qu’à sa taille, mais peut aussi être célèbre et de mérite comme un grand homme, et où une femme publique est une « femme qui participe à la vie politique », tout comme en Belgique d’ailleurs (p. 223).

De l’observation en corpus des syntagmes à sens différentiel étudiés et des définitions des adjectifs utilisées dans les dictionnaires, Baider tire les conclusions suivantes : 1) la différence de sens entre les syntagmes contenant le mot femme et ceux qui comportent le mot homme existe en corpus, notamment pour femme facile/homme facile,honnête homme/honnête femme, mais elle n’est pas attestée, en corpus, pour des syntagmes rarement employés tels que femme galante/homme galant; 2) cette différence, lorsqu’elle fait référence à l’être féminin, se marque effectivement par la péjoration (pour les adjectifs grande, faible, savante) et la sexualisation (pour les adjectifs honnête, légère, petit, facile); 3) cette différence de sens est toujours en défaveur du mot femme; 4) l’emploi de ces expressions est souvent démodé; 5) l’emploi de guillemets (« honnête femme », « grand homme ») ou un emploi adjectival (de femme savante, de faible femme) indique un figement de ces expressions.

Une fois la différence de sens et la dissymétrie lexicale établies en défaveur du nom femme, Baider a tenté, dans un deuxième temps, d’en chercher l’origine. Elle a d’abord posé le rôle du nom femme, de sa possible contamination de l’adjectif, de sa connotation. Elle s’est demandé pourquoi, pour certains adjectifs, il n’y a pas d’asymétrie (les syntagmes femme intelligente et homme intelligent ont le même sens) et quel serait alors le rôle de ces derniers puisque seulement certains d’entre eux sont interprétés différemment. En fait, c’est le contexte social et culturel qui rend péjoratives les caractéristiques féminines puisque les mêmes adjectifs associés au nom homme sont utilisés en bonne part : l’homme facile, galant ou léger se reconnaît par son bon caractère, ses bonnes manières ou son sens de l’humour; c’est aussi ce contexte qui définit la fonction sexuelle comme négative dans le cas de femme : l’homme galant a du charme, mais il n’en fait pas commerce au contraire de la femme galante. Ces questions qui font l’objet des deux premiers chapitres ont donc pris en considération une différence de sens essentiellement sociologique.

Dans le chapitre trois (Histoire et lexicographie), Baider examine l’évolution de l’adjectif au fil du temps dans son emploi avec le mot femme et le mot homme pour savoir si les groupements syntagmatiques contenant le nom femme ont eu un sens neutre à un moment donné de leur histoire. Dans cette étude diachronique, d’autres syntagmes à sens différentiel, formés des adjectifs suivants : amoureux/amoureuse, bon/bonne, complaisant/complaisante, coquet/ coquette, fol/folle, fort/forte, gentil/gentille, gros/grosse, preude (prude), public/publique, sage, ont été découverts dans la base de données informatisée ARTFL (American Research on the Treasury of the French Language) dont certains ont disparu de nos jours (ex. : folle femme « prostituée » et fol homme « homme fou »). Il ressort de cette étude que le discours dominant de chaque époque (du XVe au XVIIIe siècle) aurait construit le sens péjoratif des adjectifs liés au nom. Par conséquent, la connotation négative du nom femme serait à l’origine du sens différentiel des syntagmes étudiés puisque le sens de ces derniers est le résultat d’une interaction entre le nom et l’adjectif.

La deuxième partie comporte aussi trois chapitres. Dans le chapitre quatre (Contamination du nom femme), Baider étudie précisément ce « rapport éventuel de cause à effet entre le phénomène de péjoration et l’emploi de l’adjectif avec le mot femme » (p. 115) en examinant, dans une perspective diachronique, la définition de femme pour établir s’il existe « une convergence entre la polarisation du sens des collocations et les traits sémantiques du nom femme » (p. 115). Si l’on admet que cette convergence soit attestée, comment expliquer alors que les mêmes adjectifs peuvent aussi être interprétés avec une connotation péjorative et sexuelle quand ils sont utilisés avec le mot fille (ex. : fille galante, fille légère, fille publique)? L’examen démontre, effectivement, que le nom femme est connoté sexuellement et négativement et qu’il contamine les adjectifs auxquels il est associé. Ces adjectifs sont aussi connotés péjorativement une fois qu’ils sont associés au nom fille.

Dans les chapitres cinq (Contamination du paradigme « être féminin ») et six (Origines de la contamination), Baider pose une hypothèse de nature psycholinguistique et sociolinguistique quant à l’origine de cette péjoration qui semble toucher tous les noms désignant l’être féminin en général. Ainsi, les noms liés à l’être féminin, jeune ou adulte, possèdent les traits /sexué/ et /sexuel/ dans leur matrice sémique alors ceux qui sont liés à l’être masculin ne les ont pas. La valeur attribuée à ces sèmes provient de l’importance que le discours social accorde à la virginité, associée à la pureté et à l’innocence, lors du célibat de la femme. Il semblerait, par ailleurs, que le concept d’« être féminin » soit contaminé par un tabou et que, de ce fait, tout item qui lui est associé s’en trouve affecté (ex. : toutes les femmes actives sexuellement sont des femmes faciles et toutes les intellectuelles sont des femmes savantes). Ainsi, cette conclusion « confirme la vision du discours lexicographique et littéraire comme un miroir déformant de notre culture et déformé » (p. 179). Aussi, dans la troisième partie, au chapitre sept consacré à la métaphore et à la métonymie (Contamination du concept : métaphores et métonymies), Baider « met en cause non plus les mots appartenant au paradigme femme, mais le concept même « être féminin » (p. 189). Comme elle a démontré, dans les chapitres précédents, que la péjoration du concept « femme » se construit dans la langue et que cette dernière traduit un regard masculin du monde, il en découle que cette péjoration se fait à partir d’un regard masculin qui réduit la femme au statut de citoyenne de deuxième classe.

Dans le chapitre huit (Construction du genre, construction du sens), Baider souligne le fait que retrouver les origines de la sexualisation des syntagmes étudiés « affirme l’impact de la pragmatique sur le sens et l’influence du social sur la sémantique » (p. 12). Aussi faut-il faire appel à d’autres domaines que la linguistique (sociologie, idéologie, histoire) pour expliquer les mécanismes de production du sens qui sont plus complexes que la théorie classique du signe. Ainsi, pour découvrir les raisons d’être idéologiques de ce phénomène linguistique (production du sens) et mettre en évidence les enjeux sociaux qui en seraient à l’origine, il faut faire correspondre la valeur différentielle des syntagmes, à laquelle est consacré l’ouvrage de Baider, à la valeur différentielle des sexes qui est au fondement de la société. Le rapport langue et société est alors soulevé ainsi que « le rôle des institutions dans la création de cette symbolique et le rôle du pouvoir dans l’usage et la norme linguistiques » (p. 13). Il en ressort que la péjoration est une pratique sociale qui crée (en dénommant par des termes) et perpétue (en codifiant ces termes dans les ouvrages lexicographiques) une attitude envers des êtres à l’égard de qui elle est exercée, ce qui contribue ainsi à officialiser et à perpétuer des inégalités.

Que conclut l’autrice[1] de cette étude consacrée au sexisme de la société et de la langue? Baider estime que le sexisme se cache sous des emplois qui peuvent sembler anodins, que la différence de sens entre les syntagmes masculins et féminins se fait systématiquement au détriment du nom femme, que, parallèlement à cette étude, une étude de péjoration « pourrait être faite pour les termes désignant les autres ‘‘ races ’’ que la ‘‘ race’’ dominante, les autres sexualités que la prétendue normale, les autres classes que celle qui est au pouvoir, comme en témoigne la péjoration des noms gay et nègre » (p. 232). Baider s’interroge finalement sur la possibilité de « se réapproprier » la langue ou, du moins, « l’image déformée ou tronquée qu’elle nous renvoie de la réalité, et surtout de nous-mêmes » (p. 232). Il lui semble, toutefois, difficile de le faire puisque la langue est celle de l’« être humain » et non celle de l’« être féminin ». Aussi, pour que la femme construise son identité et s’affirme comme sujet, elle se doit de retourner le regard que l’on pose sur elle.

L’ouvrage de Baider, qui démontre la dissymétrie existant dans l’emploi des syntagmes féminins et masculins, prouve, une fois encore, la discrimination qui se fait à l’endroit de la femme par l’entremise de la langue, discrimination qui ne s’est pas atténuée au cours des siècles ou si peu. Que dire aussi de la sexualisation de certains noms féminins qui continue de se perpétuer comme dans les noms coureuse et entraîneuse, alors que le sens premier de coureuse est celui d’une femme qui court et celui d’entraîneuse, d’une femme qui entraîne des chevaux ou des athlètes? Que dire également de l’utilisation du suffixe esse, suffixe « nettement féminin », employé par les adversaires de la féminisation (cheffesse, ministresse) pour dénigrer cette dernière? Cet ouvrage, fort pertinent, nous incite à poursuivre notre combat pour la parité linguistique. On aurait souhaité, toutefois, une version moins « thèse » de cet ouvrage (malgré les efforts que l’autrice a faits pour s’éloigner de ce genre) et plus « grand public » pour joindre un lectorat plus nombreux.