Comptes rendus

Didier Eribon, Théories de la littérature. Système du genre et verdicts sexuels, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Des Mots », 2015, 108 p.[Notice]

  • Isabelle Boisclair

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  • Isabelle Boisclair
    Université de Sherbrooke

Cet ouvrage de Didier Eribon a beaucoup de qualités, mais il a aussi un défaut, celui d’être mal titré. D’abord, on s’y lance en espérant entendre parler de littérature et de genre, de ce que la littérature fait au système du genre et aux verdicts sexuels qu’elle programme, qu’elle prononce, qu’elle encode – ou pas, puisqu’on la sait apte à subvertir les programmes et les codes. Car la littérature est bien une « technologie du genre » (De Lauretis 2007), qui participe à la transmission des codes normatifs et contribue ainsi à les définir, mais qui se plaît aussi à les transgresser. On pouvait également s’attendre à des réflexions sur ce que les différentes théories littéraires doivent à la pensée du genre : ce dernier n’est-il pas le socle d’innombrables monuments? S’il est quand même un peu question de tout ça, le projet d’Eribon est tout autre. L’ouvrage repose sur l’idée que les oeuvres littéraires constituent des lieux d’énonciation théorique. La thèse défendue est « qu’il est assez fréquent que des oeuvres littéraires soient plus riches en aperçus existentiels, politiques et théoriques que bien des travaux publiés dans le domaine de la philosophie ou des sciences sociales » (p. 5). Ainsi doit-on comprendre le « s » au « théorie » du titre : il s’agit de discuter de la potentialité des textes à receler des conceptions théoriques. La littérature serait véhicule de théories, notamment sur le genre et la façon dont celui-ci assène les verdicts sexuels. Pour intéressante qu’elle soit, cette proposition (qui ne nous semble pas nouvelle : elle est déjà présente chez De Lauretis) appelle des nuances et des précisions. Car la littérature, contrairement aux autres disciplines mentionnées, n’est tenue à aucune « cohérence » logique – hormis celle qui concerne le récit. Au contraire, elle est menée par l’entropie. À sa façon donc, la littérature représente bel et bien un lieu où s’expriment les conceptions du monde, dont la conception du genre (Boisclair 2002; Boisclair et Saint-Martin 2006). Elle fait circuler des idées dans ses histoires. Cependant, la démonstration ici semble plutôt mince. Selon l’auteur, Proust énoncerait dans son oeuvre une théorie de l’homosexualité, laquelle serait mise en bataille dans l’univers du récit, où « ses personnages ne cessent de démentir la “ théorie proustienne de l’homosexualité ” » (p. 53). Est ici évoqué le dispositif de la pluralité des points de vue – ou polyphonie. Or cette question a largement été discutée en littérature (de Bakhtine à Rabatel). De son côté, Genet soutiendrait une théorie où la notion de masculinité suffit à définir à la fois la masculinité et la féminité, à travers une longue chaîne – Eribon parle de guirlande (p. 85) – d’hommes masculins (enculeurs) (p. 80) et féminins (enculés) (p. 80); ce sont ses mots. Le fait que l’homme soit la seule mesure, le seul déterminant du masculin et du féminin n’est pas remis en question. La littérature est ici réduite à deux auteurs, Proust et Genet. Dès lors, on voit bien que ce système de genre, ces verdicts sexuels sont surtout abordés depuis une perspective masculine et homosexuelle. C’est là une entreprise tout à fait légitime, mais pourquoi la gommer dans la portée intentionnelle du titre? Et certes parler d’homosexualité, c’est parler du genre : l’hétéronormativité est bien une matrice commune aux deux approches, et c’est précisément le caractère normatif de cette matrice, qui aligne les sujets selon leur sexe/genre/désir (Butler 1990) et des effets concrets qu’elle a sur la répartition du pouvoir qui intéresse la « lecture du genre » (Boisclair 2002). Dans un même ordre d’idées, il serait impossible …

Parties annexes