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La problématique et le contexte de l’étude

En vivant et en travaillant durant cinq ans en tant que surveillante d’internat, j’ai eu l’idée d’étudier une communauté maghrébine au sein d’un foyer parisien, à partir de l’observation du phénomène de reconstitution, d’année en année, de cette communauté. Mon étude[2] se déroulait dans un foyer public du XVIe arrondissement, voué à l’accueil de jeunes filles étudiant dans les lycées parisiens en classes préparatoires, soit dans les deux premières années d’enseignement supérieur, avec pour objectif de passer les concours d’admission aux grandes écoles.

Le stéréotype de la jeune fille maghrébine voilée est très présent en France, et les débats récents autour du port du voile à l’école ont contribué à renforcer l’image d’une population en difficulté d’intégration dans les pays d’accueil. C’est en effet principalement sous les angles de l’exclusion et de la déviance identitaire que les médias ainsi que les chercheuses et les chercheurs ont traité l’immigration maghrébine en France, poussés par les pouvoirs politiques et sociaux à s’intéresser aux questions apparaissant comme des « problèmes sociaux » (Mosconi 1998 : 8). La population de mon étude, à savoir de jeunes Maghrébines en situation de réussite, est radicalement différente de cette image : ces jeunes filles font leurs études dans des classes préparatoires prestigieuses et passent avec succès les concours d’entrée des grandes écoles françaises. Ces étudiantes représentent ainsi un autre aspect de l’immigration maghrébine : celui d’une « immigration dorée », pour reprendre les termes d’Anne-Catherine Wagner (1998), d’une population indifféremment féminine ou masculine qui, munie d’un solide bagage linguistique et d’une aisance relativement à la culture internationale, vient effectuer des études supérieures en France. La construction de mon échantillon veut que la population étudiée soit composée exclusivement de jeunes filles (cela n’exclut en aucun cas la scolarisation internationale de leurs frères), ce qui accentue encore la particularité de leur réussite : bien que l’activité professionnelle féminine s’accroisse, les femmes sont encore pour un grand nombre, en Tunisie comme au Maroc, soumises aux valeurs d’une société patriarcale et traditionnelle et leur univers reste celui de la gestion du quotidien, c’est-à-dire du travail domestique.

Ces jeunes filles représentent donc une exception dans leur pays d’origine, car malgré la progression de la scolarisation féminine depuis les années 60, en même temps que la scolarisation universelle, leur rapport à l’éducation (toutes classes sociales confondues) est encore conflictuel, tout particulièrement au Maroc, bien qu’il rattrape depuis quelques années les taux de scolarisation des jeunes garçons : en 1993-1994, le taux net de scolarisation était de 81,4 % pour les Tunisiennes de 6 à 13 ans contre 88,3 % pour les garçons et de 53,5 % pour les Marocaines du même âge en regard de 73,6 % pour les garçons. Ce taux est passé en 2003 à 97 % pour les deux sexes en Tunisie et à respectivement 84 et 89 % pour les Marocaines et les Marocains (Institut de statistique de l’UNESCO 2006). Il faut toutefois souligner que ce rapport à l’éducation est moins problématique pour la population de mon étude, issue majoritairement des classes sociales les plus favorisées pour lesquelles la scolarisation, même au-delà de la scolarisation obligatoire, est de plus en plus une norme. Cela n’était toutefois pas le cas pour les générations féminines antérieures, en particulier pour leurs grands-mères et moins fréquemment pour leurs mères.

Les principaux cadres théoriques et concepts

Laurens (1992) a élaboré un modèle sociogénéalogique (prise en considération de la lignée familiale) pour étudier les facteurs de la réussite scolaire dans le milieu ouvrier. Comme le montre aussi Zéroulou (1988), les étudiants (dans son étude, le sexe n’avait pas été retenu comme une variable) en situation de réussite scolaire bénéficient au sein de leur famille d’éléments qui y sont favorables (les grands-parents, les parents, la composition familiale, l’activisme politique et religieux, la migration et les occasions extérieures, etc.), mais le plus important est que ces facteurs s’articulent autour du « projet familial structurant » qu’est la réussite scolaire en question : projet, car, sans intentionnalité, il ne peut y avoir de réussite; et structurant, dans le sens où ce projet est capable d’orienter et de fédérer les actions d’une bonne partie d’une lignée : l’ambiance familiale demeure toujours centrée sur l’enjeu scolaire, par l’action croisée des pratiques éducatives et de la volonté de réussite, et l’ascension sociale s’avère bien souvent une affaire de lignée familiale. Les obstacles ne sont pas franchis par hasard ni par des concours de circonstances : des stratégies et des projets sociaux sont mis en oeuvre pour aboutir à la réussite scolaire et sociale des enfants.

Santelli (2001 : 24), quant à elle, définit le concept de « mobilisations familiales » comme « toutes formes d’actions, de ressources mises à disposition et/ou appropriées par des membres de la famille, que ce soit en termes financiers, matériels, moraux ou symboliques ». Son étude, comme celle de Zéroulou (1988), montre l’importance du projet éducatif et de la mobilisation des ressources familiales, aussi bien en fait de temps qu’en matière de soutien financier, dans l’optique de la réussite scolaire.

Il est donc intéressant de se pencher sur les modalités de transmission de ce rapport à l’éducation, selon que le statut social est hérité ou en cours d’acquisition, et selon qu’on se situe dans la lignée maternelle ou paternelle (Ferrand, Imbert et Marry 1999) : certaines lignées peuvent être plus ou moins dotées socialement et culturellement et la mère ou le père peuvent avoir un rôle différent. Santelli (2001) et Zéroulou (1988) soulignent, par exemple, le rôle des mères qui, empêchées par les grands-parents de faire des études, projettent sur leurs enfants leur désir de réussite et d’ascension sociale.

Ces caractéristiques familiales, et en particulier l’activité de la mère, sont déterminantes pour le choix de carrière de la fille, qui, en tant qu’actrice rationnelle, choisit en priorité des orientations censées l’aider à concilier sa vie familiale et sa vie professionnelle (Duru-Bellat 2004), selon l’exemple maternel. Pour sa part, Ferrand (2004) souligne que la carrière de la fille est souvent dépendante de celle de la mère, et que cette carrière n’est pas forcément liée à l’amélioration du niveau de vie familial, mais plutôt à une manière de se redéfinir en tant que femme, autonome et ayant une vie sociale. Les mères interviennent donc dans la socialisation de leurs filles pour qui, notamment, elles légitiment le fait d’être une femme qui occupe un emploi, tout en ayant des enfants, et le fait d’être indépendante sur le plan financier (Bouchard et autres 2003 b).

Une autre approche ayant guidé mon étude concerne la transmission par la famille d’un « héritage culturel international » (Wagner 1998 : 95), pour que l’expérience de l’international s’inscrive dans une trajectoire tracée d’avance et que tout se déroule sans rupture identitaire, en particulier lors de l’intégration dans un autre pays. Les individus en déplacement acquièrent en effet des processus successifs d’apprentissage (les séjours à l’étranger et la familiarité avec l’international, le modèle scolaire et professionnel international de la famille) qui les conduisent à construire un « habitus de migrant » : ces étudiantes ont subi « des influences premières qui ont créé chez [elles] un terrain fertile pour l’expérience à l’étranger. […] Le départ à l’étranger se greffe ainsi sur un terrain propice […], rendant moins pénible – parfois même souhaitée ou rêvée – la séparation d’avec le pays natal » (Xavier de Brito 2002 : 108). Trois facteurs permettent, selon la chercheuse, de construire ce système de « dispositions favorables au départ à l’étranger » : « une certaine familiarité avec les déplacements dans l’espace; […] une certaine familiarité, imaginaire ou concrète, avec l’étranger; […] une certaine familiarité avec les études dans un pays étranger » (Xavier de Brito 2002 : 109).

Ces éléments de familiarité avec l’étranger peuvent être la dispersion du réseau familial (pour les études ou pour des raisons professionnelles), le bilinguisme (Wagner 1998), le choix du type des écoles primaire et secondaire fait par les parents ou encore le rapport particulier à la religion : pour permettre une bonne intégration, les parents ne vont pas nier la religion, mais plutôt tenter une « réinterprétation et [une] réactualisation plus conformes aux rythmes de vie de la société globale, afin que la religion ne perturbe pas les « chances » sociales et culturelles que leur offre la pratique scolaire » (Hassini 1997 : 206). La dynamique familiale, lorsqu’elle s’organise sur le « modèle tolérant » (Wallet, Nehas et Sghiri 1996 : 116), est un élément structurant qui permet aux enfants de jongler plus facilement avec les codes culturels des différents milieux dans lesquels ils et elles évoluent nécessairement; ces jeunes sont donc mieux outillés pour gérer les disparités culturelles (par exemple, entre collectivisme et individualisme) et ainsi s’intégrer avec plus de facilité (Wagner 1998).

Les objectifs et la méthode

Les objectifs

L’objectif retenu dans mon étude initiale était d’interroger cette réussite internationale (la scolarisation dans l’enseignement supérieur à l’étranger) et d’examiner comment les stratégies familiales participaient d’un processus de transmission par la famille des héritages internationaux, c’est-à-dire de la transmission d’une familiarité avec l’étranger. Ainsi, j’ai étudié ces stratégies familiales à travers les caractéristiques familiales (la catégorie socioprofessionnelle des mères et pères, l’engagement religieux et politique de la famille, etc.) et la transmission intergénérationnelle (les interactions au sein de la famille, les carrières de vie ou les modes de socialisation, par exemple, se traduisent par la réussite scolaire de ces jeunes filles et par leur venue en France). Le questionnement général de mon article porte plus précisément sur l’appartenance sexuelle et son imbrication avec les appartenances sociale et de classe. Cette dernière est-elle un facteur d’influence plus important que l’appartenance sexuelle? Les femmes, en tant que grands-mères, tantes et soeurs, ont-elles influencé les jeunes filles? Les hommes dans ces mêmes rôles ont-ils influencé les jeunes filles? Les femmes dans ces différents rôles se distinguent-elles des hommes? Les jeunes filles nomment-elles ou non dans leur discours ces spécificités de genre et de classe et en ont-elles conscience?

La méthode

Le foyer qui a servi de cadre à mon étude accueille chaque année environ 500 internes, d’horizons extrêmement différents, tant par leur situation géographique (la majorité est issue de province ou de région parisienne, mais beaucoup viennent de l’étranger, plus particulièrement du monde francophone) que par leur situation sociale puisqu’il s’agit d’un environnement où les boursières de l’État français côtoient les filles d’ambassadeurs ou encore de hauts cadres nationaux ou internationaux. Au sein de l’établissement, les Françaises sont bien sûr majoritaires, mais mon travail en tant que surveillante d’internat m’a permis de constater que, dans la communauté internationale, un groupe se distingue : celui des Maghrébines. Ce groupe se remarque par son importance (environ 50 jeunes filles sont présentes chaque année, avec un roulement qui s’opère par moitié tous les ans en raison des concours) de même que par sa visibilité et sa spécificité de socialisation : le « groupe », ou du moins une partie, s’affirme dans sa différence et vit un peu replié sur lui-même.

Au sein de cet internat, la population sélectionnée pour mon étude représente 45 jeunes filles pour l’année scolaire 2002-2003. Leur répartition est présentée au tableau 1 selon l’année de scolarité en classe préparatoire aux grandes écoles[3], la spécialité ou le domaine d’études et l’origine géographique.

Tableau 1

Répartition des Marocaines et des Tunisiennes à l’internat (2002-2003)

 

1re année

2e année

3e année

Total

S*

É**

L***

S*

É**

L***

S*

Maroc

9

4

1

6

6

0

0

26

Tunisie

9

2

1

5

1

0

1

19

Total

18

6

2

11

7

-

1

45

*Scientifique.

**Économique.

***Littéraire.

Source : Données collectées à l’internat.

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La baisse des effectifs de la première à la deuxième année peut être liée aux échecs et aux abandons, mais aussi au départ des étudiantes vers des logements individuels. Un autre aspect à souligner est l’attrait exercé chaque année par les classes scientifiques en France, qui représentent 65 % des effectifs totaux, comparé à l’attrait faible, voire quasi nul, des classes littéraires, ce qui illustre la stratification scolaire représentée à son sommet par les études scientifiques et à leur extrême valorisation sociale dans les pays du Maghreb (Vermeren 2002). Ces jeunes filles échappent ainsi à une des déterminations de la condition féminine voulant que les filles, selon la théorie des choix féminins rationnels (Duru-Bellat 2004), s’orientent en priorité vers les filières littéraires. L’abandon des filières scientifiques aux garçons, à l’exclusion de la biologie, trouve son illustration dans le cas de l’Île-de-France (région englobant Paris et sa grande banlieue), où est située la grande majorité des classes préparatoires aux grandes écoles : en 2005, les filles y représentent 76,6 % des effectifs dans les classes littéraires contre un tiers des effectifs dans les classes scientifiques; elles sont toutefois majoritaires en biologie où elles forment 72,3 % des effectifs féminins en sciences (Serveur académique d’information et de documentation de Versailles 2005). Les Tunisiennes et les Marocaines de mon étude s’orientant au contraire en priorité vers les mathématiques et la physique, elles échappent à la fois à l’attrait des lettres et à celui de la biologie.

La collecte des données s’est faite principalement grâce au questionnaire et à l’entretien. Pour que je puisse tracer un portrait plus précis de la population choisie, toutes les étudiantes ciblées de l’internat (19 Tunisiennes et 26 Marocaines) ont reçu dans leur boîte aux lettres au foyer un questionnaire comportant des questions fermées et ouvertes. Celles-ci abordaient la trajectoire scolaire (antérieure et actuelle) de la répondante, la scolarité et la profession des parents, des grands-parents ainsi que des frères et soeurs, l’expérience internationale de la famille, les motivations de la venue en France, les réseaux d’amitié, les modalités de prise de connaissance de l’existence de l’internat et son rôle dans les études, leur situation financière, la religion et, enfin, leurs projets, avec notamment la question du mariage. Un rappel oral a été fait de une à deux semaines après l’envoi du questionnaire, mais je n’ai pu cibler précisément les jeunes filles qui n’avaient pas répondu, le respect de l’anonymat étant assuré si les répondantes le souhaitaient. Au total, 21 questionnaires ont été retournés. Le taux de réponse est donc de 47 % : 12 Marocaines et 9 Tunisiennes, ce qui correspond aux proportions représentées par chaque nationalité au sein du foyer. La répartition des réponses par questionnaire selon la filière d’études est, elle aussi, relativement identique à celle de l’ensemble du foyer, comme nous pouvons l’observer au tableau 2. Trois étudiantes sur quatre qui mentionnent être en deuxième année de classe économique précisent avoir choisi l’option scientifique[4].

Tableau 2

Répartition des Marocaines et des Tunisiennes ayant répondu au questionnaire

 

1re année

2e année

3e année

Total

S*

É**

L***

S*

É**

L***

S*

Maroc

4

1

-

4

3

-

-

12

Tunisie

5

-

1

1

1

-

1

9

Total

9

1

1

5

4

-

1

21

*Scientifique.

**Économique.

***Littéraire.

Source : Compilation des questionnaires.

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Enfin, 15 entretiens[5] semi-directifs de 30 à 45 minutes ont été effectués auprès d’étudiantes choisies selon leur année d’études et leur spécialisation – scientifique (9 jeunes filles), économique (5 jeunes filles) et littéraire (1 jeune fille) – avec pour objectifs de saisir les systèmes de valeurs, les normes propres à la culture maghrébine qu’observation et questionnaire à eux seuls n’auraient pas permis d’appréhender. Les entretiens abordaient la trajectoire scolaire de la répondante (parcours de la maternelle au lycée, choix de filière, raisons de la venue en France), les parcours scolaires et professionnels familiaux, des grands-parents aux frères et soeurs, leur intégration en France (dans le foyer et au lycée), leurs projets de même que leur vision de la réussite et de l’échec. Une question portait également sur le statut de la femme dans leur pays. Ces entretiens tendent à construire un discours structuré et continu sur l’objet de la recherche, tel que le sens donné par les jeunes filles à leur vécu, leur vision de la religion, de la réussite, etc. Aucune différence n’a été observée entre les caractéristiques de celles qui ont répondu au questionnaire et de celles qui ont été rencontrées durant les entretiens (les deux groupes se recoupent d’ailleurs partiellement).

Durant toute la période de collecte des données, mon statut d’employée dans l’internat m’a permis d’être en contact constant avec ces jeunes filles. L’intérêt qu’elles ont manifesté pour ma recherche a induit de nombreuses discussions collectives (au cours de repas dans la cantine de l’établissement et dans les moments de pause précédant ou suivant les repas) au cours desquelles un certain nombre de dimensions (leur famille, leurs conditions d’études au Maghreb, etc.) ont été abordées : c’est pendant ces discussions spontanées, plus officieuses (dans le contexte de mon travail à l’internat), que sont apparues des nuances dans les discours, des reprises et des modifications de ce qu’elles avaient pu me confier dans le contexte plus strict des entretiens. Par exemple, durant une de ces rencontres, Jihane, qui avait d’abord présenté son père comme un agriculteur lors de l’entretien, m’a appris que celui-ci était en fait technicien supérieur spécialisé en agronomie. À l’exception d’une question lors des entretiens sur le statut de la femme dans leur pays, à aucun moment du processus de recherche la question des rapports sociaux de sexe n’a été posée directement aux jeunes filles.

Le développement des systèmes d’éducation au Maroc et en Tunisie depuis la décolonisation

Un des points d’ancrage du système colonial français a été la mise en place dans les pays dominés de structures d’éducation analogues à celles de la France, pour répondre ainsi à la nécessité de développer une élite intellectuelle locale à même de pouvoir soulager quelque peu l’appareil administratif français, sous couvert de l’idéologie d’une colonisation libératrice apportant aux peuples colonisés la possibilité de s’émanciper.

Lors de l’indépendance du Maroc et de celle de la Tunisie, le discours nationaliste s’est forgé autour de la nécessité de recouvrer la « personnalité arabo-musulmane » du pays (Vermeren 2002 : 241) et un des instruments privilégiés a été la réforme du système d’enseignement. Depuis les années 50, les systèmes d’éducation des deux pays sont donc en expansion et ils se sont restructurés autour des quatre principes fondateurs que sont la généralisation de l’enseignement, l’unification du système d’enseignement, la nationalisation du corps enseignant et l’arabisation. Toutefois, la poursuite des études postsecondaires constitue encore, dans ces deux pays, un problème à cause, notamment, de l’arabisation incomplète du système d’enseignement, qui fait de la connaissance du français un « instrument d’apartheid social », ce qui contribue à l’accentuation de la sélectivité de nombreuses filières de l’enseignement supérieur : « dans ce système, seule une minorité d’élèves favorisés, parce que leur scolarité a été précédée d’une solide formation linguistique à la maison, ou à la maternelle et au primaire (privés), semblent à même d’affronter et de surmonter les carences d’un système » (Vermeren 2002 : 400).

La situation change toutefois progressivement et l’enseignement est de plus en plus donné en arabe. Parallèlement à ce système d’enseignement, les filières élitistes se sont développées et ont entraîné, tant en Tunisie qu’au Maroc, une plus grande dualité dans le niveau de formation offert. En Tunisie ont été mis progressivement en place parmi les 420 lycées du pays 10 lycées pilotes, publics et gratuits, capables de produire tous les ans quelques centaines de bachelières et de bacheliers qui pourront s’inscrire éventuellement dans les grandes écoles et universités étrangères (9 lycées pilotes auraient connu un taux de réussite de 100 % au baccalauréat en 2006 selon le site Web suivant : www.infotunisie.com). Une deuxième filière particulièrement élitiste, en Tunisie comme au Maroc, est celle de la Mission française (autrement appelée « Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) »), qui s’adresse à tous les âges de la scolarisation obligatoire, de l’éducation préscolaire au lycée inclusivement. C’est au Maroc principalement que l’élitisme social de la formation offerte par l’AEFE s’est fortement accru durant les 50 dernières années, puisque 0,22 % des élèves étaient touchés en 1999 contre 1,18 % en 1959, pendant que le coût de la scolarité augmentait fortement (Vermeren 2002 : 389). Ces effectifs, pour réduits qu’ils puissent paraître, sont très importants pour le Maroc, puisque cette filière constitue la seule solution de rechange à l’enseignement public. La Mission française est implantée surtout dans ce pays, puisque, comme je l’ai indiqué plus haut, la Tunisie a mis en place, par l’entremise des lycées pilotes, une filière publique de qualité. Malgré tout, les établissements de l’AEFE existent aussi en Tunisie et permettent à certains mères et pères élevés dans le système biculturel des années 60 et 70 de transmettre à leurs enfants leur héritage international[6]. Ils illustrent par là que le bilinguisme est une caractéristique de l’élite (Wagner 1998).

Des classes sociales privilégiées

La scolarité et la catégorie socioprofessionnelle des mères et pères

La grande majorité des étudiantes de mon échantillon est issue des classes sociales supérieures quel que soit le pays d’origine, et si des différences émergent dans la formation et la catégorie socioprofessionnelle des mères et pères selon la nationalité, il apparaît dans la présentation des résultats (voir le tableau 3) que ces différences sont moins importantes que les similitudes entre les élites tunisiennes et marocaines[7].

Tableau 3

Scolarité maximale des mères et pères des 21 étudiantes ayant répondu au questionnaire (12 Marocaines et 9 Tunisiennes)

 

A***

Enseignement secondaire

Enseignement supérieur

BEPC

Bac.

1er

2e

3e

GE****

 

M*

M

P**

M

P

M

P

M

P

M

P

M

P

Maroc

1

2

1

1

2

-

-

4

3

4

4

-

2

Tunisie

-

1

-

2

2

3

-

2

2

1

3

-

2

Total

1

3

1

3

4

3

-

6

5

5

7

-

4

*Mères.

**Pères.

***Alphabétisation.

****Grandes écoles ou écoles d’ingénieur.

Source : Compilation des questionnaires.

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La scolarité des mères et pères des répondantes au questionnaire est dans l’ensemble élevé : les trois quarts des pères et les deux tiers des mères ont suivi une formation universitaire[8]. Trois remarques peuvent être faites en ce qui concerne la répartition sexuée du niveau et du type de formation : tout d’abord, aucun père ayant amorcé des études à l’enseignement supérieur ne s’est arrêté au terme de l’obtention de son diplôme de premier cycle, ce qui est toutefois le cas pour les mères de trois Tunisiennes[9]. Ensuite, un point porte sur la fréquentation, très sexuée, puisque exclusivement masculine, des grandes écoles ou des écoles d’ingénieur[10], plus élitistes que l’université : toutes les répondantes de l’étude s’engagent dans cette formation et ne sont donc pas soumises à cette représentation. Enfin, les niveaux de formation, autant pour les mères que pour les pères, sont semblables selon le pays d’origine[11]. La seule exception notable, dans un panorama de formation globalement bon, est une mère alphabétisée (le père est titulaire d’un baccalauréat), mais la jeune fille a précisé dans le questionnaire remis[12] que sa mère avait appris à lire et à écrire l’arabe, ainsi que quelques notions de français, au cours des six dernières années, montrant peut-être par là sa prise de conscience de l’intérêt pour ses enfants de faire des études supérieures.

Les données présentées dans le tableau 4, consultées dans les dossiers d’admission de l’internat, concernent la catégorie socioprofessionnelle[13] de l’ensemble des mères et pères[14] des étudiantes tunisiennes et marocaines du foyer[15].

Tableau 4

Catégorie socioprofessionnelle des 45 mères et pères (26 Marocaines et Marocains et 19 Tunisiennes et Tunisiens)

 

1

2

3

4

5

7

8

M*

P**

M

P

M

P

M

P

M

P

M

P

M

P

Maroc

-

1

1

1

13

13

4

2

-

4

-

4

8

-

Tunisie

-

2

1

1

7

13

4

2

1

-

-

-

6

-

Total

-

3

2

2

20

26

8

4

1

4

-

4

14

-

*Mères.

**Pères.

Source : Dossiers d’admission à l’internat.

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Ainsi, la catégorie socioprofessionnelle des mères est plutôt homogène (professions intermédiaires ou supérieures, sauf une employée). Le constat est identique pour les mères des répondantes au questionnaire (tableau 5), puisqu’un peu plus de 80 % des mères exerçant une activité salariée occupent un emploi classifié dans les catégories des professions intermédiaires ou supérieures[16].

Tableau 5

Catégorie socioprofessionnelle (CSP) des mères et pères des 21 étudiantes ayant répondu au questionnaire (12 Marocaines et 9 Tunisiennes)

 

1

2

3

4

5

7

8

M*

P**

M

P

M

P

M

P

M

P

M

P

M

P

Maroc

-

-

1

-

7

10

1

2

1

-

-

-

2

-

Tunisie

-

1

-

1

3

6

2

1

1

-

-

-

3

-

Total

-

1

1

1

10

16

3

3

2

-

-

-

5

-

*Mères

**Pères

Source : Compilation des questionnaires

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Au sein de la population étudiée, la proportion de mères considérées comme des « femmes au foyer », ainsi que les définissent leurs filles en entretien mais aussi dans les questionnaires, est la même pour les Marocaines et les Tunisiennes : un tiers des mères n’avait pas d’activité salariée au moment de l’étude, ce qui est relativement peu en comparaison du taux dans leur pays où plus de 70 % des femmes n’ont pas d’activité salariée : en 1999, seulement 23,7 % de la population féminine tunisienne de plus de 15 ans occupait un emploi (République tunisienne, PNUD 1999), et c’était le cas de 25,3 % de la population féminine marocaine (Mejjati Alami 2001). Comme le tableau 5 le montre, la proportion des mères sans activité salariée des Tunisiennes ayant répondu au questionnaire est la même que pour l’ensemble de la population étudiée, mais elle est inférieure pour les Marocaines, puisque 15 % d’entre elles sont touchées[17]. Quel que soit le statut socioéconomique de la mère, le fait qu’elle a obtenu un diplôme d’études supérieures est à prendre en considération dans l’analyse. Toutefois, l’occupation d’un emploi salarié, signe que la mère ne se consacre pas exclusivement au travail domestique, donne à sa fille un modèle de socialisation et d’indépendance que celle-ci sera portée à suivre (Ferrand 2004; Bouchard 2003b)[18].

Moi ma mère m’a toujours dit : « Ton boulot, ton appart’, ton compte en banque. Comme ça, si jamais le mec a envie de se barrer, ça te fera peut-être une petite peine de coeur, mais tu ne seras pas dépendante économiquement et financièrement de qui que ce soit ».

Samia, Marocaine, 18 ans, économie, 1re année, mère = 3ème cycle/cadre supérieure, père = 3ème cycle/cadre supérieur, aînée, 1 soeur

Par ailleurs, 68 % des pères tunisiens et marocains occupent des postes de cadres et de professions libérales, contre 50 % des pères marocains, dont la catégorie socioprofessionnelle est plus diversifiée (tableau 4) : deux pères ont un emploi classifié dans la catégorie des professions intermédiaires; quatre, dans la catégorie des employés; et un, dans celle des agriculteurs. Une différence notoire entre nationalités dans la catégorie socioprofessionnelle des pères est le statut d’employé de quatre d’entre eux : la population masculine semble donc mieux dotée culturellement du côté des Tunisiens. Les données obtenues grâce au questionnaire (tableau 5) montrent une répartition plus homogène des pères, tunisiens et marocains, dans les professions intermédiaires et supérieures[19]. L’information concernant la catégorie socioprofessionnelle exacte des pères retraités et décédés n’était pas fournie dans les dossiers[20]; deux étudiantes ayant répondu au questionnaire, soit une Marocaine et une Tunisienne, ont précisé la profession exercée par leur père avant sa retraite ou son décès.

L’internationalisation des études dans la famille

Le niveau socioculturel élevé est lié à la scolarité des familles visées. Les formations supérieures et internationales de plusieurs membres de la famille (parents, fratrie, mais aussi oncles et tantes, cousins et cousines, etc.) sont les indicateurs que les jeunes filles ont pu profiter de modèles et de pratiques favorisant l’intégration chez elles de normes différentes de celles de la culture traditionnelle, soit la poursuite d’études supérieures et le travail salarié pour les femmes. Ces familles « éducogènes » gomment les différences de sexe par ailleurs mises en exergue par la culture traditionnelle de ces pays.

En effet, la réussite scolaire, l’internationalisation ou les expériences dans d’autres pays ne sont pas des phénomènes isolés dans les familles des jeunes filles rencontrées. Cette norme familiale ne se base pas seulement sur le modèle parental et elle peut aussi s’appuyer sur le modèle de la fratrie. Tous les frères et soeurs des répondantes au questionnaire, lorsqu’ils sont en âge de le faire, et ce, sans distinction de sexe, poursuivent ou ont poursuivi des études du côté de l’enseignement supérieur, à l’étranger pour la majorité d’entre elles et eux. Même dans le cas semblant le plus éloigné du « modèle » (une Marocaine avec une mère alphabétisée, un père ayant obtenu un baccalauréat et sept frères et soeurs), la jeune fille note qu’elle savait depuis le collège qu’elle allait « venir en France comme la plupart des jeunes de [s]a famille ». Comme le montre Wagner (1998), si les frères et soeurs voyagent ou habitent à l’étranger, l’enfant considérera la dispersion du réseau familial comme naturelle. De même, le parcours de l’aînée ou de l’aîné servira de modèle aux plus jeunes de la famille. Il est rare d’assister à des parcours scolaires opposés dans les fratries, car l’émulation est collective :

Mon frère a été en France donc il a fait prépa et… c’est ce qui m’a encouragée. […] Il est à Paris, donc je le vois souvent, tous les week-ends.

Amel, Tunisienne, 20 ans, sciences, 1re année mère = niveau 1er cycle/ institutrice, père = 1er cycle/instituteur, benjamine, 3 frères, 1 soeur

Je suis venue ici pour faire une classe préparatoire, comme ont fait ma soeur et mon frère aussi avant.

Farah, Marocaine, 20 ans, sciences, 2e année, mère brevet/commerçante, père = baccalauréat/commerçant, cadette, 1 frère, 1 soeur

J’ai une petite soeur et elle est dans un lycée français en seconde. Et je crois qu’elle va venir ici aussi!

Samia, Marocaine, 18 ans, économie, 1re année, mère = 3è cycle/cadre supérieure, père = 3e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 soeur

J’ai une grande soeur, elle est aussi à Paris et elle prépare son diplôme d’experte-comptable.

Inès, Marocaine, 20 ans, économie, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, benjamine, 1 soeur

La grande majorité des membres des familles élargies des jeunes filles rencontrées en entretien ont également fait des études supérieures. Plusieurs les ont poursuivies à l’étranger, tandis que certaines et certains sont toujours installés hors de leur pays d’origine et y ont même fondé une famille :

La soeur de mon père est avocate à Paris. Mais je ne la vois pas si souvent que ça en fait. Elle aussi, elle a fait une école française et puis elle a fait ses études ici et donc elle y est encore. Du côté de ma mère, il n’y a personne en France. Par contre, j’ai un oncle à Londres et une tante à Dallas. Et une autre tante à Tunis. Celui qui est à Londres, il a fait du droit à la Sorbonne, ma tante de Dallas fait du marketing dans une entreprise pharmaceutique.

Salwa, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 1er cycle/commerçante, père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

L’engagement politique des familles

L’engagement politique des familles est aussi le signe d’un certain niveau culturel, mais aussi social. Quel que soit le pays, il y a tout d’abord les grandes familles (véritables « héritières ») qui participent aux plus hauts postes des gouvernements passés ou actuels. Les filles appartiennent alors non seulement à une élite intellectuelle, mais également à l’élite du pouvoir (Mills 1969) et sont de véritables « héritières », au sens bourdieusien (Bourdieu et Passeron 1994) du terme, bien que, au Maroc en particulier, beaucoup de lois soient encore discriminatoires à l’encontre des femmes et que les jeunes filles en soient souvent conscientes. L’engagement politique s’exprime à travers deux canaux, officiel et contestataire, et cet engagement différencié semble très sexué, en écho à la situation politique et législative inégalitaire des femmes en Tunisie comme au Maroc. L’appartenance familiale à l’élite du pouvoir institutionnalisé se fait donc exclusivement par l’intermédiaire des hommes :

Mon oncle a eu X portefeuilles d’un coup.

Leïla, Tunisienne, 20 ans, sciences, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Quand les pouvoirs ont été donnés à l’indépendance, il y a une grande partie de ma famille qui a pris des places, soit dans le gouvernement en tant que ministre, etc. […] Le cousin de mon papa, il a fait premier ministre.

Nora, Marocaine, 19 ans, sciences, 2e année, mère = 1er cycle/professeure au secondaire, père = 2e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Parallèlement, et sans distinction par rapport au statut socioprofessionnel, il y a les familles qui luttent contre le pouvoir établi ou qui militent pour diverses causes (syndicats, droits de la personne, etc.). Cet engagement, comme je l’ai souligné plus haut, est essentiellement (mais pas complètement) l’apanage des femmes de la famille :

Ma tante! Celle qui est en Tunisie, l’autre pas. J’ai mon père qui a fait ça aussi. Celle qui est prof de philo à Tunis, elle est assez politisée, elle est au Parti communiste. Enfin, la totale quoi! Pour l’instant, elle ne fait pas grand-chose parce qu’en Tunisie on ne peut pas faire grand-chose. Elle essaie déjà de ne pas se faire arrêter d’abord! […] Elle essaie quand même de ne pas se faire intimider, mais ça devient de plus en plus dur.

Salwa, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 1er cycle/commerçante, père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

J’ai une famille disjonctée! Non, mais j’ai une famille superpolitisée. Ma tante est revenue il y a deux jours d’Irak, elle avait fait bouclier humain. Celle qui était restée au Maroc, et je crois que c’est la plus impliquée dans la vie politique marocaine, elle fait partie de l’USFP, c’est le parti socialiste marocain, et elle fait partie de la Ligue de l’émancipation de la femme marocaine, de la Ligue de soutien pour le peuple palestinien et de la Ligue de soutien pour le peuple irakien! Ma mère aussi et d’ailleurs mon oncle aussi, dont je te parlais tout à l’heure, il avait fait beaucoup de politique quand il était jeune. Mais ma tante s’était présentée pour les législatives je crois, ça n’a pas marché… […] oui, très politisée ma famille.

Samia, Marocaine, 18 ans, économie, 1re année, mère = 3e cycle/cadre supérieure, père = 3e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 soeur

Mon père est dans la Ligue des droits de l’Homme en Tunisie, il n’est pas opposant, il n’est pas dans un parti politique ou un truc du genre, mais avant je pense qu’il l’était. Ma mère était syndicaliste, elle était parmi les militants pour construire l’Union générale des étudiants tunisiens, l’UGET, à l’époque dans les années 70.

Mouna, Tunisienne, 19 ans, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/professeure au secondaire, père = 3e cycle/professeur d’université, cadette, 1 frère, 1 soeur

La conscience d’appartenance de classe et d’appartenance sexuelle

La conscience de classe des jeunes filles rencontrées émerge à de rares occasions, tout particulièrement lorsqu’elles sont amenées à mentionner l’existence dans leur famille de membres avec qui elles ne se trouvent pas beaucoup de points communs. C’est par l’entremise de cette hétérogénéité culturelle que les jeunes filles soulignent la distance de classe qui peut exister entre différents membres de leur famille : certains, des hommes n’ont pas fait d’études supérieures ni même secondaires et ont immigré en France en tant qu’ouvriers durant les années 60, emmenant avec eux leur famille. Dans mon étude, seules les jeunes filles en provenance de la Tunisie ont mentionné ce point. Les jeunes filles notent un décalage ou contraste par rapport à ce qu’elles vivent dans leur pays : elles ne reconnaissent pas ces branches de leur famille qui véhiculent, selon elles, des visions de la Tunisie vieilles de 40 ans, notamment au sujet de la place et du rôle des femmes dans la société :

J’ai un cousin de mon père […], il est à Paris et j’ai fait la connaissance de la grande soeur de la famille ici. Je ne les connaissais pas avant. Il a son frère aussi ici, et ça fait longtemps. Ce n’est pas des gens qui sont venus pour faire leurs études, ils sont juste venus pour être des ouvriers […] Mais ce n’est pas vraiment des gens que j’apprécie beaucoup et tout. Il a des enfants de mon âge, mais c’est complètement la mentalité des gens qui sont moitié Français moitié Arabes. Ils ont vécu ici et bon, c’est un peu différent. Je ne les considère pas comme Tunisiens. C’est comme les enfants des banlieues qui n’aiment pas les black (les personnes de couleur), les Français et qui pensent qu’ils sont Tunisiens, alors qu’ils ne sont pas parfaitement Tunisiens. C’est spécial parce qu’ils n’ont pas été éduqués de la même manière, ils ne sont ni Français, ni Tunisiens.

Mouna, Tunisienne, 19 ans, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/professeure au secondaire, père = 3e cycle/professeur d’université, cadette, 1 frère, 1 soeur

J’ai des cousins mais très éloignés. Je les ai vus plusieurs fois, enfin l’été surtout quand ils viennent au pays. Ils sont en banlieue parisienne […] Je n’ai pas beaucoup de sympathie pour eux, enfin… c’est bizarre, mais ils sont encore plus traditionnels que ceux qui sont à Tunis. Et je trouve ça quand même bizarre. Parce que le père, bon il est mort maintenant, mais le père il est venu il y a 40 ans à Paris, et du coup il a gardé la Tunisie d’il y a 40 ans. Il a perpétué… enfin les enfants, ils réfléchissent comme des gens qui sont trop vieux quoi! Pour moi, c’est trop traditionnel… le plus grand, il s’est marié quand même… il a ramené dans ses bagages une femme l’été dernier quand même!

Loubna, Tunisienne, 18 ans, lettres, 1re année, mère = 1er cycle/directrice d’école, père = 3e cycle/professeur d’université, benjamine, 1 frère, 1 soeur

La question de la place et du rôle de la femme occupe chez presque toutes les étudiantes rencontrées une grande place dans leur discours. Une seule (Mouna) affirme que « la discrimination entre filles et garçons, c’est pas trop dans la culture ». Les jeunes filles sont, pour la plupart, conscientes des inégalités de sexe, institutionnalisées ou non, mais elles ont du mal à se sentir elles-mêmes visées et touchées personnellement par ces inégalités :

Je connais plein de femmes qui ont le même âge que ma mère et elles travaillent, elles ont un bon poste. Elles sont cultivées quoi […] Je crois qu’au Maroc ils font des progrès dans l’égalité entre la femme et l’homme et je crois qu’elle a des chances de réussir, que ses droits ne sont pas usurpés. Personnellement, je n’ai jamais eu l’impression que j’étais inférieure à un garçon ou qu’une femme était inférieure à un homme.

Sara, Marocaine, 18 ans, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/cadre moyenne, père = 2e cycle/cadre supérieur, cadette, 1 frère, 1 soeur

J’émets ici l’hypothèse que l’appartenance sociale des jeunes filles et les pratiques en découlant sont liées à ces attitudes, bien que, comme je l’ai mentionné plus haut, cette conscience de classe émerge à de rares occasions dans leur discours. Deux aspects des inégalités entre femmes et hommes sont toutefois soulignés, le premier étant les différences selon la localisation urbaine ou rurale, en Tunisie comme au Maroc :

C’est vachement contrasté comme société […] Il y a deux mondes, et le fossé est énorme entre les deux […] Quand on dit statut de la femme, il faut voir aussi si c’est à la campagne ou à la ville.

Samia, Marocaine, 18 ans, économie, 1re année, mère = 3e cycle/cadre supérieure, père = 3e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 soeur

Mais si on va à la campagne, la femme est tout le temps chez elle, elle est soumise à l’autorité de son mari, c’est pas comme chez nous.

Sara, Marocaine, 18 ans, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/cadre moyenne, père = 2e cycle/cadre supérieur, cadette, 1 frère, 1 soeur

Quand on prend les grandes villes, les femmes sont émancipées, elles parlent beaucoup, elles travaillent, elles ont un revenu, elles participent de la même manière que les hommes au fonctionnement du ménage, du foyer, etc. […] Mais à la campagne non, pas du tout […] les femmes restent à la maison, s’occupent des enfants… […] c’est vraiment deux mondes différents.

Salwa, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 1er cycle/commerçante, père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Le second point soulevé pour parler des inégalités de sexe dans leur pays, et ce, au Maroc plus qu’en Tunisie, est la législation favorable aux hommes :

Au niveau du statut de la femme il y a beaucoup de choses encore à faire […] quand tu parles de statut de la femme, ça concerne 15 % des femmes. Celles qui ont un réel statut, c’est 15 % des femmes. Le reste c’est… Si, elles ont un statut, mais c’est un statut de mineures. De la tutelle du père à la tutelle du mari, en fait.

Samia, Marocaine, 18 ans, économie, 1re année, mère = 3e cycle/cadre supérieure, père = 3e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 soeur

Déjà on n’a pas le droit de divorcer, il faut mettre une clause dans le contrat de mariage, mais ça il faut le savoir à l’avance […] au Maroc, c’est complètement bouché à ce niveau-là. Le clash hommes/femmes est énorme […] Il y a une hiérarchie des valeurs complètement inversée dans tous les sens. Aucune cohérence. Alors la virginité, on n’en parle pas! La préoccupation première de tous les Marocains, c’est la virginité de leur femme.

Syrine, Marocaine, 20 ans, sciences, 2e année, mère = 3e cycle/médecin, père = 3e cycle/ médecin, benjamine, 2 frères

Contrairement au Maroc, la femme n’est pas mineure. Ce qui est bien. Il n’y a pas la polygamie, ce qui est bien. Depuis déjà 40 ans donc, c’est déjà bien… […] il y a juste une loi sur le concubinage, mais ça n’a rien à voir avec la religion, c’est plutôt la tradition que la religion. Il y a juste une petite loi sur l’héritage où le garçon a tout! Enfin, le fils a deux fois plus que la fille.

Loubna, Tunisienne, 18 ans, lettres, 1re année, mère = 1er cycle/directrice d’école, père = 3e cycle/professeur d’université, benjamine, 1 frère, 1 soeur

Le rapport à la réussite : des familles « éducogènes »

Des pratiques familiales et sexuées centrées sur la réussite scolaire

L’ensemble des membres de la famille va jouer un rôle dans la transmission d’un héritage international (en particulier dans la familiarité avec l’étranger du point de vue des études supérieures) et de la réussite scolaire. Les jeunes filles rencontrées sont dans la majorité d’accord pour dire que leurs parents sont très engagés dans leurs études, qu’ils les ont poussées et conseillées jusque dans le choix de leur classe préparatoire, et même parfois dans le choix de leurs amies et amis :

Je sais que c’est important, je sais qu’il faut travailler, pas pour satisfaire mes parents, mais parce que c’est important pour la vie future […] Dans notre société du moins, parce que si on n’a pas de diplôme, on ne peut rien faire. Mais mes parents me motivent tout le temps. Quand j’étais jeune surtout, ma mère s’occupait de moi, du côté littéraire et tout, même avec mes soeurs, et pour les maths et la physique, c’était toujours mon père qui m’expliquait ce que je ne comprenais pas. Ils se répartissent le travail tout le temps […] Ils regardent notre entourage et ils choisissaient en quelque sorte nos amis quand on était un peu jeunes. C’est-à-dire s’ils voyaient quelqu’un qui nous perturbait ou quelque chose comme ça, ils nous disaient de nous éloigner, de nous méfier. Et en plus au bac ils exposent tout ce que tu peux faire et ils te donnent la liberté de choisir ce que tu veux faire.

Jihane, Tunisienne, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/« au foyer », père = 2e cycle/technicien supérieur, cadette, 1 frère, 3 soeurs

Jihane est la seule à faire part de ce suivi différencié de son père et de sa mère selon les matières, et qui répond à une vision traditionnelle de la répartition des matières littéraires et scientifiques selon le sexe. Les jeunes filles soulignent dans l’ensemble le soutien et l’engagement maternels durant leur scolarité, tandis que la figure du père ne fait son apparition qu’au moment du choix de la filière pour les études supérieures. Il est de plus intéressant de noter le rôle différencié que jouent le père et la mère dans la poursuite des études. La mère, pour sa part, encourage sa fille à obtenir un diplôme et à garantir ainsi son avenir, en tenant compte de la conciliation entre la future vie de famille de sa fille et sa vie professionnelle :

Ma mère voulait être pharmacienne parce qu’« une femme pharmacienne, c’est trop génial! » On a les moyens d’avoir une pharmacie, donc elle m’aurait fait une pharmacie, j’aurais eu des assistantes et j’aurais eu toute ma vie pour élever mes enfants, ce genre de truc.

Loubna, Tunisienne, 18 ans, lettres, 1re année, mère = 1er cycle/directrice d’école, père = 3e cycle/professeur d’université, benjamine, 1 frère, 1 soeur

Le père, de son côté, sert de modèle pour le cursus à suivre. Aucune mère n’ayant fait de grande école, c’est lui qui fait connaître à sa fille cette formation spécifique, et la valeur de ce diplôme, symbolique et réelle, en France comme en Tunisie ou au Maroc :

Mon père a fait une prépa en France, il a intégré une ENSI, une école d’ingénieur

Kenza, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 3e cycle/médecin, père = école d’ingénieur/ingénieur, aînée, 2 soeurs

Mon père a fait prépa à Stanislas et il a fait HEC. Après il est retourné en Tunisie.

Salwa, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 1er cycle/commerçante, père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Mon père a fait Centrale [à] Paris ici en France.

Leïla, Tunisienne, 20 ans, sciences, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

C’est aussi le père qui oriente ou essaie d’orienter sa jeune fille vers les matières économiques ou scientifiques[21] :

Déjà moi au début j’étais partie dans l’idée de faire une MP. Et mon père m’a un peu influencée quand même! C’est-à-dire que bon, il m’a dit : « Fais ce que tu veux, mais moi je te dis, fais plutôt une HEC » et il a trouvé les arguments pour me convaincre, et donc j’ai préféré faire une prépa commerciale.

Kenza, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 3e cycle/médecin, père = école d’ingénieur/ingénieur, aînée, 2 soeurs

J’imagine que mon père aurait… il ne m’a pas poussée, mais je pense qu’il a apprécié le fait que je parte. Que je fasse à peu près la même chose que lui parce que lui avait fait prépa donc il savait à peu près à quoi moi j’allais…

Salwa, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 1er cycle/commerçante, père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Théoriquement mon père était ouvert, mais pratiquement il avait du mal. Il a fallu faire du forcing toute l’année pour qu’il accepte enfin mes études littéraires. En fait, il a accepté par rapport à sciences po. Je lui ai dit qu’on y faisait du droit, de l’économie… enfin beaucoup moins du littéraire pur, donc il a quand même accepté.

Loubna, Tunisienne, 18 ans, lettres, 1re année, mère = 1er cycle/directrice d’école, père = 3e cycle/professeur d’université, benjamine, 1 frère, 1 soeur

Même lorsqu’elles affirment que leurs parents ne participent pas de près à leur quotidienneté, les jeunes filles rencontrées avouent qu’ils les ont beaucoup suivies au début de leur scolarité et qu’ils jettent tout de même régulièrement un coup d’oeil sur leurs notes. Cette attitude, considérée comme non interventionniste de la part des jeunes filles visées, est « éducogène » puisque les parents n’interviennent que lorsque le besoin s’en fait sentir :

Ils ne s’impliquent pas du tout. Vraiment! C’est-à-dire qu’à la base quand j’étais à l’école primaire, ils avaient beaucoup encadré mes études, jusqu’à la sixième, cinquième, ce qui fait qu’à partir de la cinquième où j’arrivais à… ils voyaient déjà que j’étais sur les rails, que j’avais acquis tout ce qui était organisation du travail, la discipline… ils avaient confiance. Donc jusqu’à maintenant, ils ne me demandent pas de compte ou quoi. Je parle avec eux s’il y a un problème. Et puis il y a les bulletins du trimestre, c’est quand même contrôlé!

Salwa, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 1er cycle/commerçante, père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Le bilinguisme est un autre aspect de la mobilisation parentale favorisant un départ à l’étranger : la grande majorité des répondantes au questionnaire a baigné dans un environnement (éducatif ou familial) favorisant l’apprentissage de la langue française qui est encore pour ces pays la « langue du savoir savant », ainsi que le soulignent deux des jeunes filles rencontrées. Beaucoup ont fréquenté la maternelle (ce qui concerne moins de 2 % des enfants de moins de 6 ans dans leur pays). Elles ont presque toutes été scolarisées dans les lycées pilotes ou les établissements de l’AEFE qui se caractérisent par leur élitisme. Leur processus d’orientation vers les filières choisies en France est, lui encore, exceptionnel (même pour les étudiantes et les étudiants français) et renvoie au prestige social que confère la poursuite de ces études particulières. Les classes préparatoires aux grandes écoles sont, en effet, une des formations supérieures les plus élitistes du système d’enseignement français. On y accueillait 3,2 % de l’effectif étudiant de France en 2004-2005 (Ministère de l’Éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche 2006) :

Mes parents parlent français. Surtout ma mère, je pense. D’ailleurs, ça m’a beaucoup aidée. Des fois, il me fallait un dico parce qu’elle utilisait des mots qui dépassaient mon vocabulaire qui est assez réduit quand même. Et mon père aussi. C’est-à-dire pour me faire la morale en général, c’était en français. Quand il prend ses airs sérieux et tout, c’est en français.

Leïla, Tunisienne, 20 ans, sciences, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Avec mes parents, quand c’est un sujet sérieux, c’est en français! Mon père a fait ses études supérieures en français, donc forcément quand je parle politique avec mon père ou géopolitique, forcément c’est en français parce qu’il y a des termes techniques et tout.

Inès, Marocaine, 20 ans, économie, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, benjamine, 1 soeur

Les stratégies permettant le maniement égal de l’arabe et du français sont différentes selon la scolarité choisie par les parents pour leurs enfants : ils parlent en arabe lorsque l’enseignement est donné en français ou ils mettent à leur disposition des outils d’apprentissage du français lorsque la scolarité se fait en arabe (en parlant, mais aussi par l’intermédiaire des journaux et de la télévision française). La transmission de la langue ne semble pas être liée, pour les étudiantes rencontrées, à un rôle sexué spécifique. À leur avis, les deux parents interviennent, l’un plus que l’autre parfois, mais il est impossible de dégager une tendance claire :

Mes parents parlent arabe. Mon père [ne] nous a… pas obligés, mais nous a habitués dès tout petits à ne parler qu’arabe parce qu’il savait très bien qu’en allant à la Mission on n’allait parler que français et, par expérience, il savait que, s’il laissait faire, on ne parlerait que français. Et étant donné qu’on est Tunisiens, la moindre des choses, c’est de parler arabe, lire arabe.

Salwa, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 1er cycle/commerçante, père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

J’étais dans un collège et un lycée marocain, mais j’étais dans une école primaire semi-publique, donc j’ai commencé à apprendre le français… […] Mais après c’était complètement… collège marocain, lycée marocain, tout en arabe. Après le français, c’était un acquis. Je lis en français, les journaux que je lisais à la maison étaient tout le temps en français, les films en français, les séries en français.

Inès, Marocaine, 20 ans, économie, 2e année, mère = baccalauréat/ « au foyer », père = grande école/cadre supérieur, benjamine, 1 soeur

J’ai appris le français depuis que je suis petite, à la maternelle, au primaire, à la maison… enfin partout quoi […] C’est surtout mon père qui parle bien français.

Sara, Marocaine, 18 ans, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/cadre moyenne, père = 2e cycle/cadre supérieur, cadette, 1 frère, 1 soeur

Chez moi, on parle en arabe […] les journaux, les infos, c’est toujours en français qu’on les entend. On regarde les informations à 13 et à 20 heures, et les films aussi.

Jihane, Tunisienne, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/« au foyer », père = 2e cycle/technicien supérieur, cadette, 1 frère, 3 soeurs

Dans le cas de Syrine, l’investissement des parents sur le français a été tel que la jeune fille ne maîtrise que peu la langue arabe :

Chez moi, je parle français; avec mes parents, je parle français. Mes parents maîtrisent mille fois mieux le français que l’arabe, même en dialectal d’ailleurs. C’est vrai qu’en fait je ne suis pas super à l’aise en arabe.

Syrine, Marocaine, 20 ans, sciences, 2e année, mère = 3e cycle/médecin, père = 3e cycle/médecin, benjamine, 2 frères

Le rapport particulier à la religion

Les familles des jeunes filles rencontrées se caractérisent par leur rapport particulier à la religion, à savoir que les enfants prennent l’habitude d’évoluer dans une religiosité privée et que la religion devient une affaire de conscience personnelle, même lorsque le respect des piliers de la religion islamique est rigoureux (Hassini 1997). Quatre jeunes filles disent être athées (deux Marocaines et deux Tunisiennes). Quatre étudiantes ont une pratique stricte de la religion islamique (trois Marocaines et une Tunisienne). Dans la majorité des cas (13 sur les 21 questionnaires reçus), la religion a plutôt une dimension culturelle, dont les valeurs vont être intériorisées et réinterprétées selon le contexte. Que les jeunes filles soient pratiquantes ou non, l’islam est qualifié de « modéré » et ne doit jamais empiéter sur leurs études ou sur leurs relations avec les autres. La religion est, pour elles, une affaire privée, qui ne doit jamais venir les gêner dans leurs activités scolaires :

L’année dernière j’ai galéré pour faire [mes prières], je n’y arrivais pas trop, je n’étais pas très adaptée, donc, mon emploi du temps était un peu sens dessus dessous, et cette année je me suis bien organisée et, du coup, on trouve le temps à tout […] pour ce qui est du ramadan, ça dépend des convictions […] Au foyer, ce n’est pas respecté par tout le monde. Cette année… il y en a qui ont essayé l’année dernière, et elles ont trouvé qu’elles étaient un peu trop fatiguées, que ça affectait pas mal leurs résultats, et comme elles estimaient que les notes passaient avant la pratique, elles ont arrêté.

Leïla, Tunisienne, 20 ans, sciences, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Je suis paresseuse et pour le jeûne, par exemple, je ne peux pas jeûner. Pour moi, je rate mes études si je fais ça.

Jihane, Tunisienne, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/« au foyer », père = 2e cycle/technicien supérieur, cadette, 1 frère, 3 soeurs

Un statut socioéconomique hérité ou à construire

À partir des entretiens et de l’examen des réponses au questionnaire, trois modèles ont été dégagés concernant le rapport de ces jeunes filles à la réussite scolaire et à l’internationalisation : 1) les « héritières »; 2) la projection du projet d’ascension sociale de la famille sur les étudiantes; et 3) l’ascension sociale par les parents. C’est le dernier modèle présenté, basé sur le modèle des familles « éducogènes », qui concerne la majorité des jeunes filles rencontrées et que j’aurai l’occasion de développer en détail plus loin. Pour chaque modèle, les éventuelles différences selon la lignée seront abordées (Ferrand, Imbert et Marry 1999). Les parents peuvent en effet évoluer dans deux modèles différents, avec, à l’exemple de Farah, une mère qui a souffert de ne pas pouvoir continuer ses études et un père qui a été soutenu par ses parents pour venir étudier en France.

Les « héritières »

Dans le premier modèle, celui des « héritières », les jeunes filles se situent dans une lignée où les grands-parents avaient déjà une forte implantation locale et un statut social élevé au moment de l’indépendance, avec des grands-mères plus fréquemment alphabétisées, et en français souvent :

Mon grand-père maternel était ingénieur. Il a travaillé dans la municipalité de Nabeul, c’est ma ville, la ville natale de mes parents […] Et sinon, ma grand-mère maternelle, elle a fait des études chez des soeurs. Donc elle savait lire et écrire en français, mais pas en arabe. Elle a un peu fait secrétaire.

Kenza, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 3e cycle/médecin, père = école d’ingénieur/ingénieur, aînée, 2 soeurs

Mes grands-pères sont notaires tous les deux.

Jihane, Tunisienne, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/« au foyer », père = 2e cycle/technicien supérieur, cadette, 1 frère, 3 soeurs

Il est intéressant de noter que c’est souvent la famille maternelle qui a effectué des études supérieures et que c’est donc par la mère que se transmet principalement l’héritage culturel que sont la poursuite des études et la réussite scolaire. La mère intervient à toutes les étapes de la scolarité, tandis que j’ai montré plus haut que la figure du père n’émerge qu’au moment de l’orientation dans l’enseignement supérieur.

La projection du projet d’ascension sociale sur les étudiantes

Le deuxième modèle est rare, mais il mérite d’être souligné : il concerne les familles dans lesquelles les parents, en particulier les mères, empêchés par les grands-parents de faire des études, projettent sur leurs enfants leur désir de réussite et d’ascension sociale (Santelli 2001; Zéroulou 1988). C’est ce que l’on retrouve, par exemple, dans le cas d’Emmanuel dans l’étude de Balazs (1993), dont la mère, qui n’a pas pu faire d’études ni obtenir son baccalauréat, suit la scolarité de ses enfants et profite de son emploi de secrétaire auprès d’une personne influente pour faire admettre son fils à la Sorbonne :

Ma mère a beaucoup souffert de ne pas pouvoir continuer ses études et donc, depuis qu’on est tout petits, elle fait très attention aux notes, elle a toujours voulu qu’on fasse de grandes études et qu’on réussisse.

Farah, Marocaine, 20 ans, sciences, 2e année, mère = brevet/commerçante, père = 2e cycle/commerçant, cadette, 1 frère, 1 soeur

Ma mère a arrêté en terminale […] Elle était déjà mariée, donc, c’est un peu dur de gérer mariage et études […] Elle a un peu raté sa carrière qui aurait pu être brillante quoi. Elle a raté ses études et tout. Là elle est femme au foyer, bon elle enseigne quand même. Elle donne des cours particuliers privés…

Inès, Marocaine, 20 ans, économie, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, benjamine, 1 soeur

L’ascension sociale par les parents

Le troisième modèle, le plus courant de mon échantillon, dans lequel l’ascension sociale a été réalisée à la génération des parents, est à rattacher au modèle sociogénéalogique de Laurens (1992). Dans les familles des jeunes filles rencontrées, les grands-parents (et les grands-pères plus particulièrement), parce qu’ils avaient été empêchés eux-mêmes de faire des études ou tout simplement parce qu’ils suivaient les transformations en cours dans leur pays, ont été des acteurs très importants dans l’ascension sociale de leurs enfants, car ils ont su profiter de la conjoncture d’ouverture des systèmes d’enseignement de leur pays :

C’est à l’indépendance… La réussite scolaire a fait que… par exemple, mon père, il n’aurait jamais pu… ses parents ne sont vraiment pas riches […] C’est les études qui ont fait qu’il appartient à une élite intellectuelle […] Maman, elle a fait plein de choses. Elle a commencé l’école à 9 ans parce que ça ne se faisait pas dans le Sud que les filles aillent à l’école, mais mon grand-père l’a fait quand même.

Loubna, Tunisienne, 18 ans, lettres, 1re année, mère = 1er cycle/directrice d’école, père = 3e cycle/professeur d’université, benjamine, 1 frère, 1 soeur

Mon grand-père paternel voulait faire des études, et mon arrière-grand-père paternel l’en a empêché. Donc, lui, il était toujours derrière ses fils pour qu’ils fassent des études.

Kenza, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 3e cycle/médecin, père = école d’ingénieur/ingénieur, aînée, 2 soeurs

Un autre point important est la participation souvent très importante du fils aîné (ou du fils le plus âgé de la fratrie, mais, dans ce cas, les filles qui le précèdent ne profitent pas de son influence pour leur scolarité) ou encore d’un ou d’une autre membre de la famille qui, ayant eu l’occasion de faire des études, pousse les enfants en se substituant aux parents et en reprenant l’éducation de la fratrie à son compte :

Mon oncle, enfin mon grand-oncle, avait fait des études poussées et il voyait que mes tantes et donc ma maman avaient quand même un potentiel et il les a envoyées en France parce que ça commençait à se faire et que ça donnait des résultats.

Samia, Marocaine, 18 ans, économie, 1re année, mère = 3e cycle/cadre supérieure, père = 3e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 soeur

[C]omme mon grand-oncle ne pouvait plus continuer une fois qu’il a eu son diplôme après le primaire, le certificat d’études, on ne lui a pas permis d’aller au collège parce qu’il avait déjà 14 ans et il leur en voulait, ce qui fait qu’il a poussé tous mes oncles et tantes qui venaient après à continuer leurs études.

Inès, Marocaine, 20 ans, économie, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, benjamine, 1 soeur

La génération des grands-parents (les grands-pères plus souvent que les grands-mères ou le couple) apparaît donc comme un noeud essentiel : au moment de l’indépendance, la place dans la société se rejoue à travers les choix professionnels effectués et les aspirations sont reportées sur les enfants (c’est-à-dire, dans le cas présent, sur les parents des étudiantes rencontrées) par l’entremise des choix éducatifs effectués. Dans ce modèle, la situation selon laquelle les lignées maternelles tendaient à avoir plus de poids dans la transmission du statut social et du rapport aux études est inversée par rapport à celui des héritières : ce sont les hommes qui donnent aux femmes la possibilité de commencer ou de poursuivre leurs études.

Le capital social

La formation du capital social : la famille et les pairs

L’internationalisation des membres de la famille est très importante : c’est ce capital international qui permet aux familles de se créer un réseau de contacts internationaux mobilisable pour accueillir les nouvelles étudiantes. En effet, la plupart des jeunes filles présentes dans cet internat parisien sont arrivées dès le début de l’année, et lorsque ce n’est pas le cas, la famille, sur place, a pris le relais :

Il y a la tante à ma mère. C’est tout, je me suis installée chez elle au début avant de trouver un logement.

Inès, Marocaine, 20 ans, économie, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, benjamine, 1 soeur

Le réseau est aussi particulièrement important dans le choix du foyer comme lieu de vie pour les jeunes filles qui ne bénéficient pas d’une bourse d’études et qui n’ont pas été acceptées dans l’internat de leur lycée (seules trois Tunisiennes rencontrées bénéficient d’une bourse, accordée par leur gouvernement). Ce lieu d’internat est loin d’être une adresse réservée à l’élite, puisque chaque lycée offrant la formation en classes préparatoires aux grandes écoles fournit ses coordonnées. Cependant, il est intéressant de noter qu’aucune des jeunes filles rencontrées n’est arrivée exclusivement par ce biais; le lieu est connu et recommandé par les amies ou les membres de la famille qui y sont déjà passés :

C’est une jeune fille qui a entendu ma tante parler au téléphone en fait, où je lui annonçais que j’avais été acceptée au lycée X […] la jeune fille a demandé à ma tante, qui lui a dit que c’était pour faire une prépa HEC, et elle lui a demandé : « Est-ce que vous avez trouvé un endroit pour la loger? » Elle lui a dit non, et donc c’est elle qui lui a présenté le foyer, donc après ma tante a fait les démarches pour retirer le dossier, nous l’envoyer, etc. C’est le bouche-à-oreille, c’est le téléphone arabe! Radio Médina!

Samia, Marocaine, 18 ans, économie, 1re année, mère = 3e cycle/cadre supérieure, père = 3e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 soeur

J’ai une cousine qui est dans ce foyer même en ce moment, qui est en maths spé, donc c’est elle qui m’a conseillé de venir ici.

Sara, Marocaine, 18 ans, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/cadre moyenne, père = 2e cycle/cadre supérieur, cadette, 1 frère, 1 soeur

En plus du réseau social déjà structuré autour de la famille, la formation du capital social s’effectue aussi pour ces jeunes filles à travers la fréquentation des pairs. Dans mon étude, quatre formes de socialisation se dégagent lorsqu’il est question des modes d’intégration : centrée sur les Maghrébines ou, au contraire, opposée au modèle communautaire; entre ces deux extrêmes, on trouve une socialisation évolutive dans le temps ou encore indifférenciée à l’égard des différentes nationalités. Pour toutes les jeunes filles rencontrées, la langue est un élément très important lorsqu’elles commencent à parler de leur intégration sociale et scolaire en France et des groupes vers lesquels elles se tournent. Cependant, toutes n’y accordent pas la même importance et nous pouvons rattacher ces attitudes au rapport à la langue française qu’elles ont pu avoir dans leur pays : les Maghrébines issues des missions françaises ou celles dont les parents leur parlaient couramment français à la maison ont une plus grande familiarité avec cette langue et elles ressentent beaucoup moins le besoin de se retrouver entre elles pour parler arabe.

Les autres n’ont pas acquis le « bilinguisme équilibré » (Wagner 1998 : 104) nécessaire pour utiliser le français aussi bien et aussi facilement que leur langue maternelle. Deux jeunes filles, Syrine et Loubna, dénoncent notamment ce sous-groupe replié sur leur groupe national qui m’avait conduite à m’intéresser à elles et à entreprendre cette recherche. Il est intéressant de remarquer que l’ancienneté de la migration n’intervient pas de manière significative dans le modèle de socialisation adopté : ce n’est pas parce que certaines sont en France depuis plus longtemps que d’autres qu’elles fréquentent plus de Françaises ou de Français.

La socialisation centrée sur les Maghrébines

Dans la forme de socialisation centrée sur les Maghrébines, les jeunes filles ne cherchent pas à créer de liens avec les étudiantes qui n’ont pas leur nationalité. La communauté qu’elles retrouvent tous les soirs pour manger et pour travailler est vue comme une famille qui les aide lorsque le moral est bas ou encore lorsqu’il faut accomplir des formalités administratives. Les étudiantes et les étudiants français qu’elles connaissent sont les lycéennes et les lycéens de l’établissement où elles sont inscrites et le foyer est pour elles un espace à l’intérieur duquel elles vont pouvoir se retrouver entre elles, notamment pour parler arabe :

[Le] fait de se retrouver le soir entre Maghrébines, ça fait beaucoup de bien de parler un peu marocain, de papoter de tout et n’importe quoi entre nous. Tu te sens mieux.

Farah, Marocaine, 20 ans, sciences, 2e année, mère = brevet/commerçante, père = 2e cycle/commerçant, cadette, 1 frère, 1 soeur

J’ai mes amies ici, surtout Tunisiennes. Au début de l’année dernière, quand on était venues, on ne connaissait personne. On avait trouvé un groupe de Tunisiennes, il y en avait déjà une dizaine, donc on s’est intégrées et on n’a pas vraiment cherché à faire d’autres connaissances.

Kenza, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 3e cycle/médecin, père = école d’ingénieur/ingénieur, aînée, 2 soeurs

L’opposition au communautarisme

Deux des jeunes filles rencontrées rejettent au contraire radicalement la forme communautaire, considérant que cela ne peut aboutir qu’à un enfermement, alors qu’elles sont à l’étranger justement pour s’ouvrir aux autres et découvrir une autre culture. Notons que ces deux Maghrébines ont suivi un enseignement dans une école française durant leur scolarité dans leur pays. Elles parlaient français à la maison avec leurs parents et toutes deux reconnaissent avoir un faible niveau d’aisance en langue arabe[22] :

Du moment que ce ne sont pas des Maghrébines! […] j’ai horreur du sectarisme, même au foyer, quand j’ai vu qu’il y avait l’union du Maghreb arabe dans un coin du réfectoire, je me suis dit : « Bon je vais de l’autre côté. » J’ai horreur de ça […] Surtout arriver en France, c’est pas pour retrouver exactement la même chose que ce qu’il y avait avant. Il faut changer un peu quoi.

Syrine, Marocaine, 20 ans, sciences, 2e année, mère = 3e cycle/médecin, père = 3e cycle/médecin, benjamine, 2 frères

Je ne traîne pas tellement avec les Tunisiennes du foyer. Je n’aime pas le communautarisme aigu des scientifico-économistes.

Loubna, Tunisienne, 18 ans, lettres, 1re année, mère = 1er cycle/directrice d’école, père = 3e cycle/professeur d’université, benjamine, 1 frère, 1 soeur

Une socialisation évolutive dans le temps

Entre ces extrêmes, deux jeunes filles, Salwa et Mouna, connaissent une évolution dans leur socialisation. Après avoir fréquenté plus assidûment des membres de leur communauté d’origine, ces jeunes filles se sont tournées vers les étudiantes d’autres nationalités. Le fait d’être avec des personnes de la même nationalité leur a donné assez d’assurance pour pouvoir s’en éloigner par la suite :

Au début je me suis liée avec une Tunisienne parce qu’il fallait absolument que je retrouve… c’est vraiment une réaction quoi, il fallait absolument ne pas couper le cordon avec la Tunisie, il fallait absolument rester dans le cocon un peu tunisien, la culture, etc., et puis là je me tourne beaucoup plus vers les Français.

Salwa, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 1er cycle/commerçante, père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Au début de l’année, je préférais être avec la copine tunisienne […] en plus, on a fait une petite communauté au foyer. On fait une table ensemble au réfectoire, c’est pas très bien, je sais, ça fait beaucoup fermé, mais ça fait du bien de parler tunisien, de manger ensemble comme ça, on emmène parfois des trucs, des petits gâteaux tunisiens, des trucs du genre. Mais maintenant je commence à avoir beaucoup de relations avec des Français et je pense que c’est grâce au fait d’être deux, ça facilite les contacts avec les autres.

Mouna, Tunisienne, 19 ans, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/professeure au secondaire, père = 3e cycle/professeur d’université, cadette, 1 frère, 1 soeur

L’appartenance à une culture étudiante indifférenciée

Je qualifierais la dernière forme de socialisation observée comme une indifférence à l’égard de la nationalité dans les stratégies de socialisation. La nationalité et tout ce qui s’y rattache (la culture, la religion) sont relégués au second plan pour mettre l’accent sur le partage d’une culture étudiante (Becker et autres 1963; Erlich 1998) qui fait intervenir d’autres valeurs et facteurs tels que l’âge ou les études :

[C’]est sans distinction aucune. Je pars du principe que déjà on partage une même douleur, qui est la prépa, on va dire!

Samia, Marocaine, 18 ans, économie, 1re année, mère = 3e cycle/cadre supérieure, père = 3e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 soeur

Les justifications de la poursuite des études en France

Les justifications de la poursuite de leurs études en France sont diverses pour les jeunes filles rencontrées. Le capital international (les séjours à l’étranger et la familiarité avec l’international, le modèle scolaire et professionnel international de la famille) dont elles disposent fait que la « normalité » de la destination est l’argument le plus souvent avancé : il s’agit de faire comme ses parents, ses frères et soeurs, ses amies et amis. Néanmoins, d’autres objectifs ressortent : le gain social des études, la soif d’aventure et, enfin, l’émancipation que pourra leur procurer cette expérience.

La « normalité »

Pour pratiquement toutes les jeunes filles rencontrées, la France est une destination qui ne fait même pas l’objet d’un réel choix de leur part. Tout a été mis en oeuvre depuis leur enfance pour aboutir à l’expérience qu’elles vivent en ce moment même :

[Pour] moi, c’est parce que ma maman et puis mes tantes ont fait leurs études en France que c’est venu en fait dans la continuité. C’était plus simple […] Je ne vais pas dire que ça s’est imposé à moi, mais si, ma maman me racontait : « Oui, quand j’étais en France et tout, je faisais ci, je faisais ça » et puis tout autour de moi, […] mes cousins ou mes cousines, ils sont tous allés à l’étranger pour faire leurs études.

Samia, Marocaine, 18 ans, économie, 1re année, mère = 3e cycle/cadre supérieure, père = 3e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 soeur

[Je] pense que la destination était obligée quoi, c’est le fait d’être francophone. Mais même en lycée français, c’était un lycée français de la maternelle jusqu’à la terminale.

Syrine, Marocaine, 20 ans, sciences, 2e année, mère = 3e cycle/médecin, père = 3e cycle/médecin, benjamine, 2 frères

Plusieurs personnes de l’entourage ont fait des études à l’étranger, et c’est donc quelque chose de banal pour elles de venir en France y poursuivre leurs études supérieures. Il est plausible de penser que l’attraction des anciennes colonies envers la France est encore forte dans l’imaginaire maghrébin et que le choix de la France est souvent intériorisé dès la petite enfance : la justification avancée est la bonne maîtrise et la familiarité avec la langue et la culture française, ce qui résulte, comme je l’ai montré précédemment, à la fois de l’influence socialisante de l’école et de la famille. Cette « disposition à l’aventure » (Xavier de Brito 2002 : 109) peut aussi bien se construire par les voyages à l’étranger que par le contact avec la culture occidentale par l’intermédiaire de la télévision :

Je suis partie une fois pour la Belgique avant de venir ici, on n’a pas beaucoup les moyens de voyager à l’extérieur, surtout en France ça coûte cher, mais mon père a insisté pour qu’on aille voir dans le cadre d’un échange culturel […] et je pense que c’est plus raisonnable, que cela nous a beaucoup ajouté de choses en partant. Il essaie de nous enrichir à la limite. Ils savent bien que ça évolue énormément la mentalité de voyager et tout. Ils savent que ça coûte très cher et qu’ils nous ont privés de quelques petits trucs avec ce voyage, mais c’est trop bien. Ça nous a donné déjà envie de partir à l’extérieur.

Mouna, Tunisienne, 19 ans, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/professeure au secondaire, père = 3e cycle/professeur d’université, cadette, 1 frère, 1 soeur

Le gain social

Le deuxième aspect soulevé par les étudiantes est le gain social qu’apportent dans leur pays respectif les études qu’elles entreprennent en France : la proximité des systèmes d’éducation français, tunisien et marocain, fait que les études supérieures en France, et en particulier la fréquentation de la filière des classes préparatoires et les diplômes des grandes écoles, sont un attrait pour les étudiantes et les étudiants maghrébins. Cet argument est très présent dans le discours des jeunes filles rencontrées. Selon elles, le diplôme leur permettra d’accéder à des postes à statut élevé et de trouver leur place dans leur pays :

Ce qui se passe maintenant avec le nouveau roi, c’est que, si tu veux, les gens qui sont nommés […] maintenant c’est surtout des gens qui sortent des grandes écoles.

Nora, Marocaine, 19 ans, sciences, 2e année, mère = 1er cycle/professeure au secondaire, père = 2e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

[Les] diplômes français et surtout ceux des bonnes écoles, Centrale, les Mines, et tout ça, c’est très, très demandé et ça a beaucoup d’autorité au Maroc.

Amel, Tunisienne, 20 ans, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/institutrice, père = 1er cycle/instituteur, benjamine, 3 frères, 1 soeur

La soif de l’aventure et l’émancipation

Un autre objectif fréquemment avancé est la soif de l’aventure (Xavier de Brito 2002) : ces jeunes filles veulent vivre autre chose, être placées devant de nouvelles expériences afin de sortir de leur environnement quotidien qui, pour certaines, est en quelque sorte un carcan dans lequel elles ne peuvent pas évoluer comme elles le voudraient. La faute ne revient pas, selon elles, à la famille, mais plutôt à l’entourage (les gens de leur quartier, le voisinage, etc.) :

J’ai vraiment envie de voyager […] Donc, c’est une fascination pour l’Occident.

Salwa, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 1er cycle/commerçante, père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

[Moi] je voulais tenter ma chance, je voulais tenter l’expérience de partir à l’étranger, d’assumer ma vie toute seule, de prendre en mains tout ce qui me concernait […] au bout du compte, l’année dernière, quand j’ai fait le bilan, je me suis dit : « Ah tiens, c’était pas si mal que ça finalement! » C’est assez enrichissant comme expérience.

Leïla, Tunisienne, 20 ans, sciences, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Le dernier aspect est dérivé du précédent : l’aventure qu’elles vont vivre va permettre à ces jeunes filles de s’émanciper et de trouver leur place dans la société; cette aventure est considérée comme un voyage initiatique, un rite de passage :

[C’] était une chance à ne pas rater. C’est aussi une façon d’être plus autonome par rapport à ses parents, d’un peu partir de la maison.

Kenza, Tunisienne, 20 ans, économie, 2e année, mère = 3e cycle/médecin, père = école d’ingénieur/ingénieur, aînée, 2 soeurs

L’émancipation recherchée n’est pas forcément une réaction aux agissements des parents à leur égard, mais plutôt une réaction à l’entourage. Elle n’est pas non plus nécessairement liée à une révolte contre les valeurs traditionnelles, mais elle prend sa source à la fois dans l’intériorisation et dans la réinterprétation de ces valeurs, ce que j’ai déjà illustré concernant, par exemple, la religion. Cela est rendu possible par les options apportées éventuellement au fil de leur parcours scolaire et par la souplesse de l’éducation parentale.

Les projets : rentrer ou en reporter l’étape

Les projets de rentrer dans leur pays ou d’en reporter l’étape sont encore très vagues pour ces jeunes filles, car elles entament leurs études supérieures. Toutefois, certains projets semblent prendre le dessus. Dans une étude portant sur l’expérience migratoire des étudiantes et des étudiants originaires du Maghreb en France, Borgogno et Vollenweider-Andresen (2000 : 304) notent que, pour les premières en particulier, le retour peut être souhaité mais aussi être ressenti comme une obligation découlant de l’emprise des familles ou de la bourse d’études qui avait permis le départ. La décision de ne pas rentrer se vit alors, selon ce chercheur et cette chercheuse, comme un « affranchissement des règles qui régissent l’être social dans les sociétés d’origine ». J’ai noté que cette volonté de rentrer immédiatement après la fin de leurs études concerne peu d’étudiantes de mon échantillon, la plupart préférant se donner une première expérience à l’étranger avant de revenir s’installer dans leur pays. Ce désir de rentrer, s’il existe, est peut-être lié dans certains cas à une certaine culpabilité, à la crainte de réaliser un projet d’études éloigné des réalités de leur pays d’origine ou à la résistance de succomber à la « tentation » de demeurer à l’étranger. Cette culpabilité implicite peut se remarquer dans les constantes références au désir de « contribuer au développement national » (Xavier de Brito 2002 : 118), ce qui montre par là la responsabilité sociale des élites. Dans le cas de Leïla, celle-ci souhaiterait faire de la politique, mais son père serait contre cette perspective de carrière. Serait-ce lié, chez son père, au fait qu’elle est une femme? Inès, quant à elle, insiste sur la situation des petites filles à la campagne et sur la nécessité de leur scolarisation :

Mon père est contre le fait que je fasse de la politique en Tunisie, mais moi je voudrais bien. Parce qu’il y a pas mal de corruption ces derniers temps, des vols de biens publics et tout. Je voudrais bien rétablir l’ordre, c’est assez prétentieux, mais franchement s’il y avait pas mal de gens qui pensaient comme ça, on pourrait peut-être amener la Tunisie à un avenir un peu plus florissant.

Leïla, Tunisienne, 20 ans, sciences, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

J’aimerais bien [faire progresser mon pays]. Surtout en ce qui concerne la scolarisation des petites filles à la campagne. Ça, c’est un truc qui me tient à coeur. C’est pas terrible encore. Dans les villes, ça bouge, mais à la campagne c’est infernal. Je comprends pas que… Surtout quand tu vois une fille qui a genre 7, 8 ans, qui ne va pas à l’école, tu sais qu’elle est condamnée à vivre… Elle est condamnée à vie alors qu’elle n’a encore rien fait.

Inès, Marocaine, 20 ans, économie, 2e année, mère = baccalauréat/ « au foyer », père = grande école/cadre supérieur, benjamine, 1 soeur

La possibilité d’une carrière internationale à la suite des études est envisagée très sérieusement, mais bien souvent à court terme, le projet final étant de s’installer dans le pays d’origine.

La visée économique du projet de report de la rentrée

C’est toutefois la visée économique qui paraît la plus importante dans le projet du report de la rentrée au Maroc ou en Tunisie, plutôt d’ailleurs que l’émancipation qui peut en découler, même si les deux peuvent être liées. Il s’agit en effet de trouver un emploi dans le pays qui offrira les meilleures garanties, au moins dans un premier temps, pour acquérir de l’expérience, souvent en vue de rentrer plus tard au pays d’origine :

Je pense qu’après mon diplôme je resterai travailler ici pendant quelques années, quatre ou cinq ans, pour avoir une petite expérience, et après je rentrerai au Maroc. Pour vivre ma vie là-bas.

Farah, Marocaine, 20 ans, sciences, 2e année, mère = brevet/commerçante, père = 2e cycle/commerçant, cadette, 1 frère, 1 soeur

Je rentrerai certainement. Je rentrerai certainement, mais avant je veux avoir une expérience hors du Maroc, parce qu’au Maroc il faut quand même s’appeler tel ou tel ou tel et puis avoir les pistons en béton quoi!

Samia, Marocaine, 18 ans, économie, 1re année, mère = 3e cycle/cadre supérieure, père = 3e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 soeur

Juste après avoir intégré l’école, je compte rester cinq ans, six ans maximum, mais je ne compte pas rester ici. Je veux rentrer chez moi.

Jihane, Tunisienne, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/« au foyer », père = 2e cycle/technicien supérieur, cadette, 1 frère, 3 soeurs

La résolution de l’ambiguïté par le compromis

La question qui se pose pour ces jeunes filles est finalement celle du nationalisme (le retour de l’élite au pays) ou de l’internationalisation (la carrière internationale), avec à la clé le problème de leur futur cadre de vie. Leur réponse traduit un compromis entre les deux. Aucune d’elles ne parvient réellement à le résoudre, car la perspective de « fonder une famille » est pour le moment écarté au profit des études. Plusieurs soulèvent le problème suivant, à savoir qu’après plusieurs années dans un pays, il y a toujours un risque de fonder une famille et d’y rester plus longtemps que prévu :

Ma vie n’est pas axée que sur le boulot. J’imagine que pour être épanouie il faut un peu de tout : des amis, une vie amoureuse, un peu d’argent aussi si affinité. Et puis un boulot pour avoir une belle carrière professionnelle, mais si je n’ai que ça, non, je préfère avoir tout le reste sans ça.

Leïla, Tunisienne, 20 ans, sciences, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Pour l’instant, je ne sais pas. Tout dépendra. Ça dépend de l’école que j’intégrerai et de ma situation plus tard. Je ne sais pas si je me marierai d’ici quatre ou cinq ans, je ne sais pas si je resterai ici. Pour l’instant, tout est flou pour le futur.

Jihane, Tunisienne, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/« au foyer », père = 2e cycle/technicien supérieur, cadette, 1 frère, 3 soeurs

Une étude qualitative portant sur l’intégration à l’Université Laval (Québec, Canada) d’étudiantes et d’étudiants tunisiens et marocains (Duclos 2006) pose la question des projets à la suite des études : cette préoccupation de la conciliation famille-emploi est exclusivement féminine. Les étudiants rencontrés éludent la question, et seuls les projets professionnels sont pris en considération.

L’appui sur le réseau maghrébin et surtout sur leurs propres potentialités

Enfin, le réseau dont l’utilité a été soulignée lorsqu’il s’agit de venir en France semble être beaucoup plus ambigu pour les jeunes filles rencontrées lorsqu’il s’agit du retour au pays. Il représente un moyen d’assurer leur avenir certes, mais il est toujours rejeté et considéré comme une solution de repli seulement :

C’est d’ailleurs ma famille qui n’arrête pas de me mettre ça en tête : « Tu seras toujours notre fille qu’on aime, indépendamment de l’école que tu vas avoir. » Et mon père me dit : « Même si tu foires tout, tu as ta place dans la boîte, après tout je l’ai faite pour toi… gna gna… »

Leïla, Tunisienne, 20 ans, sciences, 2e année, mère = baccalauréat/« au foyer », père = grande école/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

Cependant, les jeunes filles rencontrées ne ferment pas complètement la porte à l’éventualité de devoir y faire appel, conscientes que leur statut de femme ne leur permettra peut-être pas d’assumer intégralement leur rôle d’élite :

Ce qui se passe maintenant avec le nouveau roi, c’est que, si tu veux, les gens qui sont nommés, avant c’étaient plus des gens qui avaient un nom bien mythique quoi! Alors que maintenant c’est surtout des gens qui sortent des grandes écoles […] j’essaie d’avoir les deux. Je suis une fille, il va falloir faire jouer les deux peut-être.

Nora, Marocaine, 19 ans, sciences, 2e année, mère = 1er cycle/professeure au secondaire, père = 2e cycle/cadre supérieur, aînée, 1 frère, 1 soeur

La poursuite des études et le choix de la filière représentent en effet pour ces jeunes filles une indépendance et une émancipation acquise, et auxquelles il ne faut pas renoncer. C’est une manière de s’affirmer, et elles veulent davantage tabler sur leurs potentialités que sur les relations que leur famille possède. Le diplôme d’une grande école française est, pour elles, une base sur laquelle elles peuvent se reposer pour espérer un « bon » poste dans leur pays :

J’ai de la famille qui connaît du monde, mais je pense que je n’en aurai pas besoin. Je pense que les diplômes français et surtout ceux des bonnes écoles, Centrale, les Mines, et tout ça, c’est très, très demandé et ça a beaucoup d’autorité au Maroc. Ils préfèrent de loin avoir des cadres centraliens […] Ils connaissent la valeur de ces gens-là!

Amel, Tunisienne, 20 ans, sciences, 1re année, mère = 1er cycle/institutrice, père = 1er cycle/ instituteur, benjamine, 3 frères, 1 soeur

Conclusion

Les modèles théoriques adoptés m’ont donc permis d’examiner le processus de socialisation en amont (par l’entremise des familles de ces jeunes filles) et en aval (par leur fréquentation de classes préparatoires aux grandes écoles et la résidence en internat), pour faire ressortir la situation atypique que vivent ces jeunes filles à la fois dans leur pays d’origine et en France (elles sont dans une filière extrêmement élitiste et évoluent dans le contexte très particulier d’un internat). Pour autant que leur parcours scolaire soit exceptionnel, elles ont l’air de constituer un groupe passablement homogène, sans doute parce que les différences de statut ainsi que de capitaux social et culturel entre élites intellectuelles tunisiennes et marocaines sont moins importantes que les similitudes. Ces jeunes filles, bien qu’elles soient conscientes de la situation des femmes dans leur pays respectif, sur le plan tant social que scolaire, ne trouvent pas ou peu dans leur propre parcours d’illustration à cette problématique et paraissent considérer comme « normale » leur situation de scolarisation et d’internationalisation. Le fait social qu’elles sont femmes plutôt qu’hommes ne paraît pas, dans leurs représentations, avoir influencé leur itinéraire, mais plutôt celui des femmes de la famille des générations précédentes (grands-mères, tantes et mères). Le projet familial est porté et par les femmes et par les hommes de la famille, même si, comme je l’ai observé, la contribution serait différente selon le sexe (les mères, par exemple, s’occuperaient davantage de la quotidienneté de la scolarité, tandis que les pères participeraient plus à l’orientation et à la spécialisation des études supérieures).

À partir de mon étude, je pourrais formuler l’hypothèse générale suivante : l’appartenance de classe serait un facteur plus important que l’appartenance sexuelle dans la situation de scolarisation et d’internationalisation, à la condition que les mères des jeunes filles soient davantage scolarisées et qu’elles aient, en plus grand nombre, une activité salariée. Rappelons que les deux tiers des mères des jeunes filles qui ont répondu au questionnaire avaient poursuivi des études universitaires (tableau 2) et que le quart seulement n’avaient pas d’activité salariée, sans compter le statut élevé de l’emploi occupé par plus de 80 % d’entre elles (tableau 5). Cette hypothèse mériterait toutefois d’être testée auprès d’un échantillon plus étendu que celui de mon étude et dans des contextes différents d’internats en France. Il serait aussi pertinent de tester cette hypothèse auprès des frères de ces jeunes filles. Suivre ces dernières, et leurs frères au fil du temps, afin d’examiner si leurs projets d’avenir se réalisent de la même façon et quels sont les enjeux réciproques de leurs appartenances sexuelle et de classe, serait, en outre, une avenue de recherche qui mériterait d’être empruntée.