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Dirigé par Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Florence Rochefort, l’ouvrage Penser avec Françoise Collin. Le féminisme et l’exercice de la liberté réunit onze textes multidisciplinaires et internationaux qui, ensemble, tracent un portrait à la fois exhaustif et élogieux de l’oeuvre considérable, aussi bien philosophique que littéraire et militante, léguée par l’intellectuelle féministe belge Françoise Collin (1928-2012).

Après une brève introduction à cet ouvrage qui est, à l’image de Collin, éclaté mais rigoureux, c’est le parcours de la militante engagée qui a fondé la première revue féministe francophone, Les Cahiers du GRIF, que retracent Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel dans « Les Cahiers du Grif dans le paysage français des années 1970-1980 » (p. 31-54). Les deux auteures parviennent à faire sentir l’énergie qui se dégageait de cette époque bouillonnante, en retraçant les débats d’idées qui animaient alors les groupes de femmes. Elles y présentent surtout les différentes approches féministes (radicales, matérialistes, culturelles, éthiques) qui se sont vues formulées à travers les pages des Cahiers. Ce que l’on retient avant tout de leur texte, c’est le désir qu’a Collin de « faire apparaître le regard des femmes, [de] faire entendre la voix des femmes dans tous les domaines » (p. 35), son rejet de tout dogmatisme et l’importance qu’elle accorde à la diversité des pensées des femmes qui, ensemble, créent une véritable « culture » et « écriture féminine » (p. 45). Ces pensées féminines, plutôt que de les figer sur le papier, les Cahiers les livraient déjà « en débat » : chaque texte y était publié avec, en marge, des annotations, des commentaires, des critiques qu’y ajoutaient des collaboratrices. Manière de garder ouvertes les thèses avancées, de maintenir en mouvement la pensée, de ne jamais clore la discussion ni mettre de point final. Manière d’éviter, aussi, que la pensée se referme sur elle-même, se rétrécisse, et d’inciter la pratique réelle du doute et du dialogue.

Ce style de direction révèle déjà beaucoup de l’éthique de la pratique philosophique qu’embrasse Collin et sur laquelle on en apprend davantage dans les textes intitulés « Penser avec un accent » (p. 13-29), de Rosi Braidotti, et « Le féminisme dans la philosophie » (p. 73-80), de Geneviève Fraisse. Si, à l’image des arts de combat, la philosophie semble être pour plusieurs une bataille des idées en vue de maîtriser et d’« anéantir l’adversaire », Collin plaide pour une manière de faire progresser la réflexion autrement : « Lectrice combative mais loyale, écrit Braidotti, Collin s’affronte à ses sources [de Maurice Blanchot à Hannah Arendt, d’Emmanuel Lévinas à Jacques Derrida] dans le seul souci de les compléter et de les enrichir » (p. 17). « La pensée n’est ni une guerre entre camps ni l’injonction à choisir son camp », écrivaient de manière inspirante Françoise Collin et Irène Kaufer (2014). Telle est, entre autres, la manière dont Collin fait entrer « le féminisme dans la philosophie » (p. 73), une discipline universitaire toujours hostile à la différence, et où les minorités sont dramatiquement sous-représentées.

La jeunesse de Collin s’est forgée sur l’arrière-fond d’une Europe dévastée par les horreurs du fascisme et de l’Holocauste. Ces années l’ont meurtrie et lui ont très tôt instillé un sens aigu de la fragilité de la bonté et de la liberté. Ces années ont ainsi aiguisé sa méfiance à l’égard des effets de « groupe », l’ont éveillée au poids oppressant, et aux pressions conformistes, que pouvait exercer sur nos vies singulières le « collectif » (Braidotti; Rochefort et Zancarini-Fournel). Dans le texte titré « Le souffle de la liberté » (p. 55-72), Diane Lamoureux analyse le rôle central que tient dans la philosophie politique de Collin le concept fondateur de liberté (qu’elle distingue de celui d’égalité, voire l’y oppose). Dans un écrit clair et riche, Lamoureux fait émerger de deux essais de jeunesse de Collin, soit « Le New York des femmes » et « Féminisme et féminitude » (1973), trois principaux traits de sa pensée. Le premier est l’idée de « nouveauté du féminisme », au sens où le féminisme des années 60 et 70, comme mouvement social et théorique, n’a plus à s’inscrire dans un cadre doctrinaire préétabli, qu’il soit libéral, marxiste ou socialiste. Le féminisme se suffit à lui-même et, en remettant radicalement en question les rapports traditionnels entre le privé et le politique présents dans les grandes pensées politiques de la modernité, il est « radical ». Sous cette perspective radicale, pour qu’advienne la liberté, on ne pourra plus se contenter d’apporter des amendements superficiels à « l’ordre social existant » pour qu’il soit « plus women friendly » (p. 59). L’intellectuelle belge appelle à la vigilance relativement aux possibles effets trompeurs, voire contreproductifs, des mesures qui auraient pour objet, de manière trop sage, l’« égalité des sexes ». C’est alors rien de moins que la subversion de l’ordre social qui sera requise : la « métamorphose des femmes » passera par « une refonte radicale de nos manières de vivre » (p. 56 et p. 59). Lamoureux note cependant avec nuance que cet « esprit de l’insurrection » (p. 56) qui guide partout la réflexion de Collin ne l’amène pas pour autant à sacrifier les réformes sociales dans l’attente de « lendemains qui chantent » (p. 62).

Le deuxième trait de la pensée de Collin mis en évidence par Lamoureux est cette conception ouverte, fluide et hétérogène du « Sujet du féminisme ». On s’étonne alors de lire comment Collin, dès 1973, entrevoit avant l’heure la nécessaire remise en question, qui serait lancée par les Black féministes et les féministes postcoloniales, de la conception homogène, blanche, hétérosexuelle, de classe moyenne et occidentale du Sujet du féminisme, remise en question qui conduira inévitablement à l’éclatement postmoderne du « Sujet ». Les visages de l’oppression étant multiples, la souffrance vécue différemment par chacune, à travers la singularité de son corps propre, de ses appartenances et expériences sociales, les stratégies de libération seront inévitablement variées.

De ce point de vue, le respect de la pluralité et de la liberté, inaliénables pour Collin (comme pour Hannah Arendt), impose aux femmes de miser sur la création d’alliances ponctuelles dans la lutte pour la transformation des diverses manifestations de l’oppression plutôt que de se rabattre sur une identité commune qui présupposerait un groupe-femme homogène (nécessairement excluant et opprimant). Le « paradoxe de cette lutte collective [celle du féminisme] est qu’elle a pour objectif de produire des sujets, de dégager les femmes de l’emprise du même, de la généralité de la féminité », écrivait d’ailleurs Collin dans sa préface au livre de Diane Lamoureux (Collin 1986 et 2014a : 113). Et c’est pourquoi la véritable solidarité ne « peut naître de la mise entre parenthèses [des] différences » (p. 64).

La notion d’« irréparable différend des sexes », qui permet à Collin « de situer le féminisme sur le terrain politique » (p. 67), et que Lamoureux juge être l’« apport fondamental » de Françoise Collin à la pensée féminise (p. 67), est aussi abordée par Martine Leibovici dans son texte ayant pour titre « “ Il y a des hommes et des femmes ”. Collin et la dissymétrie » (p. 81-101). Cette auteure propose une analyse très éclairante de la pensée complexe de celle qui « don’t fit » (p. 89), de celle à qui on s’interdit d’accoler une étiquette. « Collin est en quête d’une voie qui ne serait ni un universalisme – orienté vers la recherche de la mêmeté ‒, ni un différentialisme – orienté vers la recherche de l’altérité ‒, ni un indifférentialismme qu’elle attribue au courant queer », écrit Leibovici (p. 83). Elle tire son inspiration de diverses tendances, aussi bien du constructionnisme à la Simone de Beauvoir que du déconstructionnisme derridien qui inspirait également Judith Butler, aussi bien de l’éthique lévinassienne qu’elle revisite que de la pensée politique arendtienne. Elle fuit les camps théoriques et les positions faciles et confortables (elle s’était, par exemple, opposée au courant dominant du féminisme français qui était favorable à l’interdiction du hidjab).

Si Collin prenait au sérieux l’importance de comprendre et de critiquer les injustices qui émergent de l’organisation économico-politique, elle refusait de prioriser cette seule sphère au détriment du travail de transformation immense qu’il restait à accomplir dans la sphère de la culture et du symbolique. Leibovici montre bien comment cette perspective ne permet pas toujours à Collin de trancher lorsqu’il s’agit de débats féministes pratiques, qu’ils soient de nature légale, éthique ou politique. Par exemple, Collin reste sceptique aussi bien devant la position qui prône la formulation de mesures neutres quant au genre (notamment le « congé parental »), qui masquent du même coup la division genrée du travail de soin (care), qu’à l’égard de la position adverse qui privilégie la formulation de mesures réservées précisément au groupe « Femmes », mesures qui risquent alors de « reconditionner leur différence » (p. 86). Si ce type d’analyse qui consiste à « problématiser » est qualifié de subtil par Leibovici (p. 86-87), il est tout à fait cohérent avec la perspective radicale de Collin qui permet de voir que, si des réformes sont requises ici et maintenant en vue d’atténuer les effets délétères pour les femmes d’une organisation sociale androcentrée, la réalisation de la liberté exige bien plus que la confection de telles mesures-pansements : elle demande la subversion des rapports entre les femmes et les hommes, la refonte démocratique des institutions sociales, soit, dans ce cas, la famille et le marché du travail.

Cependant, si Collin est une philosophe politique incontournable, dont la philosophie de la liberté mériterait d’être étudiée et enseignée au même titre que celle de John Stuart Mill et d’Arendt, elle est aussi (et d’abord, chronologiquement) une écrivaine du nouveau roman. S’inscrivant dans ce mouvement qui conteste les canons traditionnels de la littérature, elle est, de surcroît, une littéraire obsédée par la question du langage et qui réfléchit à l’écriture, à ses processus, à son sens, à son rôle (elle consacre d’ailleurs sa thèse doctorale à Maurice Blanchot). Dans le texte intitulé « La philosophie comme écriture » (p. 103-119), Mara Montarano rappelle que la compréhension de la pensée de Collin est condamnée à être fragmentaire et imprécise si l’on ne s’intéresse pas aussi à comprendre « en quoi, [pour Collin], le langage de la littérature [fonde] une possibilité philosophique » (p. 109-110). Autrement dit, on ne peut sérieusement étudier sa philosophie en faisant l’économie de son rapport à l’écriture. La langue, qui se déploie à travers la littérature avec la plus franche des libertés, ne cherchant ni à faire système ni à ériger des doctrines qui entreraient en compétition les unes avec les autres, ouvre des « possibilités nouvelles pour la pensée » (p. 104). Ce que l’écriture rend possible et ce qu’il y a pour elle d’impossible, soit « l’unité », « la totalité » (p. 107), voilà ce que la philosophie aurait intérêt à émuler.

Contrariée par la mise à l’écart historique des femmes de la culture, de la création, de ce qu’elle appelle l’« initiative novatrice », l’« inauguration », Collin, suivant ici Arendt, appelle de ses voeux la participation des femmes au « monde de la pensée » (p. 121), leur « génération » de « symbolique » (plutôt que leur limitation à la reproduction biologique), leur création de « communautés d’esprits » fondées non plus sur les liens du sang, mais sur ceux, nouveaux et porteurs d’espoir, que permettent de tisser les idées. Et c’est à travers l’écriture de romans qu’elle se forge elle-même une place dans ce « monde commun », en participant à ce qu’elle appelle l’« écriture féminine ».

L’essai qui suit, « Françoise Collin et la question de l’écriture » (p. 121-133), signé par Carmen Boustani, montre d’ailleurs comment trois des romans signés par Collin (Le jour fabuleux, 331w20 : Lection du président et Le rendez-vous), qui prennent pour point de départ le chaos et la rupture avec un ordre ancien, servent en quelque sorte de métaphore de cette idée d’« inauguration » d’une lignée nouvelle tricotée à partir des ruines du passé, que Collin tient d’Arendt. Le rendez-vous est aussi analysé de manière plus approfondie par Monique Schneider dans son texte « Le rendez-vous, ou le temps d’avant le commencement » (p. 135-157). La psychanalyste et chercheuse montre que, à travers le dialogue entre la fille et la mère mourante qui y est mis en scène, Collin revisite sous un angle féministe les concepts lévinassiens de l’Altérité (ici, la mère), de « l’appel éthique du visage de l’autre » et de « la voix ».

Dans « Un dialogue personnel en quête du sujet féministe » (p. 159-168), la psychanalyste Martha Rosenberg évoque, dans un récit plus personnel, des souvenirs de Collin qui l’a, au fil de ses écrits, accompagnée dans son parcours de femme. Entre les lignes, on peut comprendre que, au-delà de l’intérêt strictement intellectuel ou philosophique de l’oeuvre que lègue cette penseuse, une personne peut trouver dans les mots de Collin de quoi nourrir et inspirer son rapport à elle-même et aux autres êtres humains qui peuplent ce monde.

Enfin, Marie-Blanche Tahon (169-184) parle, dans le texte titré « Françoise Collin au Québec » qui clôt l’ouvrage, de la relation enthousiaste et durable que Collin a entretenue avec les féminismes et les féministes québécoises. Tahon revient ici sur les textes importants qu’elle considère comme « fondateurs » de la pensée de Collin; elle se penche davantage sur « Un héritage sans testament », « La condition natale » et « La crise du Moderne », qu’elle avait déjà inclus dans Françoise Collin ‒ Anthologie québécoise 1977-2000, publié en 2014 à la mémoire de sa compatriote.

Résistant au culte de la personnalité, Collin (2014b : 96) écrivait ceci : « C’est aux nouvelles de décider si elles veulent de l’héritage », de déterminer où « tenir le fil et [où] casser le fil » du lignage. L’ouvrage sous la direction de Fougeyrollas-Schwebel et Rochefort fournit un guide d’accompagnement indispensable à celles et ceux qui s’aventureront à la rencontre des idées révolutionnaires et des mots sans compromis de celle qui s’opposait aux guerres de clans et qui ne voulait pas de disciples, afin de poursuivre, en sa compagnie, ce qu’elle appelait « une famille d’esprits ».